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Pouvoirs des familles, familles de pouvoir

 | 
Michel Bertrand

Familles et institutions

Le problème de la notoria desigualdad dans la relation de couple en Amérique Espagnole à l’époque coloniale (Lima et Quito, xviie-xviiie siècle)

Bernard Lavallé

Texte intégral

  • 1 Expression traduisant les différences de statut entre deux conjoints.

1Quiconque a travaillé sur la famille et les relations de couple en Amérique espagnole coloniale, a forcément rencontré le problème de la notoria desigualdad1. A partir de plusieurs types de situations observables au cours des XVIIe et XVIIIe siècles à Lima et à Quito, nous analyserons dans quels contextes surgissait cette question, quelle(s) signification(s) elle pouvait avoir, selon qu’il s’agissait de ceux qu’elle affectait, des dénonciateurs ou de l’environnement social, enfin quelle était sa portée réelle et ce qu’elle impliquait véritablement.

L’argument de la desigualdad dans les demandes d’annulation de mariage

  • 2 1667, Archivo Arzobispal de Lima -désormais AALNulidades de matrimonio -désormais Nul.-  (...)

2Au XVIIe siècle, dans les dossiers d’annulation de mariage il n’est pas rare de voir que les parents étaient intervenus pour maintenir un ordre socio-racial auquel il ne convenait pas de déroger. La mulâtresse Bernavela de Aguilar, épouse du sergent Felipe Claros, expliquait que la cause de ses problèmes conjugaux n’était autre que sa belle-mère. Celle-ci supportait très mal que « étant mulâtresse »-disait Bernavela- « je me marie avec son fils ». Par de continuelles insinuations, la belle-mère avait créé une situation ne pouvant déboucher que sur des tensions et une séparation : « Ledit Felipe Claros, irrité par les regrets de sa mère et de son frère, par les humiliations et les affronts qu’ils me faisaient subir parce qu’il m’avait épousée, moi une mulâtresse, a fini par me détester ».2

  • 3 La zamba est fille de Noire et d’Indien ou d’Indienne et de Noir.
  • 4 1698, AAL, Nul. 45.

3Les familles agissaient souvent de sorte que leurs filles se marient avec quelqu’un situé plus haut qu’elles dans la “hiérarchie ethnique”. Pour y parvenir, elles pouvaient employer des méthodes pas toujours très honnêtes. Tout jeune, D. Diego de Herrera y Moscoso, fils d’un maestre de campo bien apparenté, avait fui de chez sa mère qui voulait l’obliger à être prêtre. Diego s’était caché dans une famille dont la mère était zamba3. Peu après, les manigances de la famille l’avaient conduit à se marier avec l’une des filles, mais sous une fausse identité. Plus tard, devenu un homme, il demanda l’annulation de son mariage en alléguant qu’étant espagnol, le fait d’avoir épousé la fille d’une zamba prouvait à lui seul que son choix n’avait pas été libre : « On ne peut pas croire que, si je ne m’étais pas trouvé dans une telle gêne et si j’avais eu le temps de considérer les obligations de mon sang, j’aurais consenti à cette union avec la fille d’une zamba. Il résulte manifestement de cela que je n’ai pas agi librement et spontanément »4.

  • 5 1697, AAL, Nul. 45.

4Le contraire pouvait aussi arriver, lorsque les familles désireuses d’éviter les problèmes ou les désillusions essayaient d’empêcher des unions qui auraient produit un déséquilibre apparemment favorable. Isabel Francisca de Chaves, fille métisse d’un corrégidor de Yauyos mais qui vivait avec sa mère indigène, voulait se marier avec un Espagnol dont elle avait déjà deux enfants. Sa mère, craignant que cet homme ne fût intéressé que par les biens de sa fille, l’obligea à épouser un Indien de corvée. Comme l’écrivait Isabel, sa mère pensait que : « ce serait pour mon plus grand avantage parce qu’il se conduirait comme mon domestique, ne maltraiterait pas ma mère et ne dissiperait pas mes biens ». La jeune femme s’y était opposée, mais en vain : « je considérais dévalorisant d’épouser un Indien de corvée alors que j’étais métisse et mes enfants espagnols, blancs et blonds »5.

  • 6 1664, AAL, Nul. 24.

5Parmi les cas d’annulation, figurent aussi ceux dans lesquels avaient été exercées des violences physiques pour obliger au mariage une personne située plus haut dans la “hiérarchie raciale” de la colonie. Presque toujours, les victimes étaient des femmes. Gertrudis de Melgar, une Espagnole, raconte comment son professeur de harpe, l’Indien Melchor de los Reyes, l’avait aidée à fuir de chez ses parents. Ensuite, il l’avait enfermée, puis violée, l’obligeant ainsi à se marier avec lui car il la menaçait, si elle refusait, de tout révéler à sa mère. Gertrudis finit par accepter un mariage clandestin, mais à contrecœur « vu qu’il s’agissait d’une personne inférieure puisqu’il était Indien »6.

  • 7 1699, AAL, Nul. 45.

6Les hommes pouvaient aussi être parfois victimes de cette volonté de blanchiment par le mariage. Le Navarrais Felipe de Vera était l’amant d’une métisse, Rosa de Espinosa qui le voulait pour mari. Comme il refusait, elle le fit emprisonner et le menaça de le faire exiler à Valdivia. Le mariage eut bien lieu, mais de manière tout à fait irrégulière. Lorsque Felipe de Vera demanda l’annulation, il indiqua que la meilleure preuve du piège où il était tombé était que : « … la personne n’étant pas mon égale et ladite Rosa de Espinosa une métisse, dont le sang ne valait pas le mien, je ne devais pas épouser une personne qui n’aurait pas été mon égale »7.

  • 8 AAL, Nul. 25.

7En 1666, Bartolomé López y Chaves, Espagnol vecino de Huancayo, demanda l’annulation de son mariage, car affirmait-il, il s’était marié douze ans auparavant avec une Indienne, Francisca Guarmitae à la suite de « ses tromperies »8.

  • 9 AAL, Nul. 24.
  • 10 AAL, Nul. 35. Un bozal est un Noir récemment arrivé d’Afrique.

8Pareille préoccupation, à propos d’une inégalité réelle ou supposée, ne concernait pas seulement des Espagnols ou des métis d’un certain rang. Parmi les personnes affectées, on trouve tous les milieux, toutes les positions sociales ou ethniques, preuve du caractère généralisé de ces préjugés et des problèmes qu’ils soulevaient. En 1664, Pascuala María, zamba libre, dénonçait que sa maîtresse, onze ans plus tôt, l’avait mariée de force à « un esclave noir récemment venu d’Afrique ». Pascuala insistait sur le fait qu’elle était libre et “seulement” mulâtresse. Cela suffisait à prouver que « si on l’avait laissée agir librement, elle ne l’aurait pas fait »9. En 1680, l’esclave créole Dominga Juana, qui appartenait aux jésuites, demanda l’annulation du mariage auquel les Pères l’avaient obligée. Ils pensaient ainsi mieux retenir un nègre marron, voleur « et ayant bien d’autres défauts », la première étant aux yeux de Dominga qu’il était bozal10.

  • 11 1684, AAL, Nul. 38.

9Un autre exemple tiré des milieux indigènes, celui-là. La métisse Leonor Alvarez s’était mariée sept ans plus tôt, dans l’église des Espagnols à Ica, en imaginant que son fiancé était lui aussi métis. Elle avait dû déchanter lorsqu’elle se rendit compte qu’elle s’était unie à un Indien, et elle exigea l’annulation du mariage, en expliquant les raisons de sa frustration : « c’est certain, je ne me serais pas marié avec le susdit parce que je ne veux pas que mes enfants, nés ou à naître, soient tributaires, et eux ne veulent pas être assujettis aux juges et aux curés, qui nous obligeraient à aller à l’église, à la messe pour écouter leur doctrine, et bien d’autres choses encore auxquelles les Indiens et Indiennes doivent se soumettre »11.

Le problème des fiançailles sans suite

10Parmi les arguments avancés pour ne pas donner suite aux promesses de mariage faites lors des fiançailles, le plus fréquent, dans plus du 25 % des cas, était que le mariage ne pouvait avoir lieu étant donné l‘inégalité notoire entre les promis. La plupart du temps, l’homme n’avait vu aucun obstacle à avoir des relations avec une personne située plus bas que lui sur le plan social, et surtout ethnique, mais il refusait d’officialiser cette union.

  • 12 AAL, Esponsales -désormais Esp.- 8.

11En 1717, Ana María de Carvajal porta plainte contre Juan de Rivera y Palos. Celui-ci se présentait comme un soldat né en Espagne. Il voulait maintenant épouser une espagnole, « jeune fille de vertu reconnue », alors que Ana María n’était qu’« une zamba de couleur ». Dans sa défense, Juan de Rivera présentait divers arguments, mais il la centrait autour de la considération suivante : « On ne peut croire qu’un Espagnol puisse promettre le mariage à une mulâtresse vieille et laide qui n’était ni vierge ni riche. Il faut donc en conclure qu’aucun intérêt ne me poussait à lui faire la promesse supposée »12.

  • 13 1789, AAL, Esp. 10.

12Juana de Dios Palacios, qui disait être zamba libre, se présenta devant le tribunal ecclésiastique pour s’opposer au mariage avec une autre d’Agustín Lozano, né en Espagne. Il ne voulait pas tenir la promesse qu’il lui avait faite et voulait épouser une certaine Josefa Andrade, une métisse. Agustín Lozano répondit que, s’il avait bien eu des relations avec sa dénonciatrice, il ne pouvait lui avoir donné sa parole et déclara crûment : « Je n’ai pas voulu gêner ladite esclave en insistant sur ses défauts mais, maintenant, l’injuste procès pour fiançailles rompues m’oblige à présenter des témoins à la conduite honnête pour attester de mon honnêteté ». Juana de Dios n’était pas libre comme elle le prétendait, mais esclave journalière d’une religieuse. En outre, lorsqu’Agustín l’avait connue, il savait parfaitement qu’il s’agissait d’une « femme facile avec deux enfants ». Enfin, le statut militaire interdisait aux soldats de se marier avec une personne « qui n’était ni libre ni de même couleur ». La plainte de Juana de Dios fut rejetée13.

  • 14 AAL, Causas criminales de matrimonio, 6.

13Un autre procès intéressant, en 1715, avait été celui de Fernando de la Cámara y Campo avec Josefa Vélez. Il était de Burgos, « noble, hidalgo, chevalier d’un lignage connu », résidait à Huaraz où son oncle était corrégidor. Elle, affirmait que « pour avoir une relation illicite », D. Fernando l’avait fait partir de chez elle et lui avait promis le mariage devant un crucifix. Lui, donnait une autre version : la famille de la jeune femme l’avait attiré chez elle, et l’avait en quelque sorte pris au piège : « voyant le champ libre, j’ai commencé à lui manifester une affectueuse soumission qu’elle me rendait bien […] les caresses amoureuses de la susdite suscitèrent ma passion et, d’un commun accord, nous avons fait ce que fait un homme tenaillé par le désir, excité par les soins d’une femme ». Josefa s’opposait désormais aux projets matrimoniaux de Fernando avec la fille d’un capitaine. Dans ses déclarations, l’accusé insista sur la notoire inégalité entre lui et Josefa : « quand bien même la raison empêcherait de croire qu’elle avait sollicité mon amitié, parce que c’est une attitude impropre à une femme, la raison régit l’inégalité notoire entre mes devoirs et les siens ». La rumeur courait que Josefa était la fille d’un prêtre et d’une « pauvre métisse » qui avait deux autres enfants de pères différents. De tels arguments ne furent pas convaincants aux yeux du tribunal. Il donna dix jours à Fernando pour se marier avec Josefa. En cas contraire, il le condamnait à lui payer 800 pesos, plus les frais. Fernando fit appel de la sentence, en faisant valoir que la jeune femme ne méritait pas une dot aussi élevée14.

  • 15 AAL, Causas criminales de matrimonio, 7.

14Pratiquement, dans la moitié des cas de promesses non tenues pour inégalité, les plaignants ne sont pas un des fiancés mais leurs parents, qui se refusaient à ce que le mariage se réalise. Parfois, leurs pressions donnaient lieu à d’intéressants développements juridiques, et surtout à l’exposé d’argumentations révélatrices de ce que pensaient les “victimes” de cette inégalité. En 1745, le lieutenant de cavalerie Francisco Falconi de Ríos fit emprisonner au Callao Clemente Araujo qui avait promis le mariage à sa fille Micaela, de 16 ans. Le lieutenant qualifiait Clemente d’Indien : « Outre son inégalité, c’est un homme perdu dont les mauvaises habitudes et les vices sont connus… Si ce mariage se fait, on ne peut en attendre qu’amertume et scandales à l’encontre de l’honnête fin du mariage ». Peu après, la jeune fille, détrompée ou -sans doute- rendue aux arguments de sa famille, écrivit au tribunal pour dénoncer « les fallacieuses persuasions » de Clemente ainsi que sa première décision, prise « dans l’élan de son jeune âge » : « En réponse au soupçon d’être Indien, il dit qu’il ne l’est pas et que moi et mon père nous devons prouver notre hidalguia, alors que notre réputation d’Espagnols et la sienne d’Indien suffisent largement pour que l’inégalité, une fois reconnue, invalide quelque consentement que j’aie pu donner ». Araujo, de Guayaquil, répondit qu’il était « pur, blanc, métis d’Espagnol » et que sa mère était « une métisse pure ». Cela parut insuffisant aux juges, et il n’obtint pas gain de cause15.

  • 16 AAL, Esp. 8.

15Les choses pouvaient n’être pas aussi claires et, à la suite de plaintes des parents, le procès pouvait s’engager dans des vérifications aussi complexes qu’incertaines. En 1703, Esteban de Aguiar et Jerónima Garnica promirent de s’épouser. Aguiar était un quarteron affranchi, barbier de profession, raisons pour lesquelles le père de la jeune femme refusa l’idée du mariage étant donné « la qualité et condition dudit Aguiar ». A l’inverse, sa fille, affirmait-il, était « notoirement d’origines honorables et nobles », et n’ayant en outre que quatorze ans, « c’est pour cela qu’elle n’a pas le jugement nécessaire pour connaître ladite inégalité et le préjudice qui s’ensuivrait si ce mariage avait lieu ». Le jeune homme trouva des témoins pour affirmer que le père de Jerónima était « un pauvre homme, fort terne dans son costume, plus par négligence naturelle que par pauvreté ». Quant à ses autres filles, « il n’y avait aucun espoir ». L’une avait déjà un fils hors mariage et l’autre était enceinte bien que non mariée, aussi Esteban ne se jugeait pas inférieur à la famille de son aimée16.

  • 17 AAL, Esp. 10.

16Les personnes dont on dénonçait la desigualdad ne l’acceptaient pas sans réagir. En 1776, María Asención Ninavilca y Pizarro, « Indienne noble », se présenta devant le tribunal au nom de sa fille, Toribia Landaburu, « fille d’un Espagnol et d’une Indienne noble, jouissant de tous les privilèges que Sa Majesté octroie à la Nation ». Toribia s’était promise à Marcos Fernández, mais le beau-frère de ce dernier, un officier, s’opposait au mariage sous le prétexte que Marcos « se rabaissait ». Dénonçant le fait que sa fille fût traitée d’Indienne, María Asención répliquait avec orgueil : « Je suis une Indienne de noble extraction, issue d’une famille de caciques, comme cela est notoire et comme je pourrais le prouver sur le champ. Le père de ma fille, don Miguel de Landaburu, est un homme d’honneur, distingué par son poste ». Quant aux proches de Marcos, selon María Asención, ils n’avaient aucune raison d’être aussi orgueilleux. Ils étaient adultérins et avaient été élevés dans « une ruelle en compagnie des prostituées qui donnaient le mauvais exemple à ses filles »17.

  • 18 AAL, Esp. 10.

17Si la plupart du temps, par des pressions ou tout autre moyen, les familles finissaient par mettre un terme à ces relations avec des personnes inégales, il pouvait aussi arriver que l’amour triomphe. En 1777, Valeriana de Mendieta, que sa famille du quartier de Santa Ana à Lima disait être “espagnole”, voulut se marier avec Narciso Garriga, zambo et peut-être encore esclave. Lorsque la famille l’apprit, les conséquences furent terribles. Une de ses sœurs qui allait épouser un Européen était sur le point de perdre cette occasion, car le futur beau-frère refusait de se marier « avec une fille dont la sœur aînée avait pour prétendant un zambo esclave, ou tout au moins qui le paraissait. Cette infamie, qui éclaboussait toute la famille, rendait la sœur inapte à ce mariage ». Malgré les pressions -elle avait été enfermée dans un beaterio- Valeriana resta ferme. Dans une lettre vibrante d’amour et de dignité, elle écrivit au tribunal en disant qu’elle ne céderait jamais, bien qu’elle connaisse la situation de son aimé : « Narcisse déplaît au plus haut point à ma mère, mais, pour moi, c’est celui qui convient le mieux pour cette union parce que, outre l’accord de nos volontés il y a aussi celui de nos actes. Nous nous sommes unis pour ces raisons, je lui ai donné mon honneur contre une promesse de mariage. Maintenant que je suis enceinte, je lui ai demandé de tenir sa promesse, ce qu’il a accepté […] Je sais que mon mari a été esclave et qu’il n’a pas de lettre d’affranchissement, mais je suis sûre de sa liberté. Quand bien même il serait encore de cette condition, et si je le savais, je n’en ressentirais aucune offense car je ne suis pas fille de parents si illustres que ce contrat puisse faire tort à ma parenté »18

18Au delà des préjugés ethniques, ces dossiers sont aussi intéressants dans la mesure où, tout en tenant compte de la médiatisation des arguments par les avocats, on y entend néanmoins la voix des femmes qui essayaient, malgré un contexte très difficile, d’imposer leur droit. Bien qu’il ne soit pas possible de quantifier les résultats de telles démarches, les plaintes de ces femmes n’en sont pas moins significatives. Il leur semblait que les différences, mêmes ethniques, pouvaient être surmontées, que les interdits n’avaient plus qu’un sens relatif, pouvaient être discutés et étaient donc surmontables.

La reconnaissance officielle de la notoria desigualdad en 1778

19Le 23 mars 1776, Charles III signa une Pragmatique qui changeait les normes juridiques et la marche à suivre dans les cas de différends entre parents et enfants à propos du mariage. Le souverain chargeait les autorités civiles de ces questions qui ne serait plus traitées par les tribunaux ecclésiastiques mais par la justice municipale ou, en cas d’appel, par les Audiences, ce qui se situait tout à fait dans les nouvelles orientations d’affirmation du pouvoir royal qui régissait alors les décisions de la Couronne.

20La Pragmatique exposait sans détour son objectif : donner aux parents, et à la société en général, une arme capable de lutter contre le péril du mariage des enfants avec des personnes de statut et de niveau social différents, ce qui était un risque pour « l’ordre social et provoquait des frictions nuisibles et des préjudices continuels dans les familles ». On voulait ainsi « contenir l’anarchie qui, au fil du temps, s’était infiltrée lentement dans la société ». L’union inégale « défi[ait] l’honneur, le respect et l’obéissance que les fils doivent à leurs pères dans des affaires d’une telle importance ». L’Etat considérait de sa responsabilité le contrôle -et l’interdiction- de pareils mélanges, et il donnait aux familles un appareil juridique pour s’interposer. L’accord des parents ou des tuteurs, obligatoire pour les mineurs de moins de 25 ans, pourrait donc s’appuyer sur ce texte, et l’on avait le droit de déshériter quiconque se marierait contre l’avis de sa famille. Désormais, outre les empêchements canoniques en vigueur, il suffirait de démontrer l’inégalité entre les deux futurs conjoints pour que le mariage ne puisse avoir lieu.

21Deux ans plus tard, le 7 avril 1778, ce texte fut étendu à l’Empire. En Espagne, les nouvelles dispositions étaient applicables à tous les sujets « sans exception aucune, depuis les plus hautes classes jusqu’au plus basses ». En Amérique seraient exclues les unions ne concernant que des mulâtres, des métis, des Noirs « et ceux d’autres races mixtes ». Ce texte qui, dans la Péninsule, était de nature fondamentalement sociale, en Amérique devenait un moyen de “protéger” les familles blanches de mélanges non désirés, et il s’agissait de restreindre une évolution toujours plus forte vers le métissage. Par la suite, les dispositions de 1778 furent précisées et renforcées pour donner plus de pouvoir aux parents et aux représentants de l’Etat.

22L’opposition paternelle à la desigualdad -le disenso- existait déjà dans les faits, bien qu’elle fût à l’encontre des dispositions du concile de Trente. Maintenant, on lui donnait des arguments officiels et des instruments pour la rendre efficace.

23Dans la documentation quiténienne sur ce sujet, de 1778 à 1818 tous les cas de disenso paternel ne sont pas de nature ethnique. A peine plus d’un tiers correspondent à ce schéma, les autres ayant des raisons sociales ou économiques. Parmi ceux qui tournaient autour de problèmes ethniques, on rencontre rarement de grandes différences entre la situation des deux jeunes gens. Ce genre de situation affectait sans doute moins les familles les plus haut placées ou, plutôt, elles devaient savoir s’arranger pour que de tels problèmes, pour elles fort dommageables, ne soient pas connus de l’extérieur. Dans ce type de procès, nous n’avons rencontré que deux cas de familles de propriétaires, mot recouvrant, d’ailleurs, des réalités socio-économiques très variées.

  • 19 Archivo Nacional del Ecuador -désormais ANE-, Matrimoniales -désormais Mat.- 3.

24Le premier, en 1784, fut celui de D. Pedro Hidalgo Tapia et Da. María Herrera y Campuzano, de Guayaquil mais propriétaires à Malacatos. Ils refusaient que leur fils Custodio, âgé de 16 ans, se marie avec Francisca Ribera. Francisca arguait que Custodio lui avait promis le mariage, et que le refus des parents de celui-ci ne reposait que sur sa pauvreté. Elle parlait de « la fragilité d’une femme comme moi […] Il y a environ un an, Custodio Ydalgo me conduisit à ma perte par une promesse de mariage, et maintenant que le susdit veut chrétiennement tenir la parole donnée […], les parents dudit Custodio, considérant ma pauvreté, veulent l’en empêcher, sans tenir compte qu’après la miséricorde de Notre Seigneur, je jouis de celle dont la piété de Votre Illustrissime considère les pauvres ». La mère de Custodio justifiait son refus sur un autre plan : « … d’abord si l’on tient compte de l’incommensurable inégalité entre les personnes. Alors que Francisca a pour mère une mulâtresse bien connue, mon fils descend au contraire d’une souche noble, ses ancêtres ont exercé des emplois honorifiques et ont acquis les meilleures postes, ici et à Guayaquil. C’est pourquoi mes fils ont été admis dans les ordres et dans les monastères. J’en ai d’autres à établir, et si le mariage de mon fils avec une zamba se fait, alors il y aura là un motif pour que mes enfants déjà en place soient ridiculisés et que les autres ne soient admis nulle part ». Outre que Francisca, très offensée insistait sur la perte de sa virginité, d’après elle, les arguments ethniques de la famille de Custodio étaient seulement motivés par « une fantastique et superbe présomption à se considérer dans une position quasi nobiliaire ». Quant au grave défaut d’innovilidad dont ils l’accablaient : « avec une grande audace, on me traite ignoblement de zamba […]. Cette injure hautement calomnieuse doit, Seigneur, recevoir son châtiment en justice ; que l’on me démontre la condition de mulâtresse de ma mère, Doña Catalina Pérez, notoirement tenue pour blanche -et non pour zambayga-comme je suis prête à le prouver ». Elle indiquait aussi que la fortune des parents de Custodio n’était pas aussi grande qu’ils le prétendaient. Elle les disait « sans propriété connue, qui est ce qui constitue la noblesse, mais vivant dans une pauvreté reconnue qui leur permet à peine de survivre19.

25Le second cas de propriétaire est, en 1799, celui de D. José Patricio del Arco, de Alóag et vecino de Quito. Il se plaignait de « Juan Ribas, jeune mulâtre, piètre violoniste qui passait son temps à séduire et à harceler [sa] fille légitime, Maria Ignacio del Arco ».

  • 20 ANE, Mat. 6.

26Le père prouva que le jeune garçon état mulâtre et fils d’une esclave libérée par sa maîtresse sur son lit de mort. Cependant, le violoneux s’étonnait des démarches de son “futur” beau-père dont le comportement venait, selon lui, du « futile prétexte » d’une inégalité entre les jeunes gens. Quant à María, elle informait les juges de sa « constante détermination » à se marier avec Juan. On ignore comment finit cette affaire20 .

27En général, dans ces dossiers le motif central de disenso des familles repose sur le fait que la partie adverse aurait des origines africaines. Il pouvait s’agir d’un Noir, parfois même esclave, mais le plus souvent on qualifiait d’abord l’autre de mulâtre, plus tard de zambo ou zambaigo, en le supposant ainsi doublement indigne puisqu’il aurait eu aussi des ascendants indiens. Cet argument pouvait être utilisé par des personnes d’origine assez humble, elles non plus situées très haut d’un point de vue ethnique. Elles étaient sans doute très orgueilleuses d’avoir des ascendants blancs, pour peu que ce fût, et elles devaient considérer la perspective du salto atrás comme une catastrophe qui allait en finir avec une stratégie de blanchiment qui durait depuis plusieurs générations. La pragmatique de 1778 accentua des attitudes protectionnistes, la tentation de se protéger de possibles déchéances, en particulier chez ceux qui, dans cet éventail ethno-social bigarré avaient réussi à s’élever, et vivaient dans l’espoir que les incertitudes de leur situation, jointes à la complexité et aux contradictions de la société, leur permettraient de continuer de s’élever.

  • 21 ANE, Mat. 5.

28En 179721, D. Pablo de Santa María, curé du monastère de Santa Clara à Quito, refusa que Lucía Montesdoca, une métisse orpheline qu’il avait élevée, se marie avec un esclave. Lucía niait que son aimé fût noir, elle le qualifiait de mulâtre et ajoutait : « Il est vrai, Seigneur, que si j’avais quelque réputation, l’argument pourrait avoir du poids, mais étant ce que je suis -c’est-à-dire une domestique issue du bas peuple-, je puis à peine me dire métisse. Comparer la situation desdites personnes n’a pas lieu d’être ; c’est bon pour les caciques, mais en aucun cas pour des personnes comme moi ».

  • 22 ANE, Mat. 9.

29En 1818, Asención Pedrosa, de Quito, s’opposa aux projets de son fils Julián de Irurita avec Ursula Velasco, « zamba bien connue dans la ville ». Julián était le fils naturel, légitimé, d’un officier des Caisses royales qu’Asención prétendait noble. La mère se positionnait d’un point de vue métis : « Monseigneur, je n’aspire pas, et Dieu me préserve d’une telle vanité, au rang de dame noble alors que le ciel m’a faite de cette classe, mais je n’ignore pas non plus l’avantage qu’il m’a accordée en ne faisant naître métisse, pure de toute race qui avilit »22.

  • 23 ANE, Mat. 6.

30Si les cas précédents nous présentent des familles métisses face à l’union d’un de leurs rejetons avec un mulâtre, nous en avons aussi rencontré un provenant de milieux indiens. En 1802, José Joaquín Villao voulut se marier avec Mariana Guale, Indienne fille de caciques de Colonche. Le gouverneur de Guayaquil ayant déclaré non fondée l’opposition des parents, ceux-ci firent appel à Quito. Ils arguaient que José Joaquín avait contre lui deux choses rédhibitoires : être fils d’une Indienne accusée de sorcellerie, mais aussi « avoir du sang zambo », ce qu’il leur était le plus difficile à accepter : « Nous n’avons pas besoin de prouver davantage l’éclatante inégalité, quand bien même Doña Maria Guale ne viendrait pas d’où elle vient et que ledit Joaquin Villao ne serait pas zambaygo, car c’est une macule qui, en vérité, se propage de génération en génération autrement plus que ne le fait le droit pour les autres délits »23.

31Dans ce genre de procès, il est très intéressant de signaler que devant pareilles accusations, les personnes concernées se défendaient en essayant de démontrer que ce qu’on leur reprochait était faux, mais aussi en fouillant dans l’ascendance de la partie adverse, et en prouvant qu’elle était mal fondée à discuter d’une éventuelle inégalité puisqu’on pouvait lui rappeler que ses ancêtres n’étaient pas aussi nets qu’elle le prétendait. Cela montre aussi qu’en cette fin de XVIIIe siècle, pour les demandeurs les éléments ethniques étaient sans doute en grande partie cachés par l’ascension sociale au bout de plusieurs générations, et comme oubliés. Quant aux personnes accusées, cela révèle que l’inégalité en question n’était plus pour eux un tabou, que les moins favorisés à cet égard avaient déjà une conscience très claire de son sens relatif et somme toute circonstanciel.

Réalité ou alibi ?

32De ces dossiers se dégage d’abord la présence des préjugés ethniques et la confirmation de leur poids dans la vie quotidienne et intime. Cependant, le fait que certaines familles utilisent l’argument de l’inégalité pour empêcher le mariage de leur enfant montre aussi que les compartiments n’étaient pas aussi étanches, que les individus, mus par l’amour, ou l’intérêt, pouvaient franchir - voire abolir- les barrières invisibles mais bien réelles de la pigmentocratie.

33D’autres considérations modulent l’appréhension du phénomène que l’on pourrait avoir. Souvent, l’attention est retenue par l’aspect confus de la perception des réalités ethniques. Dans cette société bigarrée, dans laquelle les marqueurs ethniques jouaient un rôle aussi important, il est surprenant que certains individus aient essayé -et parfois réussi pendant un certain temps- à se faire passer pour Blancs ou plus blancs qu’ils n’étaient vraiment. De telles tentatives pouvaient donner lieu à des situations difficiles et compliquées dans lesquelles le conjoint trompé, honteux et frustré, entamait des démarches en vue de faire annuler son mariage. Le plus souvent il y parvenait, lorsqu’il pouvait prouver sa demande quant à l’inégalité, les juges ecclésiastiques reconnaissant alors qu’il y avait eu « erreur sur la personne ».

  • 24 AAL, Nul. 20.
  • 25 1667, AAL, Nul. 26.

34Da. Jerónima de Sotomayor y Haro, fille d’un chevalier de Saint Jacques avait épousé D. Juan de Herrera y Castilla, qui se prétendait « chevalier de grande qualité », unique héritier d’haciendas et d’encomiendas. Cinq ans plus tard, Da. Jerónima sollicita l’annulation de son mariage après s’être rendu compte que sa belle-mère était l’Indienne Juana Topachi24. En 1667, Damiana Hurtado voulut se séparer de Pedro Hernández. D’après les papiers qu’il avait montrés, il était espagnol et fils d’un capitaine, or, après le “soulèvement” indien de 1666, il avait été arrêté comme métis, et avoua que son père était métis et sa mère indienne25.

  • 26 1670, AAL, Divorcios 44.

35Les Espagnols n’étaient les seules victimes de tromperies de cet acabit. Rappelons le cas déjà cité de la métisse Leonor Alvarez. Même les esclaves pouvaient demander l’annulation à la suite d’erreur sur la qualité de leur conjoint. La mulâtresse Inés de Escobar voulait être séparée du mulâtre, lui aussi esclave, Antonio Moreno. Son avocat faisait valoir qu’il était violent et alcoolique, mais « lorsqu’il se maria, il laissa entendre qu’il était mulâtre alors qu’il est morisque, descendant de Barbaresques et, pour cette raison, ses mœurs sont mauvaises et dépravées et son tempérament est dur »26.

36Il n’était pas exceptionnel que les esclaves cachent leur condition en se mariant, et lorsque qu’on découvrait la réalité, le conjoint tout marri demandait l’annulation de cette duperie au mariage. Cela arrivait dans les familles mulâtres, c’est-à-dire appartenant à des milieux ambigus d’un point de vue social et ethnique puisqu’ils étaient apparentés à des Blancs mais aussi liés au monde de l’esclavage. En outre, les erreurs et les tromperies étaient facilitées par le fait que rien ne ressemblait plus à un mulâtre libre qu’un mulâtre esclave…

  • 27 1651, AAL, Nul. 29.
  • 28 1682, AAL, Nul. 50.

37Cependant, ces “mésaventures” n’épargnaient pas les couches les plus aisées. Da. Juana Atienso demanda l’annulation de son mariage avec Cristóbal Muñoz au bout de six mois. « Espagnole de nobles parents », elle venait de découvrir que son époux, originaire de Trujillo, était esclave dans sa ville natale27. La même chose était arrivée à Da. Josefa María Martínez de Soto -elle aussi noble, disait-elle- avec son mari Pedro Ramírez28.

  • 29 AAL, Nul. 40.

38L’enseigne Martín de Roa avait contracté mariage avec une mulâtresse orpheline élevée par un maestre de campo. Lorsque celui-ci mourut, son gendre et exécuteur testamentaire révéla au mari que son épouse était une fille adultérine de son tuteur avec une de ses esclaves et, par conséquent, qu’elle appartenait à la famille. Pour résoudre le problème sans publicité, mais aussi sans léser les héritiers, le gendre proposa à Martín de lui vendre sa femme pour qu’il puisse la libérer. L’enseigne s’y refusa, et demanda l’annulation pour rendre public la tromperie et pour ne pas avoir d’enfants avec une esclave29.

  • 30 1650, AAL, Nul. 17.
  • 31 1678, AAL, Nul. 34.
  • 32 1667, AAL, Nul. 26.

39Certains de ces exemples ne manquent cependant pas d’étonner. Comment Josefa de Peralta y Guzmán avait-elle pu épouser Eugenio de Cantillana en croyant qu’il était espagnol alors qu’il n’était que quarteron de mulâtre30 ? Comment Angela de Velasco y Morales avait-elle pu penser que son mari Damián de Alarcón, un Indien, était des Alarcón de Panamá et espagnol31 ? Comment Damiana Hurtado ne s’était-elle pas rendu compte que Pedro Fernández, qui se disait espagnol, avait une mère indienne et un père métis32 etc. Etant donné l’importance qu’avaient alors les marqueurs ethniques, de telle erreurs semblent étranges, même en tenant compte de la complexité et de la multiplicité des mélanges qui, au long des générations, avaient fait que les choses n’étaient pas simples et que les frontières n’étaient pas nettes.

40Sans écarter la possibilité d’erreurs, nous croyons plutôt que dans ces situations il y avait souvent un autre élément. Si de pareilles erreurs ethniques étaient invoquées, c’était sans doute plus comme alibi ou pour cacher d’autres raisons, les demandeurs sachant fort bien qu’il y avait là un argument plausible, et surtout efficace pour obtenir ce qu’ils demandaient, à savoir l’annulation du mariage, perspective bien plus intéressante que le divorce.

  • 33 1661, AAL, Nul. 21.
  • 34 1698, AAL, Nul. 45.

41Comment Ana Rodríguez avait-elle pu attendre 19 ans avant de rendre compte que son mari était un métis même pas baptisé33 ? Comment Jacinto Rosales n’avait-il argué du fait que sa femme était esclave qu’après 13 ans de vie commune34 ?

  • 35 1660, AAL, Nul. 21.

42Il y avait sans aucun doute d’autres motifs derrière ceux qui étaient officiellement donnés. Parfois cela transparaît dans les dossiers. C’était, par exemple, des raisons économiques dans le cas de Juan Bazarrate, un mulâtre. Il affirmait avoir ignoré que son épouse, une mulâtresse, était esclave et il centrait son dossier là- dessus. Cependant, un peu plus loin, il disait qu’avant le mariage elle lui avait promis de racheter sa liberté, chose qu’elle n’avait toujours pas fait au bout de 14 ans de vie commune35.

43Ailleurs, les motifs exposés variaient en fonction du moment et de ce que les demandeurs croyaient être le plus convaincant aux yeux des juges. Bernavela de Aguilar, en 1667 demanda l’annulation de son mariage en se plaignant de l’attitude raciste de sa belle-mère qui regrettait l’inégalité du mariage de son fils. N’ayant pas obtenu satisfaction, elle demanda le divorce ensuite à deux reprises en 1668 et 1670, mais en insistant la première fois sur des violences domestiques, la seconde sur le fait qu’elle aurait eu des relations sexuelles avec un de ses beaux-frères.

  • 36 AAL, Nul. 37.

44On rencontre même des dossiers où les demandeurs se repentaient d’avoir utilisé des arguments ethniques faux, pour des raisons qu’ils ne précisent pas mais que l’on peut imaginer. En 1682, Juana de Dios de Céspedes retira sa demande d’annulation où elle avait affirmé que son mari lui avait caché son statut d’esclave. Elle avouait désormais que cela était faux et qu’elle savait très bien à quoi s’en tenir dès le début36.

  • 37 ANE, Mat. 7.

45Pour terminer, nous donnerons un exemple représentatif de la grande adaptabilité des arguments de type racial en fonction des intérêts du moment. En 1803, D. Javier Tordesillas Polido y Escorza, prêtre à Tumbaco près de Quito, s’opposa au mariage de sa cousine Da. Ana María Ruiz Polido y Escorza « séduite par un vieil octogénaire du nom de Miguel Almeyda, veuf, très pauvre, chargé d’enfants et réputé zambo ». Alors qu’elle était bien apparentée et même noble, le cousin-curé disait de Miguel, « sa couleur le rend suspect […], sa mère devait être mulâtresse et son père de couleur douteuse ». Sa seconde épouse avait été d’une famille de caciques, il exerçait le métier de passeur sur une rivière, avait même des arrière-petits-enfants et en plus, il était borgne… Après être restée ferme, avoir indiqué que son promis était le fruit d’un mariage décent, et que personne n’avait le droit « d’entraver son absolue liberté de choisir un état vertueux », Ana María finit par signer une lettre destinée à son cousin où elle reconnaissait que « le mariage avec Miguel Almeyda, dans lequel [elle] ne voyai[t] qu’un moyen de trouver quelqu’un pour [la] secourir, satisfaire [s]es besoins et ceux de [s]es enfants, avait occasionné d’horribles hontes ». Elle renonça donc à son projet, vu “la mauvaise qualité” de son prétendant. Pourtant, deux années plus tard, Ana María porta plainte contre sa famille. En effet, elle avait accepté de rompre avec Miguel en échange de la promesse d’une rente. Ses cousins n’avaient tenu parole que six mois, puis s’étaient refusés à continuer de payer, en disant que Ana María avait du bien. Dans les documents qu’elle signa alors, celle-ci revint sur l’argument de l’origine ethnique de Miguel : « en ce qui concerne la supposée origine inférieure d’Almeyda, je dis que rien n’a été prouvé et que les témoins qui ont déposé ont été présentés par D. Xavier Tordesillas […] Il est certain que tous sont de misérables paysans dont la naturelle imbécillité peut les avoir conduit à s’engager bêtement pour ne pas déplaire à leur curé ». Quant à elle, Ana María n’hésitait pas à affirmer qu’Almeyda était un « homme d’honneur et de naissance digne »37.

46Les différends surgis à propos de la notoria desigualdad, réelle ou supposée, montrent clairement que les familles n’avaient pas attendu la Pragmatique de 1778 pour utiliser cet argument afin d’empêcher l’union d’un de leurs enfants. Bien que le concile de Trente ait insisté sur la nécessaire liberté de choix au moment du mariage, la pratique sociale n’hésitait pas à la restreindre, en estimant qu’il y avait là un cas aussi dirimant que ceux précisés par le droit canon. Le texte de 1778 qui entrait tout à fait dans les orientations de politique générale de la Couronne éclairée n’était venu que renforcer et donner un appui officiel à une réalité depuis longtemps bien enracinée.

47Les exemples considérés pourraient porter à conclure sur la force des préjugés raciaux et sur leur extension à tout l’éventail social de la colonie, puisque nous avons noté à la fois leur multiplicité et la variété des milieux concernés. Peu semblent y avoir échappé quant à l’inégalité notoire. Cependant, en inversant la perspective, ils démontrent aussi, par leur existence même, jusqu’à quel point, très tôt, bien des gens n’avaient pas hésité, pour des motifs sans doute très divers, s’en émanciper, à transgresser les règles non écrites du mariage avec une personne du même rang social et de la même origine ethnique.

48Enfin, ces pages révèlent aussi que les règles de la reproduction ethnique, apparemment rigides, pouvaient n’être, parfois, que de simples alibis, que des arguments a posteriori, d’une grande flexibilité, seulement utilisés le moment venu et dans des plaidoyers pro domo. Cela renforce encore l’impression que les barrières ethniques coloniales, loin de contribuer seulement à la création, ou au renforcement, d’une société de compartiments étanches, ont en fait compliqué les situations et aiguisé la subtilité de bien des aspects des relations humaines.

Notes

1 Expression traduisant les différences de statut entre deux conjoints.

2 1667, Archivo Arzobispal de Lima -désormais AALNulidades de matrimonio -désormais Nul.- 26.

3 La zamba est fille de Noire et d’Indien ou d’Indienne et de Noir.

4 1698, AAL, Nul. 45.

5 1697, AAL, Nul. 45.

6 1664, AAL, Nul. 24.

7 1699, AAL, Nul. 45.

8 AAL, Nul. 25.

9 AAL, Nul. 24.

10 AAL, Nul. 35. Un bozal est un Noir récemment arrivé d’Afrique.

11 1684, AAL, Nul. 38.

12 AAL, Esponsales -désormais Esp.- 8.

13 1789, AAL, Esp. 10.

14 AAL, Causas criminales de matrimonio, 6.

15 AAL, Causas criminales de matrimonio, 7.

16 AAL, Esp. 8.

17 AAL, Esp. 10.

18 AAL, Esp. 10.

19 Archivo Nacional del Ecuador -désormais ANE-, Matrimoniales -désormais Mat.- 3.

20 ANE, Mat. 6.

21 ANE, Mat. 5.

22 ANE, Mat. 9.

23 ANE, Mat. 6.

24 AAL, Nul. 20.

25 1667, AAL, Nul. 26.

26 1670, AAL, Divorcios 44.

27 1651, AAL, Nul. 29.

28 1682, AAL, Nul. 50.

29 AAL, Nul. 40.

30 1650, AAL, Nul. 17.

31 1678, AAL, Nul. 34.

32 1667, AAL, Nul. 26.

33 1661, AAL, Nul. 21.

34 1698, AAL, Nul. 45.

35 1660, AAL, Nul. 21.

36 AAL, Nul. 37.

37 ANE, Mat. 7.

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