1Bien que mise en lumière par une affaire juridico-financière, c’est dans la discrétion que subsiste à Montferrand une petite communauté réformée dont nous ne pouvons que tracer l’esquisse en raison de la pauvreté quantitative des documents. Celle-ci réussit à survivre et à manifester sa capacité de mobilisation au sein d’une population qui, à l’image de l’ensemble de la province de Basse-Auvergne, est majoritairement catholique. Ainsi, en 1566, les consuls montferrandais entreprennent l’acquisition de lettres d’imposition afin de rembourser les dettes accumulées depuis la fin des années 1550 et accentuées par la première guerre de Religion (mars-avril 1562- mars 1563). La communauté réformée fait alors entendre sa voix car elle estime en effet que l’accaparement des charges publiques par les catholiques doit conduire la communauté à refuser de participer au paiement de ce nouvel impôt. Les protestants dénoncent également de multiples collusions d’intérêts privés empêchant le bon fonctionnement de la chose publique. Derrière une affaire financière portée devant la justice, c’est aussi un conflit confessionnel qui se trame. Au delà de ce glacis juridique et financier, la conquête de l’espace politique municipal, plus spécifiquement l’accès à la charge de consul sont en jeu. De 1566 à 1575, « l’affaire Denis Armand » constitue un catalyseur pour des catholiques et protestants montferrandais qui tentent de trouver les modalités, tant politiques que religieuses, d’un compromis susceptible d’apaiser les antagonismes agitant la cité auvergnate. Mon propos visera donc à mettre en évidence les modalités de cette coexistence confessionnelle, de sa construction et de son établissement, en séparant ce qui « relève » de la sphère politique et ce qui « relève » de la sphère religieuse.

La conquête de l’espace politique montferrandais par les protestants

2Le 13 janvier 1566, les habitants assistant au consulat de Montferrand apprennent par le rapport des auditeurs du compte des consuls que « ladicte ville [est] demeurée redevable envers plusieurs créanciers à la somme de vingt mil cent trente troys livres dix sept solz six deniers »1. À la somme principale s’ajoutent des intérêts s’élevant à près de trois mille livres chaque année. La somme totale est conséquente pour une petite cité qui compte entre 2610 et 2900 habitants en 15642. Face à de telles dettes, la commune entend lever une imposition. Mais très vite une opposition latente devient perceptible malgré les lettres d’imposition délivrées de Moulins le 18 janvier 1566 par Charles IX, qui participe alors au tour de France qu’à organisé Catherine de Médicis pour présenter le jeune souverain à ses sujets3. En dépit d’une confirmation des lettres le 30 mai suivie, le 21 octobre, d’une confirmation des privilèges de la ville ; rien n’a changé au 1er septembre 1567. Il faut une nouvelle confirmation des lettres d’imposition. En effet, un certain nombre d’asséeurs refusent d’asseoir l’impôt car « aucuns d’iceulx [sont] décédez »4. De plus, ils dénoncent le choix des consuls d’avoir débuté le processus de levée sans lettres de commission. Si la deuxième guerre de Religion (septembre 1567-mars 1568) suspend momentanément le traitement politique de l’affaire, elle n’empêche pas l’opposition de se renforcer durant ce laps de temps.

3Dans une lettre de Charles IX datée du 24 septembre 1569 et adressée aux consuls de Montferrand, le roi suspend la levée de l’impôt. Les opposants ont réussi à le convaincre de se ranger à leur côté sans que l’on ne puisse savoir si le souverain a conscience du caractère confessionnel de l’opposition. Charles IX ne fait aucune allusion à la religion mais porte les griefs sur le terrain politique : « despuis l’année mil V^C cinquante six, trois ou quatre familles de notre dicte ville se seroient emparées et saisies des requis et gouvernement des affaires, consullat et conseil »5. Il dénonce le caractère de plus en plus arbitraire, « tyrannique » de la gestion de la cité par les familles Mallet, Sollier, Gras et Jadon. Comme Olivier Christin l’a montré :

Les villes représentent un enjeu de première importance pour les Églises et les partis confessionnels [car on trouve] la possibilité d’y établir ou d’y rétablir un culte public dans des bâtiments conçus à cet effet, la possibilité d’en contrôler les institutions et de mettre plus ou moins directement la main sur les ressources économiques, financières, culturelles [...] [et] d’en exploiter les ressources militaires6.

4Cette monopolisation du pouvoir consulaire vient à l’encontre de la politique de Charles IX qui cherche à avoir, dans les Bonnes Villes, le soutien de l’ensemble des communautés d’habitants et non de quelques familles seulement7.

5En réalité, il faut davantage observer l’exclusion de la vie politique de certaines familles pour expliquer la poursuite judiciaire. En effet, le 4 décembre 1567, le conseil de ville reçoit une lettre missive du gouverneur de Saint-Hérem qui ordonne « que doresnavant [les consuls] n’aye[nt] à laisser entrer en [les]dites assemblées de ville, ny donner charge aulcune publicque, à ceulx qui noctoirement sont suspectz et enclins de ladite religion »8. Le conseil de ville du 7 décembre dresse alors une liste d’exclus :

Les quatre Rousselz frères, les deux Nicolas, maistres Jehan et Reymon Thioliers, Jehan Audin, maistre Jehan Chalvon et plusieurs autres. Et ce perçue comme susnommés et comme telz réputez pour ne les veoir faire actes de fidèle exercice selon la rellygion catholique et romayne9.

6La décision est confirmée par le consulat dès le lendemain. Voici donc le cœur de la communauté réformée, en tout cas les membres les plus importants et connus des catholiques. Contrairement à la liste réalisée à Clermont la même année, qui est plus large mais se concentre essentiellement sur des personnes de petite qualité10, les Montferrandais dénoncent les élites protestantes. Ainsi, Jehan Thiolier est né vers 1530, licencié en droit, il est avocat en la cour des Aides de Montferrand11. Raimond Thiolier, né en 1543, est docteur en médecine et exerce la fonction de médecin dans la ville, il est marié à Jacquette Vernet, fille du receveur Vernet, lui-même soupçonné de protestantisme en avril 156912. Leur frère, Anthoine Thiolier, qui n’a jamais été considéré comme un réformé est lieutenant général en la châtellenie de Montferrand13. Jehan Chalvon est avocat en la cour des Aides, il est le père de Marie Chalvon, épouse de Charles de Marilhac, receveur général en la généralité de Riom14. Le manque de données empêche de cerner pleinement la qualité des deux Nicolas. Claude Roussel est général conseiller en la cour des Aides. Brémond Roussel est receveur du taillon à Clermont, Baptiste Roussel est contrôleur ordinaire des guerres et enfin Jehan Roussel est conseiller à la cour des Aides et lieutenant général au bailliage15.

7Il faut bien considérer que les catholiques ne connaissent pas au début de l’affaire judiciaire tous les membres de la communauté réformée. Ceux-ci se dévoilent progressivement lors des poursuites judiciaires ; ce qui a évidemment une incidence sur le déroulement de l’affaire Denis Armand. La principale difficulté est de savoir s’il se trouve des catholiques au sein de l’opposition, ce qui remettrait dès lors en cause l’aspect confessionnel de l’affaire. Le 24 avril 1570, Charles IX s’adresse au châtelain de la ville dans une lettre où il précise que :

Lesdictz comptes respectivement [des années 1566 à 1569 inclusivement] ont esté par eulx [les commissaires] rapportés et par les y assistans auctorisés et approuvés. Ce néantmoins aucuns particulliers de la communaulté de ladite ville qui se sont retirés et sépparés de la communaulté d’icelle, en hayne de ce que aucuns d’eulx auroient esté interdictz par les exposans d’assister les assemblées et convocquations généralles et affaires publiques de ladite ville selon les ordonnances et mandementz du sieur de Sainct-Hérem, gouverneur et notre lieutenant audit Pays, en l’absence de notre très cher et amé cousin le duc de Nemours, comme suspectz de la relligion prétendue réformée, auroyent pour travailler et vexer les exposans et pour esviter le payement des sommes, esquelles ilz ont esté coctisés, iceulx ou aucuns d’eulx faict convenir et assigner pardevant aucuns de vous à cause desdictes impositions et levées soubz prétexte qu’ilz disent icelles avoir esté faictes sans commission et mandement exprès de nous16.

8Certaines personnes au sein des assemblées ont donc rejoint l’opposition formée par des protestants. S’il n’est pas explicite que leurs alliés appartiennent à la même confession, une lettre royale du 10 août 1570 autorisant la révision des comptes consulaires favorise cette hypothèse. Elle précise en effet que :

Jehan Chalvon, Jehan Thiollier, advocat en [la] court des Aides et Raimond Tyollier, en haine de ce qu’ilz auroient esté interdictz par commandement du sieur de Saint-Hérem, [...] lieutenant audit Pays en l’absence du [...] cher et amé cousin le duc de Nemours, d’assister ès assemblées et consulatz de ladite ville comme subsonnez de la prétendue nouvelle religion auroient suscité Antoine Vialette, Antoine Abel/Anel, Jehan Morin, habitans d’icelle ville leurs consors et soubz leur nom et faulx donné à entendre que les debtes d’icelle somme de 20 130 livres 17 sols 9 deniers n’estoient deubz par iceulx habitans et n’avoient estés vériffiés comme il debvoit estre17.

9Il est très probable que les « plusieurs autres »18 du conseil du 7 décembre 1567 correspondent aux consorts, aux protestants de moindre importance qui se trouvent néanmoins aux consulats et/ou conseils. Cela montre que les catholiques, en indiquant « plusieurs autres », ne connaissent pas tous les huguenots. Ces personnes nouvellement nommées, telles Anthoine Vialette et Anthoine Anel, tous deux procureurs, opèrent donc comme informateurs, essayant en outre de bloquer parfois les menées catholiques. Dans une lettre du 24 septembre 1569, d’autres noms faisant partie de l’opposition apparaissent : Jehan Martin et François Renoux, qui sont marchands comme Denis Armand19. Ce dernier est toutefois atypique dans la mesure où il prend une part de plus en plus importante dans l’opposition et cristallise les inimitiés des catholiques au fur et à mesure des années, et ce jusqu’au compromis de juillet 1574. Le seul document qui le rapproche du protestantisme est une délibération de conseil qui est datée du 9 avril 156920.

10Il existe ensuite un certain nombre d’autres réformés qui ne sont jamais nommés pour leur implication dans l’affaire juridique et financière comme Jehan Duboys dit Balan, tailleur d’habits et tisserand, ou Pierre Ronchault, serrurier. Tout deux sont inquiétés par le conseil du 6 septembre 1572 dans le contexte des massacres de la Saint-Barthélémy21. Charles Thiolier a également repéré d’autres protestants22 tels Barthélémy Mosnier, tailleur, époux de Sarah Bonnat issue d’une famille de chirurgiens mais aussi plusieurs membres des Celme, famille d’apothicaires. Il relève également les Gaschier, famille biconfessionnelle davantage ancrée à Clermont où, en 1608, un certain Abraham Gaschier est élu échevin. Il n’a pas été possible de confirmer ou d’infirmer l’appartenance confessionnelle de ces individus.

11Une approche sociologique de la communauté réformée reste compliquée car déformée. En effet, la ville cherche à cacher l’existence d’une minorité par le compromis plutôt que par une violence qui provoquerait automatiquement sa mise en exergue. Les cas où l’on rencontre de nouveaux réformés, en dehors de l’affaire Denis Armand, correspondent à une politique consulaire coercitive à l’encontre de la communauté. À cela s’ajoute la ferme volonté de circonscrire le conflit dans le domaine judiciaire mais jusqu’à un certain point car aller plus avant dans l’affaire peut inévitablement conduire à aborder la question confessionnelle. L’arbitrage au sein de la cité est alors le moyen utilisé pour éviter une trop grande prise en compte de cet aspect dans les cours de justice. En tout état de cause, on trouve une majorité de protestants gravitant dans le monde de la judicature grâce à ce qui reste du bailliage royal réduit, en 1556, à la cour des Aides installée effectivement en 1558 et à la châtellenie de Montferrand. L’assise s’élargit quelque peu par l’apport de marchands et d’artisans. Il faut noter l’absence de laboureurs ou de manouvriers pourtant nombreux à Montferrand. L’aspect sociologique de la communauté correspond ainsi globalement à ce que précise Bernard Hours : les réformés sont surtout des petits officiers, des commerçants et des artisans23. À l’image de l’ensemble de la province, le poids quantitatif des réformés est faible : introduit dès le milieu des années 1540 en Auvergne, le protestantisme se développe pas ou peu24, constituant seulement quelques îlots plus denses comme à Issoire, Aurillac ou encore Saint-Pourçain25.

12Entre septembre 1569 et juillet 1574, l’affaire Denis Armand et les multiples poursuites judiciaires s’enchaînent à un rythme soutenu, la logique des deux partis revenant à user l’autre, financièrement et moralement, tout en évitant soigneusement d’aborder la question de la confession et, plus largement, de perdre la main dans la conduite de l’affaire. Ainsi, en novembre 1569, lorsque les poursuites judiciaires doivent remonter à la cour des Aides de Paris, l’assemblée consulaire du 3 novembre décide d’un arbitrage suite à une proposition adressée à l’assistance par Jehan Thiolier, Jehan Martin et Anthoine Vialette afin que « les habitans de la ville [soient] tous en pais et unyon »26. Néanmoins, cette conciliation se révèle être un échec car l’affaire reprend.

13La mission d’application de l’édit de pacification de Saint-Germain conduite par le maréchal de Vieilleville, Nicolas de Potin, Charles de Lamoignon et Robert Myron change involontairement la donne. Denis Armand profite de leur arrivée en Auvergne pendant l’hiver 1570 pour présenter des remontrances et affirme :

Que maistres Amable Malet, Gilbert Soulier, Michel et Antoine Gras, Jehan Jadon et aultres consuls qui ont administré les deniers commungs de ladite vile depuis l’année mil V^C LVIII ayent à rendre compte de leur administration. Et que par ce faisant, ilz soient condamnez à la restitution de plusieurs sommes de deniers imposés et levés sur le peuple sans cause et pour chose non deues27.

14Les remontrances illustrent assez bien l’avancée de la politisation du conflit confessionnel. Le manque de documents pendant la première guerre de Religion et la période de paix initiée par l’édit d’Amboise empêche de vérifier davantage la véracité des accusations de Denis Armand avant 1568. Ainsi, l’opposition dénonce notamment les dépenses militaires engagées par la ville, au moins pour l’année 1569 : le 24 mai de cette année, le conseil tenu en l’auditoire des Taules de Montferrand pour préparer la prochaine réunion de l’assemblée des bonnes villes de Basse-Auvergne conclut que « actandu que ceulx de la nouvelle relligyon prétendue réformée sont cause des troubles, guerres et sédyction, qu’il est raisonnable qu’ilz doibvent fère les fraictz [touchant à l’entretien de troupes en Bas-Pays d’Auvergne] »28. On retrouve des cas similaires les 11 et 16 septembre suivants. En interpellant les commissaires royaux, les réformés cherchent à revendiquer leur pleine citoyenneté. Malgré tout, Denis Armand et ses coreligionnaires ne cherchent pas fondamentalement à mettre en exergue la question confessionnelle. Les commissaires sont avant tout perçus comme des intermédiaires privilégiés avec le roi. Les trouver, c’est mettre à mal le camp opposé, c’est exercer une pression suffisamment forte pour modifier la situation politique de la ville. Le 20 novembre 1570, les deux parties se rencontrent à Clermont devant les commissaires ; la révision des comptes débute et concerne la période 1557-1569. L’importance du travail oblige à déléguer la révision des comptes à « maitre Jaques Dubourg, président, Jehan De Murat et Jehan de Roddes, advocatz au siège présidial d’Auvergne establye à Riom [...] et la renvoyer avec leur procès-verbal [au commissaire royal Miron] »29. Mais les consuls ne délivrent pas toutes les pièces nécessaires pour mener à bien la révision. Le 21 décembre 1570, avec l’accord des commissaires royaux, Denis Armand fait emprisonner à Riom Gilbert Sollier et Michel Gras30 : les réformés cherchent à prendre l’avantage lors des prochaines élections consulaires de 1571. La stratégie s’avère payante puisque les deux premiers, voire même le troisième, des quatre consuls sont réformés : il s’agit de Jehan Chalvon, Jehan Audin et Simon Celme. Dès le 2 janvier 1571, tous les protagonistes de l’affaire, protestants et catholiques, décident de régler les différends par un nouvel arbitrage et de ne pas s’en remettre au présidial de Riom. Leur argument est bien faible et fait douter les commissaires : ils ne peuvent se rendre à Riom car ils se disent « vieux et malades »31. Pourtant, l’arbitrage n’aboutit pas et une reprise des poursuites est imminente.

15Les années 1571 à 1574 sont marquées par une perte de puissance de la communauté réformée. Denis Armand est même arrêté et emprisonné avec son fils Jehan, le 6 août 1573, pour avoir une nouvelle fois refusé de payer l’imposition qui, cette fois-ci, est enfin levée32. Sa femme, Dyne Laurens, diligente alors de nouvelles poursuites auprès de la cour des Aides de Paris. Le 20 juillet 1574, Denis Armand sollicite un nouvel arbitrage et l’obtient. Après sept ans de poursuites judiciaires, les deux parties semblent prêtes à trouver un compromis. Il n’y a pas de pacte solennel et Montferrand reste profondément catholique mais les coûts importants engendrés par le conflit judiciaire qui s’éternise accentuent l’endettement déjà important de la cité alors que le royaume est de nouveau troublé. C’est l’occasion pour la ville de concentrer ses efforts financiers et humains sur sa défense afin d’assurer « [sa] cohésion financière et militaire »33. Messieurs Dalmas, Dumas et Sagne sont choisis comme arbitres. Anthoine Dalmas est général conseiller à la cour des Aides d’Auvergne, choisi en mai 1572, comme commissaire extraordinaire pour faire exécuter à Aurillac l’édit de Saint-Germain. C’est un homme averti en matière de compromis et de coexistence confessionnelle. Gaspard Dumas et Victor Sagne sont respectivement avocat et procureur généraux du roi en la cour des Aides. Le verdict cherche à rendre pleine puissance au consulat tout en reconnaissant l’injustice faite à Denis Armand. Celui-ci doit payer 525 livres au nom du remboursement des dettes de la ville et, dans le même temps, la cité doit le dédommager. Il semble que l’arbitrage ait cette fois-ci fonctionné. Il est probable qu’il serve par la suite de jurisprudence à l’encontre des autres opposants. La réintégration politique de Denis Armand est effective dès le 22 septembre 1574 puisqu’on l’envoie en mission à Lyon. En décembre 1574, l’assemblée des habitants élit Jehan Thiolier comme premier consul pour l’année 1575 mais il décède en janvier34. Le consulat prend la décision de ne pas élire une nouvelle personne « actendu que ledit feu Tiolier avoit presté le serment de consul »35. La perte de cette figure éminente du protestantisme montferrandais ne semble pas remettre en cause la nouvelle donne. Ainsi, les consuls catholiques mènent une politique de sécurité qui n’aborde plus la question confessionnelle. En effet, quand le conseil du 8 septembre 1569 apprend que « la ville d’Orilhyac [Aurillac] est prinse par ceulx de la prétendue relligyon »36 des mesures coercitives sont prises à l’encontre des réformés de la ville37. Le 16 janvier 1574, le gouverneur de Saint-Hérem prévient les consuls d’une attaque imminente sur la ville de la part du capitaine Merle. Il ordonne qu’on lui délivre les noms de réformés. Le consulat s’exécute : le lieutenant général au bailliage Dalmas « somme [les] habitans particulièrement luy déclarer ceulx qu’on prétendent estre de la nouvelle oppynion ou que lesdits habitans luy ont promis fère. [Puis] [...] ledit sieur Dalmas [a] enquis ung chacun desdits assistans au présent consulat à l’oreilhe du nom et surnom de ceulx qu’on prétend estre de ladite nouvelle opinion »38. Après le compromis de 1574, on ne retrouve plus ce genre de « discriminations » alors même que le contexte s’y prête : la ville d’Issoire tombe aux mains de Merle le 15 octobre 157539. Il multiplie alors les courses à travers la Basse-Auvergne pendant plusieurs années.

16L’affaire Denis Armand fonde donc un modus vivendi favorable aux réformés en matière d’intégration politique. Il faut néanmoins nuancer cette volonté des réformés d’accéder aux charges publiques : seule la charge de consul est réellement en jeu dans cette lutte. En effet, on trouve en de multiples occasions des réformés au sein des consulats voire des conseils. Ainsi, le 27 décembre 1572, on relève dans l’assistance du consulat les noms de Jehan Thiolier, Jehan Duboys et Claude Roussel qui est par ailleurs élu conseiller en janvier 1572 et peut donc assister régulièrement aux différents conseils de l’année. On retrouve Jehan Martin comme premier consul en 1582. Ces nominations huguenotes rapprochent Montferrand de Limoges où des réformés sont nommés à des charges de collecteurs d’impôts ou de consuls entre 1566 et 157840.

17Comme l’a démontré Olivier Christin, « la paix de religion des années 1555-1578 entend régler ou suspendre les différends religieux par des équilibres institutionnels, des concessions politiques, des aménagements territoriaux, des innovations juridiques d’une grande diversité »41 et le modus vivendi politique de Montferrand n’échappe pas à ce modèle. Il se fonde sur deux axes. D’abord, la communauté montferrandaise reconnaît les catholiques et réformés comme faisant partie intégrante de la communauté civique de la cité. C’est le « lieu théorique où le choix religieux des individus [est] secondaire [ou] [...] en tout cas surbordonné à leur obéissance politique »42. Si les consuls ont réussi à se faire réélire, comme Jehan Martin, c’est que « dans l’exercice de leur profession, leur attitude n’est teintée d’aucun marqueur d’identité protestante »43, ce qui diminue les tensions existantes.

18L’affaire juridique et financière ne s’arrête pas en 1574, seul un compromis relatif à l’espace politique entre réformés et catholiques est obtenu. Il l’est de manière officieuse à partir d’un arbitrage entre les consuls et ex-consuls catholiques d’une part, et Denis Armand, marchand réformé, figure de proue du protestantisme montferrandais, d’autre part. Par la suite, la question du remboursement des dettes se poursuit jusqu’au début des années 1580 remplacée par d’autres remboursements de deniers engagés du fait des frais de guerres et des relents de peste.

Une intégration confessionnelle et sociale des réformés en question

19Les délibérations consulaires permettent de relever trois épisodes visant à compléter la construction d’un compromis entre catholiques et réformés : le refus de l’établissement d’un prêche en 1568, les Pâques de 1569 et enfin la non Saint-Barthélémy de 1572.

20En avril 1568, lors de la Paix de Longjumeau, des réformés demandent l’établissement d’un prêche à Montferrand. Au cours du conseil de ville du 20 avril, il est énoncé « par lesdits consulz [...] avoir esté advertis aulcuns de la nouvelle religion prétendue reformée tasche à poursuyvre de fère exercer ladite nouvelle relligion en ceste ville, faulbourgs ou justice »44 et il est conclu et « unanymement admys, [par] commun accord que lesdits consulz y donneront charge expresse à celui qui fera ledit voiage [en Cour] de empescher par tous les moiens qu’il advisera par conseil qu’il n’y ait aulcun exercice de ladite nouvelle religion prétendue réformée dans feaulbourgs, ville ni justice d’icelle. D’autant que [ce] seroyt contrevenir directement à la déclaration faicte par la magesté du Roy sur l’exemption dudit exercice dans sadite ville de Montferrand »45.

21Une pétition écrite reprenant la conclusion du consulat a été retrouvée46. Ce document est d’autant plus intéressant qu’à aucun moment les catholiques ne précisent des noms de réformés. Pourtant cette pétition et la situation afférente soulignent un problème épineux : celui de la confession de l’assemblée de conseil. Normalement, les protestants sont exclus en décembre 1567, le gouverneur de Saint-Hérem réitèrant ses commandements en janvier 1568 juste avant les élections consulaires :

[j’ai] entendu que en beaucoup de lieux de ce Pays, nonobstant mesdits commandements, [les réformés] s’ingèrent par faveurs, menasses et autres moyens ilicites, entrer èsdites asemblées contre l’intencion du Roy et la notre et au préjudice du service de sa maiesté. À ceste cause, j’ay advisé bons fère ceste lettre et à toutes les autres villes pour vous adviser du tour la... que telle gens n’entendent bon affères et résolutions d’icelle pour quelque prétexte qu’ilz puissent préttendrent, ny de quelque qualité qu’ilz soient, et surtout qu’ilz ne soient appellez aux charges de consulat, garde et cappiteinerie de portes ou autres de semblable importance, actandu qu’il y va du service du Roy et de bonne conservation47.

22La lettre de Saint-Hérem est révélatrice du maintien de protestants au sein des assemblées de ville en Basse-Auvergne : preuve s’il en est qu’ils ne se sont pas tous identifiés lors des années de paix malgré les édits de Janvier et d’Amboise. Le gouverneur attend des villes un nouveau « filtrage ». Les consuls de Montferrand l’entendent ainsi pour les élections consulaires de 1568 :

Suyvant les commandements à eulx faictes par monseigneur de Saint-Hérem, lieutenant pour le Roy en ce Pays, il est [...] nécessaire nommer et eslyre lesdicts consulz, gens de quallité, gens de bien et bon paroissiens et non subsonnés de la nouvelle relligyon48.

23Le consulat du 25 janvier 1568 élit comme consuls Joseph Chauderon, Joseph Albiat, Jehan Sollier et Robert Roussel Poton, tous catholiques. Le choix des conseillers et la nomination du personnel municipal interviennent le 1^er février, sans référence explicite aux ordres du gouverneur même s’il est tout à fait problable que l’assistance agisse dans la même optique. Or, Jehan Martin, un des figurants dans l’affaire Denis Armand, acquis aux réformés, est élu conseiller. Plus troublant encore reste sa présence dans l’assemblée du conseil du 20 avril où il appose en outre sa signature sur la pétition.

24Cela remet-il en cause la confession de Jehan Martin et même le caractère confessionnel de l’affaire dite Denis Armand ? C’est improbable car il faut comprendre davantage cette situation par rapport à l’affaire judiciaire et non au problème du lieu de culte. Aucun document antérieur à 1569 ne montre la présence de Jehan Martin dans les poursuites judiciaires. Il faut se rappeler que ce n’est qu’au fur et à mesure de l’affaire que les réformés se dévoilent. Pour l’assistance, il est un catholique. Deux raisons le conduisent vraisemblablement à ne pas s’opposer à la décision de 20 avril 1568. Tout d’abord, il est seul et n’a donc pas les moyens de changer la donne. Ensuite, il doit probablement servir d’indicateur aux protestants exclus à qui il transmet les conclusions consulaires. L’affaire judiciaire doit également être remise dans son contexte : l’opposition se structurant tout au long des années 1568-1569, cette demande de lieu de culte peut être comprise comme un leurre de la part des protestants. Concentrer les esprits catholiques sur une telle manœuvre permet aux réformés de gagner du temps pour organiser et densifier l’opposition.

25La réaction catholique est efficace puisqu’on ne reparle plus de la question de l’établissement d’un lieu de culte à Montferrand jusqu’aux commissions d’application de l’édit de Nantes en Basse-Auvergne en 1603, 1612 et 1618.

26Autre épisode intéressant, les Pâques de 1569 abordent pleinement le problème de la pratique religieuse des réformés. C’est un temps de réaffirmation du catholicisme sur le protestantisme au nom de l’unité civique. En avril 1569, l’Auvergne fait face à une conjoncture difficile. La fuite de Condé et de Coligny à La Rochelle le 23 août 1568 et l’édit de Saint-Maur enregistré le 23 septembre 1568 déclenchent la troisième guerre de Religion49. La Basse-Auvergne est touchée par le conflit « parce que sa position centrale la [met] au contact de provinces où se déroul[ent] des troubles graves »50. De nombreuses courses de réformés ont lieu dans la province en 1569, aboutissant notamment à une tentative pour surprendre Cusset. Les troupes protestantes convergent alors vers le Limousin en avril 1569 et participent à la bataille de La Roche-L’Abeille le 25 juin. Au moins depuis l’hiver 1568-1569, la Basse-Auvergne contribue par un effort de ravitaillement conséquent à entretenir l’armée royale du duc d’Anjou51.

27L’insécurité latente de la province conduit à remettre en cause le bon déroulement de l’office pascal. Ainsi, le conseil du 3 avril :

conclut que la Passyon de notre Seigneur attendu lesdits troubles sera dicte aux palaix [de la ville] et oultre si par lesditz consulz est advisé ce bruyt ne cessant feront dire la messe de paroisse le jour de Pasques audict palaix où l’on recepvra corpus domini audit lieu. Que par lesdits consulz sera interdict et commandé aux vicayres de ne donner permission de nul prestre de admynistrer les Saincts Sacremens à autre part que à ladite messe de parroysse, et à la table de communyon où ilz commectront deux ou troys personnages de bien pour enregistrer ceulx qui recepvront Dieu audit lieu. Aussi par lesdits consulz a esté exposé que monsieur de Vallynières, docteur à la présence de messieurs Tholly, Charrier et lesdits consulz furent prins quelques hostes par inventayre de ceulx de la relligion. Et si à yceulx on leur fera déffence de ne sortir hors la ville suyvant les commendements dudit sieur de Saint-Hérem et dudit Vallynières qui lui a enjoinct de ce fère52.

28Le conseil valide cette proposition.

29Le conseil du 9 avril 1569 nous apprend qu’il est « de coustume [de célébrer Pâques] en l’esglize de Saint-Robert, esglize paroschialle de ladite ville de Montferrand »53. En outre, le prieuré Saint-Robert est situé à l’extérieur des murailles de la cité : le danger d’un coup de main est donc de première importance au moment de l’office divin. L’assemblée choisit néanmoins de célébrer Pâques en ce lieu afin de démontrer aux réformés sa détermination à ne pas laisser la peur s’installer : ne pas aller à Saint-Robert serait finalement conçu comme un aveu de l’incapacité des catholiques montferrandais à maîtriser leur espace urbain, chose inenvisageable. Afin d’assurer une relative sécurité, un certain nombre de gardes sont levés pour protéger les entrées de la ville.

30Lors de ce conseil, Denis Armand et le receveur Vernet présentent des excuses pour n’avoir pas été inscrits sur la liste de monsieur de Vallynière l’an dernier. Denis Armand affirme « vivre en l’estat de la relligyon romaine et catholicque »54, n’avoir « jamais porter armes contre le Roy »55, et avoir été envoyé pour « les affères du Roy »56 à Limoges l’an passé. Il transmet à l’assemblée ainsi une attestation indiquant sa participation aux Pâques de cette ville. Il est même prêt à faire serment de fidélité au Roy et à la confession catholique. Quant au receveur Vernet, il apparait qu’il y a méprise. L’assistance ne semble pas dupe des raisons avancées. Comme elle ne peut remettre en cause l’attestation de Denis Armand, elle l’oblige tout de même à jurer – et non à se limiter aux simples vœux formulés – de vivre selon la foi catholique et romaine, de ne pas porter les armes contre le roi, et ce devant le châtelain de la ville. Dès lors, il pourra venir assister à la célébration de Pâques avec l’ensemble des fidèles catholiques à Saint-Robert. Il pourra aussi se mouvoir librement. Puis, pour les protestants qui ne présentent aucune excuse, l’assemblée entend bien prendre une mesure exceptionnelle. Les consuls « ont aussi exposé [...] avoir pourveu à ceulx de la religyon prétendue réformée et qu’ilz ne sont contentz de leur avoir bailhé monsieur le chanoyne Gaschier pour les antendre confesser et leur bailher Dieu en l’esglize de la chappelle Notre-Dame de Montferrand. Aussi a esté conclut que le serment se dira au palaix ou à la chappelle »57.

31Le serment que va prêter Denis Armand et les autres réformés se rapproche d’une abjuration. « Pour Calvin, la place de la religion chrétienne est éminemment publique et sa pensée prolonge en cela la tradition médiévale »58 ; la spiritualité personnelle, intérieure du fidèle vient seulement ensuite. Le conseil veut qu’officiellement, tous les citoyens soient des catholiques. Étudiant les certificats d’abjuration de Dijon, Mack P. Holt souligne que « le[ur] contenu [...] est l’absence presque totale de références explicites à des doctrines, à des croyances et à la théologie catholique en générale »59. Il note aussi qu’une expression revient assez régulièrement : chaque réformé promet de vivre catholiquement60. Enfin, « ce qui ressort [...] est que les magistrats de Dijon sembl[ent] se soucier beaucoup plus des actes scandaleux, de conduite séditieuse, de loyauté envers le roi, et de menaces à l’ordre public que de déclarations explicites de foi ou de doctrine. [...] Ce qui défin[it] un membre de cette comunauté n’[est] pas tant une croyance personnelle qu’une conformité de conduite et d’attitude ; autrement dit des relations sociales»61. À Montferrand aussi, les réformés doivent se plier aux exigences rituelles et aux pratiques catholiques. À côté de ce que l’on pourrait qualifier de religieux, les catholiques voient le calvinisme comme « intrinsèquement violent et ferment de désordres publics »62. Obliger les réformés à pratiquer le culte catholique sert à rééquilibrer la société civile, de la faire sortir du désordre engendré par la guerre civile63.

32Le lieu du serment est tout à fait important : les consuls et les conseillers hésitent encore, dans la conclusion, à le faire soit dans la chapelle Saint-Pierre du palais de la ville64, soit dans l’église collégiale. La première option serait un moindre mal pour les réformés puisqu’elle confèrerait une nette tonalité civique à la cérémonie. Cette hésitation montre un peu d’empathie de la part des catholiques. En définitive, les Pâques de 1569 sont utilisées par les catholiques pour clarifier la situation en obligeant les habitants à participer au culte catholique. Toutefois la situation doit être nuancée : le coup d’éclat catholique est très lié au danger d’une surprise. Lorsque le gouverneur prévient à nouveau d’une menace imminente le 25 septembre 1569, le consulat décide que « Roussel et Bonnat qui n’ont faict leurs Pasques leur sera faict commandement par le premier sergent de eulx mectre en leurs maisons sur peyne d’estre tirés et arquebousés »65. La municipalité n’a pas réagi depuis Pâques à l’absence de ces personnes, preuve d’une politique de « modération ». C’est seulement par intermittence que les catholiques emploient des moyens coercitifs et durs.

33Enfin, la non Saint-Barthélemy montferrandaise sauvegarde l’unité civique. Tandis que les conseils de la ville cherchent à cacher le plus possible l’existence d’une communauté réformée, la ville prend officiellement connaissance, le 31 août, « de quelques tumultes et émotions de nouveau venues en la ville de Paris »66. Alors qu’à Limoges, cette nouvelle suscite la tenue immédiate d’une séance consulaire où l’on s’étonne « dung si soudain et inopiné changement de [politique de la part de Charles IX, les nouvelles] estoyent tant eslongnées de la pensée et jugement des hommes qu’elles ressembloient plutost la mémoire d’un songe que à ung vraiy récit et histoire de vérité »67, Montferrand traite simplement cette donnée comme un problème de sécurité pour les prochaines vendanges. Pourtant, la connaissance des troubles de la Saint-Barthélemy est connue à Clermont depuis deux jours et des violences s’exerçent dans certaines villes du royaume comme à Orléans entre les 24 et 26 août 157268. Les 2 et 6 septembre, deux lettres missives du gouveneur de Saint-Hérem sont envoyées au président Combes issu de la cour des Aides pour la première et la seconde au même personnage ainsi qu’aux consuls. Dans les deux missives, le gouverneur entend protéger les réformés ou les empêcher de prendre les armes. Pour ce faire, il ordonne qu’ils ne sortent pas de la ville puis qu’ils soient mis sous bonne garde69.

34Les assemblées de cette fin d’été 1572 se caractérisent par une gêne de la part des consuls et des conseillers. En effet, la Saint-Barthélemy oblige de dévoiler officiellement l’existence d’une communauté réformée : pour arrêter les réformés encore faut-il déclarer les protestants, et cela pose problème. La tension est palpable au conseil du 2 septembre où, concernant les commandements de Saint-Hérem, il est « conclud et arresté par la majeur voix des adcistans que lesdits consulz ou l’ung d’iceulx se transportera en la ville de Clermont, principalle ville de ce Pays d’Auvergne pour s’enquérir avec messieurs les eschevins de ladite ville comment ilz se contiennent »70. Certes, Clermont est la capitale des treize bonnes villes de Basse-Auvergne et siège épiscopal, mais vouloir suivre intégralement la politique clermontoise peut remettre en cause l’intégrité de la politique consulaire. En fait, Montferrand suit Clermont pour éviter toute réprimande sur un quelconque manque de zèle. Après avoir pris connaissance des dispositions de Clermont, il faut désigner les réformés pour les arrêter : il est alors « conclud après que lesdits adcistans n’ont sceu nommer aulcun de ceulx de ladite nouvelle relligion, que lesdits consuls retrouveront et retireront coppie du roolle du vicquère de cestedite ville de ceulx qui ont faict leur Pasques durant deulx années »71.

35L’assemblée tient un double discours, les consuls et conseillers demandent à apprendre du vicaire qui est soupçonné de protestantisme mais en même temps ils sont incapables de dire qui est réformé ou non. Or, trois huguenots sont présents au sein même de l’assemblée : Jehan Audin, antique consul, Claude Roussel, conseiller général à la cour des Aydes et Estienne Nicollas, avocat. En réalité, la ville cherche à garder sous silence ce « secret de polichinelle », où la forme compte plus que le fond. En dépit de la pression exercée par la lettre du 6 septembre, la cité entend garder son cap. Afin de ne pas s’attirer cependant les foudres des autres bonnes villes et du gouverneur, le conseil stigmatise Jehan Duboys, dit Balan, tailleur d’habits et Pierre Ronchault, serrurier comme étant des protestants et devant par conséquent être enfermés à la conciergerie du château de la ville. Quant à Baptiste Roussel, lui aussi protestant, on lui fait subir un traitement moins dur : parce qu’« au lict bien mallade »72, il sera gardé par sa mère Françoise Morel et par un de ses frères, Claude Roussel.

36L’assistance ne souhaite pas écarter les réformés de la communauté, les quelques dénonciations qui ont lieu sont rendues obligatoires par les circonstances et la pression hiérarchique afin de sauvegarder l’unité du corps civique. Plusieurs fois, les consuls réitèrent leur ordre de déclarer qui est protestant et les assistants répondent continuellement qu’ils n’en connaissent pas d’autres. On retrouve pourtant au sein de l’assemblée Jehan Audin, Claude Roussel et Estienne Nicollas. Une note barrée montre que le débat à dû être vif car on y délivre un autre nom, celui de Raymond Thiollier73, chirurgien qui est exclu en décembre 1567.

37En refusant de dénoncer tous les réformés montferrandais, les consuls et les conseillers affirment implicitement que l’identité de chaque habitant n’est pas exclusivement fondée sur la confession. Ce sont aussi des parents, des frères et des sœurs. Ainsi, Baptiste Roussel est marié avec Claude Lhoste, fille de Guillaume Lhoste, sieur de Gondaillet, bourgeois de Montferrand. Claude Lhoste est apparentée à Imbert Lhoste, procureur du roi présent à l’assemblée du 6 septembre 1572. Claude Roussel se marie le 11 octobre 1573 avec Gabrielle d’Albiat issue d’une des plus éminentes familles catholiques de Montferrand. Les sœurs de Claude Roussel, Dyne et Marie, sont catholiques et respectivement mariées à Jacques Charrier, procureur du roi au bailliage de Montferrand en 1550, et Jehan Régin, lieutenant-général au bailliage en 1563. De même, le traitement accordé en 1572 à Baptiste Roussel montre qu’il n’y a pas de forme de déshumanisation. Selon Mark Konnert, seules les villes de plus de 10 000 habitants dépassent un seuil favorisant le processus de déshumanisation74. Avec une population de près de 3 000 habitants, Montferrand est loin d’un tel fonctionnement, ce qui explique en partie l’absence de violence.

38Il faut compter aussi avec le sentiment d’appartenir à une même communauté d’habitants, à la bonne ville Montferrand. Il ne faut pas tant compter sur « la citoyenneté [qui] est [...] indissociable de l’affirmation de l’État – garant de la sécurité des personnes et des biens, dispensateurs d’une justice équitable – et de la soumission politique des sujets »75 que d’un sentiment d’appartenance à un corps ayant une grande autonomie. On retrouve par exemple le mot de « république » dans les délibérations consulaire qui abordent le sujet des élections consulaires. Il en est ainsi le 3 janvier 1576 où les consuls sortants « ont supplié la compagnye vouloir eslire et nommer autres consulz nouveaulx pour régir et gouverner les affaires de la républicque ce qu’a esté deslibéré estre faict »76. Loin de l’idée d’une république urbaine comme Yves Durand a pu la déceler dans le cas de Saint-Malo77, Montferrand entend par ce terme l’obéissance au roi, mais également la recherche de la paix et de la concorde civique. Le réformé et le catholique sont tous deux citoyens car ils font partie ensemble du corps de la bonne ville. Tout le problème réside pour la cité dans le compromis à trouver pour permettre d’articuler identité civique montferrandaise et identité réformée. La cité s’est construite sur un certain nombre de valeurs, où le catholicisme est partie prenante, et auxquelles le réformé doit se soumettre.

39Le modus vivendi établi lors des années 1566 à 1575 repose sur différents piliers dont le premier est l’accès à la vie politique de la cité, en particulier l’accès aux charges consulaires. C’est seulement au bout de longues années de poursuites judiciaires liées à une affaire financière opposant les deux communautés confessionnelles qu’un compromis est trouvé. L’élection de Jehan Thiolier comme premier consul en janvier 1575 est l’image de la réintégration politique complète des protestants. Un autre pilier est constitué par l’obligation faite aux réformés de participer au culte catholique. C’est une des conditions primordiales pour être considéré comme un citoyen à part entière. Cette participation s’accompagne d’une fin de non-recevoir en matière d’établissement de lieu de culte. En échange, la cité s’engage à protéger la minorité confessionnelle.

40L’existence de la communauté réformée prend alors fin dans les registres de délibérations. Plus aucune remarque, plus aucune mention de protestants n’y figure. Quoiqu’il arrive, les fêtes catholiques s’enchaînent sans jamais rencontrer aucun accrochage avec des huguenots. Les quelques recherches menées au travers des fonds notariaux, au niveau des actes testamentaires, tendent à conclure que la communauté s’affaiblit jusqu’à disparaître. Les descendants reviennent dans le giron catholique. La communauté réformée de Montferrand n’a pu donc exister que dans une certaine opposition aux catholiques. Le compromis trouvé, la paix est revenue, mais l’obligation de participer aux fêtes catholiques n’a pu que destabiliser le culte réformé jusqu’à l’annihiler.