1Dans l’Historique monumental de l’ancienne province du Limousin dû à Jean-Baptiste Tripon1, la notice consacrée à l’église limougeaude de la paroisse Saint-Pierre du Queyroix indique que :

le vénérable Bardon de Brun, prêtre mort en odeur de sainteté le 19 janvier 1625 y fut enterré sous une arcade au bas du clocher [et qu’] une urne qui renferme ses reliques est placée de nos jours dans la chapelle des pénitents noirs de la même église.

Une note conclusive signale que

les écoliers avaient autrefois une grande dévotion au bienheureux Bardon et passaient le papier qui devait leur servir pour leurs compositions dans la poussière de son tombeau afin d’être mieux inspirés2.

2Ainsi, le souvenir du vénérable3 Bardon ne s’est pas totalement perdu à Limoges sous la Monarchie de Juillet, même s’il est sans commune mesure avec son éclat du XVIII^e siècle et plus encore du XVII^e siècle. Au XVIII^e siècle, lorsque les élèves du collège des jésuites, devenu royal après l’expulsion des religieux, maculaient leurs mains de papier de la poussière jugée bénéfique du tombeau de Bardon, le vénérable était célébré comme l’une des figures majeures de la ville. Le principal du collège royal, l’abbé Jean-Baptiste Vitrac, collaborateur régulier de la Feuille hebdomadaire de Limoges, le journal officiel des annonces locales et provinciales, composait son éloge4 comme il avait rédigé ceux de l’humaniste Jean Dorat ou du magistrat Siméon Du Boys, latiniste et helléniste reconnu du XVI^e siècle. Bardon accédait au panthéon des gloires locales après avoir fait l’objet d’une canonisation de papier au XVII^e siècle.

3En effet, durant ce siècle souvent qualifié de « siècle des saints », Bernard Bardon de Brun5 est au cœur de plusieurs textes à visées hagiographiques. Le premier est le Sermon sur la vie exemplaire et la fin bienheureuse du vénérable M. Bernard Bardon de Brun, prêtre de Limoges…6. L’auteur en est Pierre Talois, qui confia l’impression de ce morceau d’éloquence religieuse à l’atelier de Nicolas Chapoulaud. Une réédition eut lieu en 1640, à l’initiative de Martial Chapoulaud7. Un second ouvrage intitulé La Vie de Monsieur Bernard Bardon de Brun… rédigé par le R.P. Etienne Petiot jésuite parait en 1636 à Limoges et à Bordeaux8 avant d’être édité de nouveau chez Martial Chapoulaud en 1653, 1658. La vie éditoriale de Bardon de Brun est maintenue avec la réédition en 1660 et 1668 du sermon de Pierre Talois sous un titre légèrement modifié La vie admirable et exemplaire de M. Bardon de Brun, prestre natif de Limoges. Deux ans plus tard, le chanoine théologal Jean Collin, prédicateur renommé et érudit consciencieux lui réserve une notice dans son Histoire sacrée de la vie des saints principaux et autres personnes plus vertueuses qui ont pris naissance qui ont vécu ou qui sont en vénération particulière en divers lieux du diocèse de Limoges, livre édité en 1672 chez Martial Barbou, le grand imprimeur de la ville9. En 1683, dans son Histoire de saint Martial, le carme Bonaventure de Saint Amable consacre trois pages à l’existence du vénérable Bardon de Brun10. Enfin, une compilation d’événements limougeauds, provinciaux ou nationaux connue sous le nom d’Annales dites de 1638 rapporte le décès de Monsieur Bardon et résume les événements que son trépas a engendrés.

4Ainsi, Bernard Bardon de Brun est devenu au cours du XVII^e siècle une figure limousine de la sainteté. Cette position est le fruit d’une activité de publication initiée par une poignée d’auteurs et imprimeurs qui se sont érigés en passeurs d’une histoire de vie. En effet, Bardon n’a laissé aucun texte sur son existence et la connaissance de sa vie est le fait d’une écriture d’autrui, réalisée par des hommes d’Église ayant tous un lien étroit avec le Limousin. Pierre Talois est l’official diocésain au temps des épiscopats de Raymond de La Marthonnie et de François de La Fayette ; Bonaventure de Saint Amable, définiteur provincial des carmes déchaussés d’Aquitaine démontre la problématique apostolicité de Martial ; Étienne Petiot est originaire de Limoges et appartient à la compagnie de Jésus qui, la première de toutes les congrégations, rédige des biographies religieuses au XVII^e siècle. L’entrée en lice ou en écriture d’Étienne Petiot permit des impressions ailleurs que dans le Limousin et tenta d’accroître, sans résultat probant, l’audience de Bernard Bardon de Brun. Le vénérable reste une figure limousine dont l’actualité est éclatante au moment de sa disparition et dans les années 1660-1670, contemporaines du transfert de sa dépouille le 21 avril 1666 dans un sépulcre individuel en l’église paroissiale Saint-Pierre du Queyroix.

5Outre les livres imprimés à sa gloire, Bardon suscite portraits, gravures ou émaux peints. Un tableau daté du premier quart du XVII^e siècle, de peu postérieur à son décès, le montre à mi-corps, vêtu d’un surplis ajouré aux épaules, sur lequel est rabattu le col en pointe de sa chemise. Une barbe taillée en pointe couvre généreusement les joues et le menton. Le visage vu de trois quarts est serein, presque souriant. La main droite qui ferme la partie inférieure du tableau au premier plan est posée sur une tête de mort ; la main gauche tient fermement une croix qui se détache devant l’église placée à l’arrière plan d’une nature calme. Cette peinture à l’huile de 75 cm sur 69 cm, anonyme, est de bonne facture tandis que la gravure de 1680 signée F. Ballard est de piètre qualité. Ce portrait ovale reprend les éléments de la peinture : la tenture à l’arrière-plan devant laquelle se détache le visage de Bernard Bardon, son surplis, son col de chemise qui pointe rappellent la composition du tableau. En revanche, la nature a disparu ; la partie droite de la gravure est envahie par une croix de belle taille. Le visage de Bardon, mangé par la barbe est sévère ; ses mains jointes tournées vers la croix sont d’une facture médiocre. L’identification de Bardon ne fait aucun doute puisque dans une mandorle maladroite est placée l’inscription suivante Venerabilis Presbyter Bernardus Bardonus de Brun ovbiit Lemovicae 19 Janv. An. 1625 aet. Suae. 61. De la gravure à l’émail peint, la filiation est très fréquente et des émailleurs de Limoges façonnent des plaques à l’effigie de Bardon, notamment en 1655 ou 1663. L’une des plus célèbres date de la seconde moitié du XVII^e siècle. Elle est vraisemblablement l’œuvre de Jacques Laudin, alors à la tête d’un atelier familial prospère et réputé à Limoges11. Dans la partie supérieure gauche de l’émail, le nom de Bernard Bardon est indiqué. Il porte un vêtement sombre sur lequel repose le col d’une chemise d’un blanc immaculé. La totalité de la plaque légèrement ovale est occupée par le buste et le visage de Bernard Bardon, encadré d’une chevelure fournie et d’une barbe et d’une moustache soigneusement peignées. Nul signe religieux n’apparaît explicitement dans la tenue vestimentaire de Bernard Bardon12. Son habit noir peut être assimilé à une soutane, encore qu’au début du XVII^e siècle son port soit très exceptionnel, ou à la vêture d’un homme de loi. Or, Bardon de Brun fut avocat et l’on sait que les membres du barreau ou les magistrats étaient habituellement habillés avec une robe noire. L’ambivalence de l’habit noir est compatible avec les séquences de la vie de Bardon, toujours placées sous le signe de la foi et de l’engagement catholique. Le service de Dieu fait le lien entre les diverses périodes de la vie de Bardon, tour à tour marié, veuf, avocat, prêtre avant de mourir en odeur de sainteté13.

6Restituer la vie d’un personnage ou quelques séquences d’une vie expose tout auteur aux aléas de la reconstruction biographique, à une possible illusion ou à une exemplarité excessive du récit. Dans le cas envisagé, le matériau produit par des hommes avertis de la vie de Bardon de Brun, est conçu afin de favoriser la canonisation de Bardon de Brun. Tous les éléments nécessaires à l’avancement de sa cause sont présents et comparables aux textes canoniques des vies de saints et de personnages qui doivent être élevés sur les autels. Aussi est-il licite de lire la vie du vénérable Bardon de Brun à la lumière des vies de saints publiées en grand nombre dans les années 1610-1630, puis de 1660 à 1690 une période, où d’ailleurs, Bardon retrouve une seconde actualité14.

Un engagement catholique par la plume

7Bernard Bardon apparaît dans le contexte limougeaud en 1596. Il est alors âgé d’une trentaine d’années15 ; sa biographie le faisant naitre en 1566, au foyer d’Antoine Bardon, avocat du roi au présidial de Limoges et de Marie Lascure. Le couple appartient au cercle des familles notables de la ville et de manière prévisible, il dirige son fils vers des études approfondies. Bernard fréquente le collège, étudie la théologie vraisemblablement à la Sorbonne et le droit à Toulouse. Il connaît le latin, probablement le grec et aurait des notions en hébreu. Sa formation acquise, Bernard Bardon s’en retourne à Limoges. Il s’inscrit comme avocat et au même moment, épouse en 1597 Doucette Desmaisons, issue d’une famille de magistrats du siège. Leur alliance homogamique et endogamique est d’une grande banalité et même le refus de Bernard à une proposition de son père qui voulait le pourvoir d’un office de judicature n’est pas si extravagant que cela à la fin du XVI^e siècle. À ce moment-là, l’écart entre les positions matérielles et symboliques d’un magistrat et d’un avocat est encore limité et les meilleurs des avocats peuvent rivaliser avec les juges. L’instauration du droit annuel de 1604 et l’incroyable augmentation de la valeur des offices royaux qui en résulte, avec en corollaire le déclassement global des avocats ne sont guère pensables lorsque Bardon décline l’offre familiale. Avocat débutant, qui, selon ses biographes, préfère plaider des causes peu rémunératrices, Bardon de Brun s’illustre en 1596 en composant une tragédie religieuse Saint-Jacques jouée et imprimée la même année, à Limoges16.

8La pièce est donnée le 25 juillet 1596, jour de la Saint-Jacques et le 8 juin 1597, à l’occasion de la réception du duc d’Épernon qui inaugurait sa commission de lieutenant général en Limousin17. La vie de saint Jacques en est le fil conducteur. Jacques, désigné pour évangéliser le royaume d’Espagne, quitte Jérusalem. En chemin, il évoque la France, sa capitale Paris et Limoges, une des stations majeures des pèlerins en route vers Saint-Jacques de Compostelle. À Limoges il prédit un avenir radieux grâce au zèle missionnaire de Martial. Parvenu en Espagne, Jacques prêche et se présente comme l’envoyé d’un Dieu tout puissant. Il parvient à convertir une poignée de fidèles mais, en butte à l’hostilité du peuple et de la souveraine, il quitte le pays et s’en retourne en Samarie. Il reprend sa prédication, et son annonce d’un Christ-Dieu multiplie les conversions. Le Grand Prêtre Abiathar, irrité des succès de Jacques, l’accuse d’être un blasphémateur, l’inventeur d’une religion fausse et il obtient d’Hérode sa condamnation à mort. Juste avant de subir le martyr, Jacques demande un peu d’eau ; il baptise Josias, le serviteur converti d’Abathiar, et les deux hommes, sereins, marchent vers le supplice en louant Dieu18. Rapportant les succès limités puis irrésistibles de la prédication de Jacques, la tragédie est une pièce de croisade, de conquête et de reconquête des âmes et des esprits où il est aisé de reconnaître le combat des zélés catholiques contre les musulmans au temps de la Reconquista victorieuse en 1492 avec la chute du royaume de Grenade et par transposition, de voir dans la lutte de l’apôtre, une évocation du combat des catholiques français contre les protestants. La tragédie est une machine de guerre contre les protestants et l’ouverture de l’acte II le démontre à l’envi. Saint Jacques y dévoile son projet : « Mettre ung Dieu en Espagne et [ren] verser les idoles ». Dans la partie inférieure de cette page 27 de la tragédie, la chute des idoles est figurée avec :

9Un décryptage fait de JV [pi] TER, LUT [H] ER ; LVCINA est l’anagramme de Calvin et Cupidon le pédéraste n’est autre que Théodore de Bèze, souvent stigmatisé de la sorte. La tragédie a versé ici dans la polémique et l’attaque la plus radicale des réformés en posant une filiation entre Théodore de Bèze, Calvin et Luther. Bardon de Brun fait fi des spécificités du luthéranisme et du calvinisme pour vilipender et railler « les mal sentants de la foi ».

10Son œuvre est saluée par le cercle des savants et des érudits de Limoges. Quatorze pièces dues notamment à Joseph de Chalard, un ardent défenseur de l’apostolicité de Martial19, à Jean de Beaubrueil, Mathieu Petiot, Jean David, L. Romanet, François Bonin, tous membres de la bonne société catholique locale précèdent la tragédie. Plusieurs signataires de ces textes encomiastiques excipent de leur qualité de pèlerin : Pierre Guibert, De Julien, Jacques Granaud bayle de la confrérie de Saint-Jacques en 1596. Leur participation est logique dans la mesure où la tragédie est à la gloire de leur patron et que les acteurs de la pièce étaient recrutés au sein de la confrérie20. La nécessaire appartenance à la confrérie et le fait que la pièce soit représentée le jour de la fête du saint soulignent le prosélytisme catholique de la tragédie. Cette dimension est somme toute banale mais elle prend un relief particulier en raison du contexte de sa représentation. La pièce est donnée le dimanche 25 juillet 1596, une semaine après le retour officiel des ligueurs dans leur ville. En effet, le 15 octobre 1589, les ligueurs entraînés par l’évêque Henri de la Marthonnie avaient tenté de s’assurer le contrôle de la ville. Le soulèvement avait duré cinq jours. Il fut violent, sanglant et les partisans du roi et de la légalité avaient réussi à reconquérir toute la ville et à vaincre les émeutiers. La plupart des magistrats du présidial étaient à la tête du camp royaliste et ils usèrent de leur position institutionnelle pour exploiter judiciairement leur victoire et infliger de lourdes peines à leurs adversaires. Condamnations à mort, assignations à résidence dans leurs logis gardés par des hommes en armes et une centaine de bannissements furent prononcés et en dépit d’un assouplissement des sanctions, qui permettait aux exilés de l’intérieur de s’approcher des faubourgs de la ville, une amnistie royale ne fut accordée qu’en février 159621. C’est le 18 juillet que les ligueurs amnistiés furent autorisés à regagner Limoges. Ils furent accueillis par le baron de Salagnac, nouveau gouverneur du Limousin, les autorités municipales et les habitants de la ville. Les deux cortèges, celui des ligueurs rassemblés à l’extérieur de l’enceinte et celui des royaux se fondirent en un seul qui traversa la ville et gagna la cathédrale pour assister à un Te Deum. Le rituel inspiré de l’entrée faite aux souverains lors de leur première venue dans la ville voulait mettre en scène la pacification de la communauté urbaine entière, voire sa possible réconciliation au nom d’une appartenance partagée à la cité. Les clivages de la foi s’évanouissaient devant le ciment juridique et politique de la citoyenneté. L’amnistie exigeait une amnésie de la société invitée à ne voir dans chaque individu qu’un citoyen et non un homme ayant embrassé la cause ligueuse ou celle du roi ou la confession réformée. La volonté officielle était au dépassement des antagonismes de la veille ; or la tragédie de Bardon de Brun allait à l’encontre de cet objectif. En stigmatisant les réformés avec des allusions médiocres, il réactivait la fracture confessionnelle entre les catholiques et les protestants ; derrière la glorification du martyr de Jacques, il exaltait les ligueurs victimes des nombreuses avanies infligées par les royaux. La tragédie était une machine de guerre contre la politique d’apaisement des conflits. Elle contrariait la procédure d’amortissement des troubles civils et religieux spectaculairement mise en scène le dimanche précédent. Bernard Bardon de Brun apparaissait alors comme un catholique engagé, ayant mis sa plume au service d’une reconquête catholique qu’il servit par d’autres voies.

Un engagement au service des nouvelles congrégations

11En 1597, il accueillit les deux pères jésuites envoyés par leur compagnie afin de négocier les conditions de fondation d’un collège, créé l’année suivante. La même année 1597, il est le ou l’un des rédacteurs des statuts de la confrérie des pénitents noirs de Limoges. Il aurait également facilité la venue des pères récollets qui prennent possession de l’église de Sainte-Valérie le 3 août 159622. Toutefois, les preuves font largement défaut et l’affirmation pourrait n’être qu’une extrapolation de son rôle dans l’attribution de l’hospice de Saint-François aux récollets en 1614. En 1616, il fonde une association de prêtres placés sous l’invocation et la protection de saint Martial. Elle doit se « réunir chaque semaine afin de débattre sur les matières de la piété, s’entraider, s’encourager au bien » et forger la figure du nouveau prêtre dans l’esprit du concile de Trente. En 1618, il contribue à l’installation d’un couvent des carmélites et en 1624, il soutient l’installation des feuillants à Limoges.

12Ainsi Bernard Bardon de Brun est présent sur tous les fronts de la réforme catholique pendant plus d’un quart de siècle à Limoges mais si son engagement catholique est constant, sa trajectoire de vie connaît de profondes modifications entre les années 1595-1610 et les années 1610-1625. D’homme marié et sans enfant, Bernard Bardon est devenu veuf après le décès de son épouse en 1611. D’avocat, Bernard Bardon est devenu prêtre en 1615. D’homme dans le monde, il choisit de vivre en marge du monde.

Un engagement catholique aux marges du Monde

13L’image de Bardon forgée par ses biographes et par le premier d’entre eux, Pierre Talois, dans le sermon prononcé le jour des funérailles de l’intéressé est celle d’un homme qui mena une vie religieuse en l’état de mariage, une vie apostolique en la dignité de la prêtrise, une vie évangélique entre les hommes, une vie céleste parmi les corruptions de ce misérable siècle.

14Une vie religieuse en l’état de mariage : toutes les vies du vénérable contiennent un chapitre ou un paragraphe sur le comportement de ce couple a priori mal assorti, entre une épouse dédaigneuse, superbe, frivole, à l’empathie jugée dangereuse et excessive pour les affaires du monde et un mari qui n’avait consenti à l’épouser que pour complaire à ses parents. Mais, sous l’influence de son mari, la femme légère renonça aux plaisirs du monde, se mua en chrétienne emplie de dévotion, soucieuse d’aider les pauvres, les malades et de contribuer avec les moyens que lui reconnaissait la société au soulagement des pauvres23 que son mari défendait en plaidant. Une telle conversion ne pouvait être que le fait de Dieu. Le couple Lui en sait gré et atteint de stérilité, il vit dans une perpétuelle continence. Il fit de leur état de « conjugati » un état de « continentes » durant quatorze ans jusqu’à ce que l’épouse, épuisée par ses visites aux malades et aux nécessiteux, ne soit emportée, victime des maladies qu’elle côtoyait quotidiennement.

15Veuf et sans charge de famille, Bardon de Brun mène une vie ascétique de plus en plus sévère conçue comme une voie vers la perfection. Tout d’abord, il élit domicile dans une petite chambre aux murs nus, meublée d’une méchante paillasse. Dans cette pièce étroite, dépouillée, comparable à une cellule de moine, Bernard Bardon de Brun inflige à son corps une multitude de châtiments. Afin de dompter sa chair, il porte cilice, haires, se donne la discipline avec des chaînes de fer. Il délaisse les soins corporels et apparaît comme une réincarnation de Job. Le jeûne est son ordinaire et son entourage est stupéfait de le voir passer des jours entiers sans se nourrir ou si peu. Son abstinence est totale lors de la semaine sainte au point de mettre sa vie en péril24. Mais Bernard Bardon ne verse pas dans l’autodestruction de manière à prolonger ses souffrances et approcher les épreuves endurées par le Christ dans l’espoir d’un signe d’élection, tel les stigmates. Et en effet, Bonaventure de Saint Amable écrit que les plus vives douleurs de Bardon étaient « aux pieds, aux mains, au côté et la tête », une énumération où il est aisé de reconnaître les cinq plaies du Christ. Le chemin de souffrance emprunté à une période où les occasions de martyr sont inexistantes en France depuis l’instauration de relations pacifiées entre les catholiques et les protestants lui vaut la reconnaissance divine doublée de la laborieuse reconnaissance sociale de ses mérites.

16En effet, le comportement de Bernard Bardon suscita d’abord de l’incompréhension et affligea tout particulièrement son entourage et ses parents, notamment lorsqu’au départ d’une procession ordonnée afin d’implorer Dieu de faire cesser les intempéries, il se présenta sans chemise, sans chapeau, sans souliers, pieds et jambes nues. Ses proches, atterrés, ne voulurent point qu’il paraisse ainsi dans les rues. Ils obtinrent du corps de ville, l’annulation de la cérémonie25. Les connivences de la famille de Bardon avec les dignitaires de la ville et du clergé avaient joué afin de lui éviter l’opprobre du public. L’interdiction permettait aussi de marginaliser un comportement religieux incompatible avec l’ordre chrétien admissible dans la sphère publique. Mais Bardon de Brun parcourut seul les rues de la ville et Dieu salua son acte inouï, à la limite de la normalité. Ses prières furent exaucées, les intempéries cessèrent. Le changement de temps fut porté au crédit de Bernard Bardon, et ses exercices religieux répétés, ses longues stations en prières aux portes des églises, de jour comme de nuit, son anéantissement lors de la semaine sainte furent de moins en moins considérés comme l’action d’un homme insensé mais bien comme les manifestations d’un possible saint. La société commença à voir en Bernard Bardon moins un fol ou un idiot aux exercices religieux et aux austérités extravagantes imputées à un discernement médiocre qu’un homme de sainteté. Bardon de Brun incarnait le contraire de l’ordre chrétien qu’il avait servi avec l’écriture de la tragédie Saint-Jacques et l’installation des congrégations. Il dépassait le projet totalitaire d’une christianisation visible de la société26 et devenait une figure mystique, fonctionnant à la marge du monde mais ayant des rapports privilégiés avec Dieu27.

17Trois séries de faits soutinrent cette mutation du regard d’autrui sur Bardon. L’action d’éclat évoquée ci-dessus et ses effets élèvent Bardon de Brun au rang d’intercesseur divin. Des fidèles en proie à des débats de conscience viennent alors le consulter ; il leur prodigue des conseils, il annonce la résolution d’affaires passablement embrouillées ou de retournements de situations a priori improbables28, ce qui atteste de dons de clairvoyance et d’une capacité à pronostiquer le futur que seul Dieu peut lui avoir attribués. Enfin des miracles sont portés à son crédit, en particulier la guérison des maux oculaires et de la cécité, ce qui rappelle les pouvoirs thérapeutiques reconnus à saint Martial29 et inscrit Bardon dans la lignée du saint limousin. Ainsi, avant sa mort, Bardon apparait comme un mystique doublé d’une figure de la sainteté. En effet, les caractéristiques prêtées aux mystiques se rencontrent chez Bardon. Il cultive l’humilité puisqu’il a refusé tout triomphe dans le monde. Il a défendu les pauvres, s’est fait leur avocat sans chercher la gloire de l’Orateur. Il sait faire preuve d’indifférence aux railleurs et aux critiques que son comportement engendre. Ses longues stations de prières, dans le froid et le vent sous le porche de l’église Saint-Martial, ses courses pèlerines vers les sanctuaires du Limousin, ses sommes au bord des chemins lorsque la fatigue le terrasse lui valent d’innombrables quolibets qu’il n’écoute pas ou supporte avec une indifférence doublée de compassion à l’égard de ses contempteurs. Pauvre, Bardon de Brun le fut et le devint par élection. Il se défit de tous ses meubles, de sa bibliothèque, comme s’il pensait qu’un homme instruit était moins accessible à la parole de Dieu et vécut dans un grand dénuement, pauvre comme Job. Enfin, Bernard Bardon de Brun a placé son existence sous le signe de l’obéissance et du consentement aux volontés d’autrui. Après avoir obtempéré aux volontés familiales, il s’est abandonné à Dieu en un geste d’anéantissement de soi qui doit le conduire vers la sainteté. Au moment de sa mort, sa sainteté éclate en pleine lumière, au cœur de la cité comme dans le cœur et l’esprit des fidèles. Comme il sied à un saint, il a prévu les circonstances de son trépas. Comme il l’avait annoncé, il rend l’âme à Dieu un dimanche, à l’heure de la messe, au moment de la célébration de la Cène. Il ne pouvait pas y avoir de moment plus propice et chargé de sens. Bardon, prêtre, décédait lors de la transsubstantiation des espèces que seul un ecclésiastique distingué par le sacrement de l’ordre pouvait célébrer. L’instant de la mort de Bernard Bardon était un nouveau signe d’élection divine. Il décédait en odeur de sainteté et « tous ceux qui y assistèrent sentirent lorsqu’il rendit l’âme une si douce et si suave odeur que la plupart crurent qu’on l’avait embaumé tout vivant »30.

18La nouvelle de la mort se répandit à vive allure dans la ville et les habitants accoururent dans la petite chambre pour contempler le cadavre. Mais aussi s’emparer d’un bout de son vêtement, de quelques mèches de cheveux, de rognures d’ongles, investis de la qualité de reliques. Pierre Talois dénonce ces agissements. Il les juge médiocres tout en les rapportant pour faire voir en quelle estime « estoit sur la fin de ses jours celui que le monde avait tant mesprisé au commencement de sa conversion »31. Bardon de Brun est alors l’objet d’une canonisation populaire et son cadavre suscite des rivalités entre des congrégations religieuses et les prêtres de la paroisse de Saint-Pierre du Queyroix. Finalement, ces derniers forcent le passage, pénètrent dans la chambre, se saisissent de la dépouille, l’exposent dans leur église et l’inhument devant l’autel de la chapelle de saint Fiacre. Ce coup de force est un des lieux communs de toutes les relations de vies de saints. Sous le propos obligé, affleurent les mobiles et les motifs principaux de cette altercation entre religieux pour la maîtrise du corps. L’un est prosaïquement matériel. Détenir le cadavre d’un homme mort en odeur de sainteté et assimilé par bien des fidèles à un saint, doué de pouvoirs miraculeux, est une promesse de rayonnement pour le sanctuaire. Les paroissiens, les fidèles, les pèlerins viennent fréquenter l’église, demandent des offices, versent des dons, et nulle communauté de prêtres ne peut être insensible à la manne économique et au prestige symbolique liés au tombeau d’un vénérable.

19Le second motif est d’ordre identitaire. Bardon de Brun a vécu à Limoges ; il a lutté pour le triomphe de la réforme catholique à Limoges. Il a fondé une compagnie de prêtres sous l’invocation de saint Martial ; il a rédigé une lettre à l’intention du cardinal Robert Bellarmin où il plaide la cause de l’apostolicité de Martial, évangélisateur de l’Aquitaine et donc du Limousin. En 1624, année d’ostension des reliques des saints patrons limousins, il a composé une pièce en vers et une autre en prose, à l’honneur de saint Martial32. Bardon est indéfectiblement lié à sa ville et à son diocèse et les fidèles l’ont adopté comme leur saint. Bardon est une version limousine de la sainteté et il doit demeurer accessible aux fidèles en reposant dans une église de la ville et non derrière les murs d’une congrégation foraine.

20Après sa mort, de nombreux miracles sont attribués à son intercession et à ses reliques. Cette énumération de miracles est nécessaire à l’avancement de sa cause en cour de Rome et à son élévation sur les autels. La procédure relancée à la fin du XVII^e siècle au moment du transfert de ses cendres n’aboutit pas et Bernard Bardon de Brun demeure simple Vénérable. Malgré l’insuccès de la démarche, celui-ci, tel que le restituent les Vitae hagiographiques et les portraits iconographiques apparaît comme une figure majeure et originale de l’engagement catholique limousin du premier XVII^e siècle. Il est d’abord un laïc et un dévot lancé dans la défense de la Sainte Union, la reconnaissance des ligueurs vaincus et obligés de se fondre en silence dans la communauté urbaine. Sa tragédie Monsieur saint Jacques, loin d’être la simple évocation de Jacques le Majeur, une figure légendaire de l’évangélisation de l’Espagne est une pièce très enracinée dans le passé immédiat de Limoges, les déchirures politiques et confessionnelles de la communauté. Bardon de Brun loue les ligueurs défaits et leur dresse le monument littéraire qui parasite les volontés de pacification et de réconciliation des catholiques, hier divisés entre une mouvance privilégiant la foi sur la loi et le roi et l’autre accordant la priorité au roi et à la loi, au risque assumé de dévaluer la foi, au moins dans l’espace public.

21Après avoir placé sa plume au service d’un catholicisme conquérant, Bardon de Brun a œuvré au succès de la Réforme catholique. Il l’a fait de manière classique, en conformité avec les engagements de son milieu social et les attentes de l’Église. Il a facilité l’installation des congrégations réformées avec une empathie pour les jésuites, les carmélites, soit la mouvance hispanique du catholicisme. Il a embrassé et servi la cause des dévots voulant édifier sur cette terre un royaume de Dieu placé sous leur contrôle et leur autorité. Mais Bardon de Brun, en proie à des tourments et des doutes existentiels, a progressivement rompu avec ces pratiques religieuses. Il a cherché son salut à la marge de l’Église qui l’a pourtant admis comme prêtre sans que les textes précisent s’il reçut le sacrement de l’ordre ou fut reçu comme un simple communaliste. Il s’est situé en retrait du monde, cultivant une solitude très répandue au XVII^e siècle, portée par des écrits apologétiques dus par exemple à Jean-Pierre Camus33 et renouant avec l’érémitisme si présent au Moyen-Âge dans le diocèse de Limoges. Bardon de Brun, par son comportement se rattache à la lignée des ermites du haut Moyen Âge, ces hommes solitaires vivant de la charité privée et donc installés à proximité des routes de pèlerinage, des voies de passage ou des carrefours. Bernard Bardon de Brun, tout retiré qu’il soit dans sa cellule, habite à Limoges et son retrait du monde ne le rend pas inabordable aux visiteurs. Au contraire, il devient de plus en plus accessible aux fidèles ; il reçoit un nombre croissant de visites au fur et à mesure que sa réputation enfle. Bardon de Brun se place à la lisière du monde, comme le firent les ermites et le traitement de son visage sur la gravure réalisée en 1680 veut suggérer une telle parenté. Bardon arbore une moustache et une barbe mal peignées. Cette barbe ébouriffée est celle qui orne souvent le visage d’un ermite ou d’un saint Jérôme, d’un saint Jean-Baptiste ; elle ne saurait être celle d’un prêtre qui ne doit porter ni barbe, ni moustache comme le stipulent les statuts synodaux du diocèse de Limoges en 161934. Ainsi, la filiation de Bardon avec les figures de l’érémitisme paraît solide sans pour autant épuiser la signification de cette pilosité broussailleuse du visage. Il faut se souvenir qu’avant d’embrasser l’état de prêtre, Bernard Bardon était avocat, soit un praticien du droit. Or, les hommes de justice, à l’image de Guillaume du Vair (1556- 1621), garde des sceaux de Louis XIII, portraituré par Franck Pourbus en 1622, aiment à se faire représenter avec une barbe imposante et peu apprêtée. Ils se distinguent des hommes de la Cour, rasés ou portant une barbe soigneusement taillée et trahissant, selon leurs détracteurs, une frivolité mondaine.

22Ainsi, le portrait de Bardon de Brun brille par sa polysémie puisqu’il est possible d’y lire en filigrane la représentation d’un avocat, d’un prêtre ou d’un ermite. La gravure où il est dessiné avec une robe noire à l’attribution professionnelle indécise et recouverte d’un surplis de prêtre, demeure ambiguë puisque Bardon arbore la barbe35. Il semblait inséré dans le premier ordre de la société, mais la barbe ruine cette certitude. Sous le surplis ecclésiastique, demeure l’avocat, sous l’homme de Dieu, reste l’homme du monde et quels que soient les mérites de Bardon de Brun, son état originel laïc obère l’interprétation officielle de sa vie. L’état laïc demeure inférieur à l’état ecclésiastique et entrave la reconnaissance officielle de la sainteté. Quant au mysticisme de Bardon, et à ses attitudes oscillant entre vie monastique et vie érémitique, ils engendrent des interrogations, des doutes et, dans un premier mouvement, de la suspicion durant une période où l’Église a entrepris de débusquer les sorciers et les sorcières et de lutter contre des cas de possession. Certes le 6 octobre 1636, lors de l’exorcisme de la demoiselle de Razilly à Loudun36, une image de Bernard Bardon de Brun posée sur l’autel effraie le démon aux dires de la possédée, mais la reconnaissance de sa sainteté achoppe. Pour l’Église, Bernard Bardon de Brun n’est qu’un « Vénérable » ; pour les fidèles limousins, il est bien davantage ; il est un saint et le sort réservé à ses vêtements ou aux extrémités de son corps coupées – ongles, cheveux – et traités comme des reliques, le démontre. Les fidèles ont admis le parcours de Bardon de Brun, les manifestations de sa communion avec Dieu et l’ont canonisé tandis que l’Église marque toujours de la réserve, de la distance vis-à-vis de certains de ses comportements.

23Ainsi, derrière la glorification officielle, des divergences d’appréciation de la sainteté de Bernard Bardon de Brun affleurent entre une lecture cléricale et savante portée par l’institution et une lecture plus émotionnelle adoptée par les fidèles. À l’évidence, le comportement de Bardon de Brun qui évoque celui des « humiliés », des franciscains, des recluses sous toutes les latitudes de la Chrétienté latine37 ne correspondait qu’imparfaitement au modèle des personnages canonisables au XVII^e siècle. La prudence de l’Église ne dissuada pas les fidèles de le solliciter, de se pourvoir en images ou reliques, de croire aux capacités de la poussière de son tombeau, et d’inscrire Bardon au haut du panthéon des saints limousins. À défaut d’avoir été porté sur les autels par Rome, Bardon de Brun l’était par les Limougeauds qui voyaient en lui un petit saint du Limousin.