1Au cours de la seconde moitié du XVI^e siècle, la monarchie française s’est enferrée dans une longue crise religieuse et politique qui l’affaiblit profondément1. Dans ce contexte, les monarques ont eu le souci de se présenter à la fois comme des modèles de piété et de justice, et comme la source unique de la grâce. L’exercice du don formait une part importante du capital symbolique du prince, à tel point qu’on pouvait considérer que « le roi qui ne donne pas n’est plus roi »2. Bien gouverner, c’était savoir appliquer une forme de justice distributive récompensant les sujets d’une façon conforme à leur valeur et à leur dignité3. Cette pratique intégrait les barons à un système d’échange dans lequel le service et la fidélité apparaissaient comme la contrepartie de la manifestation de la grâce princière, car le don introduit un double rapport de solidarité et de supériorité dans la relation entre celui qui donne et celui qui reçoit4. Les effets de la grâce princière étaient perçus comme la reconnaissance de la prééminence sociale des barons. Pour ces derniers, les libéralités du monarque possédaient une valeur d’épreuve publique de leur grandeur. Par ailleurs, la compétition pour l’accès aux ressources royales était particulièrement âpre car les revenus fonciers et féodaux des seigneurs étaient insuffisants pour leur assurer un train de vie correspondant à leur qualité et pour entretenir les clientèles sur lesquelles reposait leur puissance5. Dans ce contexte, les élévations spectaculaires des favoris étaient vues comme une trahison par les représentants des grands lignages.

2Dépenser n’était pas un exercice facile, car il fallait le faire à bon escient, ou d’une façon qu’il était possible de justifier. Catherine de Médicis s’est ingéniée à redonner à la cour le lustre qui était le sien avant les guerres civiles. Comme l’a noté Thierry Wanegffelen, les magnificences curiales constituaient « un véritable instrument de pouvoir » qui, dans l’esprit de la reine et de ses fils, allait permettre de « conquérir la paix des mœurs et des esprits, à défaut de celle des âmes »6. La mise en scène des apparitions royales et les investissements somptuaires participaient d’un travail de restauration politique conçu comme une œuvre de réformation du royaume, mais aussi comme une entreprise de séduction à usage extérieur7. Il fallait rassurer les alliés de la couronne et impressionner ses adversaires potentiels, sans pour autant susciter la désapprobation des sujets qui pouvaient juger scandaleuses ces dépenses superflues. L’exercice n’était pas sans risque. Machiavel a d’ailleurs souligné les dangers d’une politique de la libéralité. Dans le chapitre du Prince intitulé « De la libéralité et parcimonie », l’homme d’État florentin note que l’entretien d’une renommée de libéralité oblige le prince à dépenser toujours plus et, ce faisant, le mène à accroître les impositions, ce qui finit nécessairement par le rendre impopulaire. Parce que la libéralité « se consume d’elle-même », elle aboutit toujours à rendre le prince odieux à la majorité de ses sujets, alors qu’elle ne satisfait qu’une petite minorité de privilégiés. Aussi Machiavel soutient-il l’apparent paradoxe que la ladrerie est un moyen de gouvernement plus efficace que la générosité, ce qui contrevient bien évidemment à l’ethos chevaleresque traditionnel.

Une diplomatie de la séduction

3Le devoir de libéralité obligeait le roi à récompenser les grands seigneurs et ses serviteurs les plus méritants, mais aussi à renforcer les liens avec les puissances étrangères. En 1559, après la signature de la paix du Cateau-Cambrésis qui venait de mettre fin à la guerre avec l’Espagne, Henri II fit ainsi don d’un service de vaisselle d’argent doré valant près de 25 000 livres tournois, à l’un des négociateurs espagnols8. Pourtant les finances royales se trouvaient en très mauvais état : en 1560, les dettes de la couronne étaient estimées à 41 millions de livres tournois9 !

4En dépit de difficultés financières croissantes, Catherine de Médicis eut elle aussi recours aux cadeaux de ce type10. Lors des fêtes organisées à l’occasion de la rencontre de Bayonne, en 1565, elle s’employa à prouver aux représentants de Philippe II que la France était loin d’avoir perdu sa puissance et sa richesse. En proclamant la grandeur retrouvée de la monarchie, les spectacles et les divertissements chevaleresques refermaient le temps des troubles et des désordres pour ouvrir celui d’un nouvel âge d’or11. Des descriptifs des costumes portés à l’occasion des différentes cérémonies furent même diffusés afin de révéler à un large public la magnificence de ces événements12. Lorsque Monsieur, le futur Henri III, se présenta pour la première fois devant sa sœur la reine d’Espagne, le 9 juin, les grands seigneurs qui l’accompagnaient portaient une parure uniforme particulièrement somptueuse : une casaque de velours incarnat cramoisi chamarrée de frange d’argent, un pourpoint de satin incarnat cramoisi également chamarré d’argent et un chapeau à la reître de serge cramoisie rouge chamarrée. Tous les membres de sa suite arboraient des costumes somptueux. Lors des divertissements organisés les jours suivants, les seigneurs parurent une nouvelle fois dans des atours spectaculaires. Pour la course à la bague organisée le 19 juin, les principaux gentilshommes de la cour revêtirent des casaques de tabis d’or sur soie rouge cramoisie, chamarrée de passement d’or, des pourpoints de taffetas blanc rayé d’or, des chausses de satin blanc également rayé d’or et un chapeau de velours cramoisi. Quelques jours plus tard, pour le tournoi de la Vertu et de l’Amour, les mestres de camp portaient cette fois des casaques à manches de toile d’or damassée sur champ jaune, chamarrée de passement d’or, des pourpoints de satin bleu rayé d’or, des chausses de même tissu rayé d’or et d’argent, des chapeaux de velours rayés et bordés d’or et des ceintures de velours bleu. Les chevaliers du roi, qui combattaient en faveur de la Vertu, avaient des casaques de satin cramoisi brodé d’argent, tandis que le parti de Monsieur, défenseur de l’Amour, était vêtu de velours vert brodé de toile d’or.

5Pour conforter les alliances, la reine mère faisait également des cadeaux aux princes et princesses étrangers. Elle offrit ainsi des chaînes et des bagues d’une valeur de 10 150 écus au duc d’Albe et au prince d’Eboli, les deux principaux personnages de la cour de Philippe II, ainsi qu’à leurs épouses et à plusieurs autres seigneurs et dames d’Espagne13. En 1571, Catherine passa une grande commande d’objets précieux à son orfèvre, François Dujardin. Elle comptait offrir au roi une chaîne agrémentée de perles ; à la reine de Navarre, un miroir enrichi de joyaux pendant à une chaîne émaillée de noir ; à la duchesse de Savoie, un autre miroir rond derrière lequel pouvait être mis un portrait ; au duc de Savoie, des tablettes pour mettre des portraits ; à la duchesse de Lorraine, une paire de bracelets ; au duc de Lorraine, enfin, un tour de bonnet avec une enseigne où serait placé le portrait de sa femme. Catherine portait un tel soin à ces présents qu’elle fournissait le modèle des pièces à réaliser. Elle confectionna également un petit mémoire dans lequel elle précisait la nature des objets qu’elle avait chargé l’un de ses proches conseillers, le comte de Retz, de faire exécuter pour le roi, et évaluait à 19 872 livres le coût des bijoux commandés14.

6Toujours afin de manifester la puissance de la maison de France, Catherine de Médicis fit confectionner de nombreux bijoux pour les seigneurs polonais qui avaient élu roi son fils Henri en 1573. À leur arrivée en France, les ambassadeurs venus de Cracovie reçurent ainsi des colliers d’or valant chacun la somme colossale de 1 080 écus15. On chargea les chariots du nouveau souverain de coffres de bagues, de ceintures, de chaînes et de carcans de diamants ou de rubis, qui allaient être distribués aux Polonais. On conserve une liste d’objets précieux fournis par quatre orfèvres parisiens et par le Flamand Herman Mezambrich, pour un montant de 50 000 livres tournois, ainsi qu’une description des cinquante-sept chaînes d’or réalisées par Jacques Fournier, d’une valeur totale de 22 911 livres tournois16. Henri emmenait également sa propre vaisselle d’argent et de vermeil, qui valait 35 205 livres tournois17. Les bijoux étaient sous la responsabilité du premier gentilhomme de la chambre du futur Henri III, René de Villequier. Celui-ci entretenait d’ailleurs des contacts étroits avec la reine mère, qui le chargea même de commander à François Dujardin une monture de plusieurs diamants et rubis, et de dresser un mémoire des bijoux qu’elle souhaitait acquérir18.

7Sur le chemin du retour vers la France, Henri III fit également un certain nombre de cadeaux et d’achats. Lors de son passage à Venise, du 18 au 27 juillet 1574, il dépensa 43 804 écus, dont 13 216 en dons et présents, 12 000 autres étant envoyés à Vienne pour remercier l’empereur de son hospitalité19. Les seigneurs qui l’avaient reçu furent gratifiés de chaînes d’or, tandis que les domestiques et les musiciens obtinrent des gratifications en argent. Il paya par ailleurs 50 écus au Tintoret pour la réalisation de trois tableaux. Les sommes avaient été empruntées par l’ambassadeur du roi, Arnaud du Ferrier, aux banquiers florentins Strozzi, Guadagni et Carnesecchi, et au Lucquois Balbani.

8Henri III avait la volonté de restaurer un ordre public fondé sur l’exercice de la justice, et de faire de sa cour une société idéale offrant un modèle de vertu et d’harmonie à l’ensemble des sujets. Espace public par excellence, la cour devait manifester la puissance retrouvée du souverain. Elle était le lieu de fêtes et d’entrevues diplomatiques à l’occasion desquelles le roi s’employait à éblouir ses hôtes, surtout quand il attendait d’eux qu’ils soutiennent son action. En 1575, il reçut les ambassadeurs vénitiens avec un luxe inouï. L’un d’entre eux, Giovanni Michiele, a laissé une description de ces festivités, où il assure que « l’hospitalité était exercée envers nous tous avec une magnificence royale »20. Il décrit notamment la somptuosité de l’appartement qui lui avait été préparé dans l’hôtel de Guise. Celui-ci comprenait une antichambre, une chambre et un cabinet, et toutes ces pièces étaient décorées de tapisseries d’or et de soie. Tout brillant d’or et de broderies fines, le lit valait à lui seul plusieurs milliers d’écus. La richesse du service de la table l’étonna également : la vaisselle était d’argent, et les cinq services étaient si fournis qu’ils pouvaient rassasier cinquante personnes. Brochets et tortues acquis à prix d’or, les jours maigres, gibiers et volailles, les jours gras, se succédaient sur la table du Vénitien. Une fois sa mission achevée, Michiele reçut par ailleurs une bague en cadeau21.

9Si le souverain traitait si bien les représentants de la Sérénissime, c’est parce qu’il comptait sur eux pour plaider sa cause auprès des banquiers de leur ville. Les finances royales étaient en effet fort malmenées par l’effort de guerre. En 1576, l’endettement de la monarchie atteignait 101 millions de livres tournois, alors que ses ressources annuelles ne dépassaient pas une quinzaine de millions. Aussi le roi était-il contraint d’emprunter des sommes considérables. Les joyaux de la couronne furent même engagés en Italie en 1575 et 1576. Le duc de Savoie reçut ainsi des bagues d’une valeur de 50 000 écus, qui furent ensuite portées à Venise22. Le roi fut d’ailleurs furieux d’apprendre que son ambassadeur à Venise avait fait vendre certaines pièces dans le Levant, alors qu’il avait l’intention de les racheter23. Il fallut attendre l’automne de 1580 pour qu’on puisse en récupérer certains, mais de nombreux bijoux, d’une valeur de 40 000 écus, attendaient encore chez le cardinal Alexandre Farnèse. Le monarque envoya ainsi en Italie le secrétaire des finances Jules Gassot, qu’il chargea de rapporter un rubis autrefois mis en gage chez le duc de Mantoue pour 3 000 écus24.

10Henri III traita également avec magnificence les représentants des cantons suisses, quand il les reçut à Paris en 1582. Il les gratifia de chaînes valant de 200 à 700 écus, auxquelles pendait son propre portrait, tandis que la municipalité leur offrait chaque jour des pâtés de jambon, de l’hypocras et des flambeaux de cire25. Pour faire la publicité de cette réception fastueuse, le roi tint un mémoire des cadeaux qu’il fit parvenir à son ambassadeur en Suisse26. Cette magnificence d’État était destinée à sceller l’alliance passée entre la monarchie française et les Confédérés, qui fut jurée solennellement par le roi dans la cathédrale de Paris le 4 décembre.

11Les bonnes relations avec la reine d’Angleterre étaient elles aussi entretenues par des présents. En 1582, Henri III fit ainsi préparer un beau carrosse pour Élisabeth, et un second pour la comtesse de Warwick27. Les deux couronnes avaient fait la paix en 1564, et le roi pouvait craindre que la reine ne s’engageât aux côtés des huguenots. Au début de 1585, Élisabeth envoya au roi son ordre de la Jarretière. Les ambassadeurs furent reçus avec un cérémonial particulièrement étudié28. En revanche, en 1577, quand les relations entre les deux couronnes s’étaient refroidies parce que Henri III avait repris la guerre contre les protestants, les échanges de cadeaux étaient suspendus29. Des présents furent également adressés aux princes de l’Empire, en fonction des disponibilités du roi. Ainsi, en 1580, Henri III fit savoir à son agent en Allemagne, Gaspard de Schomberg, qu’il n’avait pas les moyens d’offrir un gros diamant à l’électeur de Saxe et une chaîne de pierreries à sa femme comme ceux-ci l’espéraient30. Mais, l’année suivante, le roi eut les ressources nécessaires pour envoyer un diamant estimé à 6 000 écus à Auguste de Saxe, en gage de l’« inviolable amitié » qui l’unissait à ce prince protestant31.

« La libéralité et magnificence est le propre d’un grand prince »

12Le roi de France employait une partie de ses finances à maintenir des liens étroits avec ses alliés étrangers, mais l’essentiel de ses dépenses visait la restauration de son autorité à l’intérieur du royaume. Catherine de Médicis avait rappelé à ses fils, Charles IX et Henri III, qu’ils devaient restaurer la confiance de la noblesse en renouant avec elle une relation privilégiée pour assurer son attachement au service de la couronne. Elle insistait sur la nécessité de connaître soi-même les gentilshommes du royaume, et au besoin d’en tenir une liste, afin de savoir à qui confier les honneurs et les charges lors de leur vacation. De cette façon, il n’aurait pas besoin de recourir aux services d’un intermédiaire recommandant ses clients, et les bénéficiaires de sa grâce deviendraient ses véritables obligés32.

13Dans cet esprit, Henri III tenta d’établir son autorité sur la noblesse par une politique de la libéralité qui devait le faire apparaître comme l’unique source de la grâce. Lui-même considérait que « la libéralité et magnificence est le propre d’un grand prince »33. Alors qu’il se trouvait encore en Italie, sur le chemin du retour vers la France, il reçut un mémoire composé par Catherine de Médicis, dans lequel elle insistait sur le fait qu’il devait donner de lui-même à ses serviteurs et non se plier aux volontés des solliciteurs. Elle ajoutait qu’il serait bon qu’il manifeste d’emblée son autorité en refusant d’accorder sa grâce à ceux qui le braveraient ou lui « vouldré fayre par fason de conpagnon ou d’estre mal cuntent »34. Le roi devrait par ailleurs régler l’ordre de sa cour, superviser en personne l’ouverture des dépêches et recevoir lui-même les placets, c’est-à-dire les demandes de faveurs, pour que les bénéficiaires des grâces se sentent directement obligés envers lui.

14À son arrivée à Lyon, conformément aux instructions de sa mère, Henri III ordonna que les requêtes seraient désormais toutes couchées par écrit et les placets remis aux secrétaires d’État, qui en dresseraient la liste, pour qu’il puisse les examiner et faire les réponses lui-même. Un rôle des dons serait également tenu chaque mois pour que le roi sache exactement le montant et la nature de ses libéralités35. Afin de limiter le pouvoir des patrons aristocratiques, Henri III décida également que les grands seigneurs ne pourraient plus s’entremettre « pour autres que pour eux »36. Cependant, ces mesures ne furent pas appliquées avec rectitude, si bien qu’en septembre 1586 le roi ordonna de nouveau que soit tenu avec rigueur un registre de dons qu’il signerait lui-même37. Deux ans plus tard, le roi précisa une dernière fois la façon dont les placets devaient lui être présentés : il devait les recevoir lors de l’audience du samedi après-midi, et faire les réponses lui-même38. Henri III examinait avec attention les demandes qui lui étaient présentées, et il n’y répondait pas systématiquement de façon positive, loin de là. Ainsi, sur le rôle de placets arrêté le 21 novembre 1586, sur 378 requêtes, seules 114 furent accordées (30,15 %), alors que 233 étaient refusées (61,6 %), les autres étant remises à l’avis du Conseil ou à plus ample information39. Sur le rôle du 13 juin 1587, on comptait 91 refus pour 115 accords40. En contravention avec le règlement de 1574, une partie de ces requêtes étaient d’ailleurs présentées par le grand favori du roi, le duc d’Épernon, qui intercédait pour ses propres clients. On conserve ainsi un rôle de placets présentés par le duc, qui furent, dans leur immense grande majorité, accordés par le roi (35 sur 41, soit 85,36 %)41. En se présentant comme la seule source de la grâce, et en refusant d’employer comme intermédiaires les secrétaires d’État pour l’examen des placets, le roi se mettait dans une situation délicate. Les refus étaient désormais considérés comme des affronts directement faits par le roi aux solliciteurs.

15La libéralité d’Henri III fut d’autant plus mal appréciée que celui-ci était parvenu au pouvoir dans un contexte extrêmement difficile. À son arrivée en France, les troubles ont repris dans le sud du royaume où commençait à se constituer un nouveau parti dépassant les clivages confessionnels. L’usage de la grâce et l’accès aux ressources royales était au cœur de l’argumentaire des adversaires du roi. Les pamphlétaires protestants mobilisés pour justifier la prise d’armes focalisèrent leur attention sur le dérèglement supposé des pratiques de libéralité et sur le mauvais usage de la faveur. Dès 1574, parut un petit libelle intitulé Advis et très humbles remonstrances à tous Princes, Seigneurs, Cours de Parlement et subjects de ce Royaume, qui dénonçaient les « injustes usurpateurs du gouvernement »42. Mal entouré, le roi n’avait pas conscience de la ruine de son peuple. L’ensemble de l’appareil d’État devait être réformé, car il était perverti, non seulement par la vénalité des offices, mais aussi par l’attribution des charges les plus honorables à des « gens de basse qualité », voire à des étrangers. Les guerres civiles elles-mêmes étaient présentées comme l’ultime invention des mauvais conseillers du roi pour détruire la noblesse française. Les Malcontents utilisèrent ces arguments pour fédérer les gentilshommes des deux confessions autour du frère du roi, François d’Alençon. À partir de 1585, les ligueurs justifièrent eux aussi leur soulèvement de cette façon. Henri III allait être de nouveau accusé d’avoir voulu se défaire des grands lignages, à commencer par les Guises, et de n’accorder sa faveur qu’à des petits nobliaux indignes des grandes charges qu’ils recevaient.

16Certes, le monarque tenait à s’entourer de jeunes gens qui lui devaient tout, mais il tentait également de fédérer les plus grands seigneurs dans un même idéal religieux et moral. À cette fin, il fonda un ordre de chevalerie réservé à une élite de gentilshommes catholiques qui, par leur comportement exemplaire, devaient servir de « miroir et exemple » à tous les sujets43. Créé le 31 décembre 1578, l’ordre du Saint-Esprit fut doté d’un budget géré par le secrétaire d’État Villeroy. Le chapitre annuel, au cours duquel les nouveaux chevaliers étaient reçus, se tenait le 31 décembre dans la chapelle des Grands Augustins. Le lendemain, la fête de l’Ordre donnait lieu à une messe le matin, puis au service des vêpres l’après-midi, à l’occasion duquel le roi et les chevaliers se présentaient en habit de deuil. Ces cérémonies coûtaient chaque année une soixantaine de milliers d’écus (69 921 écus en 1586 et de 62 180 écus en 1587)44. Le budget était alimenté en partie par le droit de marc d’or des offices, aussi appelé droit de serment, institué en octobre 1578. Lors de leur réception dans l’Ordre, les chevaliers recevaient un grand collier d’or, contenant quarante chiffres royaux et fleurs de lys, qui revenait théoriquement au roi à la mort de son détenteur. Ils devaient également porter un costume de cérémonie dont la pièce principale – un grand manteau de velours noir brodé de flammes d’or et doublé de satin orangé, avec un chaperon de taffetas vert – était à la charge des récipiendaires. Lors de la commande, un tel ensemble atteignait 400 écus (1 200 l.t.)45, mais dans les inventaires après décès, ces somptueux manteaux sont estimés seulement 400 à 600 livres tournois, sans doute parce que leur revente n’était pas aisée46. Ces sommes restaient cependant considérables, et un manteau de l’ordre du Saint-Esprit coûtait bien plus cher que le costume d’un chevalier de Saint-Michel en toile d’argent doublée de satin blanc, avec un chaperon de velours cramoisi rouge, qui était évalué seulement 100 écus (300 l.t.)47. L’Ordre était également doté d’un trésor comprenant plusieurs pièces d’orfèvrerie (masse, bassins, coupes, aiguières, flacon, navette à encens, encensoir, flambeaux) fournies par trois importants orfèvres parisiens : Pierre Hotman, Richard Toutain l’aîné et François Dujardin48. En raison de leur solennité, les cérémonies du nouvel ordre royal marquèrent profondément les contemporains.

17Henri III avait également recours aux fêtes pour tenter de réunifier ses sujets dans une même communion avec la majesté royale. Les plus spectaculaires se sont déroulées à l’occasion du mariage du jeune favori du roi, Anne de Joyeuse, avec la demi-sœur de la reine, Marguerite de Lorraine-Vaudémont, en septembre 158149. Issue d’une branche cadette de la maison de Lorraine, la mariée n’apportait pas de dot substantielle au favori, aussi le roi versa-t-il 400 000 écus aux époux. L’argent confié à Joyeuse devait être en partie investi en terres et surtout servir à faire un prêt au duc de Lorraine, le puissant cousin de la mariée50. Cette alliance était donc non seulement destinée à faire entrer le jeune homme dans la famille royale, mais également à renforcer les liens avec la maison de Lorraine. Le roi commanda également de nombreux bijoux pour les mariés et son entourage. Certaines pièces venaient d’Italie, et notamment de Florence, où le banquier Orazio Ruccellaï avait été chargé de faire confectionner « certains ouvrages » que le roi fit rapporter en France au cours de l’été51.

18Le jour du mariage, Henri III et Joyeuse apparurent dans des habits identiques révélant le lien de parenté qui les unissait désormais. Ces costumes couverts de broderies, de perles et de pierreries furent estimés à la somme colossale de 10 000 écus. Pour se rendre compte de l’importance de ce chiffre, on peut le comparer à la dépense ordinaire de l’Argenterie royale pour l’année 1581, laquelle se montait à seulement 25 496 écus52. À l’occasion des différents bals, mascarades, combats et festins, le roi fit habiller non seulement les musiciens, les pages et les écuyers, mais aussi les seigneurs et les dames auxquels il fit don de magnifiques vêtements53. Dans son journal, le Parisien Pierre de L’Estoile évoque les costumes somptueux des courtisans, les décors magnifiques des spectacles et la profusion de tissus d’or et d’argent, et il ne manque pas de dénoncer le gaspillage occasionné par ces festivités sans précédent. Ces dépenses avaient un but politique évident : manifester la puissance monarchique et la restauration de l’harmonie dans le royaume afin de pérenniser la paix enfin rétablie. Bien qu’ils aient été particulièrement impressionnés par ces fêtes, les contemporains en retinrent moins le sens politique que le coût. La rumeur, rapportée par L’Estoile, voulait que le roi n’en serait pas quitte pour 1 200 000 écus54, tandis qu’un autre observateur, l’abbé Louis de Parades, estime l’ensemble des dépenses à plus d’un million55, ce qui est sans doute exagéré. Toujours est-il que six ans après les noces, il restait à régler 65 133 écus à vingt-deux fournisseurs, parmi lesquels figuraient Pierre Hotman et François Dujardin56.

19L’élévation des favoris constituait pour le roi un véritable investissement. À partir du début des années 1580, les ducs de Joyeuse et d’Épernon cumulèrent en effet les charges et les dignités, si bien qu’ils battirent en très peu de temps des fortunes importantes. Vers la fin de 1586, Épernon possédait 400 000 écus en argent et autant en bijoux, alors que dix ans plus tôt il n’était qu’un simple cadet de Gascogne impécunieux57 !

L’économie du paraître

20L’économie du paraître imposait l’achat d’objets précieux et de bijoux destinés à rendre visible la qualité de leur propriétaire, intensifiant sa présence, et constituant de ce fait une véritable « synthèse de l’avoir et de l’être des sujets »58. L’analyse des biens meubles donnés en gages aux créanciers du duc de Joyeuse, après la mort de celui-ci, montre que les bijoux représentaient à peu près 70 % (39 405 écus) du total inventorié (56 370 écus), notamment en raison de la présence d’un grand diamant de 32 carats estimé à lui seul à 30 000 écus59. Les tapis, tapisseries et tissus d’ameublement, notamment les ciels de lit, valaient 13 421 écus (23,8 %) – une garniture de lit particulièrement somptueuse, à ciel de velours noir, était évaluée à 12 000 écus – et la garde-robe environ 2 000 écus seulement (3,5 %). La moitié de la valeur des biens conservés par la duchesse de Joyeuse, sur un total de 15 000 écus, était constituée par des joyaux (7 449 écus)60. Les vêtements et le linge venaient en deuxième (2 855 écus, soit 19 %) et la vaisselle en troisième (2 207 écus, soit 14,71 %). Les biens meubles du frère puîné d’Anne de Joyeuse, Henri, comte du Bouchage, le maître de la garde-robe d’Henri III, furent estimés à 21 028 écus pour ce qui concernait l’hôtel familial de la rue du Coq, et 1 272 écus pour la petite maison voisine du couvent des Capucins, où il se retira avant d’entrer dans les ordres. La valeur des biens de l’hôtel de la rue du Coq était la suivante : 49,75 % en bijoux (10 463 écus), 23,75 % pour la garde-robe (4 995 écus), 10,19 % en meubles (2 143 écus), 9,79 % en vaisselle précieuse (2 039 écus) et 6,6 % en tapis et tapisseries (1 388 écus). Chez les autres courtisans, les objets précieux étaient également fort nombreux. Le marquis de Pisani, Jean de Vivonne, ancien ambassadeur en Espagne et à Rome, possédait des biens évalués à 11 934 écus à sa mort, parmi lesquels la vaisselle précieuse et les bijoux représentaient respectivement 33 % (3 950 écus) et 28,7 % (3 426 écus)61.

21L’affirmation publique du statut du courtisan reposait sur des dépenses souvent considérables. C’est pourquoi, en dépit des bénéfices substantiels promis par la faveur, les mignons vivaient à crédit. La vie dans la capitale amenait les gentilshommes à investir dans une économie du paraître particulièrement onéreuse. Ainsi, dans l’exaltation des premiers mois passés à la cour, les jeunes gens de l’entourage d’Henri III s’endettèrent fortement afin de mener un train de vie correspondant à leur nouveau statut social. En 1575, François d’O, qui n’était encore qu’un simple gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, devait de l’argent au marchand de draps Gabriel de Flesselles, au fournisseur de l’Argenterie du roi Jean Dugué, à un fournisseur de chevaux, à un joaillier et à un passementier62. À ces dépenses somptuaires s’ajoutait l’entretien quotidien d’une maisonnée de plusieurs personnes (argentier, secrétaire, maître d’hôtel, cuisinier, valets, laquais…) et bien souvent le paiement d’un loyer.

22On peut étudier les dépenses des gens de cour à travers l’exemple du jeune César de Bellegarde, le fils d’un favori disgracié. Alors qu’il n’avait que seize ans, il était déjà gentilhomme ordinaire de la chambre en 1578. En se fondant sur des reconnaissances de dettes signées en 1579, on peut estimer ses dépenses mensuelles en nourriture à environ 160 livres tournois63. En un quartier, c’est-à-dire en un trimestre de présence à la cour, conformément à ses obligations d’officier domestique, il dépensait donc à peu près 480 livres tournois rien que pour la nourriture de sa maisonnée, alors que ses gages annuels n’étaient que de 600 livres tournois. Il s’agissait d’un train de vie particulièrement somptueux, car la dépense mensuelle moyenne d’un courtisan à Paris pouvait être estimée entre 75 et 100 livres, ce qui était déjà considérable64.

23Pour l’approvisionnement de leur maisonnée, les grands seigneurs passaient des contrats avec des fournisseurs qui s’engageaient à leur procurer viande et poisson sur une longue durée, sur le modèle des contrats passés par le roi avec les pourvoyeurs de sa maison. Le prix des denrées était fixé pour l’ensemble de la durée du contrat, mais il doublait si le client partait à la guerre ou à l’étranger. Pour ses services, le marchand recevait en outre une somme fixe qui pouvait atteindre 1 000 écus (3 000 l.t.) par an. Certains cumulaient les contrats. Jean de Laistre, qui était installé rue Saint-Thomas-du-Louvre, fournissait ainsi le premier gentilhomme de la chambre Albert de Gondi, maréchal de Retz, et François d’O65, tandis que le boucher Claude Girardeau transigeait avec Anne de Joyeuse, François du Plessis-Richelieu et Philibert de Gramont66. Certains courtisans étaient réputés pour les dépenses auxquelles ils se livraient pour leur nourriture. On rapporte ainsi que le premier gentilhomme de la chambre, René de Villequier, aurait introduit à la cour la mode des omelettes saupoudrées de perles broyées.

24Les observateurs étrangers avouaient leur surprise devant la magnificence des costumes et les coloris chatoyants en usage à la cour de France, alors qu’en Espagne et en Italie les couleurs sombres prévalaient67. À la fin de 1579, l’ambassadeur vénitien Lippomano rapporte que les gentilshommes français possèdent au moins vingt-cinq à trente tenues différentes pour assurer leur position, et que certains accessoires, comme le béret, leur sont réservés68. Montaigne lui-même s’interroge sur l’usage de se vêtir, et note que les Français ont dans l’ensemble l’usage de se « biguarrer », alors que lui-même ne porte que des vêtements noirs ou blancs, comme le faisait son père avant lui69. Avec un regard d’ethnologue, il évoque également les pratiques des jeunes gentilshommes qui portent le manteau en écharpe, la cape sur l’épaule et un bas mal tendu70.

25À la cour, les vêtements constituaient un mode de distinction essentiel. Alors qu’un petit officier domestique ne possédait que quelques pourpoints, d’une valeur oscillant entre 1 écu, pour un pourpoint de taffetas ou de toile, et 8 écus, pour un pourpoint de satin, les costumes des grands seigneurs pouvaient valoir plusieurs centaines d’écus71. L’inventaire des biens du duc de Joyeuse décrit ainsi quatorze ensembles assortis, comprenant pourpoint et hauts de chausses, et parfois la cape72. Quatre de ces ensembles étaient prisés 150 écus chacun, et deux autres 120 écus. Il s’agissait de vêtements brodés et garnis de « canons », c’est-à-dire de rubans, taillés dans de la toile d’or ou dans du velours doublé de toile d’or ou d’argent. La couleur la plus prisée par le favori d’Henri III était, semble-t-il, l’incarnat, mais il possédait également des vêtements noirs, colombin, jaunes ou orange.

26Les gens de cour commandaient leurs habits chez des fournisseurs particuliers, notamment chez les grands marchands de draps de soie André de Toulouse et Gabriel de Flesselles. Anne de Joyeuse était client du premier, tandis que Flesselles traitait entre autres avec deux grands capitaines et conseillers d’État, Jean d’Aumont et Jean de Léaumont-Puygaillard, avec le premier gentilhomme de la chambre François d’O, avec le grand maréchal des logis Méry de Barbezières, ou encore avec les capitaines des gardes du corps Charles de Balsac de Clermont et Jean d’O-Manou. La plupart de ces achats étant effectués à crédit, les fournisseurs étaient intégrés à un circuit de circulation de créances qui faisait d’eux les banquiers de la cour. Le drapier Flesselles est l’un des meilleurs exemples de ces marchands financiers. Le tailleur Barthélemy de Laffemas, par ailleurs valet de chambre du roi de Navarre, vendait lui aussi des tissus précieux aux courtisans, tout en leur avançant de l’argent en juin 1578. L’un des mignons d’Henri III, le Béarnais Philibert de Gramont, reconnaissait lui devoir 2 400 livres tournois pour l’achat de draps de soie et la confection d’habits, mais aussi pour un prêt destiné à l’achat de chevaux73.

27Les contemporains s’offusquaient de la prodigalité des seigneurs, alors que le royaume était en crise. Pour le prêtre Claude Haton, il ne faisait aucun doute que Dieu était courroucé par le spectacle de tous ces orgueilleux trop soucieux de parer leur « charogne ». À l’en croire, le châtiment du royaume était la conséquence de cette immodestie et du mépris des anciennes coutumes vestimentaires74. Les monarques eurent d’ailleurs le souci de limiter l’usage des tissus précieux et des bijoux non seulement afin de restreindre les importations, mais aussi pour rendre visible l’ordre social à travers l’habillement. Les rois de la Renaissance publièrent ainsi neuf lois somptuaires (1485, 1543, 1547, 1549, 1561, 1565, 1573, 1576 et 1583)75. L’ordonnance de juillet 1549 dénonçait tout particulièrement les « excessives superfluitez d’habillemens et accoustremens » qui empêchaient de distinguer les états de la société : hommes et femmes, gens d’Église et de justice, gentilshommes, dames et demoiselles. Chacun devait se vêtir en fonction de son statut social et de sa fonction : le port des tissus d’or et d’argent était prohibé ; la soie était réservée aux nobles, mais seuls les plus grands seigneurs pouvaient superposer deux vêtements de soie ; enfin, la soie rouge cramoisi était le privilège des princes et des princesses. Cependant, la somptuosité royale et chevaleresque n’était pas remise en question : les restrictions ne touchaient pas les gens de la maison du roi, et les tissus d’or et d’argent pouvaient être arborés sur les chevaux de bataille.

28Les édits publiés au temps des guerres de Religion reprirent ces dispositions, auxquelles ils apportèrent de minimes variations : en 1561, les princes et les ducs étaient autorisés à utiliser les draps d’or et d’argent. L’édit de mars 1583 tenta une nouvelle fois de distinguer les différents états par les ornements en réservant les perles et les pierreries à la famille royale et aux grands seigneurs, ainsi qu’aux femmes des conseillers du roi, les garnitures d’or aux nobles et les perles de verres aux roturières76. Alors que les décisions royales n’avaient eu jusqu’alors aucune portée concrète, Henri III tenta de faire appliquer son édit par la force, et il n’hésita pas à faire arrêter une cinquantaine de Parisiennes coupables de porter des vêtements et des bijoux prohibés, que Pierre de L’Estoile qualifie d’« affiquets et babioles »77.

29Alors que Catherine de Médicis lui suggérait une politique de la grâce équilibrée, Henri III a réservé sa faveur à un cercle étroit. Exclus de l’accès aux ressources de la monarchie, les princes de la maison de Lorraine se sont sentis particulièrement humiliés par l’élévation spectaculaire des jeunes gens à qui le roi manifestait ouvertement son attachement. Loin de s’assurer de la fidélité de l’aristocratie, le dernier Valois mécontenta non seulement les grands seigneurs, mais aussi les bourgeois qui acceptaient mal les ponctions fiscales. Le poids des contributions directes pesant essentiellement sur les roturiers passa en effet de 7,1 millions de livres tournois en 1576 à 17,9 en 1588. En 1588, les rentrées d’argent avaient pratiquement doublé, puisqu’elles atteignaient désormais 28 millions, mais les dettes dépassaient les 133 millions. À la fin de 1583, quand le roi réunit une assemblée de princes et de magistrats à Saint-Germain-en-Laye pour entreprendre une grande réforme financière, il déclara qu’il n’avait fait acte de libéralité qu’envers les grands princes de son royaume78. Pourtant, quelques années plus tard, au moment de l’explosion ligueuse, Henri III sera considéré comme un tyran prodigue79. Les prédictions de Machiavel s’étaient réalisées.