1Sa taille impressionnait autant que son intelligence. Son corps si douloureusement habité, et qu’il penchait vers chacun en un geste d’attention et d’écoute, sa voix chaude, l’étincelle qui pétillait dans son regard, voilà ce qui frappait chez Thierry Wanegffelen dès la première rencontre. Je ne sais pourquoi, mais j’associe, dans mon souvenir, sa silhouette légèrement voûtée et contractée par le port de la minerve à l’encadrement du porche de la Sorbonne où je le croisai un jour par hasard et où nous nous sommes alors longuement attardés à discuter. L’arrondi de la voûte au-dessus de lui convenait assez bien à son visage souriant et presque monacal. De quoi parlions-nous ? De questions théologiques, forcément, et aussi de nos proches. À cette époque, il n’y avait pas de vigiles pour nous presser de circuler, ou au contraire nous interdire d’entrer.

2D’un corps, c’est de cela que je voudrais parler aujourd’hui. Non du sien propre, qui lui fut tout à la fois une consolation et un martyre, mais du corps de la reine qu’il a célébrée dans un de ses derniers livres. Le corps de Catherine de Médicis, qui occupe une grande place dans la biographie qu’il a consacrée en 2005 à la veuve de Henri II, la reine maudite, taxée de machiavélisme et de cruauté par les générations successives d’historiens, ou réhabilitée parfois pour des motifs douteux.

3Comme tous les livres de Thierry, qui écrivait pour son siècle et pour ses contemporains, cette biographie de Catherine de Médicis table sur le passé au bénéfice du présent. L’histoire étant « fille de son temps », selon le mot fameux de Lucien Febvre, Thierry Wanegffelen s’est proposé d’écrire « une histoire pour aujourd’hui », consciente de ses devoirs et de ses règles, mais aussi de sa marge de liberté et d’interprétation vis-à-vis des siècles révolus. Son Catherine de Médicis est de ce point de vue exemplaire : cette relecture, à travers l’exemple d’une reine, de la condition féminine, l’amène à traiter la Saint-Barthélemy « comme un symptôme de la difficulté que pouvait éprouver à la Renaissance une femme pour exercer réellement le pouvoir »1. La thèse de Thierry Wanegffelen est en effet que Catherine de Médicis, la fameuse nuit du 24 août 1572, a été mise devant le fait accompli et forcée non seulement d’accepter le crime, mais de le cautionner au nom de la raison d’État. Le « machiavélisme » dont on a taxé la reine « florentine », « la nouvelle Jézabel », est plutôt, en vérité, « le sens de la temporisation, de l’adaptation au temps, aux circonstances et à la conjoncture »2. L’originalité de la démarche du biographe consiste ici à raconter une vie tout en lui donnant sens à l’intérieur d’une réflexion sur la femme au pouvoir. Biographie à thèse, dira-t-on, comme on parle de roman à thèse ? Sans doute, mais l’on voit par là même que l’historien chez Thierry ne renonce ni à penser ni à prendre position, tirant d’un passé revivifié des leçons pour le présent.

4Ce qui frappe dans cette biographie de Catherine de Médicis, c’est l’engagement pour une femme. Dédié à Myriam-Ève et Sibylle-Esclarmonde, ses filles, le livre l’est, « à travers elles, à toutes les femmes du XXI^e siècle destinées à poursuivre des combats sans cesse à reprendre ». Le biographe, en conséquence, se tient ici dans une grande proximité par rapport à son sujet.

5Une proximité que je qualifierai d’affective et presque charnelle. Pour Thierry Wanegffelen, Catherine de Médicis n’est pas seulement une ombre du passé ou un portrait figé dans un cadre sévère pendu à la cimaise d’une galerie ou d’un musée. Catherine, pour Thierry, c’est une femme en chair et en os, un corps vivant avant de devenir ce cadavre, plus desséché sans doute que l’opulente dépouille sculptée par Germain Pilon pour le tombeau de Saint-Denis. « Véritablement une femme, Catherine de Médicis », s’exclame l’historien qui s’attarde à citer Brantôme dans le Recueil des Dames : « la plus belle main qui fut jamais vue, si crois-je »3. Mais surtout « un embonpoint très riche, la jambe et la grève [= la cuisse] très belles, ainsi que j’ai ouï dire aussi à de ses Dames, et qui prenait grand plaisir à la bien chausser, et à en voir la chausse bien tirée et tendue »4.

6Nulle complaisance, on s’en doute, à l’évocation si précise du physique de la reine, mais la volonté d’appréhender un être dans sa totalité. Un être sexué, comme il se doit. Car c’est dans la détermination sexuelle que se dessine le destin de la reine maudite. La légende noire qu’elle a suscitée non seulement chez les historiens protestants, mais plus généralement dans l’histoire républicaine et laïque des deux derniers siècles, à preuve Michelet, est due pour une large part à sa condition de femme. Une femme au pouvoir, quel scandale et quelles conséquences désastreuses ! Malheur à la ville dont le prince est un enfant ! proclame l’Écriture sainte. Malheur non moindre, disait-on, à l’État gouverné par une femme !

7Les mêmes accusations, les mêmes imprécations se rencontrent du reste dans les deux camps, protestant, bien sûr, après la Saint-Barthélemy surtout, mais aussi catholique, dans la mesure où la reine longtemps parut, aux yeux de l’opinion, faire le jeu de l’hérésie.

8La question du corps de la reine est d’autant plus délicate ici et d’autant plus cruciale, que, dans l’ancien droit français, la reine, à la différence du roi, qu’il s’agisse de son mari ou de ses fils, ne dispose pas d’un second corps, d’un corps mystique qui double son corps matériel et vivant, et qui est, quant à lui, éternel. On ne peut donc dire d’elle, comme l’on dit du roi : « La reine est morte, vive la reine ! ». La reine meurt vraiment au terme de sa vie mortelle.

9Du reste, comment un corps imparfait, un corps périodiquement impur, selon la loi mosaïque, pourrait-il incarner la transcendance du pouvoir ? Comment la sacralité monarchique pourrait-elle descendre dans un corps de femme ? Cette difficulté, sans doute, n’est pas jugée telle en Angleterre, mais en France elle fait barrage à l’accession des héritières à la couronne. Elle jette l’interdit sur la génitrice. D’emblée la loi salique, impérieuse et misogyne, laquelle est tenue au XVI^e siècle en France pour une des lois fondamentales du royaume, frappe d’opprobre le corps de la reine. En vertu de la loi salique, cette « singularité bien française »5, la reine n’a ni sceptre ni couronne. Elle ne porte pas le manteau d’hermine. Du reste, elle n’est pas reine par elle-même ni pour elle-même ; elle n’est jamais que la reine-mère du roi, seul détenteur quant à lui de la sacralité du pouvoir. D’une certaine manière, le corps de la reine reste nu, réduit à une enveloppe charnelle et périssable, et à son destin de cadavre.

10Que le sculpteur Germain Pilon, sur le tombeau de Saint-Denis, ait représenté Catherine habillée et nue, en prière à l’étage supérieur et en cadavre à l’étage inférieur, n’exprime rien d’autre que l’espérance chrétienne de sa résurrection, non le fait qu’elle ne meurt jamais, comme le corps mystique de son roi de mari, qui se transmet instantanément à son successeur, par-delà le coup de lance malheureux de Montgomery. Leurs statues placées côte-à-côte, en vivants et en défunts, ne font donc pas d’Henri et de Catherine des égaux. Si Henri a deux corps en vérité et en droit, Catherine n’en possède qu’un seul, le simple corps de la reine.

11On se souvient à cet égard de l’indignation de Brantôme à propos de Marguerite de Valois – depuis surnommée la reine Margot par une historiographie condescendante –, privée de la succession au trône, alors qu’elle se trouvait être, après la mort de ses quatre frères, l’unique et dernier enfant survivant du roi Henri II et de Catherine de Médicis. Dénonçant, en une digression de sept pages, « l’abus de la loi salique », le mémorialiste lançait cette question quelque peu provocatrice :

Je vouldrois bien sçavoir si ce Royaume s’est mieux trouvé d’une infinité de roys fatz, sotz, tyrans, simples, faictzneantz, idiotz, folz, qui ont estez [...], qu’ilz heussent faict d’une infinité de filles de France qui sont estées très-habilles, fort prudentes et bien dignes pour commander. Je m’en raporte aux Regences des meres des Roys commant on s’en est bien trouvé6.

12On sait, du reste, que Catherine de Médicis, à la différence, plus tard, de sa petite cousine Marie de Médicis et d’Anne d’Autriche, ne porta pas le titre de Régente – sauf, de manière très éphémère, après la mort de Charles IX, son deuxième fils.

13Comme le montre Thierry Wanegffelen au fil de sa démonstration, Catherine de Médicis a été tour à tour : objet de pouvoir, femme de pouvoir, et femme au pouvoir. Objet de pouvoir tout d’abord, comme tout enfant de tête couronnée servant d’enjeu et de terme d’échange dans les alliances entre les grandes familles qui gouvernent les différents États de l’Europe. Femme de pouvoir, ensuite, à partir de son mariage avec le futur Henri II, par lequel elle devient en 1533 duchesse d’Orléans. Femme au pouvoir enfin, et pendant la plus grande partie de sa vie d’adulte, dès la mort accidentelle du roi son époux en août 1559, lors du fameux duel avec Montgomery.

14À propos du ménage à trois formé par le roi Henri II, sa femme Catherine de Médicis, née en 1509, et sa maîtresse Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, de vingt ans plus âgée, Thierry Wanegffelen écrit :

La morale sociale et la loi à la Renaissance sont celles des hommes, et la modernité fut de ce point de vue tout aussi mâle que le Moyen Âge décrit jadis par Georges Duby. Cela n’empêchait en rien les femmes d’éprouver des sentiments de colère, de haine et, bien sûr, de frustration et d’injustice7.

15Vis-à-vis de la favorite Diane, Catherine, pour reprendre les termes de Jean Héritier, est « une épouse outragée dans sa fierté, silencieuse et non consentante, vaincue et non résignée »8. Thierry Wanegffelen élargit le constat particulier :

Il convient en effet d’analyser ces vaincues de l’histoire de la première modernité que sont les femmes pour ce qu’elles ont été : des dominées. Il faut considérer leurs postures, leurs attitudes et leurs comportements dans leur profonde ambivalence9.

16Une vision des vaincues, c’est cela que contribue à nous donner Thierry dans sa biographie de Catherine. Catherine de Médicis, « une vaincue de l’histoire » ? La formule peut surprendre. Elle aurait à coup sûr choqué les victimes de la Saint-Barthélemy et leur descendance. En Catherine de Médicis, c’est, en règle générale, l’excès de puissance que l’on dénonce, et d’une puissance mal employée, mais non pas la faiblesse. Et pourtant si !, nous dit Thierry Wanegffelen.

17Catherine, veuve en 1559, n’accède pas immédiatement au pouvoir :

En conformité avec un modèle de comportement politique bien codifié par Machiavel – quoique plus répandu à la Renaissance qu’on ne le dit parfois –, Catherine de Médicis, une fois veuve, ne cesse jamais de pratiquer la dissimulation, la temporisation, voire la simulation pure et simple. Mais même des hommes, à l’époque, agissent ainsi10.

18On serait tenté de reprendre ici la distinction que Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, introduit entre tactique et stratégie. La stratégie suppose la maîtrise d’un champ d’action ; elle se déploie dans un territoire propre, que l’on possède et que l’on délimite par avance. La tactique, au contraire, s’insinue dans le territoire de l’autre ; elle est en position dominée, en quelque sorte, et ne peut triompher qu’à force de patience, de ruse, d’usure, d’adaptations continuelles à une situation qu’elle ne maîtrise jamais en totalité. Elle joue du temps contre l’espace11. Le pouvoir d’une femme à la Renaissance, c’est ce que montre Thierry Wanegffelen, relève bien évidemment de la tactique en milieu hostile et dominé, et non de l’art souverain de la stratégie.

19En pareil contexte, une vertu apparaît hautement nécessaire : c’est la prudence, faculté d’adaptation à la situation et aux circonstances. La prudence ou la ruse, la métis des Grecs, est l’arme par excellence d’Ulysse « aux mille tours », mais c’est aussi celle que prône au XVI^e siècle la nouvelle science politique issue de Machiavel et de Guichardin. Pour un protestant comme d’Aubigné, cette vertu est au contraire un vice : tel est le « venin florentin », qui a infecté la France12.

20Les armes parlantes de la reine veuve constituent une devise oxymorique ou, si l’on préfère, antipéristatique. « Un mont de chaux vive, et des gouttes qui, en tombant dessus, l’enflamment »13. À ces armes était jointe la devise : Ardorem exstincta testantur vivere flamma, ce que Brantôme traduit de la manière suivante : « Les gouttes d’eaue et de larmes monstrent bien leur ardeur, encor’ que la flamme soit estaincte »14. L’antipéristase, en effet, c’est la propriété physique qu’a un corps, selon Aristote, d’accentuer sa qualité intrinsèque au contact du corps de qualité contraire15. Le feu est entretenu et réveillé par les larmes. L’eau, loin d’apaiser et d’éteindre la chaux, la ravive et la fait bouillonner au contraire. De ces armes parlantes, Agrippa d’Aubigné, dans Les Tragiques, donnera une interprétation satirique et prophétique : les larmes représentées sont celles des protestants persécutés et massacrés qui excitent la cruauté de la reine, prompte à déployer sur eux de nouvelles persécutions. Ainsi lue à rebours et en mauvaise part, la devise très parlante devient « l’énigme de nos pleurs » :

La traîtresse Pandore apporta nos malheurs,
Peignant sur son champ noir l’énigme de nos pleurs,
Marquant pour se moquer sur ses tapisseries
Les moyens de ravir et nos biens et nos vies,
Même écrivant autour du tison de son cœur
Qu’après la flamme éteinte encore vit l’ardeur16.

21Comme on le voit, d’Aubigné détourne le sens symbolique obvie : au lieu d’une proclamation de fidélité conjugale et de deuil éternel, il voit l’emblème de la cruauté de la reine. Sur le fond noir ou « de sable » de l’écu, les trophées « de miroirs cassés, d’éventails et panaches rompus, de carcans brisés, de pierres et perles épandues par terre, de chaînes toutes en pièces », qui complètent l’image et la devise, selon la description de Brantôme17, ne sont plus des bijoux et parures de femme saccagés en signe de veuvage, mais les fers et les instruments de supplice destinés aux huguenots.

22L’historien aurait tort, bien évidemment, de prendre pour argent comptant un tel détournement. Mais d’une certaine manière, c’est un peu la méthode qui a été suivie concernant une reine chargée de tous les maux. Sur le tribunal de l’Histoire, telle qu’on l’écrit depuis maintenant cinq siècles, les arbitres se sont mués en témoins à charge ; les juges équanimes ont cédé la place aux procureurs. Les indices les plus favorables se sont retournés en preuves accablantes.

23En vérité, face à la Réforme, si les Guises se montrent intransigeants, la reine-mère apparaît proche de l’évangélisme. Pour exprimer la nouveauté scandaleuse de la Réforme en son temps, Thierry Wanegffelen use d’une comparaison ingénieuse et à coup sûr humoristique, dont la vertu pédagogique, au demeurant, est indéniable :

Imaginons qu’en l’espace de sept ans, de nos jours six millions de Français, dont un tiers des élites du pays, se convertissent à l’Église de Scientologie, par exemple. Nul doute que la question de la qualification de cette organisation considérée aujourd’hui officiellement comme “pseudo-religieuse” ne devrait être soumise à révision18.

24Pour réhabiliter son héroïne, Thierry Wanegffelen n’hésite pas à rabaisser certaines des gloires les mieux établies de son entourage. Ainsi Michel de L’Hospital, le chancelier et Garde des sceaux si souvent célébré pour son esprit de tolérance, se trouve ravalé au rôle d’exécutant, suivant, du reste, l’hypothèse déjà ancienne, et souvent négligée, de Pierre Champion. En réalité, véritable « miroir de la reine », le chancelier, dont une historiographie phallocrate a sans doute exagéré la part d’initiative et le rôle, n’aurait fait qu’appliquer la politique de concorde voulue par Catherine19. Du reste, lors du discours tenu devant le parlement de Paris le 5 juillet 1560, L’Hospital se présente pour ce qu’il est : « le fidèle et compétent auxiliaire de la reine mère, la voix masculine susceptible de faire écouter et entendre la parole pacifiante proposée par la souveraine à un pays qui en a bien besoin »20. Quant à cette volonté de concorde, on sait combien elle est éloignée de la tolérance véritable. Telle qu’elle est mise en œuvre lors du colloque de Poissy en septembre 1561, la stratégie de concorde est intolérante par nature : comme l’a rappelé Mario Turchetti dans un ouvrage qui a fait date, elle vise en réalité à réduire les opinions divergentes et à ramener à l’unité d’un consensus des positions au départ incompatibles. Si la formule de concorde avait été trouvée – mais elle ne le fut jamais –, elle se serait imposée à tous avec la plus extrême rigueur et n’aurait supporté nul écart, nulle désobéissance21. La métaphore organique du corps social interdit de fait la coexistence de deux religions, et donc la tolérance22.

25C’est là que réside en définitive l’originalité profonde du livre de Thierry Wanegffelen. La plupart des historiens, et en particulier les biographes, ont fait de Catherine de Médicis une femme forte et retorse, responsable de ses actes, et notamment des crimes d’État qui se sont déroulés sous son gouvernement. Cela est vrai, bien sûr, de la tradition républicaine représentée par Jules Michelet, qui ne trouve à Catherine que cette excuse, « la plus sexiste qu’on puisse imaginer », écrit Thierry Wanegffelen : « Elle était femelle, aimait ses petits »23. Mais la remarque vaut plus encore pour la tradition catholique et réactionnaire incarnée par Joseph de Maistre et illustrée par Honoré de Balzac dans son Sur Catherine de Médicis, où l’auteur de La Comédie humaine fait dialoguer, en un songe, Catherine de Médicis et Robespierre24. On peut encore citer le raisonnement cynique que Voltaire prête à la Florentine et à son entourage de conseillers italiens ou italianisés : « On se faisait un grand honneur alors des maximes de Machiavel, et surtout de celle qu’il ne faut pas faire le crime à demi »25.

26Au lieu de cette force supposée, alliée à beaucoup de ruse, Thierry Wanegffelen montre l’extraordinaire faiblesse de la reine. Il montre surtout que cette faiblesse n’est pas une faiblesse de caractère, une faiblesse psychologique, mais une faiblesse d’ordre objectif et institutionnel.

27La Saint-Barthélemy, puisque c’est la tache qui s’attache irrémédiablement à la figure de la reine, découle en réalité d’une cascade de responsabilités. C’est, comme le disait naguère l’historien Jean-Louis Bourgeon, une fusée à plusieurs étages26. Qui a procédé à la mise à feu initiale ? La reine, les Guises, le peuple de Paris enflammé par les prédications des curés ? L’événement trahit-il l’impuissance de la femme et le désarroi de la mère condamnée à rattraper une bêtise de son cadet Henri d’Anjou, le futur Henri III, ou bien l’étonnante capacité d’adaptation de « la » politique, ou encore le révoltant machiavélisme de la reine mère27 ? Autant de réponses, autant d’hypothèses. Quelle est la plus plausible ? Thierry Wanegffelen penche, mais sans insister, pour l’hypothèse Henri d’Anjou et l’impossibilité politique, mais aussi affective, où se trouvait la reine de désavouer son fils préféré28.

28Il est indéniable que Thierry Wanegffelen possède le goût du paradoxe. En conclusion de son livre, il pose Henri IV en « véritable héritier de Catherine de Médicis »29. Sur le mode interrogatif, il est vrai. Car l’un et l’autre, et l’un à la suite de l’autre, établissent le primat du politique sur le religieux, et aussi, et par là même, un machiavélisme bien compris. Non pas le cynisme que l’on prête dès le XVI^e siècle à ceux qu’on appelle du terme péjoratif de « Politiques ». Mais la faculté d’adaptation au réel, l’art de l’accommodement, ce mot qui déplaisait si fort à l’intransigeant, au ferme d’Aubigné, comme à Calvin avant lui.

29Évidemment, le raccourci peut choquer. Dans l’imaginaire national et aussi dans l’historiographie dominante, pas de plus parfait contraste entre la reine de la Saint-Barthélemy (mais en est-elle vraiment responsable ?) et le roi de l’édit de Nantes et de la poule au pot ; entre la reine noire qui a couvert de son autorité (et de son manteau de deuil, dans le tableau de François Dubois) l’un des épisodes les plus sinistres, et aussi les plus obscurs, de l’histoire de France, et le Vert-Galant qui parvint, par sa bonhomie apparente et son esprit de conciliation, à mettre fin à une guerre civile de quarante années, l’une des plus meurtrières et des plus implacables que le royaume ait connues. En fait, comme le montre Thierry Wanegffelen dans sa biographie à la fois magistrale et familière, qui fait entrer dans la proximité, et presque dans l’intimité d’une reine de France, il y a une continuité bien réelle de l’une à l’autre. Tous deux, pour reprendre l’expression d’Olivier Christin, ont œuvré dans le sens de « l’autonomisation de la raison politique »30.