Le bon historien sait faire parler les silences
|Préface1
Texte intégral
- 1 Je souhaiterais remercier ici Marie-Laure Ville pour son soutien et l’aide qu’elle m’a app (...)
- 2 Wanegffelen (T.), L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe sièc (...)
Il ne sert à rien de continuer à vitupérer l’époque en se claquemurant dans des tours d’érudition aux reflets jaunissants de l’ivoire. Et des historiens universitaires de plus en plus nombreux l’ont compris. Ils redécouvrent alors une dimension trop longtemps occultée de leur vocation enseignante et ils tentent de saisir toutes les occasions qui s’offrent à eux pour éduquer l’inconstance de leurs contemporains2.
1Cette fougueuse invitation adressée à ses lecteurs par Thierry Wanegffelen dans l’introduction de son Histoire européenne de la tolérance résume bien la ligne directrice qu’il fit sienne jusqu’au bout : être un chercheur rigoureux et ambitieux, poussant loin l’analyse historique comme en témoigne l’essai sur la Modernité auquel il travailla jusqu’au bout, mais sans pour autant cesser d’être utile au plus grand nombre. Cela se traduisait notamment chez lui par une exigence de clarté littéraire rendant ses ouvrages accessibles à beaucoup sans renoncer pour autant à écrire des choses complexes. Tout cela fit aussi de lui un grand enseignant, pédagogue et dévoué, qui ne renonça à aller dispenser son enseignement à l’Université de Toulouse-Le Mirail que contraint et forcé par un organisme ne pouvant plus supporter la fatigue des voyages.
- 3 Wanegffelen (T.), Le Roseau pensant. Ruse de la modernité occidentale, Paris, Payot, 2011, (...)
2C’est ce second aspect que j’ai d’abord découvert et auquel m’a immédiatement renvoyé la couverture du Roseau pensant : un homme à la stature imposante, vêtu d’un long manteau et la canne à la main, contemplant et dominant une mer de nuages au-delà de laquelle on devine des montagnes, des vallées, des plaines et des rochers que seul distingue nettement le promeneur derrière qui nous invite Caspar David Friedrich. En cours, Thierry Wanegffelen ouvrait le chemin dans un paysage tout aussi composite, escarpé et brumeux pour de jeunes étudiants : celui du XVIe siècle européen. Si le chemin était bien balisé, jamais il ne nous cachait l’ardeur que nous demanderait l’ascension de certains reliefs ou même la précarité du chemin que nous empruntions. « On connaît sa faculté de s’attacher aux individus, de s’intéresser à la fois à leur vie, à leurs idées, à leur sensibilité et à leur parcours, et de donner un sens emblématique à leur figure singulière »3 rappelle Isabelle Cani dans la postface du Roseau pensant : dans ses cours, il fascinait ou amusait par la proximité qu’il entretenait avec ces individus morts depuis plusieurs siècles et dont même les plus obscurs suscitaient chez lui intérêt, attendrissement, curiosité ou antipathie. Ce souci de l’être humain, qualité première de l’historien, se retrouve non seulement dans ses écrits ou ses cours mais aussi dans les entretiens qu’il accordait aux étudiants de tous niveaux qui faisaient la démarche de venir converser avec lui. Sa capacité d’écoute et d’empathie comme sa volonté de comprendre son interlocuteur et de le conseiller au mieux pour l’aider à se construire en tant qu’étudiant et, surtout, qu’individu, étaient patentes. Il tendait à faire prendre conscience à chacun qu’il avait des qualités, des potentialités : qu’elles se réalisent ou non dans un cadre universitaire n’était pas le plus important. L’enseignant complétait là le chercheur. Ce dernier tentait de rendre justice aux potentialités avortées ou étouffées de ceux qui avaient été entravés, voire vaincus, dans leurs combats et demeuraient donc silencieux dans une histoire écrite par les vainqueurs quand le premier essayait de permettre à ceux qui venaient vers lui de trouver une voie leur permettant de s’accomplir pleinement à l’intérieur du jeu institutionnel ou à l’extérieur de ses citadelles. Pour reprendre l’image chère à Marc Bloch, Thierry Wanegffelen était bien comme l’ogre de la légende : recherchant perpétuellement la chair humaine pour en nourrir sa pensée et son œuvre. Il aimait tester ses hypothèses dans des cours auxquels il insufflait le dynamisme d’une vie qu’il aimait tant et dans laquelle enseigner constituait un réel plaisir. Lors de sa maladie, il ne cessait de dire l’importance de ces enseignements pour lui et l’énergie qu’il retirait du contact avec les étudiants. Un ogre donc, mais paradoxal toutefois car, confrontés à son appétit, ses personnages reprenaient souffle, épaisseur et intelligibilité jusque dans leurs sensibilités les plus complexes tandis que les étudiants sortant de la « tanière » que constituait son bureau étaient revigorés par la confiance qu’il leur témoignait. Nourrie par son enseignement, sa recherche l’était aussi par un véritable travail de soi sur soi qui transparaît bien entendu dans ses travaux sur des fidèles aux parcours religieux complexes, mais aussi dès le début de ses travaux sur les femmes de l’époque moderne. Ainsi, écrivait-il dans Catherine de Médicis :
- 4 Wanegffelen (T.), Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, 2005, p. 42. (...)
Ne nous y trompons pas : l’intérêt porté au rapport entretenu par une femme, une princesse de la Renaissance, avec le pouvoir ne va certes pas éclairer le débat actuel, et crucial, sur le rôle des femmes dans notre société […]. Et l’affirmer reviendrait à duper le lecteur. En revanche, un tel intérêt est peut être susceptible de prédisposer son esprit à davantage d’ouverture sur ces matières, et à faciliter en lui une réflexion encline à réviser bien des vieux procès et des préjugés ô combien ressassés. Un travail de soi sur soi que l’historien – un homme… – a opéré lui-même en préparant puis en écrivant cette biographie4.
3Le même investissement se retrouve dans Le Roseau pensant, notamment lorsqu’il évoque le recours, par quelques individus de ce XVIe siècle qu’il affectionnait tant, aux solutions stoïciennes pour se dégager des contraintes pesant sur eux :
- 5 Wanegffelen (T.), Le Roseau pensant, op. cit., p. 85.
Les stoïciens préconisaient la sérénité dans les situations de grand stress, de contraintes extrêmes et de très fortes contrariétés. Cet état psychologique, ils le caractérisaient par l’absence de passions, en grec apathia, et en latin constantia. Et c’est à la “constance”, justement, qu’en 1580, Montaigne consacre le chapitre 12 du livre 1er de ses Essais. L’apathie n’est pas, et ne saurait être, la passivité ; la sérénité n’est pas la résignation. […]. Il s’agit de ne jamais désespérer, de refuser de se considérer dans une impasse, de demeurer jusqu’au bout positif, sans toutefois jamais tomber dans le déni de la réalité qu’on vit et des difficultés qu’on traverse. Dans le chapitre 20 du même livre, « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Montaigne pousse plus loin sa réflexion stoïque : « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte »5.
- 6 Wanegffelen (T.), « Introduction », dans Wanegffelen (T.) dir., De Michel de l’Hospital à (...)
4Trop tôt disparu, ce travailleur jusqu’au bout inlassable nous laisse une œuvre impressionnante grâce à laquelle il nous invite à prolonger ce qu’il aimait tant : la discussion, l’échange, le débat qui sont les moyens pour « enfin espérer comprendre sans le gauchir ce passé qui se révèle, avouons-le nous, sans cesse plus complexe ». Alors, « les différences d’approches et de traitement des traces laissées par le passé, loin d’être nécessairement des divergences, peuvent, dès lors que tous travaillent avec honnêteté et compétence, s’avérer plus complémentaires que contradictoires »6.Tout autant – et même davantage – qu’un hommage, cet ouvrage se voudrait un point de rendez-vous où des amis, des collègues, des étudiants se sont retrouvés avant de commencer une promenade sur des sentiers déjà empruntés avec lui, renouant ainsi le fil de discussions trop brutalement interrompues ou à peine esquissées. Il prend donc la forme un peu désordonnée que revêtent ces entretiens collectifs où les voix s’ajoutent et se mêlent, se coupent ou se contredisent alors que le sentier défile sous leurs pas. Ce n’est donc pas un livre pleinement cohérent et abouti même si, par commodité pour le lecteur, trois parties essayant de cerner quelques-uns de ses centres d’intérêts majeurs ont été arbitrairement dégagées.
- 7 Delumeau (J.) et Wanegffelen (T.), Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 199 (...)
5Jean Delumeau lancera les échanges en nous livrant quelques pensées sur cette Modernité au cœur des dernières préoccupations de celui qu’il a connu tout jeune chercheur. Il insiste sur les progrès de l’outillage mental des hommes de la Renaissance en matière de rationalisation, d’organisation, d’observation et d’abstraction et les conséquences techniques – tant quantitatives que qualitatives – engendrées par ces mutations. Dans Le Roseau pensant, Thierry Wanegffelen regrettait justement de ne pas avoir le temps de traiter, même brièvement, ces aspects. Il est émouvant de voir ces deux pensées se soutenir et se compléter à nouveau, comme elles avaient si bien su le faire auparavant7.
- 8 Cf. infra.
6Nous nous attarderons alors plus en détail sur les multiples facettes du combat de femmes désireuses de ne pas être écrasées par cette « Mâle Modernité ». À travers les siècles, Claire Châtelain met en avant la difficulté pour des femmes longtemps reléguées au rôle de Muse sublimante ou de conseillère avisée, de prétendre bouleverser la structure et l’économie symboliques de l’activité artistique et intellectuelle en prétendant elles-mêmes créer. À partir de la Renaissance, le paradigme néoplatonicien et la mise en avant de figures comme celle de l’Amazone permettent, certes, aux femmes de se ménager un espace où leurs aspirations intellectuelles et culturelles sont légitimes et admises, y compris par les représentants de l’autre sexe. Mais cela passe souvent par le développement d’un « modèle de cléricature intellectuelle »8 conduisant d’éminents esprits comme Marie de Gournay ou Catherine des Roches à rester vierges afin de pouvoir mener à bien leur œuvre créatrice, à l’image d’Élisabeth d’Angleterre utilisant une telle stratégie pour continuer à régner. Néanmoins, la fin du XVIIe siècle ne marque pas la victoire complète de l’esprit féminin : la réaction de certains écrivains, dont la figure emblématique est Molière, conduit les femmes à dissimuler davantage leurs appétits intellectuels en leur for intérieur afin de respecter les codes sociaux. Ceux-ci leur imposent les critères d’une nécessaire respectabilité sociale qu’elles sont tenues de faire coïncider avec une vie de l’esprit à laquelle bon nombre d’entre elles n’entendent pas renoncer. Il faudra pour cela, encore, imaginer de nouvelles stratégies et assumer de nouvelles luttes.
- 9 Wanegffelen (T.), Catherine de Médicis, op. cit., 2005.
- 10 Cf. infra.
7C’est à ce refus féminin de plier définitivement sous le poids des contraintes normatives liées à leur sexe ainsi qu’à leur aptitude à chercher – et trouver – des marges de manœuvres dans cet univers « misogyne et phallocrate » que Thierry Wanegffelen avait rendu hommage tout d’abord à travers sa biographie de Catherine de Médicis dont Frank Lestringant nous livre une belle analyse9. Insistant sur « l’originalité de la démarche du biographe [qui] consiste ici à raconter une vie tout en lui donnant sens à l’intérieur d’une réflexion sur la femme au pouvoir »10, il montre bien comment cette fine tacticienne est néanmoins à ranger du côté de ces vaincus de l’histoire qui, pendant longtemps, n’ont pas voulu choisir le camp d’une des orthodoxies en train de se consolider. Si celle que l’historiographie a trop longtemps représentée comme une reine-noire n’a pas pu ramener la paix en son royaume, c’est bien parce qu’elle était minée par une faiblesse, « mais une faiblesse d’ordre objectif et institutionnel » affirment d’une seule et même voix Wanegffelen et Lestringant.
8Elle s’y est pourtant employée en usant de tous les moyens à sa disposition, de la répression à la douceur, des rigueurs de la loi aux magnificences curiales sur lesquelles revient Nicolas Le Roux. Tout en restant dans un champ à l’intérieur duquel on ne s’offusque pas de voir une femme agir et même diriger, l’organisation de festivités et de libéralités, elle tente de dire, à ses sujets ainsi qu’aux acteurs internationaux, la puissance et la richesse de la monarchie comme l’attachement de celle-ci à ses élites. Elle sensibilise le jeune Henri III à l’importance de ces pratiques de libéralité et de magnificence ; contribuant ainsi à engager la monarchie dans une économie du paraître qui oblige déjà les habitués de la Cour du roi à guetter de plus en plus ardemment la faveur du roi et à s’endetter pour continuer à affirmer symboliquement, ou même maintenir concrètement, leurs positions sociales.
- 11 Wanegffelen (T.), Le Pouvoir contesté. Souveraines d’Europe à la Renaissance, Paris, Payot (...)
9Mettre en scène l’exercice du pouvoir souverain est fondamental mais tellement plus complexe lorsqu’on est une femme puisque si « la mâle Modernité peut tolérer qu’une femme exerce le pouvoir », ce n’est que « pourvu qu’elle ne surpasse pas les hommes en tout et qu’elle se tienne, au moins dans la vie quotidienne, à la place “naturelle” impartie aux femmes : la seconde »11. Sophie Vergnes montre ainsi comment, durant sa régence, Anne d’Autriche cherche à concilier cet impératif avec la réalisation d’une véritable action politique. Désireuse de rompre avec l’image donnée par Marie de Médicis, elle souhaite mettre en avant un gouvernement structuré par l’amour maternel, la bonté ou la miséricorde pour rassurer ses sujets et se les concilier. L’analyse des Mémoires de ses partisans et adversaires permet alors de voir que sa régence exacerbe l’opposition entre les tenants d’un idéal féminin de retrait et de soumission vis-à-vis de l’exercice effectif du pouvoir et ceux d’une réflexion féministe alimentée avant la Fronde dans les salons et les milieux mondains, tendant à légitimer les compétences féminines dans l’exercice du pouvoir notamment en matière de raison politique ou d’aptitudes à la dissimulation. En s’affichant ouvertement dans une attitude de grande soumission au roi, Anne permet certes, parfois, de faire accepter le gouvernement de la régente mais limite cependant grandement la portée de son action en fournissant même à ses adversaires une partie de leur argumentaire.
10L’exercice du pouvoir n’est toutefois pas le seul terrain où se distingue une expérience typiquement féminine de cette « Mâle Modernité » comme le rappelle Penny Roberts. Grâce aux Mémoires du juriste Nicolas Pithou, elle met en exergue la difficulté pour les femmes protestantes ordinaires de concilier la défense de leur foi et la préservation de leur famille. Parfois ouvertement rebelles ou militantes, celles-ci se retrouvent sérieusement mises en difficulté par des conflits qui conduisent leurs conjoints à l’exil ou au combat, les transformant ainsi souvent en veuves. Comme le montre l’exemple de la demi-sœur du mémorialiste, Ambroise Pithou, la conciliation de ces objectifs est une lutte permanente dont le succès est tout autant lié à l’importance de la position sociale familiale qu’à l’activation de solidarités au sein de réseaux affectifs et sociaux divers où les plus indéfectibles soutiens ne sont pas forcément ceux que l’on imagine. La complexité et la nuance des relations entre confessions, mises en évidence dès Ni Rome Ni Genève, sont ici une nouvelle fois réaffirmées et leur connaissance approfondie en même temps que se confirme la difficulté pour une femme de défendre ses choix contre les normes d’une société patriarcale imposant à la femme seule de se placer incontinent sous la coupe d’un homme : père, frère, oncle… ou nouveau mari.
11Julien Léonard prend alors le relais pour évoquer le versant conjugal de ces relations dans un cadre bien particulier : celui du pasteur Paul Ferry et de ses épouses, Esther de Vigneulles puis Suzanne Lespingal. Choisies avec soin, ces femmes doivent alors incarner, en public comme en privé, l’image de la compagne-idéale dans un couple censé être le moyeu et le modèle de la communauté des fidèles. Les attentes sont énormes et il faut concilier les exigences d’une société civile dominée par les hommes avec les sommations d’exemplarité tonnées par les diverses autorités ecclésiastiques, du synode national au consistoire. Si une telle pression sociale n’exclut pas un réel amour au sein du couple comme en témoigne l’attitude de Paul Ferry au moment du décès de sa première épouse ; elle ne laisse qu’une faible place à l’épanouissement personnel de compagnes dont on attend avant tout qu’elles ne fassent pas de scandale et édifient la grosse communauté protestante messine par leur aptitude à administrer leur foyer, éduquer leurs enfants, favoriser le repos de leur mari et réconforter les malades.
12Nous sommes bien loin de ces fougueuses Amazones ou courtisanes dont les évocations occupent une bonne place dans les récits de voyage ou les relations d’ambassades de ceux qui vont en Orient à la même époque. Aurélie Chabrier met en question le regard que ces voyageurs nourris par les valeurs de la Modernité Occidentale portent sur la façon dont les femmes iraniennes occupent l’espace social dans l’Iran du XVIIe siècle. Elle s’attache ainsi à nous montrer qu’en dépit de certains décalages, que ces visiteurs occidentaux s’empressent de mettre en exergue dans leurs notes, ceux-ci ne sont pas réellement déroutés par le modèle curial du Shah ou les normes sociales et comportementales en usage parmi les élites iraniennes : elles correspondent peu ou prou à celles qu’ils connaissent en Occident. En filigrane se pose ici la question de la nature d’une Modernité et d’une dialectique du Sujet telles que les a décrites Thierry Wanegffelen : sont-elles spécifiquement occidentales ou au contraire plus universelles ?
13La discussion glissera ensuite vers la formation des entités confessionnelles et les modalités de la confrontation qui en découle. Un des apports majeurs de Thierry Wanegffelen fut de rappeler que la cristallisation des identités religieuses, sur laquelle l’historiographie s’est longtemps focalisée, ne fut pas un donné immédiat mais le résultat d’un processus progressif contre lequel des voix se sont élevées, des hommes et femmes se sont dressés et ont agi notamment en refusant de choisir un camp car ils n’en voyaient pas la nécessité. L’accélération du processus de construction confessionnelle aboutit à la mise en place de véritables orthodoxies entre lesquelles chacun est sommé de choisir clairement. Cela passe par l’instauration d’une frontière religieuse la plus hermétique possible, dont Thierry Wanegffelen démontra avec brio que des sensibilités religieuses diverses firent longtemps de celle-ci une zone poreuse davantage qu’une ligne étanche. Mais la Renaissance, temps du jugement suspendu, laissait la place à l’ère des choix définitifs et militants auxquels les fidèles ne pouvaient plus se soustraire.
14Yves Krumenacker revient ainsi sur les années de jeunesse du jeune chrétien qu’est initialement Jean Calvin. Sa réflexion le conduit à y chercher les conditions qui ont influé sur son choix. Il établit ainsi sa proximité avec de nombreux évangéliques, tenants d’un humanisme réformiste, et montre que malgré l’apparition de réticences de plus en plus fortes, il ne semble pas chercher à créer une nouvelle religion et donc à rompre. Ce qui incite Yves Krumenacker à s’interroger sur la façon dont le jeune Cauvin perçoit réellement sa démarche réformatrice et à redonner plus de poids à la thèse d’un Calvin estimant possible une réforme en continuité, qui se ferait certes en excluant la papauté, mais sans que cela ne soit pour autant une démarche de rupture.
- 12 Cf. infra.
15Le choix de celle-ci est très souvent influencé par l’effet d’entraînement suscité par des controverses portant notamment sur des thèmes comme le caractère sacrificiel de la messe, le culte des saints ou encore le célibat des prêtres. Olivier Christin souligne la précocité et l’acuité de cette dernière question dans les cantons suisses. Objet de débat incontournable dans la perspective d’un renouveau de l’Église, la voie du mariage fut pour bon nombre de clercs « un des modes privilégié mais risqué d’engagement des anciens clercs dans le processus historique de Réformation »12. La voie choisie constitue alors un réel bouleversement intellectuel, social, physique et psychologique pour ces hommes qui se trouvent alors obligés de mettre en place de véritables stratégies matrimoniales et sont également confrontés à une union qui remet profondément en question leurs manières d’être, d’agir ou de se percevoir. En articulant les dimensions religieuse et sociale, ecclésiastique et politique, Olivier Christin nous permet de mieux saisir le glissement entre deux notions que Thierry Wanegffelen avait découvertes dans l’historiographie germanique et qu’il avait fortement contribué à insérer dans les débats français : la construction confessionnelle permettant d’observer la formation de systèmes religieux et culturels dont le but est de délimiter la frontière la moins perméable possible entre membres de la « Vraie » Ecclesia et les autres devenus nécessairement les tenants d’une « Fausse » Église ; et la confessionnalisation qui permet d’articuler ces transformations religieuses, ecclésiastiques avec les dimensions sociales, politiques, juridiques et économiques qui en découlent.
- 13 Cf. infra.
16Il serait erroné de percevoir la confessionnalisation simplement comme un mouvement confisqué, dès le début, par les élites protestantes ou catholiques : Mack P. Holt réaffirme ainsi qu’en matière religieuse, l’adhésion pleine et entière « n’était pas non plus imposée exclusivement du haut de la hiérarchie par un clergé autoritaire à des laïcs qui ne réfléchissaient pas et n’y comprenaient rien »13. Pour nous guider dans cette histoire de la confessionnalisation « par en bas », il nous invite à Dijon avant les attaques calvinistes des années 1550 et 1560, afin d’observer comment se construisent au quotidien la foi d’un fidèle quelconque et une identité urbaine catholique fortement ancrée. Partant de ce que les fidèles voyaient dans l’église paroissiale Saint-Michel lors des cérémonies mais aussi à l’extérieur de celle-ci lors des processions religieuses, célébrations de fêtes ou participations à des confréries ; il s’attache à reconstruire les significations et les interprétations que les fidèles laïcs investissaient dans leur participation à ces événements. Il met alors en évidence une étroite imbrication des dimensions religieuse, politique, sociale, économique et démontre que la construction de l’identité religieuse dijonnaise catholique n’est pas exclusivement imposée par le clergé mais également construite par des fidèles qui y trouvent le moyen de dire de manière inextricablement mêlée leur amour de Dieu et de la Cité, leur attachement à des dogmes religieux comme à un ordre social et leur conviction que le Salut individuel ne peut se faire que dans un cadre collectif.
17Certains personnages jouent alors parfois le rôle de catalyseurs de cette identité urbaine, à l’image de Bernard Bardon de Brun dont Michel Cassan retrace le parcours. Ce faisant, il dépeint l’atmosphère religieuse et politique de bien des cités françaises de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Catholique férocement engagé suite aux troubles de la Ligue – tant par la plume que par l’aide apportée à certains ordres religieux, comme beaucoup d’anciens ligueurs qui y voient une façon de prolonger leur engagement – il bascule ensuite progressivement vers une attitude mystique qui, initialement, déroute autant les fidèles qu’elle suscite la méfiance pontificale. Cette dernière s’avère plus tenace que le scepticisme des Limougeauds : Rome refuse de canoniser celui qui durant toute la fin du XVIIe et le XVIIIe siècle sera considéré comme un Saint en Limousin. Sa vie et son parcours engendrent alors toute une littérature hagiographique visant à continuer le combat contre le protestantisme, mais aussi à exalter l’identité limougeaude ou limousine.
18Des enjeux approchants sont au cœur d’un curieux texte exhumé à Rouen par Mark Greengrass : le récit de la Réforme en Béarn rédigé par un pasteur converti ensuite au catholicisme. De manière parfois maladroite, ce dernier cherche à établir que l’imposition de la Réforme religieuse en ce lieu n’est qu’un prétexte servant à une conquête protestante du pouvoir politique par la violence et l’intrigue. Il tente aussi de mettre en avant une résistance catholique populaire à ces agissements. Mark Greengrass montre bien comment, par ses maladresses ou ses hésitations, ce texte est symptomatique de la position de chrétiens non plus « entre deux chaires » mais passés par deux chaires et contraints de donner des gages marqués de la sincérité de leur conversion. L’histoire du Béarn rédigée par cet homme montre également la profonde rupture constituée dans l’histoire régionale par la pénétration de la Réforme et les violences qui ont pu en découler.
19L’irruption de troupes espagnoles dans les villes du Nord a aussi conduit à de vifs traumatismes comme en témoignent les tragiques événements de Doullens, Calais ou Amiens entre 1595 et 1597. Dans le cas de la ville d’Ardres étudiée par José Javier Ruiz Ibanez, de tels événements aboutissent à un compromis visant autant à établir la prééminence du monarque espagnol militairement victorieux qu’à respecter les équilibres sociaux et institutionnels locaux afin de compter sur la collaboration des élites urbaines. Mais le compromis ne dure qu’un temps, et la dégradation des rapports entre la garnison espagnole installée en ville et les habitants constitue à la fois un miroir des orientations politiques et stratégiques impériales et un révélateur de la marche en avant du pouvoir henricien.
- 14 Cf. infra.
20Parfois encore, c’est la recherche d’un terrain d’entente qui est elle-même cause de rupture. Recourant lorsque cela est possible à une histoire comparée de la France et des Pays-Bas, Mario Turchetti s’intéresse ainsi à l’incidence majeure, dans les négociations menées par les Moyenneurs français ou les « modérateurs » néerlandais, des différentes perceptions de la liberté de conscience et des débats autour de celle-ci. Se penchant plus particulièrement sur le cas néerlandais, il montre comment les discussions entre les modérés de chaque camp achoppent sur le terrain de la liberté de conscience à l’aune de laquelle il faut repenser le rapport de chaque groupe aux notions de concorde et de tolérance. Des formulations relativement évasives de la pacification de Gand à la Religionsfrid, en passant par les différentes versions de l’Union de Bruxelles jalonnant le passage de l’un à l’autre de ces textes, Mario Turchetti retrace le fil de ces années de négociations pour démontrer que « la Religionsfrid ne répondait pas à la réalité religieuse, juridique et politique à laquelle elle devait porter des remèdes »14. Trop ambitieuse dans sa volonté d’établir une égalité religieuse inconcevable sur le long terme pour ses contemporains, elle conduit même à la rupture entre Pays-Bas du Nord et Pays-Bas du Sud.
- 15 Wanegffelen (T.), Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XV (...)
21Mais les troubles conduisent bien souvent à des violences plus terribles au cours de ces conflits confessionnels ou voulant parfois se présenter comme tels. Naviguant entre le XVIe et le XXe siècle, comme pouvait le faire Thierry Wanegffelen lorsqu’il étudiait l’émergence et les mutations de la notion de tolérance ou encore le mouvement de la Modernité occidentale, Patrick Cabanel affirme alors avec force l’intérêt pour les historiens de l’analogie entre les époques moderne et contemporaine afin de penser à nouveau frais la notion d’inhumanité. Une telle pratique lui permet ici à la fois de suggérer aux historiens des violences du premier XXe siècle, la nécessité d’une plongée au cœur des affrontements du XVIe siècle pour mieux appréhender les processus de déshumanisation de l’adversaire à l’œuvre au cours des deux conflits mondiaux ; mais aussi d’inviter les historiens des guerres de Religion à se saisir de la notion contemporaine de nettoyage ethnique pour l’adapter à leurs objets de recherche (en forgeant par exemple la notion de nettoyage confessionnel). On retrouve là les aspirations de l’auteur d’Une Difficile fidélité qui n’aimait rien tant que « tenter de restituer une cohérence, [s’]attacher moins aux ruptures qu’à l’évolution qui permet justement d’articuler temps heurté de la conjoncture politique et sociale et temps plus long, plus lent mais non immobile, des mentalités religieuses »15.
22Cependant, un certain nombre d’hommes et de femmes ont essayé de refuser les divisions et les ruptures liées à la confessionnalisation. Analysant en profondeur les quatrains de Michel de Nostredame, Denis Crouzet établit ainsi que ceux-ci constituent une invitation faite aux hommes à s’en remettre intégralement à Dieu seul. Dire le mal, dans la totalité des cruautés, malheurs et infamies qu’il engendre est le moyen de les conduire vers Dieu et le renouveau ; non d’affirmer voire d’appeler à l’inéluctabilité d’une fin des temps imminente. Pourtant, son œuvre et sa correspondance ont été scrutées pour en faire, au choix, un thuriféraire du catholicisme ou un soutien du protestantisme : en dépit de l’affirmation de son attachement à Dieu seul, Michel de Nostredame était en quelque sorte sommé d’être d’un camp, d’être d’Église, ce qui a alimenté malentendus et controverses.
- 16 Je reprends ici le sous-titre des pages que Thierry Wanegffelen consacre à Pierre Bayle da (...)
23De la même manière, les options politiques du grand artisan de la lutte « contre l’intolérance au nom de la conscience » que fut Pierre Bayle et ce « au-delà des circonstances »16 ont pu être interprétées comme des marqueurs de son protestantisme ou, plus récemment, de son anti-protestantisme. Hubert Bost propose ici de les reconsidérer en mettant l’accent sur le patriotisme de celui-ci comme donnée fondamentale pour comprendre sa pensée théologico-politique. Désireux d’aborder les questions théologiques et politiques dans leur complexité et leurs imbrications multiples, Bayle défend l’absoluité du pouvoir monarchique pour préserver l’État des dérives superstitieuses qu’il observe dans les religions, y compris celle dans laquelle il s’inscrit : le protestantisme. Autour de Dieu seul dans un cas, ou également autour de son lieutenant sur terre qui sera jugé par Lui, c’est à la concorde qu’en appellent Nostredame ou Bayle.
24C’est aussi le cas de René Benoist dont l’action en vue d’une médiation pacificatrice avec les réformés est analysée avec précision par Luc Racaut, qui met en avant la charge politique très forte d’un point fondamental de la théologie catholique : le caractère sacrificiel de la messe. Il prolonge ainsi la réflexion politique sur cet « entre-deux » confessionnel mis en lumière dès Ni Rome Ni Genève où Thierry Wanegffelen estimait néanmoins ne pas lui avoir donné toute son épaisseur en se concentrant essentiellement sur une explication religieuse de celui-ci sans l’articuler à une analyse sociale, culturelle et politique. En ce sens, il estimait qu’Une difficile fidélité était un bien meilleur ouvrage car il y avait élargi son angle d’approche grâce à une meilleure prise en compte de ces diverses dimensions. Il veillait ainsi à éviter de s’engoncer dans un système de pensée clos conduisant l’historien à des affirmations péremptoires dont il se méfiait tout autant que des orthodoxies religieuses.
25De la même manière, Jérémie Foa reprend le dossier de la coexistence religieuse à Lectoure où l’équilibre entre catholiques et protestants mis en exergue par Thierry Wanegffelen s’instaure – peut-être davantage qu’il ne l’avait pensé – grâce à la construction d’équilibres politiques et civiques. Pour observer ces tentatives de maintenir un équilibre rendu précaire par la méfiance réciproque des deux communautés de foi, Jérémie Foa exhume notamment un pacte d’amitié dont le vocabulaire et les concepts utilisés disent autant la volonté de vivre en bonne intelligence avec des concitoyens aussi intéressés que soi à la défense de la cité et de ses biens en dépit d’une religion différente, que la crainte de l’intervention plus intrusive d’une monarchie dont ils reconnaissent la puissance et à la bienveillance de laquelle ils aspirent.
26Dans la petite ville auvergnate de Montferrand également, la coexistence confessionnelle apparaît possible : à tel point que, pour trouver trace de la communauté protestante de cette cité, il faut l’implication de ses membres dans un conflit juridico-financier dont Thibaut Mathieu dégage les enjeux réels, pour que les réformés montferrandais apparaissent dans les archives. Au détour d’une contestation fiscale se noue un conflit politico-confessionnel qui va s’étendre sur plusieurs années et dont la participation politique protestante mais aussi la représentation de cette minorité confessionnelle au sein des institutions urbaines constituent les enjeux majeurs, non la liberté de culte.
- 17 Cf. infra.
27Enfin, en épilogue de ce parcours, Jérôme Grondeux nous offre une belle analyse du cheminement progressif conduisant l’historien des mentalités à élaborer une théorie de la Modernité qu’il n’a certes pu achever mais dont l’acuité et l’ambition n’en demeurent pas moins impressionnante et stimulante. Cet « ami inquiet de la liberté »17 restait cependant plein d’optimisme dans la capacité des hommes et femmes à reprendre, sans cesse et sous des formes différentes, la lutte contre des formes de contraintes institutionnelles et normatives elles aussi changeantes. Jérôme Grondeux nous livre ainsi quelques clefs et pistes de réflexions pour mieux appréhender et débattre des tensions qui structurent l’œuvre riche et dense d’un ami, d’un collègue, d’un maître dont nous n’avons probablement pas encore mesuré toute la profondeur et les possibilités qu’elle nous offre.
Notes
1 Je souhaiterais remercier ici Marie-Laure Ville pour son soutien et l’aide qu’elle m’a apportée dans la réalisation de ce volume. Ma gratitude va aussi à tous ceux qui n’ont pu, en raison des contraintes de temps que j’avais fixées, contribuer à cet ouvrage mais qui n’ont cessé de me prodiguer leurs encouragements.
2 Wanegffelen (T.), L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Paris, Le Livre de Poche, 1998, p. 12.
3 Wanegffelen (T.), Le Roseau pensant. Ruse de la modernité occidentale, Paris, Payot, 2011, p. 272.
4 Wanegffelen (T.), Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, 2005, p. 42. Cité infra par Jérôme Grondeux.
5 Wanegffelen (T.), Le Roseau pensant, op. cit., p. 85.
6 Wanegffelen (T.), « Introduction », dans Wanegffelen (T.) dir., De Michel de l’Hospital à l’Édit de Nantes. Politique et religion face aux Églises, Aubenas, Presses Universitaires Blaise-Pascal, p. 28 et p. 7.
7 Delumeau (J.) et Wanegffelen (T.), Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 1997 (8e édition).
8 Cf. infra.
9 Wanegffelen (T.), Catherine de Médicis, op. cit., 2005.
10 Cf. infra.
11 Wanegffelen (T.), Le Pouvoir contesté. Souveraines d’Europe à la Renaissance, Paris, Payot, 2008, p. 350.
12 Cf. infra.
13 Cf. infra.
14 Cf. infra.
15 Wanegffelen (T.), Une difficile fidélité. Catholiques malgré le concile en France, XVIe-XVIIe siècles, Paris, P.U.F., 1999, p. 182.
16 Je reprends ici le sous-titre des pages que Thierry Wanegffelen consacre à Pierre Bayle dans son étude sur la notion de tolérance : « Contre l’intolérance au nom de la conscience : Pierre Bayle au-delà des circonstances » dans Wanegffelen (T.), L’Édit de Nantes…, op. cit., p. 185-196.
17 Cf. infra.
© Presses universitaires du Midi, 2012