Consulter, délibérer, décider : donner son avis au Moyen-Âge
| ,Délibérer ou prendre avis au Moyen Âge…
Conclusions autour de certaines manières d’aviser
Texte intégral
1En tous temps et en tous lieux, qui ne délibère ? Voilà bien question dont réponse ne peut que décourager toute tentative de réflexion autour de ce thème tant la délibération épouse partout et toujours, de manière intime, le corps ecclésial, politique, universitaire et municipal. Téméraires, les auteurs des sept communications présentées tout au long de cette journée qui enserre un long Moyen Âge ont su écarter cette crainte, balayer le doute et baliser de réflexions nouvelles une voie féconde.
2Pour mener à bien ce chantier, les sources utilisées ne pouvaient être que limitées et regroupées autour de quelques exemples significatifs, tellement elles abondent. Théoriques, elles englobent des écrits aussi variés que les traités des plus grands philosophes médiévaux, les œuvres de maîtres éminents de la pensée politique médiévale, tout comme les écrits de multiples juristes aussi avisés que versés dans l’un et l’autre droit. Pratiques, elles ouvrent le champ immense des archives des conseils royaux ou princiers, des registres de délibérations des collectivités religieuses et laïques, sans négliger les procès-verbaux des assemblées représentatives. De ce vaste océan documentaire, ne pouvaient être retenus que quelques échantillons significatifs pour être passés au crible exigeant des sept valeureux intervenants. Deux grandes masses ont ainsi servi leurs investigations. La première, très diversifiée, regroupe différentes versions du traité d’éthique d’Aristote et ses commentaires (B. Sère), qu’accompagnent de nombreux textes de la pratique canonique et ecclésiale, tels que consultations épiscopales et délibérations conciliaires (Br. Dumézil et Ch. Barralis), sans négliger les multiples ressources offertes par la vie universitaire, en particulier les registres de délibérations des congregationes (Th. Kouamé). La seconde, beaucoup plus homogène, est exclusivement constituée d’archives urbaines, qu’il s’agisse principalement de registres de délibérations et parfois aussi de livres de comptes (C. Fargeix, Fl. Garnier et J.-Ch. Tölg).
3Fortement dispersés dans le temps et dans l’espace, ces deux ensembles ont permis d’analyser sous ses angles les plus divers le phénomène délibératif. Après un coup de projecteur donné sur les consultations épiscopales et les délibérations conciliaires de la Gaule du VIe siècle principalement en ses régions du nord et de l’est, la province de Sens est soumise à une enquête assez semblable pour le XVe siècle, tandis que l’analyse médiévale du concept aristotélicien de deliberatio offre de vastes perspectives sur le devenir théorique du phénomène délibératif tout au long des trois derniers siècles du Moyen Âge. Puis, comme enchâssé entre ces deux mondes de la vie quotidienne de l’Église et de la réflexion philosophique, une large fenêtre s’ouvre sur les pratiques délibératives au sein des assemblées des universités de type parisien du XIIIe au XVe siècle. Vient alors, comme en écho, le monde de la ville. Fort bien représenté tant au Midi (Millau et Rodez en particulier) qu’au Nord (Compiègne) ou à l’est (Lyon), il apporte à cette recherche collective un modèle dont l’examen minutieux a permis de mettre en lumière tout ce qu’il doit à ceux qui l’ont précédé.
4Temps et lieux autour desquels a été organisée cette réflexion commune laissent apparaître des vides géographiques et chronologiques aussi évidents qu’ils étaient inévitables. Ils ont à tout le moins le mérite d’inviter à prendre conscience du fait que l’acte délibératif constitue le pivot de tous les corps de la société médiévale et qu’on le retrouve à tous leurs échelons. Axe structurant de la vie ecclésiale, de la réflexion universitaire, du combat politique et de la vie administrative, il est un moment privilégié de l’expression de la parole autorisée mais soumise à des normes sérieusement codifiées, qu’il s’agisse des ecclésiastiques ou des laïques, des élites ou du commun. C’est pourquoi, dans la limite du raisonnable, diversifier au mieux les sources s’imposait. Il devenait alors possible de saisir les raisons parfois diffuses qui motivent le recours à la délibération, ses mécanismes toujours subtils et sa portée parfois inattendue. Voilà aussi qui incitait à déplorer les manques chronologiques – tout particulièrement pour le Moyen Âge central – tout comme les vides géographiques qui laissent aussi béante la France des périphéries que celle du Centre, les lacunes documentaires enfin qui ont interdit que soient appelées à la barre des sources aussi capitales que les délibérations des états ou les archives des corps de métiers par exemple.
5Le décor de cette journée ainsi campé, qu’en doit-on retenir et, sur les bases de cet acquis, comment aller plus loin encore ? Répondre à cette question en vue de relever au mieux ce défi, revient à s’interroger d’abord sur le comment de l’acte délibératif et sur les formes dans lesquelles il se coule (I). Quant au « pour quoi » (en deux mots) de la délibération, il soulève autant de questions qui invitent tout naturellement à décliner ses fonctions (II) dont les destinées connaissent des fortunes diverses (III).
Formes
6Thème central de cette journée, la question des formes qui entourent la délibération a été l’occasion de fructueux débats. Nous y avons été merveilleusement introduits par tout ce qui a été exposé de l’adaptation qu’on réalisée les médiévaux de la déliberatio aristotélicienne, « étape précise dans le déroulement de l’acte humain » qu’ils distinguent soigneusement de l’electio et du judicium, même si le lien devient de plus en plus intime, voire indissociable, entre délibération, jugement et choix jusqu’à se fondre parfois dans la notion englobante de consilium. L’essentiel est d’éclairer au mieux la décision à prendre à travers une délibération bien conduite qui n’est autre que la « bonne et mure délibération » qu’évoquent nombre de théoriciens du politique ou qu’attestent tout autant d’actes de la pratique. Unanimes, tous les intervenants sont tombés d’accord pour constater que la délibération médiévale, quel que soit le corps dont elle émane, obéit en tous points à ce schéma aristotélicien. C’est dire l’importance de l’apport grec à l’acte délibératif médiéval, tant dans sa philosophie que dans sa morale ou dans sa technique. Sur ce dernier point, il est sans doute à regretter qu’une réflexion n’ait pas été ouverte en direction du poids de la romanité sur les mécanismes de l’acte délibératif médiéval. L’apport y est indéniable des pratiques des assemblées républicaines et en particulier des contiones, assemblées informelles au sein desquelles les citoyens de la République étaient invités à discuter les projets de loi. Il y a là une voie porteuse à explorer aussi bien à travers les écrits des romanistes médiévaux que les procès-verbaux des diverses assemblées délibérantes, qu’elles fussent d’Église ou laïques. Néanmoins, finement passée au crible, cette documentation exceptionnellement riche a permis de saisir dans ses moindres détails la pesanteur du formalisme sur les assemblées délibérantes tout au long du Moyen Âge, qu’il s’agisse du cadre dans lequel elles travaillent, des hommes qui les composent et des méthodes qu’elles mettent en œuvre.
Cadres
7En ce domaine, la pratique a constamment su imposer des règles rigides en l’absence souvent constatée de normes préétablies. C’est toujours à l’intérieur d’un cadre à deux dimensions que prend corps l’acte délibératif médiéval pour s’inscrire tout à la fois dans le temps et dans l’espace.
8S’agissant du temps, il est à peine besoin de rappeler la moisson apportée par chaque communication. Qu’il s’agisse d’assemblées de l’Église – conciles ou synodes – ou d’assemblées laïques – politiques, urbaines ou universitaires –, toutes leurs réunions obéissent à un calendrier strict. Même s’il n’est pas toujours rigoureusement respecté, il a avant tout mission de donner son rythme à la vie religieuse, politique, municipale ou universitaire en imprimant à la gestion du temps ce que le droit a gravé dans les textes ou que la pratique à fini par faire triompher. Les théoriciens médiévaux ne sont-ils pas d’accord pour souligner que la bonne délibération (eubulie) demande beaucoup de temps et que, pour être valable et solide, elle doit obligatoirement s’inscrire dans la durée. Nécessaire à la réflexion, cette temporalité longue et pesée ne peut être définie au hasard, mais en fonction de règles précises destinées à fixer tout autant le moment d’ouverture que le terme de la délibération et son ordre du jour.
9Se pose d’emblée la délicate question de l’autorité compétente pour convoquer l’organe délibérant, quel qu’il soit. Les autorités universitaires surent en faire un véritable enjeu politique, que ce soit à Oxford ou à Paris. Même si recteur et chancelier, selon les statuts, conservent à peu près partout la prérogative de convoquer les congregationes generales, on n’y constate pas moins que la tendance à multiplier les autorités compétentes en la matière favorise les manœuvres qui peuvent parfois aboutir à des blocages. Rien de tel semble-t-il au sein des communautés urbaines où convoquer conseils et assemblées revient toujours en principe, de droit et sans contestation, aux magistrats en fonction. Voici les conseillers lyonnais qui mandent plusieurs fois par an « messires les notables et maistres des metiers » à se réunir en assemblée générale. Et voilà le clerc des villes ruergates rappelant avec la même régularité que les consuls ont convocat ou congregat le conseil, sans toujours respecter un calendrier précis dans le rythme de ces convocations, ce qui est aussi le cas à Lyon, mais beaucoup moins à Compiègne dont les magistrats témoignent d’un goût certain pour que les réunions du conseil se tiennent en début de semaine et de préférence le lundi. Quant au délai dans lequel devaient être envoyées ces convocations, il reste partout assez souple et il ne semble pas que les communautés médiévales soient parvenues à fixer des règles strictes, en dépit des efforts déployés par certains corps universitaires, tel celui d’Oxford, en vue de poser quelques principes rigides en la matière. Il en va à peu près de même de l’ordre du jour. Les instances dirigeantes des communautés urbaines y attachent assez peu d’importance et ne dévoilent guère leur propositiones qu’au moment ou s’ouvre la séance de l’organe délibérant. Ainsi opèrent les consuls des villes rouergates à l’instar de leurs collègues lyonnais qui laissent au porte-parole du consulat le soin de présenter en début de séance l’ordre du jour retenu.
10Toujours mentionnées dans la convocation, la date et souvent aussi l’heure auxquelles doivent se tenir les réunions en sont le point fort. Variables selon les saisons et les matières à traiter, elles veulent avant tout marquer la mainmise de l’autorité qui convoque sur la maîtrise du temps délibératif dont elle doit assurer seule la gestion. Cette gestion à sens unique des jours et des heures vouées à la délibération est toujours accompagnée d’une série de rites destinés à donner toute sa solennité au moment délibératif avant son ouverture. Convocation à son de trompe par le crieur public et amendes infligées aux retardataires ou aux absents une fois éteinte la chandelle qui marque le début des travaux ne sont qu’une illustration de ces rituels d’ouverture. Débute alors une séquence temporelle qui, autant qu’elle dure, échappe à la sphère du privé pour entrer dans celle de la res publica, mais sans pour autant devenir publique puisqu’elle doit demeurer secrète et que n’y assistent que ceux qui y sont conviés.
11C’est poser toute la question de l’espace réservé à la délibération. Le fait qu’il soit voué à la parole commune et à l’échange entre membres mandatés par une même communauté le transforme progressivement en espace public, qu’il soit matériel ou immatériel. Matériel, il figure le plus souvent un lieu au sein duquel s’exerce le pouvoir, lieu symbole d’autonomie, de légitimité et de puissance. L’importance de ce cénacle d’expression de la parole autorisée aurait mérité que lui fussent consacrés de plus amples développements dans la mesure où il constitue le passage obligé des mandataires de la communauté appelés à participer à l’acte délibératif et le point de rencontre des opinions qu’ils émettent. Lieu à très forte portée emblématique et point de mire de la conscience de la communauté en mesure de délibérer, il est bien souvent très lent à prendre forme et à se construire. En témoignent toutes les difficultés auxquelles se heurtent nombre de gouvernements urbains pour se doter d’un espace construit et aménagé afin d’y installer leurs services, y asseoir leur autorité et en faire un lieu d’échange et de délibération. L’exemple de Compiègne est ici remarquablement parlant qui se retrouve en tellement de villes du temps. Ce n’est qu’à partir de 1398, date à laquelle la communauté compiégnoise hérite d’une maison particulière, que commence à se dessiner un véritable « espace municipal » destiné à abriter le gouvernement de la cité et apte à recevoir ses assemblées délibérantes. Il y avait là traduction dans la pierre d’un authentique pouvoir délibérant désormais attaché à un espace public matériel qui en devenait, en même temps, le siège et le symbole tout en étant gage de sa pérennité.
12À partir du moment où se multiplient ces espaces publics matériels de délibération au sein des communautés religieuses, des universités et des villes, ils sont l’objet d’un véritable culte tant de la part de ceux qui les gouvernent que de ceux qui les fréquentent. Culte du pouvoir, mais aussi de la parole délibérante qui doit obligatoirement s’exprimer dans une enceinte digne de ceux qui sont habilités à la porter. Voilà pourquoi il serait du plus haut intérêt de pouvoir étudier, dans les hypothèses où une recherche pourrait être conduite en ce sens, la structure, l’agencement et le décor de ces salles de réunion avec les règles de préséance et de répartition des conseillers qui y sont toujours attachées. Le cas de l’assemblée, par ailleurs connu des trois états de la sénéchaussée de Lyon et du baillage de Mâcon dans la cathédrale Saint Jean en 1482, prend ici valeur d’exemple. Assis les plus proches des représentants du pouvoir royal, les membres du clergé ont derrière eux les nobles qui précèdent échevins, syndics et autres membres du troisième ordre. Et comme pour ajouter un symbole supplémentaire et faire en sorte que la géographie s’applique à gommer l’appartenance sociale, les députés du Lyonnais et du Roannais sont à gauche tandis que siègent à leur droite ceux qui viennent du Forez et du Beaujolais. Un exemple parmi tant d’autres qui atteste de l’importance que revêt le lieu de la délibération, ici une cathédrale et, bien plus encore sans doute, la manière dont est réparti l’espace matériel en vue de recevoir les membres de l’assemblée.
13C’est peut-être parce que cet espace public délibératif matériel fut partout long à se mettre en place que prend d’abord et progressivement forme au sein de chaque communauté et quelle que soit sa nature, un espace public d’un genre tout à fait particulier. Abstrait et virtuel cette fois, il s’organise en des lieux qui peuvent être tout aussi publics que privés, mais qui présentent la caractéristique essentielle d’être ouverts à tous et de s’offrir à chacun en terrain d’échange, de discussion et de délibération. Public, il l’est davantage par l’usage qui en est fait – lieu de rencontre et de communication – que par la qualification juridique qui peut lui être donnée. N’est-ce pas alors retrouver l’espace qu’utilisent les assemblées générales d’habitants des sociétés urbaines aux premiers temps de leur âge d’or, celui où encore fortes du dynamisme que leur avait insufflé un XIIe siècle conquérant, elles se réunissaient en plein air pour traiter des problèmes de la communauté, qui dans un pré, qui dans un cimetière ou qui, encore, dans une église ou sur la place appelée à devenir « publique » après avoir, pendant des lustres, fait office d’espace communautaire aussi bien destiné à recevoir le marché, la foire ou le jeu que l’assemblé des cives en âge de traiter des problèmes de la cité. Ainsi, que cet espace soit matériel ou virtuel, il faut que la délibération puisse s’arrimer à un pôle inscrit dans l’aire géographique de la communauté religieuse, politique, urbaine ou universitaire afin de lui permettre de se donner en spectacle. Comme celui auquel aiment à se livrer ceux de ses membres qui la représentent, revêtus de leur habit ou de leur costume, au sein des assemblées de l’Église, des conseils universitaires ou urbains.
Hommes
14Entrent alors en scène les hommes. Non pas ceux qui dans l’ombre des cabinets, conseillent prélats, princes, gouvernants ou administrateurs et affinent les mesures à prendre, mais ceux qui participent à la prise ouverte des décisions en s’associant à l’acte délibératif. Autour de ce thème, les trois questions fondamentales qui devaient être posées l’ont été et réponses souvent pertinentes leur ont été apportées. Qui est appelé à délibérer ? Qui est présent ? Qui délibère effectivement ? Autant d’interrogations qui valent pour toutes assemblées et toutes institutions représentatives, qu’elles soient d’Église ou laïques.
15Tenter de savoir qui est appelé à délibérer revient à poser le délicat problème de la représentativité des assemblées et des conseils médiévaux, en même temps que celui des pouvoirs qui leur sont reconnus en vue de prendre une décision à l’issue de la délibération, ou même simplement émettre un avis. Toutes les contributions présentées concordent pour montrer que, sur ce point précis, la réponse est question de temps, de géographie et d’institution tant les situations sont complexes, variables et évolutives. S’il est vrai comme l’enseigne Walter Burley que « l’aptitude délibérante est inhérente à l’homme », que « tout homme peut délibérer » et que toute délibération doit être collective, la réalité n’est jamais aussi simple. Certes, la délibération idéale suppose la présence du plus grand nombre, voire celle de tous, ce qui dans la pratique s’avère la plupart du temps irréalisable.
16Il faut alors restreindre le nombre de ceux qui sont convoqués et le faire dans le cadre de structures plus réduites, ce qui conduit dans le monde de l’Église à passer de l’échelle du concile œcuménique au concile provincial voire au synode et, dans le monde laïque, de l’assemblée générale à celle de l’assemblée restreinte puis du conseil. C’est alors les autorités en charge du gouvernement de la communauté qu’elles dirigent qui ont compétence, en fonction des règles en vigueur et des nécessités du temps, pour déterminer quel type de structure il est bon de convoquer. Les événements de 1460, dans la province ecclésiastique de Sens, illustrent parfaitement cette situation. Alors que le pouvoir appelle, par la voix de son procureur au Parlement, la réunion d’un concile général pour régler certaines questions liées à la Pragmatique sanction, l’archevêque de Sens en fonction depuis près de trente ans, décide de convoquer le premier concile provincial de sa carrière. Cette évolution qui tend en permanence à restreindre le cercle de la concertation et en conséquence de la délibération est aussi observable dans la plupart des villes, tels les consulats rouergats. L’assemblée générale des habitants y est de plus en plus rarement réunie. Devenues, comme partout, trop lourdes et difficiles à organiser, ses réunions finissent par disparaître, ou presque, de la vie municipale. Il est néanmoins un monde, celui des universités, qui ne rechigne pas devant la lourdeur de la délibération et la place toujours plus grande qu’y tient l’assemblée générale. C’est bien en ce sens qu’évoluent les universités de type parisien tout au long des trois derniers siècles du Moyen Âge. Contrainte de rechercher un consensus toujours plus large, la congregatio magistrorum doit partout admettre en son sein des maîtres non-régents ainsi que des étudiants gradués, à condition qu’ils y soient convoqués par le recteur.
17Plus les conciles, assemblées et conseils sont restreints en taille, plus la capacité de choix de ceux qui ont le pouvoir de convocation est grand et plus aussi les risques d’arbitraire se font menaçants. Ainsi à Lyon où « donner son avis n’est pas permis à tout le monde ». Ceux qui sont « mandés » pour le faire et donc conviés à l’assemblée générale du 29 juin 1514 qui ne compte que 179 membres, ont été soumis à une sélection rigoureuse opérée par les conseillers. Si tous les chefs de métier sont bien conviés comme le prévoit la constitution municipale, il n’en va pas de même pour les notables dont la profession, les charges exercées, le rang social et la fortune laissent aux conseillers une large marge d’appréciation dans les choix qu’ils opèrent. Une évolution semblable se dessine dans les villes du Rouergue. À une composition des assemblées et conseils dans un premier temps fondée sur des critères géographiques prenant en compte les quartiers et d’application rigide, succède une mainmise progressive du pouvoir consulaire sur le choix des conseillers ordinaires et plus encore de ceux qui peuvent être occasionnellement appelés à titre d’expert. Autant d’exemples qui laissent à penser que, dans les assemblées et conseils médiévaux, n’étaient bien souvent appelés à délibérer seulement ceux que l’autorité qui les convoquait jugeait dignes de siéger. Il va de soi que de multiples nuances seraient à apporter à cette conclusion trop générale, en particulier pour les assemblées d’états au sein desquelles les procédures électorales qui se mettent difficilement en place n’excluent cependant pas le recours à des modes souvent arbitraires de désignation des députés.
18Autant de distorsions dans les procédures de choix des divers conseils et assemblées délibérantes qui contribuent à altérer en profondeur leur caractère représentatif, défaut souvent aggravé par un absentéisme chronique qu’ont bien mis en lumière plusieurs contributions. Il est désormais un fait acquis, pour l’historiographie urbaine médiévale : l’assemblée générale des habitants est rapidement devenue une institution sans objet dans la plupart des villes du royaume en raison du peu d’empressement de ses membres à y faire acte de présence. Les raisons de cette évolution sont nombreuses dont les principales tiennent autant aux difficultés matérielles de tous ordres qu’il y avait à réunir de telles assemblées qu’au trop grand nombre de questions, souvent de peu d’intérêt, qui étaient soumises à délibération. Plus surprenant est l’absentéisme qui paraît bien avoir régné en fléau dans la plupart des conseils urbains comme l’attestent, outre les listes des absents, les sanctions de toute nature et toujours ingénieuses prises à leur encontre. Il est de règle dans les villes rouergates, au point d’interdire parfois toute délibération et, en même temps, toute prise de décision. Telle est bien la situation à laquelle se trouvent affrontés les consuls de Millau à l’occasion d’une séance du conseil en 1445, contraints de constater que « non avia gaire gens… e perso fonc dich que en aquo non podia conconcluzir nenguna causa ». L’assemblée qui siège à Lyon en 1514 confirme ce désintérêt pour la chose publique. Des 179 membres qui furent « mandés », seulement 69 se présentèrent. Et cette situation n’a rien d’un accident dans la mesure où le taux d’absentéisme est largement supérieur à 50 % au début du XVIe siècle et atteint parfois 80 %. Ce mal sévit aussi, mais à un moindre degré, au sein des assemblées universitaires, ce qui interdit parfois au recteur de statuer et le contraint à convoquer par la suite une assemblée générale à laquelle sont tenus d’assister tous ses membres en raison du serment (juramentum) qui les lie à l’Université. Mais alors, la question doit être posée de ce que valent sanctions et contraintes pour persuader des membres sans cesse rebelles à partager toute responsabilité. Peu enclins à se plier aux exigences de la vie publique, tout laisse à penser qu’ils ne l’étaient guère davantage aussi souvent que venait l’heure de participer aux travaux des conseils et assemblées.
19Qui délibère effectivement ? Voilà la vraie question. Il fallait, pour lui apporter une réponse claire, que fussent conduits des dépouillements minutieux. Ils n’ont pas manqué et tous permettent de conclure que l’essentiel du travail de délibération est le plus souvent assuré par une minorité active, soit parce qu’elle le monopolise par zèle, par orgueil ou par brigue, soit parce que, dans sa passivité, la masse des présents s’en remet à elle. La hiérarchie qui s’impose d’elle-même entre les membres de toute assemblée – qu’entérine la norme et que pérennise la pratique – constitue partout un élément favorable à cette concentration de la délibération autour de ceux qui sont le plus en vue. Comment pourrait-on s’étonner, qu’au sein des universités, la préséance entre les facultés et les nations si bien inscrite dans l’espace, comme l’ordre d’ancienneté des maîtres si minutieusement gravé dans chaque corps, n’aient pu avoir aucune conséquence sur la participation plus active de certains d’entre eux à la délibération ? Et comment pourrait-on être surpris de voir les évêques de la province de Sens verrouiller les débats et mettre la main sur les délibérations dans les commissions des conciles de la province de Sens à la fin du XVe siècle ? Quitte-t-on l’Université et l’Église pour se rendre à la ville ? On y découvre situation identique. Voici la cité du Rhône qui délibère en 1514 avec, en tête de liste des présents, ses notables où figurent d’abord les juristes avant les marchands. Puis vient le groupe des maîtres des métiers auxquels leur prestige assigne à chacun la place qu’il occupe. Aux notables d’abord de s’exprimer, à eux aussi et tout particulièrement aux juristes les réponses les plus longues et les plus argumentées, à eux enfin la gloire de voir leur point de vue triompher face à une assemblée sous représentée, passive dans sa majorité et souvent dépourvue de toute méthode.
Méthodes
20Une idée domine les travaux de cette journée et elle a été parfaitement mise en lumière. Celle d’un perfectionnement constant du processus délibératif qui s’impose à tous les niveaux de la vie ecclésiale et politique. Perceptible partout, ce progrès l’est d’abord et principalement au sein des assemblées de l’Église dont les méthodes délibératives n’ont cessé d’inspirer et de guider le travail des assemblées et conseils du monde laïc. Il y a là un apport majeur du religieux au politique qui se traduit par un véritable transfert de techniques du premier vers le second. Évolution permanente et fondatrice d’une nouvelle pratique politique qui n’a sans doute pas assez été mise en lumière tant elle fait de la délibération dans les assemblées du roi de France, les structures universitaires et les conseils urbains, l’héritière directe d’un savoir-faire ancestral de l’Église en la matière. Débattre et voter, voilà bien deux temps cardinaux de la délibération soumis à des méthodes rigoureuses. Y avoir recours est aussi indispensable – et de manière préalable – dès qu’il convient de déterminer l’objet même de la délibération.
21C’est alors l’ordre du jour, en principe notifié avec la convocation, qu’il convient d’interroger. À scruter l’ensemble des communications présentées, tout laisse à penser qu’il en était rarement ainsi et que, bien souvent, c’est au moment où s’ouvre la délibération et parfois même au fur et à mesure qu’elle se déroule que prennent corps les questions à traiter. Telle est bien la situation dans la plupart des villes du Rouergue où « la diversité du vocabulaire employé pour retranscrire l’ordre du jour met en lumière une gradation suivant qu’une information est simplement communiquée ou bien que l’on formule une demande précise ». Rares en effet paraissent avoir été les assemblées du monde laïc qui, à l’instar de ce qui se passait au sein des assemblées universitaires, disposaient au moment de l’ouverture de la séance d’un ordre du jour aussi précis divisé en articuli, eux-mêmes parfois subdivisés en puncta et partes. Quoi qu’il en soit et en dehors de tout ordre du jour aussi finement préparé, philosophes et politistes médiévaux nous apprennent que « délibérer ce n’est pas résoudre un problème, c’est le déterminer » et, qu’en toutes circonstances, la délibération qui est un acte de la raison porte toujours sur cinq objets. L’incertain d’abord car, « moins on est certain, plus on délibère ». Et comme la délibération est avant tout « l’œil du futur », le contingent constitue obligatoirement son second objet. Incertitude et contingence contribuent ainsi à donner leurs contours à deux autres objets de la délibération, l’humain et le possible qui ne sauraient se concrétiser sans que soit clairement déterminé le dernier qui touche aux moyens à mettre en œuvre en vue de mener à bien la décision prise.
22Pour théorique que soit ce schéma, bien des éléments qui le composent se retrouvent dans la pratique. Comment ne pas voir, dans « les opinions des prélats évêques, des chapitres et abbés » qui furent entendues lors du concile de Sens de 1485, l’expression de l’incertain et du contingent, tout comme dans la position de départ qu’adoptent les conseillers de Compiègne en 1407. Partagés en trois groupes différents à propos de la décision à arrêter, l’avis de chacun « prend alors valeur de conseil et participe à la recherche de la meilleure voie à suivre ». La question des moyens est elle aussi partout et toujours présente, jusqu’à devenir parfois obsédante. L’atteste avec éclat cette délibération lyonnaise de 1514 avant tout dominée par la recherche des meilleurs moyens fiscaux propres à financer des travaux à réaliser aux fortifications, travaux qui étaient depuis longtemps l’objet de la plupart des délibérations.
23De manière consciente ou non, c’est bien autour de ces cinq objets que s’ouvrent les débats. Depuis longtemps orfèvres en la matière, les assemblées de l’Église ont toujours su se montrer attentives à l’art de débattre et les règles dont elles ont su le doter ont fortement influencé la difficile construction du processus délibératif dans le monde laïc. En dépit des très rares mentions de délibération dans les conciles de la Gaule du VIe siècle et de la volonté constamment affichée d’« éviter de mettre en avant la moindre individualité », les discussions y étaient bien réelles et la délibération débutait souvent avant l’ouverture. Envoi préalable de questionnaires et échanges préliminaires de lettres permettaient de fructueuses réflexions qui pouvaient déboucher sur la rédaction d’un texte destiné à rendre plus apaisée la discussion et à permettre, à ceux qui avaient un point de vue opposé, de s’abstenir de participer à la réunion. Malaisées à reconstituer en raison de l’état des sources, les discussions au sein de ces conciles n’en étaient pas moins parfois très animées comme l’atteste la disposition 21 du concile de Tours de 567. Alors qu’il traitait d’une question relativement mineure mais sensible – l’interdiction du mariage des moniales consacrées –, il n’en suscita pas moins de très longs échanges aussi bien autour des autorités invoquées que du contenu même des mesures à prendre. Autant d’éléments qui prouvent combien la décision finale n’était que le résultat d’une longue et minutieuse préparation. Il en va de même à l’occasion des conciles de la province de Sens dans la seconde moitié du XVe siècle. Tout en confiscant à leur profit l’essentiel des délibérations et en les contrôlant en totalité, les évêques n’en observent pas moins une stricte hiérarchie dans leur prise de parole qui se fait dans un ordre immuable. L’assemblée générale, ainsi « corsetée par les règles hiérarchiques, apparaît moins un espace de débats que de consensus organisé », tout en restant cependant un « lieu de délibération dans lequel s’expriment des avis divergents ». Les assemblées universitaires offrent un spectacle assez semblable. À une prise de parole elle aussi très ritualisée fait écho un examen des textes article par article, suivi d’une conclusion donnée par chacun des corps composant l’assemblée sous forme d’avis positif ou négatif, voire de la formulation d’une opinion plus complexe.
24Ces pratiques délibératives pénètrent largement les conseils urbains au fur et à mesure qu’ils prennent corps. Elles y connaissent même, souvent, un réel perfectionnement. En bien des villes où l’essentiel des décisions passent par le conseil, il n’est pas rare de voir les édiles s’entourer d’avis préalables et autorisés avant que ne débutent de véritables délibérations. Voici ceux de Rodez qui sollicitent régulièrement l’avis des bonas gens de la ville pour qu’« avec elles ils aient leur conseil sur la manière de mieux gouverner ». Et voilà ceux de Millau, tellement soucieux du rattachement de leur ville à la couronne en mars 1370, qu’ils font venir au conseil un groupe de personnes en vue dans la cité pour avoir leur avis. Puis voici encore le directoire municipal de Saint-Affrique qui se montre lui aussi très attaché à ce mode de consultation en associant à la réunion du conseil de mars 1386 alcus singulas homes de la universitat afin qu’ils « veuillent leur donner conseil ». Ce recours à des gens avisés de la ville ou à des experts extérieurs est courant dans toutes les villes du royaume. Au Nord comme au Midi, l’attitude qu’adoptent les magistrats de Compiègne en est un excellent exemple. Tant de prix attaché à la consultation conduit parfois les responsables municipaux à s’entourer de l’avis d’experts afin de les assister dans la résolution de questions délicates. Experts en toutes matières, tels ce conseiller militaire convoqué par les consuls millavois en 1358 pour les aider à prendre les bonnes décisions qui s’imposent en vue d’assurer une meilleure défense de la ville, ou encore ces juristes régulièrement consultés sur des questions délicates, tels les docteurs bolonais auxquels il est demandé conseil au sujet du rattachement de la ville à la couronne de France en 1369. De tels exemples jalonnent les pages des livres de comptes et des registres de délibérations urbaines comme pour témoigner d’une pratique toujours plus active de la consultation que président des règles toujours plus rigides.
25Au sein des assemblées urbaines, comme dans celles de l’Église ou des universités, la prise de parole est désormais soumise elle aussi à des règles strictes. L’attestent avec force les comptes-rendus extrêmement codifiés des assemblées lyonnaises. Chaque avis, donné dans un ordre figé, y est précédé du nom de celui dont il émane, tandis que ceux qui sont appelés en premier – toujours les plus influents – sont ceux qui façonnent véritablement la décision finale. En tous points semblable, la structure des délibérations compiégnoises des années 1410 laisse apparaître une ritualisation aussi marqée de la parole. Toujours confiée en premier au lieutenant du bailli de Senlis nommé au conseil par son bailli, elle revient ensuite en général et immédiatement aux trois gouverneurs-attournés en exercice, puis à quelques personnages clef du gouvernement urbain. Ainsi se constitue un bloc dont les avis concordants ont vocation à dicter la décision finale.
26En ce domaine – et peut-être surtout –, il est capital de prendre une nouvelle fois en compte ce qu’enseigne la pratique des assemblées ecclésiastiques pour comprendre celle des assemblées urbaines en la matière et d’avoir toujours à l’esprit, comme l’enseignent les philosophes, qu’une délibération doit en permanence être collective, qu’elle est en définitive « la collation de plusieurs délibérations individuelles » dont la complémentarité fait la valeur de la décision finale. Mais alors, comment l’obtenir et surtout comment donner le sentiment qu’elle est « une production partagée et unanime » alors qu’elle résulte le plus souvent d’interminables et pénibles tractations ? Les assemblées conciliaires surent très tôt apporter une réponse à cette lancinante question. Présentée comme inspirée par l’Esprit Saint, la décision qu’y prennent leurs membres « n’est pas conçue comme l’élaboration commune d’un avis, mais comme la transcription d’un oracle » qui s’impose à tous, unanimes. Et pour renforcer cette fiction d’unanimité, fusent de toutes parts dans les textes, les termes nos, omnes, unitas, universi, unanimiter. Marqueurs d’un accord parfait, mais de façade, ils ne sauraient faire illusion, même s’ils veulent avant tout insister à la fois sur le caractère collectif de la décision et la solidarité des membres qui composent le corps. Il en va de même des conciles de la province de Sens dont les notaires qui dressent les procès-verbaux « insistent moins sur la confrontation d’opinions divergentes que sur la communauté des décisions prises » en préservant toujours l’anonymat des orateurs afin de gommer les individualités et mettre en avant une unité d’opinion souvent factice qui, dans toutes ces situations, reflète surtout la position de la major et sanior pars dont on connaît les modalités, tôt définies par le canon 24 du concile de Latran IV en 1215.
27Très imprégnées de ces pratiques, les corps universitaires s’en inspirent, estimant que « la recherche du consensus était presque toujours préférable à la décision de la majorité ». Une décision est-elle à prendre dans les plus brefs délais, alors l’approbation de la sanior pars y suffisait et ce vote en quelque sorte majoritaire en raison de la qualité de ceux qui l’avaient émis devait obligatoirement l’emporter sur tout autre, fût-il celui d’une major pars, nécessairement contrainte de s’y rallier. Fortes de cet héritage et de ces exemples, les assemblées urbaines emboîtent le pas. Même si celles des villes rouergates mentionnent en général, quand il y en a, les opinions divergentes et le nom de ceux qui les ont exprimées, elles présentent le plus souvent les décisions comme émanant de la major partida ou comme étant prises de cossenta de totz, de voler de tot lo cosselh ou encore de voler et consentimen de totz ou bien enfin de voluntate omnium. La volonté est ici manifeste de traduire dans le vocabulaire une unanimité destinée à masquer des oppositions qui se sont parfois ouvertement exprimées. Plus discrets, les procès-verbaux des délibérations municipales de Compiègne entretiennent, à travers des formules relativement vagues, un flou volontaire qui ne permet guère de se faire une idée dont la décision finale a été obtenue. On peut effectivement s’interroger sur le sens à donner à des expressions telles que « Conclut que » ou « Délibéré que » en se demandant si leurs auteurs ont ou non voulu signifier qu’il y avait eu vote. Les choses sont plus nettes à Lyon où chaque avis donné est précédé du nom de son auteur et où nombre de conseillers déclarent s’en remettre « a la plus de voix et a ce qui sera le meilleur », formule qui, une fois de plus, suggère toute la force attractive que pouvait avoir la notion de major et sanior pars au sein des assemblée délibératives urbaines, quelle que fût la fonction qu’elles étaient appelées à remplir.
Fonctions
28Sans que la raison apparaisse clairement, les réflexions de cette journée ont davantage porté sur la nature et les mécanismes du processus délibératif que sur ses fonctions. S’il est, à la lumière de ce qui a été dit, désormais plus facile de répondre à la double question « qu’est-ce que délibérer ? » et « comment délibérer ? », celle du « pour quoi délibérer ? » a été plus souvent éludée. Tenter d’y répondre, c’est analyser le processus délibératif jusqu’à son terme et saisir avec précision ce sur quoi il débouche. Si toute délibération achevée ne trouve pas nécessairement sa traduction dans un acte émanant de l’assemblée ou du conseil qui lui a servi de cadre, elle engendre toujours une situation nouvelle. Délibérer peut n’avoir d’autre ambition que de vouloir échanger des points de vue ou recueillir des avis. Délibérer, ce peut être aussi en vue de décider. Délibérer, c’est enfin et bien souvent en vue de recruter.
« Aviser »
29Délibérer, ce peut être seulement écouter, entendre et prendre avis. Rien ne rend mieux compte de cette fonction que le terme languedocien avisar. Les notaires des consulats méridionaux l’affectionnent tout particulièrement quant ils rédigent livres de comptes et registres de délibérations pour consigner les multiples formes que prend, tout au long des trois derniers siècles du Moyen Âge, la concertation des villes du Midi. Ils se plaisent alors à mentionner qu’elles se sont réunies per aver cosselh et per avisar. Entendez « pour délibérer » et pour « prendre avis ». Ces réunions sont légion qui n’ont d’autre fonction que de permettre à ces villes de se retrouver dans le cadre d’assemblées informelles en vue d’échanger sur les questions de l’heure, le plus souvent liées à la défense et à la fiscalité. Collecte d’avis, échange d’informations et délibérations autour des données ainsi recueillies, sans prise de décision, sont au cœur de ces rencontres dont la fonction n’est autre que d’avisar. Verbe auquel il serait sûrement souhaitable de porter davantage attention.
30Il en va de même du verbe latin advisare et du substantif advisamentum qui, l’un et l’autre, semblent bien faire leur entrée en force dans les textes au plus tard au XIVe siècle avec le sens de « délibérer » et « délibération ». Quant aux deux termes aviser et avis, leur utilisation est de plus en plus courante dès la fin du XIIIe siècle pour qualifier l’action qui consiste à « avertir quelqu’un », lui « dire son opinion », lui « donner un conseil », lui « fournir un avis ». Sans doute aurait-il été souhaitable de mieux recenser tous ces mots et expressions en s’attachant à saisir leur sens précis dans les différents contextes donnés. C’eût été pénétrer mieux de l’intérieur ces sessions de conseils et d’assemblées, ces réunions informelles et même ces simples contacts sans périodicité ni formalisme entre individus ou autorités en vue d’échanger des avis et glaner des informations dans la perspective de décisions éventuelles à prendre. Des échanges de ce type, qui valent délibération sans décision, sont légion. Ils se veulent avant tout exercice de communication et de réflexion, travaux préparatoires en quelque sorte. L’échange qui s’instaure ainsi entre l’émetteur et le récepteur de l’avis, que cet avis soit sollicité ou non, peut engendrer entre les deux parties une manière de délibération dans la mesure où l’avis suscite discussion, réserve, voire opposition ou rejet soit parce qu’il aurait blessé, soit parce qu’il ne répond pas à ce qui était attendu ou qu’il est considéré comme insuffisant, voire inutile.
31De beaux exemples en sont donnés à propos des consultations épiscopales de la Gaule du VIe siècle dont certaines, requises par le roi lui-même, constituaient par avance un « engagement à écouter ». Étaient-elles destinées à préparer une prise éventuelle de décision, ce qui était le plus souvent le cas, alors les échanges préparatoires avaient lieu dans le plus grand secret. Étaient-elles au contraire sollicitées au cours d’une assemblée en vue d’éclairer une décision qui se construisait, alors la plus grande publicité leur était assurée. Les commissions d’experts, souvent nommées au sein des assemblées universitaires en vue d’étudier des problèmes spécifiques nécessitant leur avis, constituait un terrain de choix qui s’offrait à ce type de délibération. Dépourvus de tout pouvoir de décision, leurs membres étaient simplement habilités à procéder à une expertise technique, en discuter et se mettre d’accord sur le contenu d’un rapport à déposer devant l’assemblée qui l’avait demandé. Ces délibérations en forme d’échange de vue sont aussi très souvent et en bien des villes le lot quotidien des travaux de nombreux conseils et assemblées. C’est ainsi que les conseillers de Rodez, remplis d’hésitation au terme de longues délibérations, préfèrent parfois s’en remettre aux consuls pour la décision à prendre en leur demandant d’« agir du mieux qu’ils pourront » ou selon ce qu’il leur « sera avisé de faire ». Mieux encore, ne leur arrive-t-il pas de noter sur leurs registres, non sans quelque amertume, no fo re deliberat, aveu d’échec cuisant et sans appel dans leurs discussions. Discussions qui parfois ne prenaient plus guère en compte le sujet pour se transformer en véritables joutes oratoires et authentiques concours d’éloquence comme ce dut être le cas lors de l’assemblée de Lyon de 1514. Comme à l’occasion de chacune de ses réunions, l’art de la parole y tint une place importante tant sa maîtrise était un marqueur de reconnaissance sociale. Fort heureusement, il n’y eut là qu’égarement passager et ce presque délibérer pour simplement parler laissa rapidement la place au délibérer pour décider.
Décider
32Toute bonne délibération doit être « une authentique investigation, un processus de cheminement vers la vérité », une « enquête délibérative » qui, conduite à son terme, a vocation naturelle à déboucher sur une décision. Cette décision, que les médiévaux qualifient volontiers de judicium practicum ou de resolutio, est destinée à donner la clef du passage de la parole à l’action. « Inquisition de conseil », comme la qualifiait Nicole Oresme, la délibération s’impose à toutes les institutions délibérantes comme « une enquête pratique concernant l’agir » qui les contraint à rendre concret, lisible et orienté sur l’action, le résultat de leurs travaux. Transformer les avis discutés en décisions opératoires, voilà bien la mission assignée à tous les conseils et assemblées à partir du moment où ils sont investis du pouvoir de décider et où ils peuvent valablement statuer, toute question de quorum en particulier étant levée.
33Point n’était l’objectif assigné à cette journée de vérifier si les décisions prises au terme de délibérations les plus diverses avaient été ou non suivies d’effet et quelle avait été leur emprise effective sur le réel. La volonté de tous était simplement de saisir dans quelle mesure une délibération débouche ou non sur une décision concrète susceptible de transformer un certain savoir-dire en un authentique vouloir-faire. Réponses diverses ont été apportées à cette question qui permettent d’entrevoir des situations très contrastées. Les conciles de la Gaule du VIe siècle offrent rarement, autant que les sources permettent de la saisir, l’image d’assemblées dont l’issue figure des décisions très tranchées. Sont-ils dominés par des questions judiciaires ? On s’oriente alors plutôt vers la voie d’un compromis mou que celle d’une sentence bien tranchée. Ont-ils vocation disciplinaire ? Ils peuvent alors se clore, comme ce fut le cas à Tours en 567, par un canon tellement atypique et confus qu’il ne mérite même pas d’être repris dans une quelconque collection conciliaire médiévale. Les procès-verbaux des conciles de la province de Sens à la fin du XVe siècle n’apportent guère d’éclairage nouveau sur cette question. Ils sont davantage une copie des conclusions des commissions qu’une transcription de ce qui serait une décision ferme, sauf dans de rares situations telles que la nomination des commissaires du concile, décision pour laquelle il est précisé en 1460 et 1485 que « le seigneur évêque a conclu, conformément aux délibérations susdites… . ». Du côté des assemblées universitaires, la situation est à la fois plus rigide et plus floue. Rigide parce que « le désir obsessionnel de consensus » aboutit toujours à une prise de décision en apparence fortement cautionnée, mais floue parce qu’il est impossible de savoir si dans la pratique une telle décision mérite bien ce qualificatif dans la mesure où elle a pu être imposée par une sanior pars fortement minoritaire en nombre. Qu’il y ait eu décision, ce résultat n’est point contestable, mais que cette décision ne soit pas véritablement celle de l’assemblée est tout aussi évident.
34Il peut, mais à un moindre degré, en être de même dans les assemblées et conseils urbains où le poids de la sanior pars vient parfois, là aussi, fausser le véritable vouloir de l’institution délibérative en laissant apparaître, comme une décision majoritairement voulue, une mesure qui n’est due qu’à la pression d’une minorité. À ne considérer que les seuls comptes-rendus et procès-verbaux de ces assemblées et conseils qui sont à peu près les seules sources dont on puisse disposer, il est toujours difficile d’évaluer la réalité et le contenu des décisions prises. Il se peut que des mentions assez claires, quoique brèves, laissent à penser qu’une mesure a bien été arrêtée. Telles celles-ci qui sont légion dans les registres de la cité ruthénoise : le conseil « dit que », « ordonne », ou bien encore quand il est précisé que lo voler et ordenanssa dels senhors del cosselh doivent être mis en œuvre. Non seulement il y a bien décision, mais toutes les dispositions nécessaires à son exécution paraissent bien aussi avoir été prévues. Il n’en va pas de même au sein des assemblées lyonnaises dont les réunions se terminent, dans la plupart des cas, « sans conclusion » et le plus souvent sur le dernier avis qui a été donné. Tout laisse à penser, comme ce fut le cas en 1514, que les participants avaient coutume de s’en tenir à la conclusion formulée par la major et sanior pars et que les consuls prenaient en définitive la décision qui leur convenait le mieux en s’appuyant sur les opinions émises. Une telle situation faisait de ces assemblées lyonnaises de simples instances consultatives sans « aucun pouvoir pour imposer leur avis », situation qui se retrouve en bien des villes, sauf peut-être quand ces instances sont associées à des procédures de recrutement.
Recruter
35Que ce soit au sein de l’Église, de l’Université, du monde des villes et de tant d’autres encore, la délibération fait la plupart du temps partie de toute procédure de recrutement. Il est toujours attaché grand prix aux avis que peut émettre une institution délibérante à l’occasion du choix d’un quelconque candidat à une fonction, à supposer que ce choix ne lui soit pas en entier confié. Cette question a trop peu retenu l’attention. Elle est pourtant d’importance, tellement procéder au recrutement d’un officier ou d’un agent quelconque, ou y être simplement associé, est mobilisateur pour la délibération au sein d’un conseil ou d’une assemblée. Donner son avis sur une candidature et être éventuellement appelé à voter à l’issue des débats constitue autant d’actes majeurs qui entrent dans la compétence de la plupart des assemblées et conseils médiévaux, même si peu d’exemples en ont été donnés au cours de cette journée. Il y a là tout un secteur à explorer, tellement il est porteur de perspectives nouvelles, en particulier pour tout ce qui touche aux modalités de vote encore fort mal connues pour le monde médiéval, en particulier celui des assemblées laïques. Un tel vote quand il a lieu, même s’il n’exprime qu’une proposition ou un choix (electio) qui doivent être confirmés par l’autorité supérieure, n’en traduit pas moins clairement la volonté de l’institution qui a délibéré et vaut, en même temps, étape terminale de la délibération. Acte « pré-délibéré », l’electio a vocation à valider les délibérations de toute nature et, plus particulièrement, celles qui président à tout recrutement. Une telle procédure n’était pas sans risque dans la mesure où elle pouvait ouvrir la voie à des délibérations sans fin au sein d’assemblées trop nombreuses, favoriser la brigue aussi. La plupart des universités de maîtres le comprirent très vite et firent en sorte que la nomination de leurs principaux officiers échappât « aux procédures délibératives ordinaires pour emprunter les voies plus encadrées du scrutin indirect ou de la rotation ». Il en résulta des modes de recrutement extrêmement diversifiés dont la philosophie commune fut d’éviter « les lourdeurs et les complications du vote en assemblée plénière ».
36Telle ne fut pas toujours la situation au sein des assemblées et conseils urbains. Diversité et confusion parfois y dominent les modes de recrutement des officiers municipaux, en particulier des édiles, aussi souvent que cette attribution leur est confiée. Sans entrer dans le dédale des modalités toujours complexes que les diverses constitutions municipales ont imaginées en matière de votation et le trésor d’ingéniosité qu’elles ont déployé en ce domaine, il n’eut pas été inutile de s’interroger davantage sur les modalités qui président au scrutin lors de toute opération de recrutement. Tantôt qualifié d’« escrutine », tantôt d’« escrutinage », ce scrutin n’est autre que le moyen technique qui permet de traduire dans les faits, en la rendant effective, l’electio d’un magistrat ou d’un agent. Il est moyen d’expression de la délibération et traduction du choix opéré par l’assemblée ou le conseil. Une des richesses de cette réflexion serait de pouvoir montrer que la mise en œuvre progressive de ce scrutin, qu’elles qu’en soient les modalités pratiques, mais à condition de prendre en compte les voix de tous les membres du corps concerné et de rester secret, avait vocation à battre progressivement en brèche la position dominante du vieux principe de la major et sanior pars. La voie pouvait ainsi progressivement s’ouvrir à la libre expression du principe majoritaire. Même si le terme majorité n’appartient pas au vocabulaire médiéval dans le sens qui lui est donné aujourd’hui, il y avait là perspective porteuse de grand avenir pour l’affirmation d’un authentique pouvoir des institutions délibérantes médiévales.
Destinées
37Par delà les hommes qu’elle réunit, l’objet qu’elle embrasse et les méthodes qu’elle met en oeuvre, la délibération s’inscrit dans le temps de la communauté dont elle porte en permanence la voix. Cette voix que tous les registres de délibérations ou de compte conservent pieusement pour la faire résonner à travers les siècles. Prendre ainsi la mesure de la délibération à l’aune du temps témoigne de son importance pour l’histoire de ceux qui y participent et de la communauté qu’ils représentent. Acteurs engagés, ils délibèrent avec le souci constant de modeler le présent, tout en l’enracinant dans un passé dont ils font en permanence mémoire afin de toujours mieux lui assurer un avenir.
Mémoire
38Toute délibération est mémoire parce qu’elle participe doublement d’une mémoire en construction. D’abord par l’enracinement obligatoire dans le passé des arguments mis en avant en vue de conduire une discussion réussie et convaincante. C’est dire que délibérer vaut souvent rappel et regard en arrière dans l’histoire de la communauté qui se trouve ainsi en permanence revivifiée. Mais comme délibérer est aussi à terme décider et que chaque décision est soigneusement enregistrée et archivée, la mémoire s’enrichit d’elle-même, à chaque délibération, de strates nouvelles. Cette double démarche procède de la nature même de la délibération. Parce qu’elle est « authentique investigation » et « processus de cheminement vers la vérité » qui relève d’une « temporalité longue et lente », tous les moyens qui contribuent à sa bonne réalisation doivent être mis en œuvre. Partant, solliciter la mémoire et contribuer à sa construction ne peut que servir tous ceux qui s’attachent à bien délibérer. Entrevus tout au long de cette journée, ces rapports que la délibération entretient avec la mémoire n’ont peut-être pas toujours été suffisamment analysés dans leur profondeur, même si de riches matériaux ont été livrés sur ce chantier.
39Les discussions sans fin qui entourèrent l’élaboration de la disposition 21 du concile de Tours de 567 portent véritablement témoignage du poids du passé, fut-il quelque peu travesti, sur la délibération. La mémoire convoquée à la barre pour faire avancer les tractations est surtout celle des textes – décrétales, « loi romaine » à travers le Code Théodosien revu par le Bréviaire d’Alaric – sans négliger de procéder à des parallèles historiques quelque peu osés, tels que l’assimilation des moniales aux vestales. Et tout cela en se fondant sur le dire de certains historiens romains. Fausse mémoire s’il en était, mais mémoire appelée pour servir de pierre angulaire à la démonstration en cours. À cette occasion, la délibération fut peut-être davantage exercice de mémoire que délibération sagement argumentée et bien conduite.
40L’utilisation et le poids de cette mémoire sont tout aussi présents au cours des délibérations qui rythment la vie des assemblées et des conseils urbains. Ils sont fortement perceptibles à Compiègne au début du XVe siècle. En conflit avec certains de ses contribuables en 1407, la ville consulte son avocat au Parlement, maître Jean de Lecanel, une authentique mémoire vivante de la cité puisqu’elle recourait à ses services depuis au moins 1387. En dépit de la très bonne connaissance qu’avait ce solide juriste de cette affaire, de la jurisprudence applicable en la matière et du passé des conflits fiscaux entre les habitants et la cité, ses magistrats ne s’estiment pas suffisamment assurés et décident de lancer une enquête auprès d’anciens fermiers du fisc « pour en faire vérité ». Cette mémoire du passé se manifeste tout aussi vive au sein de l’assemblée lyonnaise de 1514. Véritable antichambre du consulat, elle est un lieu idéal offert à ses membres pour faire montre de leur bonne connaissance du passé de leur ville et démontrer ainsi leur aptitude à partager un jour les responsabilités de son gouvernement. Alors, dans sa participation à la délibération autour de la meilleure fiscalité à mettre sur pied pour contribuer au financement de la réparation des murailles, chacun se plait à rappeler l’expérience passée autour des papiers des estimes qu’il faut revoir, ainsi que les lettres jadis reçues du roi autorisant la ville à organiser une fiscalité nouvelle. Et plusieurs de souligner que cette question du financement des fortifications s’était déjà maintes fois posée au cours des mandats qu’ils avaient pu exercer.
41Autant d’interventions, d’échanges et de projets que le clerc de la ville fixe partout dans ses livres, véritables conservatoires, accumulateurs et stimulateurs de la mémoire urbaine. En tous lieux, ces riches registres de délibérations, de comptes aussi bien souvent, sont appelés à devenir chronique de la ville. Ils doivent toujours permettre d’en retracer une histoire parfois quelque peu embellie et grandie, tant la plume du clerc sait habilement lisser son récit et en exclure tout ce qui pourrait ternir le cours d’une chronique qui se doit d’être aussi apaisée que valorisante. Voilà comment le temps de la délibération engendre, au sein de toute communauté, le « temps de l’écriture » de son histoire et comment en toutes les villes du royaume, le clerc du consulat ou de la commune est devenu un personnage central de la vie de la cité. C’est lui qui contribue à façonner, par ses comptes-rendus des délibérations, l’image qu’elle se fait d’elle-même, comme celle qu’elle se donne à l’extérieur. En témoignent avec force, aussi bien les beaux exemples des villes rouergates que celui de la cité du Rhône où cet « homme de l’ombre du consulat » sait si bien ne retenir que ce qui est lumière d’une histoire qui se construit chaque jour sous ses yeux.
Présent
42Puisque « la délibération est la science des moyens les plus adaptés », qu’elle est en même temps « processus de cheminement vers la vérité et « enquête pratique concernant l’agir », elle est en prise permanente avec le présent, situation qui contraint ceux qui la conduisent à exercer une vigilance constante sur les événements. Chacun y est invité en vue de saisir et de mettre à profit dans l’instant tout ce qui peut contribuer à la réalisation du bien commun du groupe. Délibérer n’est alors autre que la recherche de la solution la mieux adaptée à résoudre les problèmes de l’heure. Voilà qui fait de la délibération un des miroirs les plus fidèles de son temps. Et cela doublement, tant elle est à la fois acteur de sa propre histoire qu’elle construit et fidèle témoin des événements, des hommes et des choses qui entrent dans son champ d’investigation.
43Interrogation sur le champ autour des besoins, des souhaits ou des contraintes d’une communauté ecclésiastique ou laïque, l’acte délibératif permet, pour autant que le contenu en soit divulgué, de saisir par l’intérieur la vie et les conditions d’existence du groupe. Il en constitue en quelque sorte un cliché instantané et immédiatement révélé. Tant registres de délibérations que comptes urbains ou procès-verbaux de réunions d’assemblées quelconques témoignent de cette volonté de toujours consigner, dans les plus brefs délais, aussi bien le contenu de la délibération elle-même que les divers éléments ayant pu lui servir d’argument, de justification ou de preuve. Même si, comme c’est le cas à Compiègne à la fin du XVe siècle, « on a le sentiment que tout n’est pas dit ou que ce qui se dit dans les conseils et assemblées n’est pas noté », il n’en reste pas moins que « le soin que le gouvernement urbain apporte à la collecte, à la formulation et à la prise en compte des avis, en particulier des avis d’experts, vise toujours ‘le bien et profit de la ville’ ». Pareille constatation atteste avec force de ce souci constant qu’ont les édiles municipaux et ceux qui délibèrent avec eux de tout et toujours mettre immédiatement en oeuvre en vue de résoudre au mieux les problèmes de la cité. Et tout cela en mobilisant l’ensemble des moyens dont ils disposent présentement. La délibération fait véritablement corps avec l’environnement immédiat et quotidien de la cité. Ce souci d’épouser en permanence la réalité présente transparaît tout au long des procès-verbaux, ou mieux des relevés de conclusions, rédigés à l’issue des réunions des assemblées et conseils rouergats. Le temps d’ouverture des séances y est toujours marqué par une présentation des affaires à traiter avec rappel des circonstances et du contexte. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une réunion des conseillers de la Cité de Rodez en1417, lecture de lettres royaux leur est faite « pour voir leur contenu » et en délibérer ensuite. Tenus comme partout de ne point divulguer la moindre bribe de leurs délibérations, les conseillers et plus particulièrement ceux de Millau « jurent de tenir secret ce qu’on leur dira et expliquera ». Comment ne pas voir, dans cette obligation strictement imposée, la volonté de protéger farouchement l’actualité, une actualité qui devait parfois être brûlante et dont le traitement pesait lourdement sur le devenir de la délibération.
Avenir
44Parce que « la délibération vise la réalisation pratique et l’action », ses acteurs sont contraints de se projeter constamment dans le futur et de tout mettre en œuvre pour que les moyens retenus en vue d’atteindre la fin recherchée deviennent réalité. Pour cela, il convient de surmonter les premiers obstacles que ne manquent pas d’opposer ceux qui sont d’un avis contraire et qui ne sont pas parvenus à faire triompher leur point de vue. User ainsi de procédures dilatoires et de moyens d’obstruction, avec l’objectif affiché de bloquer l’application d’une décision ou de faire en sorte qu’elle ne soit pas prise, est un jeu auquel se livrent partout les membres minoritaires de tous les conseils et assemblées. Néanmoins, il semble bien qu’il ait été particulièrement en vogue au sein des instances universitaires. L’opinion minoritaire y avait souvent recours à l’oppositio qui lui permettait de manifester son désaccord et de retarder la prise de décision. N’était-elle pas entendue, alors elle n’hésitait pas à procéder à une appellatio en vue d’obtenir un sursis d’exécution de la décision contestée et la convocation d’une nouvelle assemblée.
45Surmontés ces obstacles et acquise la décision, son devenir mobilise toutes les énergies. Aussi souvent que la délibération débouche sur une mesure qui doit être mise à exécution, ses auteurs se heurtent souvent à une première difficulté. Comment la transcrire en termes clairs, accessibles à tous et lui faire franchir le seuil du milieu intime dans lequel elle a été élaborée ? Question bien classique de l’écriture, de la diffusion et de la connaissance de la norme, quelle qu’elle soit, à toutes les époques et dans tous les espaces politiques. Passer du style d’un sec relevé de conclusion ou de la rédaction valorisante et parfois recherchée d’un compte-rendu, à un texte percutant et ayant valeur exécutoire n’était pas toujours entreprise facile. Sa rédaction emprunte des formes aussi variées que les situations dans lesquelles il a été élaboré. Il en va de même de ceux auxquels elle est confiée et qui, à ce titre sont plus spécialement chargés de veiller à son application. Les formules de publication des décisions arrêtées à l’occasion des conciles de la province de Sens au XVe siècle en sont une bonne illustration. Alors que celles de la première moitié du siècle font largement état de l’« accord de nos frères et suffragants et des autres personnes présentes dans ce concile provincial », celles de la fin du siècle sont beaucoup plus resserrées au profit d’une expression plus porteuse de l’autorité de l’archevêque qui apparaît alors comme le grand maître de la décision et de son application. Dans les villes, c’est le plus souvent à un collège restreint de responsables qui concentrent entre leurs mains l’essentiel du pouvoir – celui des échevins ou des consuls en général – que revient la charge de mettre en forme et rendre exécutoires les décisions qui font suite aux délibérations de l’assemblée ou du conseil. Là encore, leur prééminence et l’autorité qui en découle sont mises en avant pour donner plus de poids à la décision prise, mais toujours enrobées dans une formule prudente – los senhors cossols ont ordonat del voler dels cosselhers – qui se plait à rappeler la caution du conseil, voire de l’assemblée.
46Diffuser, porter à la connaissance de leurs destinataires ces décisions et veiller à leur application étaient autant d’opérations qui, tout à la fois, conditionnaient leur devenir et assuraient leur effectivité. Réaliser ces objectifs supposait que soient levées ou à tout le moins aplanies, les multiples difficultés désormais bien connues qui contrarient la fluidité de la communication médiévale. Où et comment publier : dans le seul cadre de la communauté concernée ou aussi à l’extérieur, aux carrefours, places publiques et lieux de marché, aux jours ordinaires, dimanches ou jours de foire et marché ; crier ou afficher ? Quels canaux emprunter : réseaux ecclésiastiques, relais administratifs et urbains, envoi de messagers et de lettres ? Trop peu d’attention a sans doute été portée à ces questions si fondamentales pour une large diffusion, une bonne connaissance et une survie confortable des dispositions de toute délibération dont la nature autorisait ou impliquait qu’elles puissent, voire qu’elles doivent, être portées à la connaissance du groupe ou des individus qu’elles concernaient. La seule allusion qui est faite à l’envoi d’ambassadeurs auprès du roi pour porter à sa connaissance les réponses de l’assemblée sénonnaise de 1485 au sujet des réserves de bénéfices aux universitaires, n’est qu’une première pierre de toutes celles qui auraient pu être apportées à cette vaste question de savoir ce qui peut être diffusé et connu d’une « bonne délibération » dans le cadre des institutions délibérantes aussi bien de l’Église que des universités ou des villes.
47Le grand acquis de cette recherche est sûrement d’avoir démontré que les hommes du Moyen Âge ont su, aussi bien au sein du monde de l’Église que de la société laïque, se saisir en toutes circonstances de l’art de délibérer pour le perfectionner. Ils sont parvenus à en faire l’art de savoir ordonner la parole pour lui donner un sens commun et la transcrire en une manière d’opinio communis propre à devenir leur règle de vie. Ce long cheminement de l’art médiéval du débat a connu bien des détours dont rendent admirablement compte toutes les communications présentées.
48On comprend mieux dès lors comment le concept de deliberatio a « parcouru les domaines éthiques et politiques en un chassé-croisé remarquable » depuis la pensée aristotélicienne jusqu’à son acculturation par les commentateurs médiévaux (B. Sère). Point de décision sans délibération affirme Aristote, point de délibération si elle n’est pas collective rétorquent les médiévaux. Oui, bien sûr. Mais le risque était grand de voir alors un afflux d’avis individuels et divergents troubler la sérénité des débats et bloquer toute décision. Dans un tel contexte de désordre imminent, nécessité s’imposa de mettre partout en œuvre « une rhétorique visant à établir clairement le caractère unanime de l’avis formulé », évolution qui ne pouvait que renforcer « la solidarité du corps » qui l’avait émis (B. Dumézil). Faire triompher cette règle n’alla pas sans difficultés ni contraintes. Habiller, en délibération unanime, des avis divergents et parfois majoritaires ne fut pas une mince entreprise. Conciles et synodes d’abord, instances universitaires ensuite, assemblées urbaines enfin surent convaincre une major pars parfois rétive de se rallier à l’opinion d’une sanior pars, minoritaire en voix mais porteuse d’un vote majoritaire de qualité. Il convenait de toujours dénombrer les voix, certes. Mais en ayant constamment à l’esprit que « la doctrine canonique ne cessa d’insister sur l’aspect qualitatif de ce dénombrement » (Th. Kouamé). Cette qualité des avis émis et de la délibération qui s’ensuivait devait beaucoup, de toute évidence, à la science, à l’expérience et au savoir des membres les plus éminents qui animaient la vie de ces conciles, assemblées et conseils. Elle dépendait aussi bien souvent des rapports que déposaient les experts convoqués dans la mesure où la plupart de ces instances étaient « loin de détenir une capacité d’expertise, une sciencia » sur toutes les affaires qui leur étaient soumises (Ch. Barralis).
49Fortes de tous ces acquis essentiellement canoniques et ecclésiaux dont elles héritent et qu’elles perfectionnent, les communautés urbaines surent aussi faire de la délibération une pièce maîtresse de la gestion de leurs affaires dès les premières décennies du XIIIe siècle. Délibérer régulièrement fut pour elles un moyen de donner un rythme nouveau à la vie municipale et une raison de l’inscrire dans le temps. Le temps de la délibération devint celui de la réunion des assemblées, celui aussi de la prise de décision avec « le souci de conserver par écrit les conclusions des débats tenus au sein de formations ordinaires ou ad hoc de leur conseil » (Fl. Garnier). Tout comme ce qui se pratiquait au cœur des instances délibératives de l’Église, l’enjeu majeur des délibérations au sein des assemblées urbaines y fut bien « la quête de l’accord et du consensus le plus large possible » (J.-Ch. Tölg). L’obtenir, c’était s’assurer « la garantie de la paix sociale entre les élites dirigeantes et tous ceux qui souhaitaient en faire partie ». Participer à la délibération, n’était-ce pas « l’illusion d’accéder au pouvoir » ? (C. Fargeix). C’était, à tout le moins, avoir le sentiment de participer à son exercice.
© Presses universitaires du Midi, 2010