Conclusion
p. 735-740
Texte intégral
1Au terme de la démonstration conduite dans les chapitres précédents, on ne peut plus, « sans injustice », dire que les forgeurs ariégeois du XIXe siècle obtenaient du fer « comme les Romains ». Il n’est plus possible de négliger l’évolution technique qui, de la forge à bras, représentée par les bas fourneaux de Lercoul, en passant par la mouline médiévale et l’arrivée de l’énergie hydraulique vers le XIVe siècle, puis par les différents types d’ateliers du XVIe siècle, parvient au cours du XVIIe siècle à la forge baptisée « à la catalane » dans les dernières décennies du XVIIIe.
2Vers 1770, le chevalier de Grignon chante les louanges du procédé à la catalane : « ce fer que je considère comme la première qualité de France dans son état de fer, donne un acier très fin, qui a du corps et du ressort, qualité très recherchée »1. Au siècle suivant, dans les années 1830-1840, Tom Richard compare les deux méthodes pour extraire le fer : « la seconde… est cependant encore celle qui, dans l’état actuel, produit le fer avec le plus d’économie. Simple et rapide, pouvant à la rigueur se contenter des appareils les plus grossiers, n’exigeant que de faibles capitaux, donnant en moyenne… une partie de fer marchand pour moins de trois parties et demie de charbon, cette méthode m’a paru de nature à devoir être préférée à la méthode indirecte dans un assez grand nombre de localités ». L’ingénieur ajoute qu’il a réalisé ses recherches et ses observations dans les forges de l’Ariège, « pays classique de la méthode directe ».
3Les éléments de permanence sont nombreux, il existe bien une part d’inertie, mais aucun déterminisme à la fidélité au procédé direct. Certes, la facilité du traitement du minerai de Sem par la réduction directe aurait pu retarder le passage au procédé indirect. Mais le Rancié doit aussi sa réputation à des circonstances historiques. Certes, les avantages du haut fourneau sont sensibles dans les provinces où l’épargne du minerai paraît plus nécessaire que celle du combustible2. Or, l’approvisionnement en minerai n’a jamais constitué un goulet d’étranglement pour la sidérurgie des Pyrénées ariégeoises. Naturellement ce maintien répond à une part de nécessité, en particulier aux contraintes de l’écosystème et à la culture des Pyrénéens. Mais, dans ce contexte, le choix reste entre les mains des hommes. L’incertitude demeure, dont le XVIe siècle donne un exemple incontestable. Des logiques techniques, économiques et sociales, dans un écosystème montagnard particulier, éclairent le choix, réitéré au XVIIe siècle, de la réduction directe qui prend alors une forme innovante. Le temps court (le temps de la forge à la catalane) met alors en place le temps long (le maintien du procédé direct), mais l’événement (l’apparition de cette installation nouvelle) n’était pas pour autant inéluctable. La période à la catalane s’ouvre tout en douceur par la mise au point, au cours du XVIIe siècle, d’un objet technique innovant qui caractérise la nouvelle période. Mais ce temps ne s’écoule pas comme un long fleuve tranquille, il est caractérisé par les multiples ajustements, aménagements que connaissent la forge et le procédé. Les hommes du direct ont donc fait preuve, comme en témoigne leur histoire, d’une capacité d’innovation, d’une intelligence collective, d’une inventivité signalées par l’évolution technique. Il est donc injuste de taxer le procédé direct de routinier et d’archaïque.
4C’est en effet pour produire davantage de métal aux caractéristiques particulières et constantes (donc reconnaissables sur un marché), tout en économisant le charbon de bois, que la forge à la catalane a été mise au point. La rapidité de sa diffusion, excluant pour plus de deux siècles tout autre type d’installation sidérurgique, montre que les réponses qu’elle apporte ont été perçues comme accordées aux conditions de production du métal, à des coûts compatibles avec les possibilités financières de la société rurale, rentables par conséquent. Dans le même temps, elles ont aussi été jugées supportables par l’environnement montagnard, acceptables par les communautés des vallées pyrénéennes, correspondant enfin aux demandes du marché à un prix raisonnable. La forge à la catalane connaît, aux XVIIIe et XIXe siècles, une suite d’améliorations techniques, de perfectionnements : elle marche vers son optimum technique. Il n’est plus possible de parler de routine, il est préférable de présenter une « évolution à la catalane », une « évolution douce ». L’association raisonnée de ces avancées techniques, sous forme d’un système productif performant, fait la force de cette forge et explique le succès dont elle a très rapidement bénéficié dans l’est des Pyrénées et dans les régions avoisinantes, parfois plus lointaines, qui font appel aux constructeurs de forges et aux forgeurs ariégeois. Ainsi, derrière la permanence du procédé direct, l’immobilité attribuée à la forge est plus un sentiment, une impression, qu’une réalité.
5Le décalage mis en évidence entre l’apparition de l’innovation, son installation et la création du vocable pour la dénommer doit être interprété comme un signe révélateur de l’élaboration graduelle de la nouvelle forge. Le cas de la forge à la catalane n’est pas celui d’une irruption brutale : bien au contraire, la nouveauté se coule, sans rupture agressive, dans le moule préexistant. Le nom forgé un siècle plus tard, lorsqu’il est fortement question d’introduire cet atelier hors de son aire traditionnelle, au moment où certains pays européens connaissent une « tentation catalane », témoigne de la valeur que le monde des experts accorde à un objet technique, systématiquement illustré par la forge du pays de Foix. L’étude de l’appellation « à la catalane » proposée dans cet ouvrage, sa divulgation et sa vulgarisation, jusqu’à la perte de sa signification spécifique, est, très vraisemblablement, ce que les philosophes des sciences nomment la meilleure hypothèse possible.
6La forge à la catalane présente toutes les conditions qui permettent de passer d’une technique innovante à une construction industrielle. Elle est à l’origine d’un véritable système productif homogène qui, dans le cadre d’une civilisation agro-pastorale, permet aux montagnards (hommes, femmes et enfants), ouvriers professionnels comme occasionnels, de subsister tant bien que mal dans les hautes vallées. Ainsi, dans cette région ingrate et pauvre, des capacités supplémentaires de vie sont offertes à des ruraux et à des paysans-ouvriers, avec en outre des possibilités de migrations professionnelles. L’industrie sidérurgique des Pyrénées ariégeoises s’est développée grâce à la forge à la catalane, régulièrement approvisionnée en minerai de qualité par le puissant gisement de Rancié. La recherche de l’objet technique conduit à la société. La réussite et la persistance de cette forge s’expliquent par ses facultés d’adaptation à un écosystème particulier, par la production de fers réputés, par sa capacité à fournir de l’acier naturel, puis par l’aptitude de ce métal à la cémentation, ses produits étant demandés sur un marché régional, interrégional et national. Elles s’expliquent aussi par l’organisation sociale induite par cette industrie.
7Les particularismes des Pyrénées ariégeoises sont bien connus. Ils ont déterminé les conditions de vie de leur population. Pour faire face, relever le défi de la nature, les communautés montagnardes ont développé des mécanismes d’exploitation de leur patrimoine naturel : ressources pastorales, forestières et minières. Autour de la sidérurgie directe, chaque communauté de ce monde agro-pastoral a engendré des dynamiques particulières, recherchant le meilleur développement possible (ici exploitation de la mine de Rancié, là développement des atouts nés du métier de forgeur ou de charbonnier, ou encore prise en compte des opportunités de transport du minerai, du combustible et du métal par des voituriers, construction de forge là où c’est possible), alors que le déséquilibre entre les hommes et les ressources s’accentue, rendant plus aiguë la nécessité d’activités complémentaires. L’écosystème ariégeois a atteint un objectif, tout compte fait, remarquable : malgré sa pauvreté, il a supporté une très forte pression démographique. Le système technique direct, enraciné dans la société, a participé à ce résultat (la forge et les communautés villageoises, les possibilités de multiactivité, l’émigration temporaire des hommes du fer, l’élargissement des Pyrénées ariégeoises), a soulagé des conditions de vie très dures. Certes, l’apport pastoral et forestier est vital dans la mesure où les terres cultivables ont atteint leurs limites, où les sols sont de mauvaise qualité, les saisons courtes, souvent trop sèches ou trop humides. La conjonction de ces trois sources de revenus, difficile à réaliser même pour les plus riches, bénéficie au système à la catalane qui, à son tour, permet à l’économie montagnarde de supporter l’excédent d’hommes tant que l’écosystème n’est pas trop dégradé et tant que les conditions modernes de production du métal constituent une concurrence raisonnable. Il ne s’agit pas de privilégier la sidérurgie par rapport au système agro-pastoral, mais de lui restituer son véritable rôle. Les Pyrénées ariégeoises à la catalane sont un pays industriel. Mais il s’agit d’une industrie rurale très déconcentrée, offrant à la vie paysanne des activités d’appoint créatrices d’un revenu de complément. L’historiographie pyrénéenne parle « d’équilibre » pour caractériser les activités des hommes de la montagne. En ce qui concerne la sidérurgie plus précisément et son rôle dans la société agro-pastorale, il serait peut-être préférable de parler de « tensions » qui exigent des réajustements constants dont seul le procédé direct est parfaitement capable grâce à la souplesse d’utilisation de la forge à la catalane, à ses qualités d’économie du combustible et aux facultés d’adaptation du tour de main de ses forgeurs. Ces tensions parcourent l’ensemble de la société pyrénéenne, avec pour limite le fait que les avantages retirés de l’activité métallurgique doivent, dans l’esprit des hommes des hautes vallées, contrebalancer les inconvénients qu’elle entraîne (la concurrence pour la forêt est la question la plus connue et la plus étudiée). L’équilibre entre les différentes activités, entre les différents groupes sociaux, doit être constamment maintenu. Un dialogue s’est ainsi installé dans la durée, mais ce dialogue demeure plus ou moins conflictuel. Il n’en reste pas moins vrai que le système à la catalane s’est montré capable de relever ce défi pendant plus de deux siècles. La mise en évidence des logiques techniques, sociales, économiques qui éclairent la fidélité renouvelée des Pyrénées ariégeoises au procédé direct, permet de mieux comprendre pourquoi la disparition des forges à la catalane, clôturant une longue histoire commune, souvent mouvementée, « marque la fin d’un monde industriel, politique et social ».
8L’enquête concernant le travail des hommes nous a transportés dans un monde où « la main » du forgeur joue un rôle essentiel. La culture technique est alors en prise directe sur la réalité du travail. Sa fonction principale est de permettre aux ouvriers une constante adaptation à l’environnement naturel et économique. Elle est aussi l’expression d’une civilisation essentiellement paysanne et constitue la mémoire collective d’un groupe social et de ses savoirs, permettant d’assurer l’équilibre du système productif existant et sa répétition dans l’avenir. Elle fonde la pérennité d’un procédé sidérurgique qui se veut pratiquement immobile (« comme nos pères » proclament les forgeurs). Les scientifiques estiment aujourd’hui que seul le savoir-faire de l’ouvrier permet de maîtriser les très nombreux paramètres qui interviennent dans la réduction directe3. Rien d’étonnant à ce que la civilisation industrielle balaie ce monde à la catalane qui représente un vieux monde de plus en plus figé.
9Les Pyrénées ariégeoises offrent un exemple spécifique de transition entre le bas et le haut fourneau. La reconstitution de l’enchaînement technique dans le temps et dans l’espace prouve qu’il n’existe pas de schéma type. L’évolution du système sidérurgique direct n’est pas un processus linéaire, mais, au contraire, une succession de phases parfois contradictoires - que sont devenues les expériences génoises et biscayennes ? Que dire des tentatives de sidérurgie indirecte ? - ou de paliers. Parmi les permanences pyrénéennes, la forge à la catalane correspond à l’apogée du système agro-pastoral au XIXe siècle. Confrontée, dans un face à face, au haut fourneau, elle résiste pendant un temps. Dans les Pyrénées-Atlantiques, la prospérité des forges d’Asson et de Nogarot, à un degré moindre de celle de Béon, est éclatante, au moins jusqu’au milieu du siècle, en comparaison avec les usines sidérurgiques plus modernes, construites entre 1825 et 1838, qui subissent toutes des difficultés financières et même des faillites. Il faut ajouter que ces forges béarnaises bénéficient de conditions d’approvisionnement particulièrement favorables4. Ce constat apporte une nouvelle fois la démonstration que l’écosystème dans lequel travaille la forge, et les conditions de production sont primordiaux. Il n’est pas possible de considérer seulement l’usine et son procédé en eux-mêmes, hors de tout contexte : le système productif jugé archaïque se révèle plus efficace que des techniques plus modernes. Ainsi, la manière d’écrire l’histoire sidérurgique en opposant procédé direct et procédé indirect est dépassée. Depuis quelques années, une attention de plus en plus soutenue est portée aux sidérurgies qui n’entrent pas dans ce schéma préétabli et obligé. C’est dans ce mouvement que se place cette étude.
10La forge à la catalane a su marier la modernité et la tradition en préservant ce qu’il y avait de profondément identitaire dans la réduction directe pyrénéenne. Il faut toute la force de ce procédé pour, un instant, imposer aux sidérurgistes et aux historiens, que captivait et captive la marche vers le procédé indirect, l’idée qu’il peut y avoir une modernité métallurgique distincte et que, si le haut fourneau est, certes, la voie de l’avenir, il existe d’autres façons de renouveler la sidérurgie que de l’adopter. L’évolution considérée comme univoque, censée mener du procédé direct, le plus simple, au procédé indirect, le plus moderne, attire les historiens vers les régions réputées innovantes, Suède, Angleterre, pays germaniques et autrichiens, Italie du Nord abondamment étudiées. Les autres régions, parfois voisines, stigmatisées sous prétexte d’archaïsme, ne bénéficient pas d’un même intérêt, malgré leur production souvent importante et les qualités du métal obtenu grâce à des savoir-faire élaborés, adaptés à un écosystème spécifique. Les unes comme les autres, un même espace pouvant abriter les deux procédés, démontrent à l’évidence la diversité des techniques dont les sources écrites permettent souvent de rendre compte.
11La différenciation des systèmes de production est un trait essentiel de l’histoire des techniques. Les Pyrénées, avec diverses variantes du procédé direct, illustrent la complexité des situations et l’efficacité de la réponse choisie ; véritable démonstration du poids des circonstances locales sur la mise au point d’un procédé sidérurgique. Lorsque l’on retrace le phénomène industriel dans la longue durée, peu d’activités apparaissent davantage liées à leur environnement naturel que la sidérurgie. Il est alors possible de parler de « culture technique du territoire » et de système productif local. Mettre à jour les différences, les analyser pose le problème de la régionalisation des techniques et impose ce cadre pour l’étude des questions soulevées tant par la continuité technique, la routine et les blocages que par le renouvellement, la rupture et l’innovation5.
12La forge à la catalane occupe une place de choix dans cet espace voué dans une grande mesure à la sidérurgie directe. Place forte de la sidérurgie directe, mais aussi un des lieux privilégiés de son renouvellement, tant de façon diachronique, de la mouline à la forge à fer, que synchronique avec les forges à la navarraise, à la biscayenne et à la catalane. Manifestation spectaculaire, s’il en est, de la vitalité de cette méthode sidérurgique, y compris aux XVIIIe et XIXe siècles et forte invitation à une histoire comparative. Ainsi, les différents visages que prend ce procédé métallurgique dans les Pyrénées, comme ceux que l’on rencontre, à la même époque, en Corse, en Italie, dans les Alpes ou en Scandinavie, alors que les lois physico-chimiques sont partout identiques, confèrent à cette sidérurgie réputée archaïque quelque chose de fascinant.
Notes de bas de page
1 Cité par Trouvé, Description générale et statistique du département de l’Aude, 1818, p. 83.
2 P.-L. Pelet, Fer, Charbon, Acier dans le pays de Vaud. La lente victoire du haut fourneau, op. cit., tome II, p. 137.
3 P. Fluzin, « Apport de l’archéométrie à la restitution de la chaîne opératoire en sidérurgie ; matériaux archéologiques et procédés. Études métallographiques », L’obtencio del ferro pel procediment directe entre els segles IV i XIX, op. cit., p. 337.
4 E. Pujolle, P. Machot, « Asson et Nogarot : deux forges à la catalane en Béarn au XIXe siècle », L’obtencio del ferro pel procediment directe entre els segles IV i XIX, op. cit., p. 144-145.
5 A.-F. Garçon, « L’innovation au regard du complexe technique minéro-métallurgique armoricain », Mines, Carrières et Sociétés dans l’histoire de l’ouest de la France, Annales de Bretagne, op. cit., p. 24.
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