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Maître, valet et apprenti au Moyen-Âge

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Philippe Bernardi

Préface

Philippe Braunstein

Texte intégral

1Des chantiers de construction à l’ensemble du processus productif, du marché réglementé à la diversité des modes de l’échange, des statuts professionnels aux parcours individuels, Philippe Bernardi n’a cessé de préciser sa vision critique de l’historiographie du travail.

2Il l’a fait en confrontant et confortant des approches successives des lieux et des formes du travail au Moyen Âge, passant de l’analyse monumentale à l’étude archéologique des techniques, cherchant à comprendre les rapports entre les choses et les mots qui les expriment, faisant aussi surgir de l’ombre des registres notariés la foule muette des acteurs ; il s’est attaché à l’évocation de destins individuels, ceux des « gens de peu », et n’a plus cessé de s’interroger sur les traces laissées par l’« homme sans qualité » dans son vécu de tous les jours.

3Une histoire sociale du travail ne pouvant se satisfaire du seul examen des règlements de métier – quand ils existent –, Philippe Bernardi a confronté la documentation normative connue et publiée à la diversité des relations contractuelles qu’il découvrait. Prenant au sérieux les nuances du vocabulaire de l’économie au quotidien, il a su par son attention à l’enregistrement des données démonter un schéma dominant, utile mais réducteur, et lui substituer progressivement un panorama varié des relations au travail.

4La lecture de milliers d’actes de la pratique l’a amené à se poser la question des rapports entre le statut professionnel déclaré et l’identité sociale : en Provence, entre xiiie et xvie siècle, les acteurs du système productif sont définis par une vingtaine de termes se référant soit à leur patronyme, soit à leur qualification, soit à leur fonction. L’esquisse biographique que Philippe Bernardi a construite à partir de centaines de contrats concernant un certain Barthélémy Guersi, maçon à Aix-en-Provence et dans le Comtat au milieu du xve siècle, a démontré que le personnage devait son titre de « maître » à sa réputation et non à son statut, et qu’il était, d’autre part, reconnu comme expert dans des affaires qui ne concernaient pas le bâtiment.

5Analysant les occupations plus que les professions, les services rendus autant que les contrats, Philippe Bernardi a apporté une contribution essentielle à une histoire de l’économie invisible, celle de la cellule familiale, celle du travail en marge, celle des exclus du monde des métiers organisés, celle de la pluriactivité, installée au cœur du marché de l’emploi.

6Dans ces conditions et au fur et à mesure que s’élargissait le champ de son enquête dans les sources provençales, Philippe Bernardi a été conduit à examiner de plus près une vision historiographique héritée et reçue, celle de la tripartition, qui fonde sur des sources normatives une hiérarchie professionnelle (maître, valet, apprenti) : il n’en retrouvait pas l’usage dans les textes mis à jour et venait à douter de son utilité, voire de sa pertinence, par rapport au foisonnement des actes de la pratique.

7Au centre de la pratique des métiers, comme l’avait montré, dès son titre, le livre pionnier de Bronislaw Geremek sur le salariat « dans » l’artisanat parisien –, pénétrant le monde du travail urbain comme le loup dans la bergerie –, la rémunération à la journée ou à la tâche avait produit des effets pernicieux sur les rapports contractuels entre un maître et ceux qui travaillaient régulièrement avec lui ; parce que le salarié embauché à temps bref exerçait par sa seule présence un rapport de force avec les compagnons, voire avec des maîtres contraints de travailler pour autrui.

8Assurément, à la différence du modèle politique de la société d’ordres hérité du haut Moyen Âge, le système professionnel à trois degrés offrait une vision évolutive de l’ascension sociale par le travail ; il constituait une « échelle d’espérance », puisqu’il reconnaissait la possibilité de progrès, de l’apprentissage à la maîtrise, par la valeur personnelle, donnant à chaque individu la capacité théorique de changer de statut et de construire sa vie en montant : toute la question est de savoir si l’échelle avait des barreaux pour y poser les pieds !

9Combien d’actes notariés montrent en effet qu’entre un apprenti et un famulus la distinction pouvait être infime ; qu’un compagnon subissait la concurrence du salarié occasionnel ; qu’un maître ne pouvant s’établir, faute de moyens financiers, était réduit au statut perpétuel de valet d’autrui. Dans une société urbaine qui a produit tant de textes normatifs et répressifs, que représentait au demeurant le nombre des travailleurs libres, c’est-à-dire dépendants de l’embauche au jour le jour ? Nombre de métiers n’étaient pas organisés ou ne le furent que tardivement et même lorsqu’ils l’étaient, ils ne prenaient pas toujours en compte l’existence d’un marché de l’emploi pour les tâches les moins qualifiées.

10Sortir du modèle dominant dans l’historiographie médiévale et moderne obligeait à comprendre comment le modèle avait été conçu, comment il avait évolué et pourquoi il avait connu une faveur explicative universelle, plaquée sur des réalités complexes et mouvantes : Philippe Bernardi a parfaitement montré que la structure ternaire, hors de l’apprentissage, qui relève d’une forme de la tutelle et recouvre un parcours inégalement éducatif, se réduit souvent à une série de dualismes, confrontant maître et compagnon, ouvrier qualifié et ouvrier non qualifié, valet et apprenti.

11Il a aussi mis en lumière le fait que la connotation féodale des rapports de dépendance au travail n’est pas demeurée figée au cours du temps : au vocabulaire « vertical » se substitue progressivement à partir de la fin du xve siècle, au moins dans certaines régions d’Europe, un vocabulaire « horizontal » : dans les sources germaniques, on passe du « Knecht » au « Geselle », dans les sources françaises, du « valet » au « compagnon ». Les confréries de métier ont assurément contribué à faire évoluer le vocabulaire en même temps que les pratiques sociales. À Marseille, en 1385, on oppose dans la confrérie de savetiers les magistri et les valleyti ; mais en 1466, dans la confrérie des chaussetiers, une convention entre des maîtres et leurs associés (socii) précise que ces socii sont des « compagnons » (socius scilicet compagnon) ; dans la catégorie des valets, l’écart avec le maître s’est réduit, puisque le mot atteste des relations de confiance entre un artisan et des travailleurs stables et expérimentés dignes d’entrer dans la confrérie.

12Si la généralisation du salariat a contribué à limiter le champ d’application du modèle tripartite à des secteurs hautement spécialisés de l’artisanat et à asseoir la domination politique de quelques métiers essentiels sur l’économie urbaine, des institutions d’encadrement professionnelles et dévotionnelles ont aussi installé des formes d’assistance et de convivialité réduisant l’écart social entre partenaires choisis.

13Sans dénier au modèle sa force symbolique, Philippe Bernardi en restreint la portée explicative : son analogie avec un schéma général d’interprétation de la société politique a sans doute contribué à sa pérennité ; il a nourri à partir du xixe siècle une idéologie de l’ordre social hostile aux principes fondateurs de la Révolution, puis, à partir du xxe siècle, un retour au corporatisme musclé. La séduction qu’il exerce vise clairement à justifier un combat contre la lutte des classes, comme si la réalité des rapports sociaux pouvait être masquée ou contredite par un schéma directeur.

14Philippe Bernardi contraint son lecteur à se placer sur le terrain des idées, s’il refuse que le discours historique puisse être mis en cause par la recherche et la lecture des sources ; s’il accepte en revanche la démonstration qu’il n’est pas d’idées reçues qui ne puissent être ébranlées par la confrontation entre les représentations et le vécu, ce livre alerte et généreux aura rempli son rôle : offrir des éléments nouveaux et un regard pénétrant sur l’histoire des relations sociales au travail à la fin du Moyen Âge.

© Presses universitaires du Midi, 2009

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