1De 1400 à 1446, les notaires d’Arles et de Céret, dans le haut Vallespir, enregistrent 75 prix de fer1. Ce chiffre peut paraître dérisoire en regard des milliers d’actes que renferment leur registres, pourtant la réalisation d’une telle série est exceptionnelle dans l’historiographie méridionale. Un constat s’impose : parmi les nombreux produits dont Philippe Wolff a commenté et analysé les prix, le fer, qui est pourtant redistribué par Toulouse sur l’ensemble du Languedoc, n’est l’objet d’aucune présentation spécifique, même rapide. L’évolution de son prix apparaît fortuitement sur une courbe dont la lisibilité est médiocre, courbe d’ailleurs reportée à la fin de son ouvrage2. Pourquoi un tel désintérêt pour un matériau dont l’enjeu stratégique est majeur ? Philippe Wolff ne justifie pas son choix. D’autres historiens, à partir d’autres sources, ont abouti à un constat qui éclaire ce vide historiographique : les indices sur les prix des fer médiévaux sont rares des Pyrénées au Languedoc, même dans les comptabilités urbaines où l’on s’attendrait à les retrouver3. Ainsi la série de prix collectés dans les registres de notaires du haut Vallespir est-elle la seule aujourd’hui rassemblée pour des régions qui comptent pourtant de nombreuses zones de production. Rappelons que le fer catalan, auquel l’historiographie traditionnelle attribue tant de qualités, est produit en majorité sur les versants du mont Canigou, c’est-à-dire en haut Vallespir et en Conflent. Les registres des notaires du Conflent ayant disparu, seuls ceux de la vallée du Tech et particulièrement des bourgs d’Arles et de Céret, offrent encore un témoignage écrit sur la sidérurgie catalane de la fin du Moyen Âge. Or, à leur lecture, apparaissent clairement deux autres raisons à la rareté des travaux consacrés aux prix des fers méridionaux. Outre la difficulté que l’on rencontre à les réunir, les prix du fer sont d’autant plus déroutants qu’il est toujours délicat d’analyser les prix de produits dont on ignore les qualités selon les critères en usage au Moyen Âge. Enfin, ces prix n’obéissent souvent à aucun mouvement d’ensemble et sont d’une très grande irrégularité, même sur le court terme et dans un lieu précis. Toutes ces caractéristiques expliquent sans doute l’hésitation des historiens face à des sources inadaptées à la mesure de la conjoncture économique, démarche en usage jusque dans les années 1980, comme au désir de modélisation si courant aujourd’hui4. Cependant, le désordre n’est qu’apparent. Ainsi, à l’échelle du haut Vallespir et plus précisément du bourg d’Arles, l’examen combiné de la qualité des fers, des conditions de l’échange et des individus qui y participent permet de lire cette série de prix particulière, non comme une accumulation de données éparses et irréductibles à toute analyse historique autre qu’anthropologique, mais comme l’expression chiffrée d’un marché construit et fortement monétarisé5.

I. Les fers et les aciers des actes notariés

2L’étude du notaire n’est pas le marché, même si l’une et l’autre ne sont pas très éloignés dans un bourg de montagne comme Arles. Que les notaires de ce lieu participent d’un réseau de sociabilité qui leur fait partager les intérêts des notables entrepreneurs, actifs dans le domaine de l’industrie et des échanges, qu’ils soient eux-mêmes entrepreneurs, investissant dans les teintureries et gérant leurs forges, la démonstration en a été faite6. Il n’en demeure pas moins que l’acte notarial dont la rédaction obéit à des formules, répond à un objectif principal : sécuriser le contrat en fournissant une garantie écrite en cas de conflit. Il ne peut rendre compte ni de la globalité des échanges dont beaucoup ne passent pas par l’écrit, ni des pratiques les plus courantes. Surtout, l’écrit même le plus attentif est imparfait à rendre la qualité d’un produit. En outre, il restitue volontairement une image épurée des relations entre contractants, où les rapports de force ne se lisent qu’en filigrane. Cependant, l’exceptionnelle richesse des registres catalans permet d’approcher les échanges de façon « prismatique » mais néanmoins ancrée dans la version écrite des faits reportés jour après jour, selon les codes des écrits notariés.

1. Les fers : une forme et un poids

3Dans les actes notariés, qu’il s’agisse de ventes anticipées, de ventes à crédit ou de quittances de paiement, les fers de la vallée du Tech sont le plus souvent identifiés par leurs formes. Elles sont précisées quand le produit quitte l’atelier, au moment où le contrat est noué avec les forgeurs et non au cours du processus de redistribution. Ces formes sont à présent bien connues, elles diffèrent peu d’un lieu à un autre du territoire technique de la mouline, de l’Aveyron aux Pyrénées orientales7. Le fer est couramment en vergelle ou petite barre de fer (verga, prima barra de fer). Il se présente aussi en rellada, en fragments, souvent associés pour 1/3 avec le fer en verge8. Il peut être également en morceaux de section quadrangulaire, en cayrats, en cairon ou cairo, en lingots. Il est plus rarement en plaque (plata et plana). Il s’agit donc de produits semi-finis aux formes diverses mais néanmoins traditionnelles et qui résultent d’un travail opéré au marteau hydraulique de la mouline9.

4Cependant l’enquête est plus délicate pour deux désignations qui sont récurrentes dans le corpus catalan : celle de ferrum grossum et celle de ferrum. En effet, le ferrum grossum est très souvent associé dans les actes avec le fer en verga selon une proportion de 2/3 (verga) pour 1/3 (ferrum grossum). Cette désignation qualifierait-elle un niveau inférieur de mise en forme, c’est-à-dire de martelage ? Le ferrum grossum correspondrait-il au métal brut, résultant d’un rapide façonnage de la loupe au marteau afin d’en faciliter la distribution ? Cette identification est plausible d’autant que le fer qui est acheté aux producteurs l’est en verge et en fer gros, offrant ainsi une présentation et un degré de finition (épuration et formatage) répondant à divers usages dans la forge de transformation. Une autre désignation plus rare et surtout inconnue des hautes vallées catalanes est à rapprocher du « fer gros » : le fer scalabornat, c’est-à-dire dégrossi, présent sur le chantier de l’horloge de Perpignan en 135610. De même, une grande partie du fer est tout simplement désignée par le terme ferrum, sans autre précision. Cette appellation simple se révèle finalement la plus complexe à éclairer car elle ne rend compte ni de la forme, ni de la qualité du produit mais de sa place dans la chaîne de distribution. En effet, le ferrum apparaît exclusivement dans les actes de vente organisant la redistribution du fer et non dans ceux réglant son achat aux producteurs. Il correspond donc au métal à un stade plus avancé de sa commercialisation. Ainsi, à la lecture des notaires, le fer en verga, en cairo, en plata sortant des ateliers se transforme en ferrum au fur et à mesure de sa diffusion le long de la vallée du Tech.

5Certains de ces cairos, verges, plates et planes sont livrés selon des poids qui sont imposés à la commande. La précision quant aux formes et aux poids de chaque pièce n’intervient pas couramment et correspond à des contrats de vente anticipée de plusieurs dizaines de quintaux qui sont livrés auprès de marchands importants, qu’ils soient originaires d’Arles ou bien de Puigcerda. Dans ce contexte, peut apparaître la mention du quintal ferrasser sive del Bosch ou bien du poids du fer. Il faut alors entendre le quintal du fer d’un poids particulier, au même titre que le quintal de minerai, correspondant à un peu plus que 42 kg. Ainsi, en 1412, ce sont 110 quintaux ferrasser qui sont commandés au forgeur d’Alech par le marchand de Puigcerda Pere Embort dont 15 quintaux en verge au poids de 10 verges par quintal ; 15 quintaux en verge mais cette fois-ci au poids de 11 verges par quintal ; 20 quintaux de plata (pour 4 plates par quintal) et le reste en verge dont le poids pourra osciller entre 13 et 14 pièces par quintal11. Encore en 1414, les 55 quintaux commandés sont répartis ainsi : 27 quintaux de fer en verge, sans poids précis, ce qui prouve bien qu’il y a également un poids coutumier de la verge ; 10 quintaux de fer en cairon (14 carreaux par quintal) ; 2 quintaux en cairon de 4 pièces par quintal ; 4 quintaux sans doute aussi en cairon (six carreaux par quintal) ; 2 quintal de plata (3 pièces par quintal) ; 3 quintaux de plata (6 pièces par quintal) ; 2 quintaux de plana (4 pièces par quintal)12.

6Formes et poids spécifiques ne sont jamais reconduits à l’identique d’une commande à une autre : il s’agit bien de répondre à une demande particulière. Mais parfois le poids du produit semi-fini ne suffit pas à la précision qu’on attend de l’objet. Dans le cas du chantier de la tour du château de Perpignan, il faut que les barres de fer qui soutiendront le lourd mécanisme de l’horloge soient précisément assemblées. Or, le compte indique clairement qu’aucune barre de fer de cette forme ne se trouve à Perpignan. C’est pourquoi le forgeron qui doit les élaborer au marteau de la mouline, le fait à l’aide de patrons en bois (patrons i formes) qu’il doit reproduire à l’identique. Il n’est pas question ici de dessin mais bien de modèle grandeur nature. Trois madriers et deux planches, dont on ignore les dimensions, ont été nécessaires pour ce travail. G. Castello, fuster de Perpignan, a mis deux jours pour les réaliser13.

2. Qualité et réputation des fers catalans

7Préciser la forme du fer, c’est en prévoir l’usage, car selon l’usage qu’il en fera, le forgeron achètera son produit selon tel ou tel « conditionnement ». Mais la forme induit également le type de martelage auquel a été soumise la matière : la loupe au sortir du fourneau est plus ou moins longuement et différemment martelée dans un atelier ou dans un autre14. Ces quelques précisions techniques permettent de mieux comprendre l’importance que l’acte écrit attribue à la désignation du produit par la forme et l’origine dans « une économie de l’identification » comme a pu la définir Jean-Yves Grenier pour l’Ancien Régime, c’est-à-dire où « le connaisseur » est capable « d’identifier les produits, de les classer, d’éprouver leur apparences et leurs usages et de savoir se repérer parmi des biens aux variétés lexicales nombreuses »15. Or, ces mécanismes de repérage sont en place dès le xv^e siècle dans le haut Vallespir.

8Rappelons que la mention de la forme du fer n’est pas en usage à tous les stades de commercialisation du produit. Elle est utilisée par les forgeurs et les marchands de fer au moment où se noue la vente anticipée. La forme est alors associée à l’origine de l’atelier : le fer est spécifié de « la mouline d’Alech, de Valmanya ou de Galdares » même si, par ailleurs, le contrat implique directement le forgeur de telle ou telle mouline, car il faut sans doute parer à tout subterfuge dans un contexte de circulation rapide des techniciens d’une forge à l’autre. Or, tous les intervenants, tous ceux qui participent à la transaction, connaissent la qualité du minerai utilisé par la mouline, les infrastructures dont elle dispose et sans aucun doute les capacités de la main-d’œuvre. Le travail qui conduit à l’élaboration du produit semi-fini, c’est-à-dire la réduction et le martelage qui déterminent la forme mais aussi le degré d’épuration et de compactage du métal, sont ainsi associés à un atelier et à une équipe. Acheter du fer en verge, en plate ou en cairon de telle ou telle mouline, c’est opérer un choix qualitatif qui se fonde sur des critères techniques précis, reconnus tacitement bien que non énoncés car, pour les contractants, il suffit que l’acte stipule l’origine du produit. On ignore d’ailleurs si le fer porte une marque. Sans doute cela est-il le cas, mais l’acte notarié ne le mentionne pas. Ce choix est celui des experts qui procèdent à l’achat du fer. Le savoir dont ils disposent leur permet d’identifier le métal et ses qualités intrinsèques, le mécanisme de validation étant concrétisé dans l’acte écrit par la seule mention d’origine.

9L’importance attribuée à la qualité du produit est confirmée à l’échelle du royaume et s’appuie sur la législation de la couronne d’Aragon. L’intérêt du roi se concentre sur le contrôle de la matière première à l’origine du produit semi-fini et il est clairement révélé par l’affaire de la falsa mena, « faux minerai » de Sahorre. Afin de comprendre l’enjeu de ce contrôle et de la procédure qui lui est associée, il faut, au moins rapidement, rappeler l’importance du commerce du minerai et la place qu’il occupe dans les revenus royaux. En effet, tout minerai du Conflent exporté hors du royaume doit verser un droit de traite au roi, désigné comme « traite de la mine de Conflent ». Une ordonnance précise les modalités de sortie du minerai dès 132916. Ce droit est affermé sous le contrôle de la Procuration royale17. Le minerai de fer est celui du Canigou. Le plus couramment, il est extrait de la mine de Batère, localisée sur le territoire actuel de la commune de Corsavy. Une partie est exportée par Collioure et Canet, au-delà du comté du Roussillon. Si on ignore tout des tonnages, il semble bien qu’une part importante du minerai soit consommée sur place par les moulines ou bien exportée vers le royaume de France, par voie de terre, c’est-à-dire par la vallée de Mosset18. C’est à ce niveau que la documentation atteste du contrôle de la qualité. Villefranche abrite une criée du minerai et c’est également à Villefranche que s’acquitte la taxe sur le minerai qui approvisionne les moulines du Languedoc et du plateau de Sault19. Rien de surprenant à ce que la contrebande soit active. Or, l’hémorragie est traitée de façon classique : surveillance et enregistrement des hommes qui se rendent sur la mine, déclaration et serment des traginers qui transportent le minerai, contrôle et limitation des charges exportées, amendes prévues20. Les registres de la baylie de Villefranche, conservés pour la première moitié du xv^e siècle, enregistrent les délits commis par les mineurs et les transporteurs, nombreux à détourner quelques saumades de minerai. Il faut bien évidemment que les revenus du roi et de ses fermiers ne soient pas trop limités par ces détournements mais il faut aussi que l’approvisionnement officiel soit attractif pour ceux qui s’y livrent, d’où l’ordonnance de 1426 par laquelle le roi protège les muletiers qui effectuent le voyage vers les moulines du royaume de France et qui sont victimes de violences21. Toutes ces mesures sont d’une grande banalité22. La situation est différente lors de la découverte de la falsa mena.

10L’affaire éclate en 1393 et la mouline incriminée est celle de Sainte-Colombe23. Régulièrement alimentée par le minerai catalan, son forgeur aurait aussi fait usage d’un « faux minerai ». Le 26 juin 1393, la juridiction royale de la couronne d’Aragon, par l’intermédiaire de son viguier du Conflent, lui enjoint d’utiliser exclusivement le minerai de Sahorre et d’identifier clairement le fer produit à Sainte-Colombe par une marque, afin qu’il soit reconnaissable sur les marchés24. Sans doute parce qu’il a été suivi de peu d’effet, l’ordre royal est-il relayé par l’interdiction d’exporter. Le 2 août 1393, à la suite d’une controverse opposant le roi et les fermiers de la traite qui voyaient leur revenus se réduire du fait des décisions de la Couronne, un compte rendu de sentence expose que ce minerai, ou falsa mena, mélangé avec le minerai de Sahorre était utilisé, non seulement à Saint-Colombe mais également dans la mouline de Gotmar et dans d’autres situées dans le royaume de France25. En septembre, le fer de la mouline de Sainte-Colombe est interdit d’achat et de vente dans le royaume d’Aragon, sous peine de 25 livres d’amende. Il est déclaré « ni bon, ni marchant »26. Il paraît évident que ces différentes mesures ne sont pas uniquement prises pour défendre les revenus royaux tirés de l’exportation du minerai. L’enjeu est autre : il s’agit également de contrôler la qualité des fers produits avec le minerai catalan. Cela est confirmé quelques années plus tard.

11En effet, cette vigilance royale ne se dément pas au début du xv^e siècle où on la voit s’exercer dans la même zone sensible, celle traversée par le minerai en direction du royaume de France. Une mine de fer est découverte sur le territoire de Mosset à l’automne 1420. Elle est déclarée par son inventeur auprès de la Procuration. Rien que de très normal dans cette zone et à cette époque d’intense recherche minière et de confirmation des droits royaux27. Ce qui l’est moins, ce sont les essais sur la qualité du minerai qui sont exigés par la dite Procuration28. Il est très rare que de tels essais soient réalisés sur le minerai de fer. Sans doute faut-il rapprocher cette opération de celles auxquelles on procède plus couramment à l’époque sur les minerais de métaux précieux pour connaître leur teneur. Dans le cas du fer, il faut bien avouer qu’on ignore ce qui est recherché lors de cet examen et comment sont conduits les essais. Il n’en demeure pas moins que l’essai de 1420 confirme la volonté royale de contrôler la qualité du minerai de fer qui est réduit dans les moulines du comté et à l’extérieur du royaume. Il en va de la réputation des fers du Roussillon, produits à partir du minerai du Canigou, même importé, et vendus dans et hors de la Couronne29. Le roi s’en porte garant. Cependant, l’écrit, aussi précis puisse-t-il être dans certaines situations relevant de l’exceptionnel, laisse dans l’ombre les modalités traditionnelles de reconnaissance des fers du Roussillon par les acheteurs et les consommateurs éloignés du lieu de production.

II. Quelle désignation pour les fers du comté de Roussillon ?

12Si, sur le marché de Narbonne, se vend du « fer de Foix » et du fer frances de Lacaune, si à Albi, les comptes de la ville enregistrent l’achat de « fer lombard »30, jamais et à aucun niveau de marché on ne rencontre de fer catalan, dit catalan ou dont l’appellation rappellerait la zone de production du massif du Canigou, qu’il s’agisse du Vallespir ou du Conflent. De même, à partir du moment où le fer quitte le bourg d’Arles pour être redistribué, les actes qui organisent la revente n’enregistrent plus d’origine et même la précision de la forme se fait rare. Le ferrum envahit le marché.

1. Changer d’échelle d’observation pour poursuivre l’enquête

13On peut aisément comprendre que l’indication du nom de l’atelier n’ait sans doute plus beaucoup d’intérêt au fur et à mesure que le produit descend la vallée, mais ce qui paraît plus étonnant, c’est que ce produit ne reçoive pas davantage une appellation d’origine alors qu’il a été choisi avec soin sur son lieu de production et que, par ailleurs, il est en partie exporté loin du comté de Roussillon. Il faut sans doute remettre à plat ces considérations d’ordre général à partir de la lecture de travaux portant sur la sidérurgie andorrane du début du xvii^e siècle. Ils montrent que le fer d’Andorre ne porte pas de dénomination spéciale dans les textes, mais que, dans les faits, la reconnaissance de l’origine du fer s’opère très loin de l’atelier, que la qualité du produit est bien repérée et associée à son origine. Sur le port de Barcelone, les acheteurs de fer peuvent rechercher et trouver spécifiquement les fers de telle ou telle forge de la montagne. L’intérêt de la comparaison se confirme quand on sait que les sources modernes permettent de constater que le fer redistribué ne fait l’objet d’aucune description dans les textes où il apparaît sous la simple dénomination de « fer ». Il suffit à l’acte écrit d’associer le métal à l’homme qui en assure la distribution. En fait, seuls certains marchands ont accès au meilleurs fers qu’ils peuvent choisir dans la forge de leur choix31. Leur nom suffit à garantir la qualité. Ces modalités d’accès au produit sont sans doute en place dès le xv^e siècle à Arles où, comme nous le verrons, un petit groupe d’individus contrôle le marché de gros. Ainsi, le fer qui passe par leur réseau de redistribution est comme estampillé « d’origine contrôlée » sans que la mention d’une marque spécifique, qui peut exister par ailleurs, figure dans l’acte.

14On doit préciser que les marques sont des signes portés sur le produit. Elles peuvent être complétées dans le texte écrit du contrat par des appellations d’origine, désignations marchandes courantes qui permettent à l’acheteur potentiel de reconnaître ou de repérer un produit, sa qualité et même la technique qui a permis son élaboration. Ainsi, comme il a pu être démontré pour le comté de Foix, le fer produit dans les moulines de haute Ariège est rassemblé à Foix, où il est marqué du signe distinctif de trois barres avant d’être transporté vers Toulouse. Il prend alors le nom de « fer de Foix ». Il s’agit d’un produit qu’il faudrait aujourd’hui désigner comme un métal hétérogène, comprenant des fers et des aciers résultant de degrés de carburation différentiels à l’intérieur du bas fourneau. Si ce produit que j’ai pu identifier est à présent bien connu, les qualités du fer « frances de Lacaune » demeurent inconnues. On sait qu’il est vendu en ballon lorsque les marchands catalans l’achètent à Narbonne pour le transporter ensuite vers Perpignan32. Les monts de Lacaune sont un des pôles de production du fer dans le royaume de France et le fer dit de Lacaune est redistribué par Narbonne jusqu’à Marseille33. De même, l’importation du fer frances, de Narbonne vers la Catalogne, par Collioure ou plus au sud par Roses, n’est pas exceptionnelle comme le prouve un des rares registres conservés du leudaire de Cadaquès34.

15Comme il a été démontré, la désignation marchande n’a de sens que lorsque le produit quitte son lieu de production et doit être distingué sur un marché plus large et lointain. Ainsi, la mention du fer dit « de Foix » apparaît à Arles en Provence, à Albi, à Rodez, en Rouergue et également à Foix où il est estampillé, mais jamais sur les marchés de haute Ariège. De même, c’est à Narbonne qu’est saisie l’appellation fer frances de Lacaune. Comme il a été si souvent dit et écrit, les fers du Conflent et du Vallespir, quand ils sont exportés hors du Roussillon, le sont à partir de Collioure et de Canet. C’est à Collioure qu’est exigée la rente sur le poids du fer. Or, les registres fiscaux de la leude portuaire qui auraient peut-être permis de saisir des formes de désignations ont disparu. Quant aux leudaires, c’est-à-dire la liste des produits et des taxes qu’ils supportent, s’ils sont nombreux et bien connus pour l’espace du Roussillon, ils n’enregistrent aucune donnée spécifique ni sur la qualité, ni sur l’origine des fers35. Lorsqu’en 1453, 4 000 quintaux de fer sont exportés de Collioure à Naples à la demande du roi, on ignore s’ils ont été identifiés de façon particulière dans le contrat initial car l’enregistrement de la commande par la chancellerie royale ne le mentionne pas36. On peut même supposer que cette lourde commande porte sur du fer qui n’a pas été exclusivement produit en Roussillon. Aucune désignation significative non plus pour le fer qui, dans les cales des bateaux, est embarqué souvent en petite quantité à partir des ports du Roussillon au cours des xiv^e et xv^e siècles37. D’ailleurs, à Barcelone, à Valence ou Séville, le fer catalan n’est jamais désigné spécifiquement et une seule provenance hispanique s’impose à tous ces ports, comme elle s’impose aussi jusqu’à Gênes au xv^e siècle : celle du pays basque38. Ainsi, quand Jacqueline Guiral-Hadziiossif examine les flux de métaux semi-finis qui approvisionnent la métallurgie de Valence durant la première moitié du xv^e siècle, le fer travaillé est celui originaire d’Europe du Nord, de Normandie et de Biscaye. Ce dernier est clairement identifié par la désignation de ferropes de Viscaya e de Gallicia. L’acier provient également de Biscaye et surtout d’Italie39. Pourtant, les registres des cosas vedades prouvent qu’il en arrive également de Collioure40. Au même moment, le fer basque (hierro de Viscaya), acheminé à partir du port de Séville, alimente exclusivement l’industrie de Cordoue41. Pour les mêmes années Claude Carrère ne mentionne pas d’appellation particulière pour le fer du comté du Roussillon, au contraire des fers italiens qui arrivent également à Barcelone, particulièrement sous la forme de fil et de feuilles de fer ou de mercie di Milano42. La faiblesse du fer catalan est-elle réelle dans les courants d’échange méditerranéen ? Même si l’information est décalée chronologiquement, du fer embarqué à Collioure et par ailleurs déclaré auprès du leudaire de Cadaqués circule le long des côtes de février à décembre 1305. Pourtant, pour plus de 2 400 quintaux enregistrés, dont la majorité est embarquée à Collioure pour être livrée dans les ports de la Costa Brava (Blanes, Roses et Feliu) et jusqu’à Valence, aucune désignation quelconque n’est utilisée par l’homme qui tient cependant très consciencieusement ses registres43. Dans ce cas précis, une grande partie du fer exporté est déchargée sur le port de Barcelone. Un siècle plus tard, Claude Carrère cite des cas de réexpédition de fer en provenance de Collioure et à partir de Barcelone avec des tonnages oscillant de 80 à 90 quintaux par bateaux.

16Comme tous ces exemples semblent le confirmer, les fers catalans, qui sont majoritairement ceux du comté de Roussillon, ne sont identifiables par l’historien que lorsque le lieu de leur embarquement d’origine est précisé dans l’acte écrit. Dans le cas contraire, qui est aussi le plus fréquent, ils se diluent dans un système de redistribution complexe, opéré par cabotage ce qui rend impossible toute mesure du trafic44. Rappelons que sur les côtes de la Méditerranée, de Marseille à Barcelone, des fers de diverses origines circulent et ne sont pas distingués quand la cargaison est enregistrée par l’écrit. Si, à Narbonne, des marchands achètent du fer de Lacaune, du fer est débarqué en provenance de Gruissan et le fer catalan trouve également preneur45. Il peut atteindre Marseille. Mais quelle est l’origine du fer qu’exporte Valence vers Collioure ? Tout le fer réexpédié par Barcelone est-il d’origine catalane ? Quand en 1393, Pierre Taquino, qui est le facteur de Datini, achète 84 quintaux de fer en verge à Guillaume de Perpertuse, que compte-t-il faire de ce métal fabriqué en France mais dont on peut supposer qu’il est produit à partir de minerai catalan ? Il faut ici rappeler que Pierre Taquino est à l’origine de l’achat de fil de fer lombard importé vers Perpignan durant la même période46 . On ne peut rejeter l’hypothèse d’une redistribution de ce fer par le réseau Datini qui participe à la commercialisation de l’acier de Brescia et du fer toscan. Ainsi, la complexité des circulations ne permet pas de répondre simplement à la question des origines du fer, car les comptabilités, actes notariés, leudaires et registres de leude ignorent toutes désignations ou appellations particulières47. Or, il apparaît que cette circulation du fer catalan ne joue pas que sur des tonnages globaux insignifiants même s’ils sont fragmentés et ne profitent pas, contrairement aux fers basque ou lombard, de la lisibilité que confèrent souvent la massivité des envois. En fait, même s’il est impossible de mesurer la part du fer catalan circulant sur les rives de la Méditerranée, il faudrait néanmoins éviter deux écueils. Le premier consisterait à proclamer la forte présence du fer catalan en Méditerranée jusqu’à supposer sa livraison importante vers le Levant, impossible cependant à mesurer du fait de l’interdiction de livrer armes et fers aux Musulmans48. L’autre serait, à l’opposé, de gommer toute présence du fer du comté de Roussillon en Méditerranée, éliminé par la domination des fers basques et italiens. Cela aboutirait à nier l’importance des revenus que la Couronne tire du fer exporté comme les preuves de son embarquement à partir de Collioure et de Canet au cours des xiv^e et xv^e siècles49. Je choisirai une position médiane et qui, de fait, me paraît mieux restituer ce que la documentation écrite livre actuellement. Au moins durant la première moitié du xv^e siècle, période qui correspond aux sources rassemblées localement et aux monographies dédiées à de grands ports méditerranéens, une partie du fer catalan est incontestablement exportée. Cependant, il est très probable que son flux et surtout son espace de redistribution aient été beaucoup plus étroits qu’il n’a été souvent affirmé. Il se pourrait que les campagnes comme les villes de Catalogne aient été les principales consommatrices du fer produit en Roussillon. Cependant, s’il n’a pas envahi la Méditerranée, il n’en est pas davantage absent. Son mode de distribution le rend souvent invisible aux yeux de l’historien. C’est à ce stade qu’il conviendrait, une nouvelle fois, d’interroger la désignation de « fer d’Espagne » qui caractérise le fer distribué par les Basques sur la façade atlantique et plus largement dans le nord de l’Europe. Il ne faudrait pas le confondre abusivement avec le « fer de Biscaye » nommément mentionné de Séville à Barcelone. Peut-être parmi le fer hispanique diffusé par les Basques vers le nord de l’Europe, le fer catalan a-t-il une place dans les cales des navires marchands ? Or, s’il demeure difficilement identifiable à cette échelle d’observation, l’enquête menée à partir des registres notariés offre la perspective d’une désignation marchande du fer catalan, perceptible au plus près de la production.

2. L’identification du fer terssat

17Rappelons qu’il faut attendre les années 1450 pour que le fer du haut-Sabarthès profite d’une appellation (« fer de Foix »), sans doute pour se distinguer dans un marché en expansion où s’imposent des qualités différentes et des demandes spécifiques50. Il convient, à ce stade de la démonstration, de s’interroger sur la mention de fer terssat, terceyat, terciat ou tercerat dans les registres d’Arles. Ce terme apparaît, en effet, en 1428  dans le cadre d’un important contrat de livraison portant sur 87 quintaux de fer tercerat des moulines de Serramitja et de Baillestavy, sans que le prix soit indiqué51. Les mentions de ce fer se multiplient à partir de 1444, à peine six ans avant que la documentation d’Arles ne s’interrompe. À cette date, le prix de l’amodiation de la mouline de Galdares est exigé en livraisons hebdomadaires de fer tersserat52. En 1445-1446, cinq contrats de vente à crédit portant sur de petites quantités font référence à ce type de fer53. Enfin, en décembre 1445, 42 quintaux de fer terssat sont versés pour l’achat de biens immobiliers par des maîtres de moulines54.

18Or, les mentions de fer terssat demeurent rares. Avant l’examen des notaires catalans, j’avais pu en en dénombrer deux : l’une dans un compte de La Robine enregistrant les déchargements sur le port de Narbonne au xv^e siècle et l’autre dans un acte notarié du xvi^e rédigé en Vicdessos. Dans le second cas, le fer terssat, selon la description qu’en donne maître Grandmont notaire à Vicdessos, correspondrait à dus quintals ferr fort et ung quintal verga55. Dans le premier, le fer terssat est tout simplement cité dans la comptabilité portuaire qui le distingue du « fer de Foix » et du « fer fort », également débarqués sur les quais du port. Or, le fer fort n’est pas non plus inconnu des registres des notaires du haut Vallespir, même s’il est rare. Il passe en 1407 entre les mains d’un revendeur alors qu’il est acheté avec du fer en verge56. On le voit également présent dans l’inventaire d’un forgeron décédé de Céret où sont comptabilisés les outils mais aussi la matière première : deux verges de fer, une de fer fort, sept barres de fer57. Précisons que le fer fort, qui est courant sur les marchés du Languedoc et de la Catalogne du xvi^e au xviii^e siècle, est un fer carburé, dont le prix est supérieur au fer en verge et qui correspondrait, selon les normes qualitatives contemporaines, à un type d’acier. La première mention repérée l’est sur le port de Narbonne, au milieu du xv^e siècle58.

19Toutes ces remarques aboutissent à un faisceau de questions. Le fer terssat mentionné dans les actes du haut Vallespir, aussi bien au sortir de l’atelier qu’échangé de mains en mains, est-il un produit caractéristique de la Catalogne ? Rien de surprenant qu’il apparaisse dès cette période sur le port de Narbonne qui s’affirme alors comme une place de redistribution des fers régionaux. Plus surprenante est la définition qu’en donne le notaire de Vicdessos alors que le fer terssat, cette mention exceptée, est absolument inconnu du comté de Foix du Moyen Âge au xviii^e siècle. Au stade où en est la recherche, et alors que les textes sont si peu nombreux que la moindre découverte peut changer le cours de la démonstration, il apparaît pourtant clairement que le fer terssat est une appellation plus courante dans les montagnes du Roussillon et les rives de la Méditerranée qu’au cœur des Pyrénées59. Si en catalan le terme terssat désigne un rapport 1/3-2/3, s’agit-il de rendre compte de la forme du produit tel qu’il apparaît traditionnellement au sortir de l’atelier : 2/3 de fer en verge pour 1/3 de fer gros ; ou bien d’un rapport 2/3-1/3 offrant d’autres combinaisons de formes comme le suggère un acte qui prévoit que le fer terssat sera livré pour 2/3 en verge et pour 1/3 en rellada ? Sans pour autant dépasser le niveau des hypothèses, il n’est pas inutile de rappeler que le conditionnement permet l’identification de certains fers à l’époque moderne60. Le fer terssat, [un tiers/deux tiers], proposé sur les marchés selon cette répartition, pourrait être repéré par les acheteurs comme spécifiquement catalan. Dernière question et dernière hypothèse : peut-on rapprocher les mentions du Vallespir « fer en verge et fer gros » de celle de maître Grandmont, notaire ariégeois, « fer verga et fer fort » et assimiler ainsi fer gros et fer fort ? Je ne m’y risquerais pas car le ferrum grossum, qui apparaît dans des corpus en dehors de toute relation avec la Catalogne, désigne couramment un fer qui n’est pas operatum et non un type d’acier, comme le fer fort61.

20Si le fer terssat peut correspondre à la forme et à la répartition marchandes du produit, l’écrit des notaires catalans ne permet pas de lui attribuer clairement une qualité qui lui serait particulière mais simplement une présentation offrant deux niveaux d’élaboration du fer, qu’il s’agisse de fer gros et de fer en verge ou de fer en verge et de rellada. Dans une unique mention, le fer terssat rassemble deux qualités : du fer fort (un acier) et du fer en verge (un fer en barre). Cependant, un acte précise de façon exceptionnelle que le fer terssat devra être livré selon une seule forme : en verge et non en barre62. Dans ce cas, le terme terssat désignerait-il également une qualité spécifique de métal ? À partir du cas du comté de Foix, j’ai pu démontrer que le fer de Foix du xv^e siècle correspondait aux merlaria des années 1300, des merlins (barres rondes) composées d’un métal hétérogène aux degrés de carburation différentiels, donc des fers et des aciers. Le terme merlaria désigne, en effet, à la fois une forme et une qualité de métal. Dans le cas du fer terssat, le produit qui est divers quant à sa forme pourrait être hétérogène quant à sa qualité. Tout comme le fer de Foix, le fer terssat serait un produit issu de la mouline pouvant, quelle que soit sa forme, offrir aux consommateurs une répartition de fers de qualités différentes : des fers et des aciers. Ainsi, on disposerait de produits comparables, mais néanmoins issus de bassins distincts aux minerais caractérisés : minerais du Vicdessos et minerais du Canigou qui se répartiraient le marché. En effet, il ne semble pas que le fer de Foix, s’il peut atteindre la Provence et est redistribué tant vers le Rouergue qu’en Languedoc, dépasse, vers le sud, le port de Narbonne. Du moins, s’il le fait, c’est en perdant sa désignation spécifique et en se noyant dans les fers sans nom qui longent la côte méditerranéenne de Narbonne à Valence. Une dernière remarque : les fers qui sont identifiés au début du xv^e siècle sur le port de Narbonne sont le « fer de Foix », le fer frances de Lacaune, le fer fort et le fer terssat. Si aucune étude ne s’est encore intéressée à la qualité du fer de Lacaune, signalons qu’il peut être vendu en barres mais aussi en ballons comme cela se pratique couramment pour l’acier. Une partie des aciers qui transitent par Rodez sont d’ailleurs originaires de Lacaune63. Si notre hypothèse sur le fer terssat se révélait juste, tous les « fers » débarqués sur le port de Narbonne comprendraient aussi des aciers de réduction directe.

3. L’acer et le calybs

21Qu’en est-il d’ailleurs de l’acier désigné par les termes acer et calybs ? Il est très rare dans le contexte technique et économique de la mouline. Ainsi, il n’apparaît jamais dans le commerce du métal organisé dans les bourgs du haut Vallespir. En effet, si l’acier dit naturel est un composant de la loupe extraite du bas-fourneau, il subit couramment un certain nombre d’opérations avant d’être commercialisé, qu’il s’agisse d’acier de fragmentation ou d’acier de cémentation64. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne soit saisissable qu’à l’extrême fin de la chaîne de distribution, quand le produit est utilisé, sur les chantiers, par exemple65. C’est ainsi qu’il apparaît sur celui du château de Perpignan en 1356 où il est acheté pour les mécanismes de l’horloge66. Une nouvelle fois, aucune provenance n’est attribuée à cet acier, aucune marque n’est spécifiée. La comptabilité du chantier distingue uniquement trois catégories distinctes d’acier : l’acer fin, l’acer gros et l’acer, toujours achetés à la livre et non au quintal. Ces aciers sont fournis par des forgerons de Perpignan dont certains travaillent sur le chantier, comme Pere Corbos. L’approvisionnement de ces grands travaux s’effectue pendant six mois, d’avril à août 1356. Durant cette période, et quels que soient les vendeurs, les prix de l’acer comme l’acer fin oscillent entre 12 et 13 deniers la livre, alors que l’acer gros est moins cher : 8 à 9 deniers la livre. Or, l’acer gros est également qualifié de fer acrench, le produit est très exactement désigné comme fer acrench o acer gros. Ainsi, la documentation offre une nouvelle fois cette assimilation entre fer et acier. Si utiliser les prix pour identifier la qualité du produit est une opération délicate car la qualité n’est qu’une des composantes dans la valeur attribuée à un produit, dans le cas du chantier de l’horloge, le resserrement chronologique des données comptables et le nombre réduit des acheteurs et des vendeurs autorisent ce rapprochement. Le prix de l’acier rapporté au quintal et comparé à celui du fer (ferrum) est de trois à quatre fois supérieur, celui de l’acer gros correspondant au double. Ainsi, le fer est vendu régulièrement 32 sous et 6 deniers le quintal ; l’acer 104 sous le quintal ; l’acer fin 112 sous et 6 deniers le quintal et plus souvent 104 sous ; l’acer gros 78 sous le quintal et 69 sous. Le fait est clair : les prix de l’acer et de l’acer fin sont comparables. Si un rapport prix-qualité est établi, la situation du chantier de Perpignan de 1356 confirme les autres remarques émises sur la qualité des fers produits dans les moulines. Le produit le plus cher appelé acer ou acer fin pourrait correspondre à un métal sélectionné après fragmentation de la loupe à partir de l’acier naturel qu’elle contient, comme on le voit pratiqué à Toulouse exactement au même moment, ou bien à un acier de cémentation67. Il s’agit en tout cas d’un fer suffisamment carburé pour qu’on lui reconnaisse les propriétés qui sont spécifiquement celles d’un acier : dureté et souplesse nécessaires aux mécanismes de l’horloge du château. Le produit au prix intermédiaire fer acrench ou acer gros correspondrait au métal hétérogène comprenant différentes qualités de fer et d’acier, courant dans le territoire technique qui est celui de la mouline. Dans ce cas précis, la lecture des prix permet d’étayer quelques hypothèses sur la qualité du produit. Cependant, la formation des prix ne relève pas uniquement de la qualité du produit rapportée à la valeur qu’on lui attribue en rapport avec l’usage attendu. Les mécanismes en jeu sont beaucoup plus complexes et le corpus des notaires du haut Vallespir permet de s’en approcher.

III. Des prix et des marchés

22Si ce corpus rassemble 75 prix du fer énoncés par les notaires d’Arles et de Céret, 63 le sont dans des situations comparables (formes et qualités du fer spécifiées, production dans les moulines des environs) et ne correspondent ni à des pignorations, ni à des formes de troc monétarisé mais à des ventes anticipées ou à des ventes à crédit conclues devant notaire68. Or, les remarques qui précédent rendent compte de l’intérêt qu’il y a à examiner les marchés et les prix à l’échelle d’un bourg et de sa région (le haut Vallespir) puisque les informations collectées sur la circulation des fers intéressent davantage l’espace local et régional (le comté de Roussillon) que « le grand commerce ».

23Le fer le plus souvent acheté est celui qui est désigné par le simple vocable ferrum, sans davantage de précision. On dispose de 40 prix de fer (ferrum) distribués irrégulièrement pendant les 40 années d’observation, de 1401 à 1446, avec un hiatus de la documentation de 1425 à 144469. Tous sont formulés dans le cadre de vente à crédit, portant, à une exception près, sur des quantités n’excédant pas 15 quintaux et en majorité inférieures à 6 (24 cas sur les 40 ; 4,9 quintaux par contrat en moyenne), rassemblant au total une quarantaine d’individus70. Il faut une nouvelle fois souligner l’homogénéité du terrain. Il s’agit bien d’un cas : celui d’Arles. Or, sur ces quarante années, aucune tendance, tant à la hausse qu’à la baisse, ne se dégage nettement. Le prix du ferrum est soumis à de nombreuses micro-irrégularités dans un contexte monétaire globalement stable, oscillant entre 36 et 27 sous le quintal pour une moyenne des prix de 32,4 sous71.

24Vingt prix correspondent à la vente de fer semi-ouvré, en verge et/ou en plate et/ou gros, souvent selon une proportion de 1/3-2/3 ; douze dans le cadre de ventes anticipées portant sur des quantités pouvant atteindre plus de 100 quintaux (soit 110, 50, 70, 102 et 55 quintaux) mais qui sont en majorité inférieures ou égales à 20 quintaux (soit 7, 12, 8, 20, 20, 12, 20 quintaux) et 8 correspondant à des ventes à crédit portant sur des quantités oscillant entre 2 et 6 quintaux72. Si le second groupe de prix s’apparente tout à fait au prix du ferrum tant pour ses valeurs que pour ses irrégularités (moyenne : 32,02 sous), le premier offre des prix plus bas, soit en moyenne 27,6 sous, et surtout beaucoup moins irréguliers puisque l’ensemble des valeurs sont ramassées entre 24,5 et 30 sous.

25Le fer terssat apparaît dans la documentation en 1428, mais dans ce cas, la désignation du fer n’est pas accompagnée de son prix. Il faut ensuite attendre 1445, c’est-à-dire à l’extrême fin du corpus, pour que les mentions deviennent plus nombreuses et plus précises. Or seuls trois prix fiables peuvent être conservés à partir de 1445, sur 6 actes. Tous correspondent à des ventes à crédit. Dans ce cas, le prix du fer terssat oscille entre 30 et 32 sous au quintal73.

26Précisons que les prix enregistrés dans les actes de ventes à crédit ou de ventes anticipées sont rarement indiqués au quintal (quelle que soit la qualité ou la forme du fer), mais portent sur la totalité du fer vendu, la quantité étant généralement indiquée dans l’acte de vente. Dans trois documents où le prix global est accompagné d’un prix à l’unité (au quintal), aucune erreur n’a été constatée dans le traitement arithmétique des prix ce qui justifie que l’on puisse traiter l’ensemble du corpus de telle façon que le prix au quintal soit déduit du prix global déclaré dans l’acte et rapporté à la quantité vendue. Ainsi, les prix au quintal qui constituent la trame de l’étude résultent d’un premier et élémentaire traitement des documents. Précisons également que, dans le cadre des ventes à crédit, la valeur du crédit n’est jamais précisée, seul l’est le terme du crédit. De même, les contrats de vente anticipée précisent le délai de livraison, de un mois à plus d’un an, les cas de non livraison à terme étant d’ailleurs fréquents.

27Que peut-on mesurer lorsque l’on juxtapose ces prix de fers de qualité et de présentation diverses, tout en gardant fermement à l’esprit le cadre du contrat : vente anticipée ou vente à crédit  ? En fait, il apparaît clairement que la distinction entre les prix du ferrum et du fer semi-ouvré (en verge, plane, gros) permet de rpérer des marchés distincts aux contraintes différentes : un marché de gros qui réunit forgeurs, maîtres de mouline et un nombre restreint de marchands, majoritairement d’Arles, que l’on pourrait qualifier de marché des experts ; un marché de redistribution plus diffus, plus capillaire, c’est-à-dire concernant un nombre plus élevé de participants et irriguant l’ensemble de la vallée, de Prats au Boulou. Il faudrait y ajouter un troisième niveau de transaction où le fer est autant un produit à vendre qu’un moyen de paiement.

1. Le « prix de Pere Noelli » et le marché des experts

28Pour éclairer la formation des prix et plus globalement la compréhension des mécanismes du marché, il ne suffit pas d’aligner les prix en fonction du produit, c’est-à-dire de sa forme et de sa qualité. Ce qui doit guider la réflexion n’est pas le prix du produit rapporté à sa dénomination marchande, mais les conditions de l’échange rapportées à la dénomination du fer. On s’aperçoit alors que la très grande majorité du fer en verge, ou bien débité sous d’autres forme, et parfois le fer terssat, sont l’objet de ventes anticipées conclues entre les producteurs et certains marchands qui achètent des quantité pouvant dépasser les 100 quintaux74.

29Dans ce contexte, en 1428 et à propos de la vente de fer terssat, alors que le forgeur de la mouline de Serramitja promet de livrer 87 quintaux de fer terssat des moulines de Serramitja et de Valmanya à un marchand de Joch (en Conflent), présent en Vallespir, la vente est conclue au « juste prix », mais le prix de la transaction n’est pas précisé75. Cette mention est unique et d’autant plus intéressante qu’elle met en relation un produit spécifique (terssat), les modalités d’appréciation de sa valeur (« juste ») et la qualité du travail sous-entendue tant par la mention du vendeur, le forgeur qui a élaboré le produit, que par la référence à ce produit particulier qu’est le fer terssat. Cette simple mention qui apparaît au détour d’une minute, énoncée comme une constatation d’ordre général, démontre combien la notion, sinon la pratique, du juste prix est une référence commune dans ce bourg de montagne du début au xv^e siècle. L’intérêt qu’il y a à la signaler relève d’une question propre aux prix du fer dans le haut Vallespir, tels qu’ils sont désignés par les producteurs eux-mêmes. En effet, quel rapport entretient ce « juste prix », [c’est-à-dire un prix défini localement, correspondant à une appréciation commune et à une valeur d’usage, fondé, en outre, sur la caritas] avec « le prix de Pere Noelli et des autres marchands », tel que l’énoncent et le pratiquent les forgeurs de la mouline de Lécha en 143876 ?

30Encore une fois, la vente de 1438 se fait à partir du producteur, dans ce cas les Longal, forgeurs de Lécha. Les quintaux de fer qu’ils livrent sont désignés par eux comme boni, pulchri et mercaderi et sont vendus au « prix de Pere Noelli et des autres marchands d’Arles »77, c’est-à-dire au prix qu’ils achètent leur fer aux forgeurs. Or, cette fois encore le prix n’est pas mentionné. Cette omission a-t-elle un sens ? Elle relève sans doute de la pratique et des habitudes : le prix est connu, il fait référence. Nous sommes en 1438. Pourquoi Pere Noelli ? Cet homme est régulièrement désigné comme mercator, ce qui, en soi, est tout à fait intéressant car il est exceptionnel que les individus qui s’adonnent au commerce soient aussi clairement qualifiés. Etonnement, Pere Noelli vend rarement du fer, il en achète un peu plus. Cependant, sa situation par rapport à ce marché est originale du fait qu’il est le gendre de Pere Bonabosch, de la famille Bonabosch, famille de forgerons de père en fils et le procurateur de son beau-père, lui aussi forgeron, à partir de 1412. C’est d’ailleurs en 1412 que son activité est particulièrement étoffée. En avril, Pere Noelli fait quittance à Azemar, forgeur d’Alech, de la livraison de 39 quintaux de fer sur les 150 que ce dernier lui doit78. On ignore à quand remontait cette vente anticipée et quand elle sera définitivement soldée. Cependant, Pere Noelli est encore en contact avec Azemar, toujours forgeur d’Alech, quelques mois plus tard, en septembre. Cette fois-ci les acheteurs sont au nombre de quatre, il pourrait bien s’agir de Pere Noelli et « des autres marchands d’Arles », puisque ce dernier est entouré de Johan Castaneda, de Guillaume Torrent et de Pere Colomina. La vente anticipée nouée alors porte sur 102 quintaux de fer, partie en verges et partie en fers gros, que Azemar promet de livrer. Le prix est de 153 écus pour l’ensemble, soit un prix au quintal toute qualité confondue de 27 sous79. Toujours au mois d’avril 1412, Pere Noelli avait conclu une autre vente anticipée avec Johan March, frère du forgeur de la mouline de Galderes, pour une quantité nettement inférieure, soit 20 quintaux, mais avec le même souci de la provenance puisque ce fer devait être produit dans la mouline de Galdares et livré sous forme de verges et de fers gros. Le prix au quintal était de 28 sous80. La mouline de Galdares est d’ailleurs au centre d’une autre affaire. En juin et en juillet de la même année, Pere Noelli, cette fois entouré de ses compères Johan Castaneda et Guillaume Torrent, nomme un procurateur pour réclamer à Arnaud Foher el Cabirol, forgeur de Valmanya, mais qui l’avait été auparavant de la mouline de Galderes, 311 quintaux achetés en 1409 et qui n’avaient toujours pas été livrés81. Cette dette, dont on ignore si elle sera soldée, n’empêche pas les mêmes Pere Noelli, Johan Castaneda et Guillaume Torrent, et le même Arnaud Foher de contracter une nouvelle vente anticipée au mois d’août portant sur 20 quintaux de la mouline de Galderes, en verges et en fers gros, sans que les 311 réclamés ne soient mentionnés82. Le prix au quintal est à nouveau de 27 sous. Mais rappelons que c’est en 1438 que les forgeurs d’Alech, cette fois-ci les Longal, font référence au prix de Pere Noelli et des autres marchands d’Arles. Or les registres n’ont conservé aucun achat de fer de Pere Noelli entre 1412 et 1446, année où s’interrompt la documentation à Arles.

31Une fois les informations disponibles sur les prix pratiqués par Pere Noelli regroupées, on aboutit à la constatation suivante : Pere Noelli qu’il soit seul ou avec ses trois autres associés d’Arles, quand il achète du fer, le fait prioritairement auprès des forgeurs des moulines les plus proches, Lécha, Galdares et Valmanya. Pere Noelli leur achète de grosses quantités, surtout rapportées au marché de redistribution qui se pratique à Arles et qui intéresse des quantités souvent inférieurs à 6 quintaux. Dans ce contexte, les 142 quintaux achetés globalement en 1412, comme les 311 commandés en 1409, sont tout à fait exceptionnels même si, pour 122 quintaux achetés sur les 142, Pere Noelli partage ses responsabilités avec d’autre acheteurs : Johan Castaneda, Guillaume Torrent et Pere Colomina. En 1412 , les prix d’achat qui sont les leurs, pour la même qualité de fer (fers en verge et fers gros), sont respectivement de 28 sous par quintal pour 20 quintaux de fer de la mouline de Galderes, 27 sous pour exactement la même quantité soit 20 quintaux mais provenant de la mouline de Valmanya et 27 sous le quintal pour 102 quintaux de celle d’Alech. Remarquons, à ce stade de la démonstration, que la quantité achetée ne semble pas se répercuter sur le prix au quintal tel que l’on peut le déduire du contrat. Il est vrai, aussi, que les ateliers d’origine sont différents. Sans doute, peut-on considérer ces prix comme « ceux de Pere Noelli et des autres marchands d’Arles », c’est-à-dire ceux auxquels lui et ses compagnons achètent le fer des producteurs.

32Notons qu’il s’agit d’un bas prix, même rapporté au marché des experts, c’est-à-dire correspondant à d’importantes quantités achetées directement aux producteurs par des acheteurs que l’on peut qualifier de connaisseurs. La même année 1412, pour 110 quintaux achetés au forgeur d’Alech, le marchand de Puigcerda Pere Embort paie le quintal de fer 30 sous83. Rappelons que quelques mois après, et toujours auprès du même forgeur, pour 102 quintaux, le marché était conclu par Pere Noelli et ses acolytes contre 27 sous le quintal84. Signalons toutefois que la commande de Pere Embort correspond à des fers en verges mais également à des fers en plates, étalonnés selon des poids précis. Si l’on s’en tient à un marché fondé sur la notion du juste prix, on peut toujours supposer que la différence constatée tient à la précision du travail de martelage qui correspond à une commande portant sur des produits différents, aux poids particuliers. Cependant, inutile de préciser qu’il n’y a aucune certitude que la différence de prix tienne à ce paramètre matériel.

33Il convient de comparer à présent aux prix de Pere Noelli ceux pratiqués par d’autre acheteurs auprès des forgeurs dans le cadre de ventes anticipées et exclusivement pour du fer en verge et/ou du fer gros. Les cas clairement identifiés ne sont pas si nombreux qu’ils ne puissent être rapportés. Il s’agit toujours de fers en verge. Dès 1400, Johan March, frère du forgeur de la mouline de Galderes, vend 7 quintaux de fer en verge au prix de 28 sous et 3 deniers le quintal à un pareur d’Arles85. Le même Johan March, cette fois-ci en 1408, vend 8 quintaux au prix unitaire de 27 sous et 6 deniers86. Or l’acheteur est un des associés Pere Noelli, Johan Castaneda, tendeur d’Arles. En 1412, quand Johan March vend 20 quintaux au notaire Johan Germain, le prix est plus haut, soit 30 sous le quintal87. On ne peut éviter de noter que le même Johan March vendait la même année 20 quintaux de fer à Pere Noelli contre seulement 28 sous88. Toujours en 1412, le forgeur d’Alech vend à Johan Castaneda le fer en verge à 28 sous (commande de 50 quintaux)89. Il fera le même prix au boucher Antoine Massani d’Arles pour du fer en verge et du fer gros (70 quintaux achetés)90. Mais, encore la même année, le forgeur de Valmanya ne le vendra que 27 sous au boucher Guillaume Torrent, autre associé de Pere Noelli91. Par deux fois, en 1405 et 1406, Johan Castaneda achète auprès d’hommes de La Bastide pour 26 sous le quintal de fer en verge92. Le prix le plus bas est incontestablement celui contracté en 1414 entre les forgeurs de Serramitja et Pere Colomina, apothicaire, qui lui aussi est un moment associé avec Pere Noelli. Dans ce cas, les 55 quintaux livrés en verge, cayron et plate de dimensions précises sont concédés contre 24 sous et 6 deniers le quintal93.

34Il apparaît que, sur le marché d’Arles, de 1400 à 1414, quand il s’agit de se procurer du fer auprès des moulines des alentours, jusqu’à La Bastide, les acheteurs sont peu nombreux (8), et tous d’Arles, à une exception près (un marchand de Puigcerda). Un seul texte, soit la nomination d’un procurateur par le forgeur de Serramija pour récupérer 18 sous, montre que ce dernier est en contact direct avec un traginer de Perpignan qui lui doit de l’argent pour le fer qu’il lui a acheté94. Sinon, les acheteurs sont majoritairement Pere Noelli et ses associés et tout particulièrement Johan Castaneda. Il faudrait ajouter à ce groupe le marchand de Puigcerda, mais qui n’intervient qu’une fois, Pere Embort ; de même et pour un seul achat, Pere Antoine Michaelis tendeur d’Arles (c’est-à-dire commerçant au détail), Johan Germain, notaire de ce même bourg, Antoine Massani, boucher d’Arles, et également Béranger Branya, boucher également, mieux connu pour son activité de revente. Le contrat qui le mentionne comme acheteur ne propose aucun prix du fer. Cependant, le forgeur d’Alech lui doit de l’argent et du fer, beaucoup de fer, soient 40 quintaux non livrés en 1414 sur les 60 commandés en 1410 et également 100 écus en 141295.

35Indéniablement, ce sont Pere Noelli et ses trois associés qui obtiennent les meilleurs prix, c’est-à-dire les prix les plus bas, pour le fer en verge, qu’il soit ou non associé à du fer gros. Ainsi, le prix du fer pratiqué dans le cadre de ventes anticipées par les acheteurs que sont Pere Noelli, Johan Castaneda, Guillaume Torrent et Pere Colomina, est inférieur ou égale à 28 sous le quintal pour un prix plancher de 24 sous et 6 deniers (moyenne des prix : 26,88 sous), alors que les autres acheteurs qui sont présents sur le même marché, Pere Embort et Johan Germain, se le procurent pour 30 sous, Pere Antoine Michaelis pour 28 sous et 3 deniers et Antoine Massani, pour 28 sous (moyenne des prix : 29 sous). Ces différences de prix ne s’expliquent ni par la quantité achetée (les prix ne sont pas forcément plus bas lors d’achat en nombre), ni par la forme plus ou moins élaborée du produit (le prix le plus bas correspond à une commande où les fers doivent être débités selon des tailles différentes), ni par les délais de livraison qui d’ailleurs ne sont pas forcément respectés. À l’opposé, la position des acheteurs paraît fondamentale comme le confirment nettement les deux contrats de 1412 où le même vendeur (Johan March) vend à un mois d’intervalle une même quantité de fer, d’égale qualité, à deux acheteurs différents et à deux prix différents, soit 28 et 30 sous. L’un d’entre eux est Pere Noelli.

36Cependant, si différence il y a, elle est faible comme en atteste le calcul des moyennes arithmétiques des prix de vente à Pere Noelli, à ses compagnons et à d’autres acheteurs. En fait, il y a bien un prix arlésien du fer en gros, stable et relativement resserré même, si à l’extrême, les prix oscillent entre 24 sous et 6 deniers, prix plancher et exceptionnellement bas obtenu en 1414, et 30 sous. Cette constatation trouve des résonances au-delà de la vallée du Tech et pour une période antérieure. Quand en 1383, un forgeur, celui de Gincla, une mouline du royaume de France très étroitement associée à la Catalogne par le minerai qu’elle réduit (minerai du Canigou), vend du fer à un forgeron de Perpignan 200 quintaux de fer en verge, le prix au quintal est aussi de 27 sous96. Le même forgeron achètera la même année 100 quintaux de fers en verge, en plate et en rellada auprès d’un homme de Joch et il les paiera à nouveau moins de 30 sous le quintal, soit 29 sous et 10 deniers, livrable de Prades à Perpignan97. En 1391, 88 quintaux de fer en verge, objets une nouvelle fois d’une vente anticipée à un pareur de Perpignan, ne vaut que 25 sous le quintal98. Il s’agit bien d’un même ordre de prix, toujours inférieur à 30 sous. On peut estimer que l’on s’approche, dans ce cas également, d’un prix de référence et peut-être du « juste prix » énoncé par la documentation arlésienne99. Par ailleurs, s’il apparaît que Pere Noelli et ses compagnons disposent d’une situation leur permettant d’acheter au plus bas prix, leur forte présence explique qu’ils puissent s’y imposer, puisque 8 sur 12 des ventes anticipées passent entre leurs mains. Cependant, ils le font dans le contexte de ce marché cadré. Néanmoins, les 734 quintaux de fer qui sont ainsi extraits des ateliers et que les actes notariés ont conservés ne représentent pas toute la production des moulines des environs d’Arles pendant 14 ans et il est indéniable que l’écrit n’a enregistré qu’une partie des flux du commerce de gros100. Il est donc possible que la position maîtresse de Pere Noelli et de ses alliés soit tout à fait relative. Néanmoins, c’est bien à son prix que se réfèrent les forgeurs, encore en 1438.

37Il faut souligner une dernière caractéristique du marché de gros : l’écu y intervient majoritairement, qu’il soit monnaie de compte ou monnaie réelle101. Certes, les ventes en gros se nouent entre 1400 et 1414, c’est-à-dire durant une période où le florin d’Aragon connaît une nette dépréciation. L’écu de France, d’une meilleure tenue, s’impose alors dans les échanges au point que son usage est momentanément autorisé par ordonnance royale en 1406, officiellement pour un an102. Notons que Pere Noelli et ses compagnons sont très au fait de la valeur réelle du florin d’Aragon, ce qui n’a rien pour surprendre. Il est possible qu’à ce choix financier s’en ajoute un autre, plus commercial. Effectivement, une partie du fer produit en Roussillon est ensuite distribuée vers la France. Si près de la frontière entre royaume de France et couronne d’Aragon, il n’est pas impossible que l’usage de l’écu soit un atout supplémentaire pour ceux qui se livrent au commerce du fer en gros. Il y a bien ici un niveau particulier d’échange, caractérisé par la qualité des contractants (fargerius et mercator), par la qualité du fer semi-fini désigné comme provenant de telle ou telle mouline, par le prix du fer relativement stable et qui est le plus bas du marché et par la monnaie d’or qui sert de support à ces échanges, l’écu de France. Cependant, il est impossible de poursuivre cette étude après 1414, date à laquelle les ventes anticipées disparaissent de la documentation. Ce n’est qu’à l’extrême fin de la période que ce type de transactions portant sur d’importants tonnages réapparaît mais les documents rassemblés concernent le fer de Lacaune payé en moutons d’or et les marchés sont uniquement passés de marchand à marchand, cette fois-ci sur le port de Narbonne. Le système a changé, le marché de gros disparaît des registres notariés d’Arles. Mais l’écrit lapidaire qui nous est parvenu rend-t-il compte de la réalité ? Il est évident que la seule consultation des notaires d’Arles et de Céret ne suffit pas pour éclaircir la question de la réorganisation des flux marchands, après les années 1420, quand la reprise est nette. Sans doute, faudra-t-il déplacer le regard et le porter vers Perpignan et Narbonne.

38Mais revenir à l’observatoire arlésien n’est pas inutile, car il permet d’autres constatations. Si je choisis d’examiner à nouveau l’ensemble des prix pratiqués dans l’espace borné que constitue le marché d’Arles, tous extraits de sources homogènes (les notaires d’Arles et de Céret), un autre marché s’ajoute à celui des experts : un marché de redistribution. Les sources sont identiques, les lieux également, certains hommes circulent d’un marché à l’autre, pourtant le mouvement des prix est différent, et cela même si on restreint la comparaison à la période commune qui s’écoule entre 1400 et 1414.

2. Le marché de redistribution et la valeur des hommes

39Pere Noelli et deux de ses associés se retrouvent sur le marché de redistribution où ils vendent le fer couramment désigné dans ce cas par le terme de ferrum. D’ailleurs, ce trio ne conclut d’affaires en commun que pour le fer, les uns et les autres déployant d’autres activités avec d’autres hommes. Commençons par Johan Castaneda. À la seule lecture du corpus, il aurait été plus juste de dire que le prix du fer était celui de « Johan Castaneda et des autres marchands d’Arles », car Johan Castaneda est le marchand le plus actif en ce domaine, du moins à l’aune des notaires. Douze actes se rapportant à son activité de marchant de fer ont été conservés entre 1400 et 1416, année de son décès. S’il achète du fer seul et en association avec d’autres, il en vend également, en plus petite quantité : 2 quintaux de fer en 1405, 8 quintaux en août 1407, 3 quintaux en octobre de la même année, 5 quintaux en octobre 1410, 4 quintaux en 1414103. Le prix de vente qu’il applique oscille entre 28 et 36 sous le quintal. Guillaume Torrent revend également du fer : 3 quintaux en 1412, 6 quintaux en 1413, 2 en 1414, 6 en 1416, et de nouveau 6 quintaux en 1417 pour respectivement 33 sous 4 deniers, à nouveau 33 sous et 4 deniers, 33 sous, 35 sous et 6 deniers et 34 sous104. Pere Noelli est également revendeur, même si cette activité est moins présente dans la documentation notariale que celle qu’il occupe comme marchand en gros105. Donc, ces trois acheteurs de fer pratiquent également la vente au détail. Cependant, sur le marché de redistribution, ils sont entourés d’autres hommes.

40En effet, quand il s’agit de vendre le fer au détail, le nombre des vendeurs est bien supérieur et leur qualité beaucoup plus diversifiée que sur le marché de gros. Ils sont au nombre de 19. Tous les individus concernés ne sont pas domiciliés exclusivement à Arles et la revente du fer s’étire le long de la vallée du Tech. Evidemment, des forgerons (fabri) sont actifs : ceux de Céret, François membre de la famille des Paracolls qui compte de très nombreux forgerons ; Johan Monbrun également de Céret. Mais d’autres les entourent. Quelle est leur situation par rapport à l’industrie sidérurgique ? Certains sont directement producteurs, sinon transformateurs du métal. Par deux fois, les preneurs de la mouline del Perer vendent du fer (Johan Mombrun, Bernard Pug et Pere Riba, dont seul le premier se déclare faber), respectivement 9 et 4 quintaux en 1420 et 1425106. Ni le matériau énoncé (ferrum), ni les modalités de la vente (vente à crédit), n’assimilent ces contrats au processus de vente en gros. Certes, ces hommes ne sont pas forgeurs, mais ils sont pourtant collectivement locataires de la mouline sans que les modalités de vente du fer qu’ils produisent soient différentes des autres vendeurs au détail. À Arles, on retrouve sur ce type de marché des individus qui sont de véritables entrepreneurs par la diversité des activités de production et d’échange qu’ils déploient, au même titre que les hommes que nous avons déjà rencontrés sur le marché de gros et dont la désignation professionnelle traditionnelle ne rend d’ailleurs pas compte : les bouchers, Béranger Branya et Pere Comelles l’Ancien ; le marchand Bartholomé Aygabella. S’y ajoutent l’apothicaire Urba Aygabella et le prêtre Guillaume Durandi. Interviennent également, et souvent pour une seule vente : les cordonniers François Cardonet et Johan Gerau, Jacme Mir apothicaire, Guillaume Castaneda et Jacme Riera, tendeurs, A. Corona prêtre et Agnès Perer, veuve de pareur. Tous n’occupent pas la même place sur le marché de redistribution du fer, et sa vente les intéresse à des degrés divers. La complexité du marché de redistribution se saisit à l’échelle de l’individu et des associations souples qui se nouent et se dénouent entre vendeurs.

41Nous avons déjà insisté sur la place fondamentale qu’occupent les bouchers dans l’économie et la gestion de la commune d’Arles. Trois d’entre eux, Guillaume Torrent, Béranger Branya et Pere Comelles l’Ancien s’illustrent dans le commerce du fer. Les deux premiers achètent aux forgeurs du fer en verge et du fer gros et revendent du ferrum, en plus petite quantité. Guillaume Torrent a une place dans la communauté, une assise dont ne dispose pas Béranger Branya, mais ce dernier est sans doute plus intéressant pour le témoignage qu’il offre sur le commerce du fer et par les différents contacts qu’il noue en pratiquant cette activité. Béranger est assurément un boucher, il fait partie de la confrérie des bouchers et on le voit acheter du bétail, conclure des contrats de gazaille, gager des bergers pour garder ses bêtes sur le port de Corsavy, louer des prés. Il vend des produits dérivés de son activité : cuirs de bœuf, draps de laine, et du fer. Son métier de boucher le prédisposait-il à s’intéresser à ce métal ? Peut-être, du fait de l’usage du fer comme métal-monnaie alors que les bouchers, qui déploient une activité de redistribution aux multiples facettes et sont sans doute parmi ceux qui disposent le plus de liquidités dans le bourg, se retrouvent aussi détenteurs de fer au titre de « l’étalon fer » qu’il leur faudra vendre107. Béranger Branya est régulièrement en contact avec les forgeurs de la mouline d’Alech de 1410 à 1414. Il revend le fer à Arles et aux Bains auprès d’individus sur lesquels très peu d’informations ont été conservées (acheteurs : Raymon Dolius, 6 quintaux et deux forgerons pour un quintal, Bernard Ortalli et Raymon Sentelo) et aux Bains d’Arles (acheteurs : Raymon Ribera 4 quintaux, François Barau 2 quintaux), mais également plus en aval, à Saint-Jean-de-Plan et au Boulou, verrou de la vallée108.

42Les contacts dont Béranger Branya dispose à Céret permettent d’examiner au plus près les conditions de redistribution du fer au-delà du Vallespir. Ainsi, Pere Paschalis traginer intervient deux fois comme client de Branya. En février 1416, il achète à crédit 6 quintaux de fer, avec Bartholomé Martini109. Dès le mois de mai l’achat est soldé. Le prêt ne court donc que sur 3 mois, ce qui est exceptionnel. Or Bartholomé Martini, est un pagesius. On le voit également vendre du bois à la teinturerie de Céret. Les quelques renseignements conservés sur cet individu restituent un membre de la paysannerie aisée, par ailleurs détenteur de manse. Il participe à l’activité industrielle de la vallée par la fourniture de matière première ou bien investit dans de petites affaires, comme cela semble le cas ici, quand il s’agit d’acheter quelques quintaux qui seront ensuite transportés par son compagnon traginer, et revendus ailleurs. Déjà en 1414, Pere Paschalis avait agi comme intermédiaire entre deux vendeurs de fer de La Bastide et un acheteur de Céret pour 4 quintaux qu’il avait acheminés vers la vallée du Tech110. L’année suivante, en 1417, il achetait à nouveau 5 quintaux avec un pareur Jacme Angles111. Or ce dernier, au même titre que Pere Paschalis, est un client de Béranger Branya et il dispose sans doute d’une assise financière plus importante que Bartholomé Martini. En 1416, il avait déjà acheté à Béranger Branya, en association avec un chirurgien, Palladius Noger, et un autre traginer Pere Royre, 15 quintaux de fer112. En août 1414, il était déjà associé avec Pere Royre. Ils doivent ensemble 20 livres à Guillaume Durandi, prêtre d’Arles et vendeur de fer113. Comme témoins de cet acte, on retrouve Urba Aygabella, apothicaire et intéressé aux profits métallurgiques et Johan Dolius d’Arles qui avait acheté du fer à Béranger Branya dès 1410. Par ailleurs, le traginer Pere Royre vend du bois à la société del Tint de Céret, auprès de P. Piquer associé depuis l’origine avec Guillaume Durandi, lui même en contact avec Bartholomé Martini, l’associé de Pere Paschalis114. Ainsi, à Céret, se font et se défont d’année en année, des associations souples, réunissant autour du fer acheté et à revendre des hommes qui par ailleurs se connaissent et travaillent ensemble sur d’autres affaires : des traginers comme Pere Paschalis ou Pere Royre qui sont les membres actifs du commerce du fer au titre de transporteurs et d’intermédiaires sinon de procurateurs, et des investisseurs comme Jacme Angles qui intervient au moins dans quatre affaires relevant de l’activité métallurgique entre 1410 et 1417 et qui est également membre de la société del Tint115. Cette forme d’association permet à certains de ces hommes d’élargir au-delà de leur bourg d’origine l’espace de leurs petites affaires et de quadriller l’ensemble de la vallée : ainsi en 1416, Béranger Branya d’Arles vend six quintaux de fer à un traginer de Prats-de-Mollo Antoine Cassadori, associé pour ce contrat à un tailleur de Céret, André Comes116.

43Autre revendeur et autre cas : celui de Pere Comelles l’Ancien. Pere Comelles est une figure majeure d’Arles, de son industrie et de son commerce. Sa famille est aussi un modèle d’ascension sociale. Comme bien des notables de ces bourgs du haut Vallespir, Pere déploie diverses activités et il est désigné comme boucher puis marchand. Or, la fixation des prix du fer vendu par Pere Comelles est assez éclairante sur les mécanismes qui y sont appliqués. Lorsque Pere Comelles vend le fer au quintal, de 1412 à 1445, ses prix sont très irréguliers et ne relèvent d’aucune tendance générale, ni à la hausse, ni à la baisse. En cela leur évolution correspond tout à fait au mouvement général des prix du fer au détail. Le cas de Pere Comelles, rapporté au dense réseau de relations qu’il tisse dans et hors de son bourg d’origine, autorise une lecture de la formation des prix. S’ils enregistrent la qualité du produit et une valeur de base qui est celle appliquée dans le cadre du marché de gros, ils sont également une des expressions des liens qui unissent vendeur et acheteur.

44Certains des prix que Pere Comelles pratique sont particulièrement hauts. L’un intéresse Pere Passani pagesius du mas de la Ludriera, à Riuferrer, un hameau d’Arles. Cet homme participe de la frange supérieure de la paysannerie. Cependant, sa situation financière est délicate. Il achète 3 quintaux de fer le 5 mai 1412, pour le prix de 36 sous et 6 deniers le quintal117. Ce prix est le plus élevé de tous ceux rassemblés dans ce corpus. Cette somme, il l’emprunte le 1^er mai, date à laquelle il reconnaît auprès de Pere Sentelo forgeron d’Arles une dette de même valeur dont le remboursement est prévu sur deux ans. Le 5 mai, cette même somme correspond à l’achat des 3 quintaux de fer dont le remboursement doit se faire à la saint Abdon, le 30 juillet, c’est-à-dire dans un court délai de 3 mois. Or déjà, en janvier 1412, Pere Passani avait acheté à crédit, auprès de Pere Comelles, un mulet, pour 40 sous118. Celui-ci n’est toujours pas payé en mai lorsque Pere Passani achète du fer, ce qui explique qu’au moment même de contracter un second achat à crédit, Béranger Roqueri (un homme de Corsavy) ait dû se proposer comme le fidéjusseur de Pere pour sa dette de 40 sous. La situation délicate de Pere Passani se prolonge de 1406 à 1412, c’est-à-dire durant les six années pour lesquelles ont été conservés des témoignages sur la vie de ce paysan. Lui et trois autres hommes auxquels il est associé régulièrement lors d’achats à crédit ou de prêts, Johan Aulini, Guillaume Claveri et Béranger Roqueri achètent régulièrement des céréales en hiver : 62 sous pour 4 eymines achetées en janvier 1407 et encore 47 sous pour 3 eymines un mois plus tard, le tout à rembourser pour le 15 août ; une demie eymine de cinati et une demie eymine d’orge encore en mars, toujours payées à crédit pour 18 sous et 6 deniers auprès de Bartholomé Aygabella. Ce dernier achat doit être remboursé dès avril. Or, le 12 de ce même mois, Pere Passani et Johan Aulini empruntent à nouveau. Arnaud Calvet leur accorde un mutuum de 35 sous à rembourser en juillet. Cet endettement sans cesse reconduit et dont les échéances correspondent au temps des récoltes est, en outre, scandé par les difficultés que Pere Passani éprouve à verser son cens à l’abbaye d’Arles et à l’abbaye Saint-Étienne des Bains d’Arles ou à payer la taille à l’université d’Arles, au même titre d’ailleurs que d’autres paysans. Certes, on ne peut apprécier la vie d’un homme à partir de si peu de témoignages et cette gestion à crédit n’est pas forcément synonyme de pauvreté, mais elle paraît bien l’être d’instabilité. Assurément, Pere Passani n’est pas en situation de force lorsqu’il achète du fer à Pere Comelles. J’ignore si ce haut prix de vente comprend un fort taux de crédit correspondant à la situation fragile de Pere Passani, j’ignore au-delà des achats à crédit portant sur la mule et le fer ce qui lie ces deux hommes, mais le prix du fer concédé est bien révélateur du fait que Pere Passani est redevable à Pere Comelles.

45À la même période, Pere Comelles vend du ferrum pour seulement 30 sous le quintal, c’est-à-dire à un prix de détail parmi les plus bas et qui peut être également celui pratiqué par les forgeurs dans le cadre de ventes anticipées. Qui sont alors les heureux acheteurs de Pere Comelles ? En 1412, il s’agit de Castellonus Pagesi (6 quintaux)119. Toujours à 30 sous le quintal, ce sont 40 quintaux de ferrum qu’Urba Aygabella achète en 1416120. Il est évident que l’un comme l’autre ont peu de choses en commun avec Pere Passani. Castellonus Pagesi est souvent associé à Johan March. Comme lui, il achète mais il vend également du fer et s’il n’est jamais défini par sa profession dans les actes, il fait partie du groupe hétérogène des revendeurs de fer dont beaucoup sont muletiers. C’est son associé, Johan March, qui permet de l’approcher. Tout comme lui, Johan March est domicilié à Saint-Jean. Ils semblent, l’un comme l’autre, participer tout autant à la redistribution du fer qu’à sa production. En effet, Johan March achète une mine de fer et paie, en association avec Castellonus Pagesi, le salaire d’un forgeur de la mouline de Galdares (1407)121. Il est d’ailleurs en compte avec les travailleurs de cette mouline dont le traginer Guillaume March est arrendator en 1418. C’est du fer de la mouline de Galdares que Johan March vend à Pere Noelli et à Johan Germain (1412)122. Mais dans le cas qui nous intéresse ici, il ne s’agit pas de vente mais bien d’achat et c’est seul que Castellonus Pagesi achète 6 quintaux de fer à crédit à Pere Comelles. Contrairement à Johan March, la documentation d’Arles restitue peu d’indices sur Castellonus Pagesi, plus acheteur de fer que vendeur, s’approvisionnant davantage auprès des marchands comme Pere Comelles et Béranger Branya que des forgeurs (un seul achat auprès de la mouline del Pérer, Céret). Néanmoins et à la lueur de ces quelques éléments biographiques, on pourrait conclure à la proximité d’intérêt entre Pere Comelles et Castellonus Pagesi, l’un comme l’autre participant à des degrés divers aux affaires de la sidérurgie. La formation des prix n’est pas si simple quelle puisse se réduire à des intérêts communs et immédiats. Si en 1412 Castellonus paie son ferrum auprès de Pere Comelles 30 sous le quintal et le pagesius Pere Passani 36 sous et 6 deniers, toujours la même année Guillaume March muletier et futur arrendator de la mouline de Galdares n’obtient pas de le prix de Castellonus : c’est à 36 sous le quintal qu’il lui faudra emporter le fer acheté à Pere Comelles (3 quintaux)123.

46Et Urba Aygabella ? Il est l’individu le plus intéressant du corpus rassemblé sur le bourg d’Arles. Apothicaire, investissant dans la métallurgie du fer comme dans celle de l’argent, il témoigne des expériences d’un entrepreneur rural. Dans le cas qui nous intéresse ici, il intervient comme acheteur de fer. Or, à cette date, en 1416, quand il achète 40 quintaux de fer à Pere Comelles, Urba n’est pas encore propriétaire d’une partie de la mouline de Lécha et la société minière de Pere Comelles, à laquelle il participera dès son origine, n’est pas encore créée124. Si, dès 1414, Urba vend parfois de petites quantités de ferrum, c’est surtout à partir du moment où il prend en charge la gestion de la mouline de Lécha qu’il est davantage présent sur le marché du fer. Ce n’est pas encore le cas en 1416. Ce qui est surprenant dans cet achat de 40 quintaux, c’est qu’Urba ne se soit pas adressé aux forgeurs. Sans doute les modalités de l’achat étaient-elles prégnantes car Urba achète son fer à crédit sur 6 mois. Dans ce cadre, le prix de 30 sous au quintal que lui concède Pere Comelles est tout à fait intéressant. Notons que si Pere Comelles vend rarement aussi bas, il ne vend jamais autant de quintaux à la fois. Toutes ses autres ventes ne dépassent pas les 10 quintaux de fer. Le cas est exceptionnel, autant pour Urba que pour Pere, et demeure inexpliqué. On ne peut s’empêcher d’y voir le prix concédé à un voisin, un ami et futur associé ; néanmoins ce prix, inférieur au prix moyen (32 sous), n’est pas non plus hors norme par rapport au marché de détail tel qu’il apparaît dans les sources.

47Il faudrait ajouter quelques mots sur les vendeurs que l’on pourrait qualifier « d’occasionnels » mais qui, justement, sont fortement caractéristiques de ce marché. Il s’agit de ceux qui apparaissent dans la documentation pour une vente, exceptionnellement pour deux, comme dans le cas du cordonnier François Cardonet. Certains demeurent inconnus car la documentation notariale les ignore au-delà d’une unique transaction, comme Jacme Riera tendeur de Céret. Or ces individus (6 hommes et une femme), s’ils interviennent une unique fois sur le marché du fer, sont globalement des acteurs actifs et originaux. Effectivement, ils attestent de la circulation du métal en dehors du cercle de ceux, marchands ou non, qui s’y livrent régulièrement. Dans le cas d’Agnès Perer, la situation paraît claire : la veuve règle la succession après la mort de son époux et elle se défait de ce que contient l’atelier du pareur. Pour les cordonniers, François Cardonet et Johan Gerau, pour l’apothicaire Jacme Mir, très peu présent dans le domaine de l’industrie contrairement à son collègue Urba Aygabella, sans doute aussi pour le prêtre A. Corona, les hypothèses sont fortes que le fer qu’ils vendent puisse être un produit qu’ils ont reçu en paiement. Nous reviendrons sur la question du fer-étalon monétaire, mais d’ores et déjà et à ce stade de la démonstration, il faut citer cette forme de circulation où le fer est d’abord introduit sur le marché comme moyen de paiement puis est vendu par ceux qui l’on reçu initialement en échange d’un service ou d’un produit.

48Ainsi la documentation notariale permet d’approcher un second marché, celui de la redistribution du fer qui met en contact marchands et revendeurs, au statut très diversifié. On ignore d’ailleurs à quelle place de la chaîne de redistribution se situe l’apothicaire Urba Aygabella quand il achète les 40 quintaux de fer à Pere Comelles. Est-il consommateur ou futur revendeur de ce fer ? Le marché de redistribution se caractérise également par des quantités de métal vendues plus faibles, un métal par ailleurs qualifié de ferrum dans les textes. Le prix moyen du fer est aussi plus haut que dans le cadre des ventes anticipées : un peu plus de 32 sous en moyenne ; il est aussi plus irrégulier dans une conjoncture monétaire qui est pourtant globalement stable. C’est dans ce cadre que le mécanisme de formation des prix est le plus délicat à saisir. En effet, le prix est la résultante d’une combinaison de facteurs : la forme et la qualité spécifiques du fer qui demeurent inconnues mais dont on peut présumer qu’il s’agit, pour l’essentiel, de fer en verge et de fer gros produits dans les moulines des alentours, ce ferrum étant rapporté à une quantité déclarée ; le montant du prêt qui demeure inconnu dans le cadre de la vente à crédit ; sa durée souvent explicite et qui est très variable (paiement à la demande, à un mois, six, huit mois, un an) et un paramètre difficilement mesurable, le degré de confiance établi entre les contractants qui pèse forcément sur le montant du prêt. Ces variables aboutissent à une grande irrégularité du prix du fer sans qu’il soit possible d’en privilégier une par rapport aux autres pour rendre compte de cette diversité. Trop de paramètres demeurent incertains et des situations simples, connues et applicables au marché arlésien ne sont pas forcément reconductibles d’un contrat à un autre. Ainsi quand Johan Castaneda vend du fer au mois de septembre 1417 à deux acheteurs distincts et sur lesquels nous ne disposons d’aucune donnée biographique, le prix de ce fer est respectivement de 34 et 36 sous le quintal. Or le prix le plus haut (36 sous) porte sur une transaction où une quantité plus importante de fer est vendue (8 quintaux contre 3) et où le délai du prêt accordé est également moins long (7 mois contre un an), toutes conditions de vente qui auraient du tirer le prix au plus bas. Faut-il alors incriminer notre méconnaissance des acheteurs ? Avec les clients de Pere Comelles, il apparaît que la position de pouvoir des contractants, l’un par rapport à l’autre et dans la société villageoise, joue dans la formation du prix, mais cette constatation ne tient-elle pas à notre connaissance forcément incomplète des relations qu’ils entretiennent ? Le haut prix, comme celui que Pere Comelles impose à son modeste acheteur Passani, n’est pas nécessairement l’illustration d’un rapport de force violent et gratuit qui relèverait de la position de notable revêtue par le boucher, mais peut également résulter de l’endettement ancien, cumulé et réel de l’un par rapport à l’autre, endettement qui ne peut que peser sur le prix du crédit dans leurs échanges suivants et qui doit être pris en compte dans la compréhension du prix. Or ce prix du crédit est toujours inconnu. Indéniablement, alors que le nombre des contractants est plus élevé sur le marché de redistribution que sur celui de gros, ces individus ont en outre établi entre eux des relations qui, sans être familiales ou même amicales, sont parfois anciennes dans le domaine économique, tout particulièrement dans une communauté organisée autour de la pratique du prêt125. L’irrégularité plus grande des prix au détail pourrait résulter de la diversité des situations et des liens étroits établis à l’intérieur de la communauté arlésienne alors que le marché de gros intéresse, au moins pour la moitié des contractants c’est-à-dire les forgeurs, des étrangers et des migrants. Ainsi, malgré toutes ces imperfections, l’étude des prix du fer à Arles aura permis de saisir la complexité des marchés et de montrer en quoi l’irrégularité des prix, qui ne concerne pas tous les niveaux de marché, ne peut être réduite ni aux seuls mécanismes économiques, ni à la seule nature des relations établies entre vendeurs et acheteurs, mais résulte d’une combinaison de tous ces facteurs dont l’acte notarié atteste sans offrir la possibilité d’en dénouer ni clairement, ni systématiquement les mécanismes. Le cas d’Arles valide toutefois l’irrégularité des prix de détail qui ne relève donc pas de l’aberrant mais bien d’un système, au demeurant très simple, de fixation des prix, système qui offre un cadre marchand aux échanges villageois.

3. Payer avec du fer : le marché des étrangers

49Il est une pratique qui intéresse le marché du fer : celle du troc. Le troc est présenté dans les manuels de marchands comme une activité courante et qui obéit à un certain nombre de contraintes visant à établir la justesse et la moralité des échanges. Ainsi, les ouvrages les plus proches tant du point de vue géographique que chronologique du haut Vallespir au xv^e siècle, qu’il s’agisse du Traité de Pamiers (1430) ou bien de la Suma de la Art de Arismetica (Barcelone, 1482), prévoient que, dans le cadre d’un troc, la valeur des objets soit très précisément énoncée et que cette valeur soit supérieure au prix commun et comptant du marché126. Il est question du « prix du troc » qui prend en compte la complexité de l’opération mesurée à l’aune du « juste prix ». Les traités enseignent ainsi les moyens de calcul permettant une surélévation équivalente des deux produits, pour aboutir à un équilibre des échanges. Dans le cadre des exercices proposés par les manuels, les produits à échanger sont évalués selon l’étalon monétaire en vigueur, c’est-à-dire dans ce cas particulier la livre de tern. Dans ce contexte, le troc n’est donc pas une pratique primitive, développée hors du marché monétarisé, au contraire il est une de ses variantes.

50À la lumière de cette théorie du troc, même illustrée d’exercices d’application, les sources du haut Vallespir sont en léger décalage et cette constatation a d’autant plus d’intérêt que le terme baratar (« troquer ») n’intervient qu’une fois dans la documentation (mai 1417). Or, vingt et un actes, échelonnés de 1407 à 1448, témoignent d’échanges en nature. La majorité d’entre eux, soit quatorze actes, concerne le fer. Cependant, il est très rare, et cela contrairement aux exercices d’application proposés dans les traités, qu’une évaluation réciproque des biens soit opérée. Quatre contrats obéissent néanmoins à ce schéma, un seul se rapporte au fer, les trois autres ont le bois comme point commun. Le premier concerne un échange drap-bois (1412) et précise à la fois le prix du drap (78 livres) et celui du bois (un écu la canne de bois)127 ; l’autre, un échange entre 60 sous de foin et des canes de bois charretées à 9 sous l’unité (mars 1418)128. Un contrat organise l’échange entre deux mules valant 8 florins et des fustes de porgader d’avet (du bois pour la vannerie) au prix de 7 sous la cannes (1452)129. Le dernier contrat stipule qu’une mule dont la valeur est évaluée à 35 florins sera payée en monnaie ou en fer terssat à 29 sous le quintal livré en verge de 12 à 13 pièces par quintal, et non en barre (1445)130. On se doit de souligner la précision de ce dernier acte. Non seulement la valeur des deux « produits » est précisée, mais ces produits sont également décrits et le fer l’est précisément et davantage que dans les contrats plus courants.

51L’examen de ce type d’échanges doit être complété par celui des autres contrats qui concernent le fer, mais où la valeur des objets échangés ne se rapporte généralement qu’à une des deux parties, puisque le prix du fer n’est pas précisé. Il ne s’agit pas du cas idéal de deux marchands qui veulent échanger leurs marchandises. En fait, le modèle est autre : un seul des contractants dispose d’une marchandise que l’autre souhaite obtenir en payant avec ce dont il dispose le plus facilement, c’est-à-dire le fer qu’il produit. L’un est bien le vendeur, l’autre l’acheteur et cet acheteur est toujours en relation avec le cercle des producteurs. Ce contexte tendrait à expliquer que seul le prix de l’objet désiré soit précisé et non celui du fer dont on ignore parfois jusqu’à la quantité à livrer. Dans ce cas, quelle est la place du fer dans de tels échanges ?

52Examinons sept contrats en détail. Johan Ugeri, forgeur de Galdares, achète à un homme de Villefranche-de-Conflent deux mules pour le prix de cent florins. Il paiera en fer en livrant chaque semaine 3 quintaux de fer jusqu’à épuisement de la dette (1407)131. Johan Azemar, forgeur de Lécha, pour 12 saumades de vin achetées au marchand Bartholomé Aygabella, promet de verser 8 quintaux de fer en verge et 4 en fer gros avant la fin du mois de septembre (1412)132. Johan March que nous avons vu actif sur le marché du fer et associé à la mouline de Galdares verse 3 quintaux et 3 roves de fer en verge pour le paiement des médecines pour sa mule (1420)133. Le forgeur Arnaud Cabrona doit 20 livres pour l’achat à crédit d’une mule auprès de Pere Puioll de Joch, auquel il a d’ailleurs l’habitude de vendre du fer. Il versera un quintal de fer par semaine jusqu’à complet paiement (1428)134. Pour l’achat de 16 livres de charbon, les Longal, forgeurs de la mouline de Lécha, promettent de verser à leur vendeur, un charbonnier biscayen, un quintal de fer par semaine jusqu’à épuisement de la dette (1438)135. Un ferrerius basque de la mouline de Galdares achète à un muletier de Maureilles deux mules qu’il paiera avec du fer pour un montant de 109 florins et demi, selon une première livraison de 20 quintaux puis le reste de 3 mois en 3 mois (1443)136. En mars 1446, Johan de Pisco Basque promet de payer à un forgeron d’Arles des ferrures dont le montant s’élève à 5 livres et 3 sous avec du fer, d’abord un quintal à Pâques puis le reste à la Pentecôte137. Ainsi, de 1407 à 1443, des forgeurs ou des hommes qui travaillent pour eux, le plus souvent muletiers ou traginers, paient leur achat en fer. Il s’agit de mules, ou de produits nécessaires aux mules, ferrures et médecine ; il s’agit également de ravitaillement pour la forge, en l’occurrence du vin et du charbon. Le fer est toujours livré en quintaux, parfois précisés en verge. Son prix n’est jamais mentionné. C’est d’ailleurs dans l’un de ses actes qu’apparaît la mention « du prix du fer de Pere Noelli et des autres marchands d’Arles ». Si le prix n’est pas précisé, cela tendrait à confirmer la réalité du « marché des experts », organisé autour d’un prix du fer « en gros » reconnu, appliqué et par ailleurs régulier. Ce prix serait également celui attribué au fer étalon-monétaire ou du moins moyen de paiement en nature, dans le cadre d’une économie monétarisée.

53Cette place du fer est confirmée par d’autres textes où le fer sert à solder des dettes, à rembourser des prêts, à régler des services ou à payer des amendes, toujours dans le même milieu. Ainsi, un traginer d’Arles reconnaît qu’il doit à Pere Comelles pour un mutuum trois quintaux de fer, deux en verges et un en fer gros138. On ignore si ce mutuum a été dès l’origine concédé en fer par le marchand. Le forgeur de la mouline del Perer, à Céret, endetté auprès d’un hôtelier, promet également de le rembourser en fer (deux quintaux de fer en verge), sans que le montant de la dette soit exprimé en numéraire139. De même, Urba Aygabella solde ses dettes auprès d’un marchand d’Arles selon un accord signalé comme particulier et stipulant que 7 quintaux de fer correspondent à 12 livres de dette, soit une valeur au quintal de plus de 34 sous140. Un mineur reçoit pour son travail 5 quintaux de fer, équivalents à 11 florins141. Dans ces deux derniers cas, une valeur du fer peut être exceptionnellement déduite de la transaction et il faut s’y arrêter un moment car effectivement dans aucun des deux cas n’est appliqué « le prix de Pere Noelli ».

54Urba Aygabella est alors propriétaire de la mouline de Lécha et le prix du fer en verge qui lui sert à rembourser sa dette s’apparente, certes, aux prix du marché de redistribution, toujours supérieurs à 30 sous, ce qui n’est pas étonnant pour le volume : 5 quintaux, mais un peu plus étonnant quand on rapporte ce contrat au statut de producteur ou du moins d’entrepreneur de celui qui paie en fer, c’est-à-dire Urba Aygabella. L’accord qu’il conclut avec son créancier apparaît donc lui être très favorable puisque le prix est parmi les plus hauts pratiqués et supérieur à la moyenne des prix au détail. Quant au second texte : un peu plus de 24 sous pour du fer concédé en salaire à la même date : dans ce cas, le prix est très bas, inférieur au prix de gros de Pere Noelli. Mais l’acte enregistre cette spécificité. Le prix est indiqué comme « étant celui pratiqué communément en pareille situation », on doit entendre dans le cas d’un salaire. C’est que la dite situation relève d’un cas précis tout autant que le contrat conclu par Urba et signalé aussi comme particulier. Il apparaît donc que la spécificité de ces deux transactions justifie que le prix du fer y soit précisé. L’enquête peut être complétée par la lecture des registres de la juridiction de la baylie de Villefranche-de-Conflent, conservés pour la première moitié du xv^e siècle. Les amendes qui punissent de petits délits, particulièrement le détournement de quelques saumades de minerais vers le royaume de France, frappent surtout les traginers et parfois les charbonniers et les forgeurs. Ainsi, confrontés à une peine d’expulsion, certains trouvent le moyen de réduire leur bannissement par le paiement de quelques quintaux de fer. C’est le cas des charbonniers de la mouline de Toes : Limosi, Galabert et Germa qui livrent ainsi 5 quintaux de fer dont le prix est estimé à deux florins le quintal c’est-à-dire à 22 sous. C’est aussi le cas de Peylla, du bourg de Prades, dont les quintaux sont vendus à l’encan pour 40 sous et des forgeurs de Valmanya qui doivent verser 4 quintaux de fer de 23 sous chacun142. Assurément, ces hommes, comme tant d’autres, paient leurs amendes avec le fer qu’ils ont reçu pour salaire. Le prix du fer au quintal est alors fixé au plus bas, inférieur au plus faible prix du fer enregistré dans le cadre du marché de gros.

55Certes, l’ensemble de ce corpus est peu étoffé. Mais il me paraît déjà étonnant que de telles pratiques aient été enregistrées par écrit alors qu’elles auraient pu participer de l’échange tacite. En effet, tous les hommes qui y participent sont issus d’un milieu étroit regroupant forgeurs, marchands, muletiers, charbonniers et forgerons, où tous se connaissent. Mais ces échanges se pratiquent selon un sens prioritaire : ce sont les forgeurs qui achètent et paient en fer auprès d’hommes parmi lesquels marchands et muletiers sont les plus nombreux. Le paiement en fer trouve sa place dans un circuit de redistribution où le forgeur règle ses achats avec un produit qu’il concède couramment au prix de gros auprès d’intéressés qui sont parmi les revendeurs ou les utilisateurs de fer. Comme nous l’avons signalé, il est très probable que les bouchers, importants revendeurs de fers, ou bien les cordonniers, plus modestement, s’approvisionnent par ce courant d’échange, leurs clients les payant en fer. Chacun y trouve son compte et la facilité des échanges est patente. Mais pourquoi ce passage à l’écrit, car plus que la pratique, c’est son enregistrement qui est exceptionnel ? Sans doute parce que la proximité des intérêts ne suffit pas à garantir des échanges à crédit qui étirent les dates de livraison du fer sur plusieurs mois dans un milieu où les hommes ne se fixent pas. Le groupe des forgeurs réunit des individus d’origines diverses où Ariégeois et Basques sont majoritaires. Les uns et les autres passent de contrat en contrat et de mouline en mouline. D’une forge à l’autre, les ventes anticipées ne sont pas forcément honorées et les acheteurs ne sont pas toujours livrés. De même muletiers et traginers sont souvent étrangers à la communauté villageoise et au haut Vallespir ; ils viennent de Maureilles, de Saint-Jean-de-Plan, de Perpignan. Pour garantir les intérêts de ceux qui ont vendu un bien contre un versement de fer dans ce monde de l’incertitude, le contrat écrit s’impose. Il est une garantie face à l’étranger, face au cheminot. Ceci explique également pourquoi le paiement en nature intéresse davantage le fer et les hommes qui travaillent dans le milieu de la sidérurgie que d’autres produits et d’autres secteurs.

56En effet, l’autre grande industrie villageoise, également bien représentée à Arles, à Prats et à Céret est l’industrie du drap, particulièrement la teinture. S’il est possible, que des draps ou de la laine soient échangés, seuls deux contrats y font référence143. Pourquoi si peu de témoignages ? Certes, on peut arguer de la qualité très différente du produit. Il est sans doute plus facile de régler ses dépenses en fer pour un forgeur, qu’en drap pour un teinturier ou un drapier. Assurément le fer en verge est plus adapté aux échanges, plus pratique, plus résistant, de qualité certes non homogène mais selon un degré de subtilité bien inférieure aux draps. Cependant, il faut avancer d’autres explications. Tout porte à croire que la pratique du paiement en nature n’a pas besoin de l’écrit dans un milieu où les producteurs sont inscrits, avec leur famille, dans une communauté stable, qu’ils sont connus et reconnus, au contraire des forgeurs, travailleurs migrants. C’est le cas pour la population des tisserands, drapiers, teinturiers. En outre, le paiement en nature pouvant également être interprété comme l’expression d’un manque de numéraire, il est évident que le monde étroit et socialement médiocre des travailleurs du fer correspondrait davantage à ces conditions que celui des entrepreneurs et travailleurs du textile, dont la situation est néanmoins très diversifiée144. Cependant, l’argent circule parmi les producteurs de fer ; de petites sommes en monnaie réelle, mais aussi de nombreux transferts de créances et le paiement en fer est sans doute plus un choix qu’une obligation. Dans ce cas, les acheteurs-producteurs rencontrent également les intérêts de leurs vendeurs qui profitent assurément et aisément de la différence de prix entre le fer en gros et le fer au détail et ont tout à fait intérêt à utiliser le fer-étalon monétaire que l’écrit des transactions convertit en ferrum.

Conclusion

57Le cas d’Arles ne prétend pas à l’exhaustivité, il n’est pas non plus un cas exemplaire. Pourquoi le serait-il ? Cependant, Arles est un bon observatoire puisque le haut Vallespir est une des plus importantes régions de production sidérurgique de la Couronne d’Aragon et que les registres des notaires conservés pour la vallée du Tech permettent d’interroger divers aspects d’un marché qui, s’il est souvent vanté, n’a jamais été étudié globalement pour les xiv^e et xv^e siècles. Ainsi, le dossier rassemblé offre quelques points d’appui solides pour l’étude délicate des marchés et des prix du fer au Moyen Âge et propose un système d’interprétation. Le choix de la micro-analyse n’est d’ailleurs pas un choix de principe mais s’appuie sur la matérialité des sources. Que sait-on, en fait, du fer catalan dans les flux commerciaux qui irriguent l’Occident et ses marges à la fin du Moyen Âge ? Peu de chose, me semble-t-il, pour pouvoir traiter sérieusement de sa place dans les échanges internationaux et encore moins de son prix. Les sources ne sont pas là pour éclairer cet aspect de l’histoire. C’est pourquoi l’échelle d’observation que propose les bourgs du haut Vallespir, et Arles plus particulièrement, est d’autant plus intéressante qu’elle est finalement la seule disponible. Ainsi, à cette échelle, le mode de désignation du produit prend tout son sens, car, selon les formulations, ce sont des qualités différentes du fer qui sont mises en valeur, autant intrinsèques et matérielles, c’est-à-dire correspondant au terme « qualité » tel qu’on l’entend habituellement, qu’économiques, c’est-à-dire selon le niveau de la transaction observé. Effectivement, la qualité est celle obtenue au sortir du bas fourneau, mais elle est aussi celle qu’attribue l’acte écrit. Ainsi, la lecture des notaires du haut Vallespir permet de comprendre le sens du terme ferrum et de son usage. Derrière ce terme se profilent différentes formes et différentes qualités de fer que seule l’échelle locale d’observation est en mesure de restituer : fer en verge, en barre, en plaque, en rellada, fer gros, fer fort et fer terssat. En outre, et il convient de le rappeler, l’usage du terme ferrum, s’il gomme la diversité des produits, ne correspond pas à un désintérêt pour celui-ci, mais bien à un niveau de transaction, celui du marché de détail. Dans ce cas, c’est un autre élément de la transaction, en l’occurrence le vendeur, qui rend compte de la valeur du produit échangé, par la place qu’il occupe sur le marché et plus largement dans la société du haut Vallespir, c’est-à-dire par la valeur sociale que les autres lui attribuent. Le ferrum est toujours celui d’un homme. Cette relation étroite entre un homme et un produit, se retrouve également à un autre niveau de marché, quand le métal est tout à la fois produit d’échange et monnaie d’échange. Effectivement, la place qui lui est alors attribuée correspond étroitement à celle qu’occupent les producteurs ou plus largement les hommes de la forge dans la société villageoise. Ces forgeurs dont l’activité est fondamentale pour l’économie du haut Vallespir sont, au moins durant la première moitié du xv^e siècle, tous des étrangers et des migrants. C’est sans doute en tant que producteurs qu’ils paient avec du fer mais c’est en tant qu’étrangers que ce paiement en nature est plus souvent enregistré par l’acte notarié. Ce type de marché, où le fer intervient comme un étalon, n’est qu’une des sources d’approvisionnement des marchés du fer. À ce premier niveau d’échange, qui ne prend toute sa valeur que dans un système élaboré et à distinguer du troc, le prix du fer est celui pratiqué sur le marché de gros. Même si certains individus se débrouillent mieux que d’autres, il y a incontestablement un prix du marché de gros, un prix de référence dont nous avons pu démontrer qu’il demeurait stable de la fin du xiv^e siècle aux années 1450. Il l’est d’autant plus si on le compare au prix du fer redistribué. Dans ce cas, la fixation des prix dépend une nouvelle fois autant de la qualité des fers que de la valeur des hommes, de leur place en tant que producteurs et acheteurs, et des relations nouées entre celui qui achète et celui qui vend mais cette valeur de l’humain est d’autant plus diversifiée que les situations sont contrastées, à l’opposé de celles du marché de gros dont les paramètres (qualités des vendeurs et des acheteurs, liens à l’intérieur de la communauté) sont en nombre plus réduit. Ainsi, quel que soit le niveau de marché observé, et à des degré divers, le prix mesure la qualité des fers mais aussi la valeur attribuée aux hommes qui les produisent et les font circuler dans une société qui, comme la nôtre, leur assigne une place et un pouvoir dont l’acte écrit porte témoignage.