Version classiqueVersion mobile

Vêture & Pouvoir

 | 
Christine Aribaud
, 
Sylvie Mouysset

Corps de ville, corps visible

La robe rouge comme enjeu : l’exemple du présidial de Poitiers au XVIIe siècle

Antoine Coutelle

Texte intégral

  • 1 C. de Gennes, « Notice sur le présidial de Poitiers », Mémoires de la Société des Antiquai (...)

1« Lorsque la compagnie, par exemple, faisait rayonner du haut de ses sièges, sur l’auditoire de ses audiences ou dans les cérémonies solennelles, la brillante couleur de pourpre de ses toges, insignes privilégiés de la souveraineté que le roi Charles VII avait concédés à la magistrature poitevine, il se produisait comme un effet magnétique par suite duquel tous les fronts se découvraient comme par instinct1 ».

2Dans cette description, Charles de Gennes, conseiller à la cour impériale, lui-même descendant d’une ancienne famille de magistrats (dont plusieurs membres ont appartenu au présidial de la ville au XVIIe siècle), souligne avant tout le charisme qui émane des magistrats du présidial de Poitiers. Son étude, présentée à la Société des Antiquaires de l’Ouest en 1860, a surtout pour objet de décrire le plus minutieusement possible l’organisation et le fonctionnement de la cour de justice poitevine. Il détaille ainsi les honneurs et les privilèges auxquels les magistrats peuvent prétendre, parmi lesquels le port de la robe rouge. Il semble avant tout soucieux de souligner le prestige qui s’attache à la magistrature quelles que soient les époques et, s’il voit donc dans le port de cette robe rouge un élément de prestige, il ne s’attarde pas sur les implications de ce privilège particulier.

  • 2 « L’écrit et la parole rejoignent ici le geste : culture savante et culture populaire s’ac (...)
  • 3 Le statut du vêtement comme « fait d’histoire total » est aujourd’hui, après les travaux, (...)

3Pourtant, le port de ce vêtement n’est pas anodin. Bernard Chevalier a depuis longtemps souligné l’importance de « tous ces faits qui nous paraissent élucubrations dérisoires ou vaines manifestations d’ostentation [et qui] ne doivent surtout pas être pris à la légère2 », et la robe des magistrats poitevins peut être un révélateur particulièrement intéressant des relations de pouvoir et des tensions qui existent entre les membres de l’oligarchie urbaine, mais aussi entre la ville et le pouvoir central3.

4Après avoir rappelé la façon dont les magistrats poitevins ont obtenu et conservé le privilège de porter la robe rouge, nous nous intéresserons aux significations qui se rattachent à ce privilège et à sa perception, puis à la portée symbolique de ce vêtement qui se révèle lors de la tenue des Grands Jours à Poitiers en 1634.

Le privilège de la robe rouge : « un glorieux témoignage »

  • 4 La formule est d’Henri IV dans une lettre du 4 juin 1601 : « Cette ville ne m’a pas secour (...)

5Poitiers, dans la première moitié du XVIIe siècle, est une ville peuplée, importante, encore auréolée du prestige culturel de son passé récent de pôle culturel de la Renaissance, mais c’est également une ville affaiblie et appauvrie par les guerres de Religion, dirigée par une oligarchie étroite d’officiers et de magistrats crispés sur leurs privilèges et leurs autonomies, une ville d’officiers moyens et de « magistrats de petite étoffe4 ».

  • 5 En effet, de 1418 à 1436, Poitiers accueille le Parlement qui abandonne la capitale hostil (...)

6Le présidial de Poitiers est créé en mars 1551. Cette création représente moins pour la ville la reconnaissance de son rang dans la trame urbaine du royaume qu’une compensation après les refus répétés du pouvoir royal d’accorder un parlement à la capitale du Poitou5.

  • 6 E. Laurain, Essai sur les présidiaux, Paris, Larose, 1896. C. Babinet, « Le présidial de P (...)
  • 7 Le personnel du présidial se compose des officiers suivants : le président ancien et le se (...)

7Le présidial de Poitiers se voit attribuer un ressort étendu et la même compétence civile et criminelle que tous les présidiaux du royaume6. Lors de sa création, l’édit mentionne que la cour comptera douze conseillers et un greffier, soit le même nombre d’officiers que dans les plus importants présidiaux du royaume, tel celui d’Orléans. En 1660, le siège présidial poitevin compte trente-neuf conseillers7.

  • 8 L’insulte, l’injure ou la blessure est jugée beaucoup plus grave si l’officier est en fonc (...)
  • 9 Voir plus loin la cérémonie de la Saint-Clouaud qui commémore la résistance de la ville au (...)
  • 10 Le tissu dans lequel est taillée la robe rouge fait l’objet d’une longue histoire émaillée (...)

8Les privilèges des membres du présidial sont importants. Ils consistent en des franchises et des exemptions, principalement de la taille et du logement des gens de guerre ; en la réparation instantanée des offenses faites lors de l’exercice de la charge ; en des marques d’honneur : le titre de maître, le droit de se qualifier noble homme, le titre de dame et de damoiselle pour les femmes et les filles de magistrats, le droit de chasse et bien sûr, le droit de porter la robe rouge8. Ce dernier privilège est valable pour les séances du tribunal et lors des cérémonies officielles, principalement la Fête-Dieu et celles qui commémorent les dates majeures de l’histoire de la ville9. Il s’agit ici de la même robe rouge que celle portée par les membres du parlement de Paris. C’est-à-dire une grande robe en drap de laine rouge dont les manches sont garnies d’une manchette en dentelle au poignet10. Cette robe peut être recouverte d’un manteau doublé de fourrure. Elle est également portée avec un chaperon en fourrure (hermine ou petit gris). Les parlementaires portent sur la tête la barrette à quatre coins qui remplace le mortier réservé aux seuls présidents.

  • 11 L.-M.-F. Belin de la Liborliere, Vieux souvenirs du Poitiers d’avant 1789, Poitiers, 1846. (...)
  • 12 Il s’agit là du présidial tel qu’il se présente à la fin du XVIIIe siècle. Il n’a pas été (...)

9Dans ses Souvenirs du Poitiers d’avant la Révolution, La Liborlière décrit ainsi le présidial de la ville en procession lors de la Fête-Dieu11 : « Le présidial marchait le premier avec les robes rouges parlementaires qu’il devait à Charles VII en glorieux témoignage de sa fidélité constante au souverain, légitime. On eût cru voir la cour royale actuelle, excepté que les dignitaires n’avaient point de fourrures, et que, dans toutes les mains, couvertes des gants blancs, une simple barrette de drap remplaçait la toque de velours galonnée ; puis au lieu de la longue cravate pendante, un large rabat noir bordé de blanc ombrageait la poitrine. Le lieutenant général, chef du corps, n’avait aucune marque distinctive. [...] Le maintien ne pouvait manquer d’être grave et la tenue réservée [...] »12.

  • 13 Voir L. Marchand, Du costume de l’avocat à travers les âges, op. cit., qui rappelle que dè (...)
  • 14 Exemple cité par La Rocheflavin d’un président du présidial de Toulouse obligé par deux hu (...)
  • 15 « La robe du magistrat est souvent identifiée à celle du roi », T. Lüttenberg, « L’habit à (...)
  • 16 B. La Rocheflavin, op. cit., Livre X, chapitre 24, cité par L. Faye, Le parlement et les g (...)

10Le port de cette robe rouge par les magistrats en France a une histoire longue et parfois complexe sur laquelle nous ne reviendrons pas ici en détail13. La robe rouge fait donc partie des nombreux privilèges dont disposent les magistrats poitevins, au même titre que les membres du parlement de Paris et des parlements de province. Le port de ce vêtement a des significations multiples : il doit d’abord rappeler que la cour poitevine porte encore le reflet de l’éclat royal conféré par le séjour de la cour souveraine dans la capitale du Poitou ; il distingue ensuite les membres du présidial des autres officiers et des conseillers des autres présidiaux qui, eux, portent des habits noirs14 ; il rappelle enfin, en permanence, que l’exercice de la justice par les magistrats poitevins est possible parce que le roi a accepté de partager sa souveraineté et son droit de juger les hommes15. C’est bien cela que souligne Bernard de la Rocheflavin lorsqu’il écrit qu’« il n’est permis aux magistrats de France, fors qu’aux seuls conseillers, de porter robes d’escarlate ou couleur de pourpre, estant certain que l’escarlate et le cramoisy sont les vrayes couleurs des rois16 ».

  • 17 J. Filleau, Décisions catholiques, Poitiers, 1668, p. 813. Cet ouvrage est, selon Joël Cor (...)

11Au XVIIe siècle, Jean Filleau, conseiller du roi et avocat, est l’un des membres les plus éminents du présidial de Poitiers. Il publie en 1668 ses Décisions catholiques dans lesquelles il cite une déclaration de Louis XIII qui indique que : « les rois nos prédécesseurs ayant donné aux officiers de nos cours de parlement le pouvoir et authorité de juger souverainement en leur nom l’honneur des personnes et biens de leurs sujets, ils jugèrent aussi nécessaire pour les maintenir dans cette authorité, d’imprimer dans l’esprit de leurs justiciables, le respect dû aux magistrats souverains, de leur attribuer des advantages et prérogatives qui puissent les distinguer du commun du peuple et les élever au dessus des autres ordres et leur accordèrent cette marque d’honneur de pouvoir porter les robes rouges et hermines qui estoient l’ancien vêtement que les rois nos prédecesseurs avoient accoustumés de porter lorsqu’ils souffraient d’estre vus par les peuples17 ». Nous pouvons penser que ses collègues du présidial partagent cette conception valorisante de leur vêtement.

12La robe rouge est donc associée à la souveraineté. Sa signification est claire pour les magistrats et les officiers de l’époque. Son attribution est un privilège insigne, son port un honneur, son respect une évidence.

Le respect de la robe rouge : l’exemple de l’émeute de 1640

  • 18 Journal d’Antoine Denesde marchand ferron à Poitiers et de sa femme Marie Barré, édité par (...)

13La perception de la robe rouge par les habitants de Poitiers au XVIIe siècle peut s’analyser au travers des insultes et injures formulées à l’encontre des membres du présidial. Les années 1620-1640 sont marquées à Poitiers par une série d’émeutes antifiscales. Nous avons un compte rendu souvent détaillé de ces événements dans le journal d’Antoine Denesde. Marchand ferron de la ville de Poitiers, fils de notaire, frère de chanoine, gendre d’un marchand de draps de soie, juge consul, membre de la confrérie du Saint-Sacrement, Antoine Denesde occupe une place relativement importante dans la société poitevine. Il rédige de 1628 à 1659, date de sa mort, un journal qui est ensuite continué par sa femme Marie Barré jusqu’en 1687 et qui constitue un témoignage très riche sur le Poitiers du XVIIe siècle18.

  • 19 Journal d’Antoine Denesde, LX (chaque annotation dans le journal est numérotée).
  • 20 Journal d’Antoine Denesde, LXIII. Les registres des délibérations municipales sont assez p (...)

14Ce texte nous rapporte que l’une des plus importantes émeutes antifiscales a lieu à Poitiers à la fin de l’année 1639 et au début de l’année 1640. La population de la ville proteste alors contre l’établissement d’une taxe sur la vente du vin. Des attroupements ont lieu en ville et un artisan serrurier nommé Brusquambille prend en main la contestation. Des individus se rassemblent « [...] lesquels commencèrent à ce promener par la ville en armes, dès le commencement du mois d’aoust, disant plusieurs injures et insollances contre le maire et aultres qu’ils soutennoient estre partisans19 ». L’émeute prend un tour plus violent lorsque « la nuit d’avant le premier jour de l’an 1640, les dessud. Brusquambille, etc. avecq grand nombre de céditieux, firent patrouilles par toute le ville avecq armes, cassant les enseignes et deffandant aux hostes de vandre vin, afin que les droicts de huict et dixiesme ne furent levés [...] et mesme le 2e jour en fust prins quelsques uns par messieurs du présidial qui dessandirent en corps sur la chaussée, en robe longue, pour apaiser lad. sédition, comme de faict elle fut apaisée et partie en fuictte et ceux qui furent prins ont estés punis d’amande honnorable pour ce qu’il n’avoient faict aultre chouse que de dire quelques parolles insollantes en présence de la justice20 ». Dans son journal, Denesde laisse plusieurs fois transparaître ses sentiments contradictoires : il désapprouve les prélèvements extraordinaires qui se multiplient et en rend responsables les « partisans », mais il condamne les émeutes populaires qui amènent le désordre dans la ville. Ici, il est surtout intéressant de noter que pour lui, dans un raccourci révélateur, les membres du présidial « en corps » et « en robe longue » incarnent, sans contestation, « la justice » et même au-delà, le pouvoir et l’autorité, dont le privilège de la robe rouge est à la fois l’émanation et le symbole.

  • 21 Sylvie Mouysset note pour les consuls de Rodez : « L’habit n’est pas conçu comme un simple (...)
  • 22 Les peines prévues à l’encontre d’une personne qui manque de respect, qui soufflette ou qu (...)

15La robe rouge ne remplit donc pas seulement un rôle d’identifiant social prestigieux, le fait de la porter transfère à celui qui en est revêtu des pouvoirs qui le dépassent et qui contraignent toutes les personnes présentes à lui manifester du respect et même de l’obéissance21. Dès lors, le manque de respect à celui qui porte la robe rouge devient un crime grave, durement réprimé22.

La robe rouge : un élément de l’identité sociale

  • 23 En réalité coopté parmi les bourgeois de la ville.
  • 24 Nous pouvons reprendre la formule de Denise Turrel qui écrit, à propos des costumes des ma (...)

16Ce vêtement est donc la marque de la souveraineté déléguée aux magistrats ; cela apparaît d’ailleurs assez nettement lorsque le maire, élu pour un an, vient, au début de son mandat, prêter serment devant le lieutenant général en robe rouge, sur réquisition de l’avocat du roi en robe rouge et devant les conseillers en robe noire23. Habituellement lors des cérémonies, les conseillers portent tous la robe rouge. Ici, on constate une valorisation de ceux qui incarnent la souveraineté monarchique déléguée puisqu’il s’agit de montrer la reconnaissance par le pouvoir local de sa soumission à l’autorité supérieure du roi. Le cérémonial introduit d’ailleurs, au travers du vêtement, une nette distinction à l’intérieur d’un corps qui veut, la plupart du temps, donner de lui l’image d’une solidarité sans faille24.

  • 25 Denise Turrel montre que l’enjeu, dans le choix d’une couleur et d’un tissu pour un costum (...)

17Ce vêtement sert également à indiquer la place des magistrats qui le portent dans la hiérarchie sociale25. Dans une ville comme Poitiers, dominée par les officiers, la question de la préséance entre les différents corps qui composent l’oligarchie prend une importance considérable. L’honneur auquel on a droit ou auquel on prétend se traduit concrètement par la place que l’on occupe à la vue de tous lors des cérémonies. Le respect et la défense de cette place sont un enjeu essentiel pour les membres de ces différents corps.

  • 26 Les échevins poitevins ne semblent pas avoir adopté ces costumes d’apparat de couleur sign (...)
  • 27 En revanche, les nobles et les catégories aisées peuvent porter des vêtements colorés, sur (...)

18Nous pouvons, en outre, souligner l’importance de cette robe rouge dans un monde urbain où le vêtement (du moins le vêtement populaire) est globalement terne et surtout dans le paysage vestimentaire de l’oligarchie urbaine qui commence peu à peu, vers le milieu du XVIIe siècle, à être dominé par les vêtements noirs : les clercs, les membres du corps de ville lors des cérémonies26, les trésoriers de finances sont en noir27. Le chromatisme vestimentaire urbain a évidemment une fonction taxinomique. Les magistrats du présidial sont immédiatement repérés et identifiés dans la ville, lors des solennités, comme « ces messieurs de la justice ». Entre les membres de l’oligarchie poitevine, le vêtement ne peut d’ailleurs faire l’objet de querelles de préséance puisqu’il n’y a pas concurrence en ce domaine : la robe rouge est le privilège des seuls membres du présidial.

  • 28 Journal d’Antoine Denesde, CLXXXVI, op. cit.
  • 29 Jacques Coulard du Soucy fait partie des quatre membres du présidial députés à Paris lors (...)

19Cependant, la fonction de classification à la fois sociale et honorifique de la robe rouge peut être perturbée comme le montre l’exemple suivant, pris à nouveau chez Antoine Denesde. On peut ainsi lire dans son journal que « Le jeudy de la Feste-Dieu, 4 juin 1654, Mrs du Présidial ont assisté à la procession en robe rouge et Mr de Soucy, conseiller clerc, chanoine semy-brébendé (sic) dans la cathédralle a marché avecq le clergé en son rang de chanoine, sa robe rouge soubz son surpelis28 ». Il s’agit là de Jacques Coulard du Soucy, conseiller clerc au présidial29. Les conseillers clercs sont au nombre de deux. Ils assistent aux procès afin de vérifier que les intérêts spirituels et matériels de l’Église ne sont pas lésés lors des délibérations et dans les décisions prises. Ils ne peuvent cependant assister aux jugements aboutissant à des condamnations à mort ou à des mutilations.

  • 30 Denesde décrit toujours avec minutie les cérémonies en en précisant l’ordre et les préséan (...)

20L’étonnement de Denesde est intéressant à analyser. Plusieurs remarques dans son journal nous permettent de penser qu’il est à la fois sensible, attentif et respectueux de l’ordre social tel qu’il s’organise dans la ville et tel qu’il se met en scène lors des cérémonies30. Face à l’attitude du chanoine et conseiller Coulard, nous pouvons noter que le mélange des deux costumes, le judiciaire et l’ecclésiastique, apparaît suffisamment inhabituel pour être remarqué. Si pour Coulard il s’agit de cumuler les honneurs et de montrer qu’il ne cède aucune de ses fonctions, pour le spectateur de la procession, cette situation est un signe de confusion. Dans la société d’Ancien Régime où, selon la formule de Daniel Roche, « chacun doit paraître ce qu’il est mais peut aussi paraître ce qu’il ambitionne d’être », un membre de l’oligarchie urbaine peut visiblement vouloir ne renoncer à aucun des honneurs que lui confèrent ses différentes attributions.

  • 31 Presque tous les membres du Corps de Ville sont membres du présidial, de l’université ou d (...)
  • 32 Voir les édits proclamés lors des États Généraux d’Orléans en 1560 ou de Pontoise en 1561.

21Or pour ses contemporains, Coulard introduit la confusion dans un ordre social en représentation qui se doit d’être lisible au premier coup d’œil. L’oligarchie poitevine fonctionne largement sur le cumul des fonctions mais chacun a le devoir de se définir une identité sociale dominante qui permette une classification rapide dans la hiérarchie locale31. L’injonction mainte fois répétée dans les édits somptuaires « que chacun aille habillé selon sa qualité » trouve ici un écho différent : Coulard ne cherche pas à forcer son rang dans la hiérarchie sociale, mais il en brouille la lisibilité en refusant de se définir selon un ordre et un corps d’appartenance, et cette confusion vestimentaire trouble ceux qui la voient32.

Les grands jours à Poitiers (septembre 1634 - janvier 1635)

22Nous l’avons vu, entre les membres de l’oligarchie poitevine, le vêtement ne peut faire l’objet de querelles de préséances, puisqu’il n’y a pas de concurrence en ce domaine : la robe rouge est le privilège des seuls membres du présidial. En revanche, l’arrivée dans la ville des juges des Grands Jours provoque des tensions autour du port de ce vêtement.

  • 33 Joël Cornette, La Mélancolie du Pouvoir, Omer Talon et le procès de la raison d’État. Pari (...)
  • 34 Ibid., p. 175.

23Par une déclaration du 11 février 1634, Louis XIII ordonne l’établissement de la cour et juridiction des Grands Jours, de juillet à décembre, sur un territoire assez important qui comprend le Poitou, la Touraine, l’Anjou, le Maine, l’Angoumois, l’Aunis, le Limousin et le Périgord. Il s’agit « d’un véritable parlement en réduction, composé d’un président [Tennegui Séguier], d’un maître des requêtes [François de Villemontée], de seize conseillers, d’un avocat, d’un substitut du procureur général [Omer Talon]33 ». Sa mission consiste à « expédier et terminer les causes et les procès, [à] décider de tout ce qui concernait les appels des sentences donnés par les baillis, les sénéchaux et les autres juges des tribunaux inférieurs34 ». Les pouvoirs des juges parisiens sont très étendus et les magistrats locaux sont instamment priés de collaborer étroitement avec eux.

24Joël Cornette montre bien qu’il s’agit surtout de rappeler aux sujets du roi, par la démonstration concrète de l’efficacité et de l’impartialité de sa justice, qu’il n’existe pas d’angles morts sur le territoire du royaume et que l’éloignement géographique ne signifie pas l’impunité. Surtout, dans le double contexte de l’accentuation de la répression des communautés protestantes (nombreuses en Poitou) et de la montée de l’absolutisme, le spectacle de la justice royale en action est avant tout une affirmation spectaculaire d’autorité.

  • 35 Selon J. Richon, « Poitiers fut, avec Clermont, la ville par excellence des Grands Jours » (...)
  • 36 Selon Omer Talon, « Les premiers jours se passent en compliments et civilités, et lorsque (...)

25Poitiers est accoutumée à voir les juges des Grands Jours s’installer dans la grande salle du palais de justice pour rendre, pendant six mois, la justice au nom du roi. Certains juristes poitevins du XIXe siècle font même de la tenue régulière des Grands Jours à Poitiers une compensation à l’absence d’un parlement dans la capitale poitevine au même titre que l’attribution de la robe rouge. Des sessions ont déjà eu lieu en 1454, 1519, 1531, 1541, 1567 et 157935. La finalité judiciaire et politique de ces sessions varie selon leur contexte. Leur efficacité ne se mesure pas uniquement au nombre d’affaires traitées mais aussi à la façon dont les juges parisiens mettent en scène, aux yeux de la population, l’exercice de leur souveraineté en matière de justice36.

  • 37 Il s’agit ici des analyses de Jean Pignon, La Gente Poitevinerie, Recueil de textes en pat (...)
  • 38 « Ils sont tous habillés comme des oignons / de beau drap rouge et leurs habits / sont dou (...)

26Il nous est difficile de connaître le regard que porte la population poitevine sur ces Grands Jours, mais la session de 1567 a donné lieu à la rédaction de textes satiriques qui sont autant d’occasions d’analyser la perception des Grands Jours et de leur cérémonial par les contemporains. L’exemple le plus célèbre est celui de La Gente Poitevinerie. Il s’agit d’un recueil de textes en patois poitevin du XVIe siècle, imprimé par Emer Mesnier à Poitiers en 1572. Ce recueil contient en particulier Le Menelogue de Robin, récit anonyme de 294 vers, probablement écrit par Jean Boiceau de la Borderie, juriste poitevin, avocat au présidial et proche des milieux littéraires de la ville. Ce récit raconte le procès fait par le dénommé Robin à son voisin Talebot qui lui a cassé son sabot en jouant au palet. Robin obtient réparation devant le juge de Civray mais il est condamné en appel à Poitiers et il fait donc appel devant les Grands Jours. C’est l’occasion pour l’auteur de s’en prendre aux cibles habituellement visées dans ces satires : le caractère procédurier des Poitevins, leur méconnaissance de l’appareil judiciaire et la cupidité des avocats37. À cela s’ajoute une méfiance à l’égard des juges parisiens suspectés de mépriser et de ne pas comprendre les habitants du Poitou. C’est en cela que ce texte peut nous donner l’occasion de mettre en perspective la perception du vêtement judiciaire par ses contemporains. Ces juges sont en effet désignés sous le terme de « chapprons fourry », ils sont également décrits de la façon suivante : « tretous habilly queme oygnons / De bea drap rouge et lours habis / Sont fourry de pea de brebis / O sont jours de grands habillesse. / Igls ouyrant tretou la moesse, / Qui durguit ine hourre et dimie ». Plus loin : « In la cour do Grous Jours, bea sire, / I n’y vi roin, ly assari, / Que do jous au bonnet carri / Qui aviant de grous trippe plene / Dessu lour espale, de lene38 ». Pour un magistrat de la fin du XVIe siècle, la robe rouge, la barrette et le chaperon sont donc bien les attributs métonymiques de la fonction judiciaire et selon un procédé comique habituel lorsque l’on veut se moquer des notables ou de ceux qui détiennent le pouvoir, ce sont ces attributs et les apparences qui sont tournés en dérision. Plusieurs sens possibles et plusieurs cibles à cette satire : la naïveté un peu sotte de Robin pour qui toute fourrure est de la peau de mouton et qui ne “comprend” pas le vêtement judiciaire, une critique du luxe des vêtements et du goût de l’apparat des juges parisiens et la réduction ironique des juges parisiens aux signes vestimentaires qu’ils mettent ostensiblement en avant : le bonnet carré, les chaperons de fourrure, la robe rouge…

27Il est donc essentiel d’observer avec attention le déroulement des nombreuses cérémonies auxquelles participent les juges parisiens et les juges poitevins.

Cérémonies et robes rouges

  • 39 Sources poitevines : registres de délibérations municipales (B. M. Poitiers, Registre 85)  (...)

28Nous possédons différentes sources sur les Grands Jours et sur les cérémonies qui ont lieu pendant leur tenue. Leur intérêt réside en particulier dans le fait que certaines de ces sources sont rédigées par des Poitevins et d’autres par des magistrats ou des témoins parisiens, ce qui permet de croiser les regards et les points de vue39. Dans toutes ces sources, le port de la robe rouge par les juges parisiens ou par les juges poitevins est mentionné presque à chaque fois.

  • 40 « Comme une entrée royale, le rituel déploya aux yeux de tous le spectacle de la hiérarchi (...)
  • 41 Pour De Razes, « les conseillers du présidial étaient allés en six carrosses jusqu’au hame (...)
  • 42 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 8-9.
  • 43 Dans un arrêt du 15 mars 1604, le parlement de Toulouse oblige les avocats à porter un hab (...)
  • 44 Les registres municipaux relèvent cette particularité, même si De Razes souligne que depui (...)

29Les magistrats parisiens arrivent à Poitiers le vendredi 1er septembre 1634 au matin. Selon la tradition, les différents corps qui composent l’oligarchie urbaine vont au devant d’eux sur plusieurs lieues, selon une stricte hiérarchie sociale et spatiale40. Les membres du présidial accueillent les magistrats des Grands Jours devant la ville, à la porte des remparts41, le texte précise que « Messieurs les Conseillers et Officiers de ce célèbre présidial se trouvèrent en habit décent42 » sans plus de précision, mais l’on peut penser qu’il ne s’agit pas de leur robe rouge puisqu’elle n’est pas mentionnée43. Les juges parisiens ne descendant pas de leur carrosse et ne revêtant vraisemblablement pas leur robe rouge lors de leurs déplacements, les membres du présidial ne portent pas non plus les leurs, les deux échelons de la justice, locale et souveraine, peuvent donc se rencontrer sans risque de confusion. De plus, en ne quittant à aucun moment leur carrosse, les juges parisiens montrent, dès leur arrivée, qu’ils considèrent leur prééminence comme une évidence44.

  • 45 Anciennement palais des ducs d’Aquitaine et comtes de Poitou.
  • 46 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 11.
  • 47 A.-R.-H. Thibaudeau, d’après les registres municipaux et le journal de De Razes, Histoire (...)
  • 48 Bibliothèque Mazarine, Ms 3032.

30Les robes rouges n’apparaissent que trois jours plus tard, le lundi 4 septembre, lors de la cérémonie qui marque le début de la session des Grands Jours. Il s’agit d’une messe célébrée par l’évêque de Poitiers dans la grande salle du palais de justice45, dans la tradition des messes qui marquent l’ouverture de la session du parlement de Paris et que l’on appelle des « messes rouges ». Les juges parisiens « en robbes Rouge » prennent place sur des bancs « couverts de tapisserie » selon une stricte hiérarchie46 : Omer Talon en haut du banc, puis le substitut Tranchot : « lesdits sieurs étaient tous en robe rouge, hors ledit sieur Tranchot »47, puis les autres conseillers. Le compte rendu laissé par Boileau, lui-même membre de la cour des Grands Jours, est le plus précis puisqu’il indique que les juges parisiens sont « en robbe rouge et chapperon » et que le président porte « un manteau fourré tenant à la main son mortier48 ».

  • 49 Journal d’Antoine Denesde, XVII.

31Denesde, lui, nous laisse le récit suivant : « le lundy suivant, 4 septembre, sur les neufs heures du matin, a esté cellébré la messe en notte et avecq belle musique dens la grande salle du pallais, […] à laquelle de la court ont tous assissté en robe rouge. Mr le présidant avoit une robe fourrée et fermée davant et son mortier de vellous noir davant luy. Le premier huissier avoit aussi la robe rouge et son bonnet doublé de peau et le segrétaire ou greffier la robe rouge aussy49 ». Au-delà du degré de précision des sources, les témoins réagissent de la même façon : le port de la robe rouge est le signe le plus visible et le plus notable de la fonction judiciaire et de la dignité qui s’y rattache. Les différents comptes rendus mentionnent donc le port de ce vêtement, sans pour autant le souligner avec insistance.

  • 50 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 12.
  • 51 A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire…, op. cit., p. 283. Sans que le texte ne le souligne lui-mêm (...)
  • 52 Hypothèse la plus vraisemblable puisque les différentes compagnies en présence ont dû se m (...)

32Les sources parisiennes rapportent qu’ensuite, tous les participants ayant pris place dans la salle du palais, « Monsieur l’Evesque de Poictiers y celebra la messe à la Pontificale, à l’offerte de laquelle lesdits sieurs députez allèrent chacun selon son rang : le sieur de Sainct George Gouverneur de ladite ville, messieurs du présidial, le Recteur de l’université et ainsi tout le reste en un très bel ordre50 ». Cependant, les registres des délibérations municipales racontent que les membres du présidial tiennent au même moment l’audience des criées, sous la présidence du lieutenant général, dans le couvent des Cordeliers où la cour poitevine a déménagé juste avant le début des Grands Jours. Mais Omer Talon réclame leur présence à la messe et il est finalement décidé qu’une partie des magistrats poitevins doit « monter au palais à la cérémonie […] Quelques uns des Messieurs y allèrent ; mais ils trouvèrent la messe commencée, et tous les bancs préparés pour nous [le corps de ville], occupés par le commun : ainsi ils demeurèrent comme particuliers51 ». Pourtant, là aussi, la présence conjointe des juges parisiens et des juges poitevins, théoriquement en robes rouges puisqu’ils sont en séance, ne semble pas poser de problèmes aux participants de cette messe rouge, ni aux spectateurs, ni aux témoins. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette situation : les membres du présidial ont retiré leurs robes rouges pour venir assister à la messe ou bien c’est justement parce qu’ils y assistent en temps que simples spectateurs que leur vêtement ne risque pas de prêter à confusion, situation autrement inacceptable dans la société d’Ancien Régime52.

Robes rouges parisiennes et robes rouges poitevines

  • 53 Les registres municipaux mentionnent cette cérémonie comme « la procession généralle en Mé (...)
  • 54 Joël Cornette montre que « par une telle cérémonie, les juges parisiens étaient invités pa (...)

33Cependant, quelques semaines plus tard le port de la robe rouge se trouve au centre d’un débat entre les deux cours de justice. Le 7 septembre, jour de la Saint Clouaud, les membres des différents corps urbains ont l’habitude de célébrer, avec les habitants de la ville, la résistance de Poitiers au siège mené par les armées protestantes de Coligny en 156953. Le maire et les membres du corps de ville prennent la tête d’une procession qui suit le tracé des remparts et qui symbolise ainsi l’appartenance réaffirmée de la bonne ville de Poitiers à la foi catholique. En septembre 1634, les membres du corps de ville décident de convier les juges des Grands Jours à participer à cette cérémonie54.

  • 55 A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire du Poitou, op. cit., p. 284-285. L’absence des juges parisie (...)

34Mais cette cérémonie est surtout l’occasion de voir émerger la première tension liée à la robe rouge. En effet, dans son journal, De Razes rapporte que « Le mercredi 6 septembre 1634, M. Constant, avocat du roi, rapporta avoir été envoyé quérir au parquet de Messieurs des Grands Jours par M. l’avocat général Talon, lequel lui dit, que sur l’avis qu’on leur avait donné que messieurs du présidial avaient accoutumé de porter aux processions la robe rouge, et que le lendemain était la procession de Saint-Clouaut, qu’il avait trouvé bon d’avertir notre compagnie pendant la tenue des Grands Jours, et particulièrement à cette procession, de ne porter robes rouges, à quoi il dit avoir fait réponse que notre coutume n’était point de la porter à cette procession. Le même jour, au soir, Messieurs du présidial furent invités par M. le lieutenant général pour la procession du lendemain, à l’ordinaire et à déjeuner. […] Messieurs des Grands-Jours n’allèrent point à la procession55 ».

35Plusieurs questions apparaissent à la lecture de ce compte rendu : pourquoi la présence simultanée des robes rouges pose-t-elle problème ? Est-ce parce que ce sont exactement les mêmes ? Pourquoi particulièrement à cette procession ? Est-ce lié à la signification religieuse de cette cérémonie dans le contexte particulier de lutte contre les protestants ? Existe-t-il une volonté des juges du roi de s’approprier la représentation de la souveraineté en cette occasion ?

  • 56 A titre de comparaison, la même année 1634, une déclaration du roi interdit aux officiers (...)
  • 57 Nous pouvons évoquer, exemple parmi d’autres, la formule utilisée de nombreuses fois dans (...)

36Nous pouvons souligner que le port de la robe rouge des membres du présidial est ici présenté comme une coutume, une habitude immémoriale et qu’il n’est aucunement contesté56. Cette référence imprécise à une situation de fait, renouvelée car immémoriale et justifiée par son ancienneté est une évidence dans la société de privilèges de l’Ancien Régime57. Ce n’est donc pas le privilège en soi qui est contesté. Ce qui apparaît inacceptable pour les juges parisiens, c’est le risque de confusion. Ils ne doivent en aucun cas risquer d’être vus comme des égaux des juges locaux, et ce risque est ici finalement évité une première fois.

  • 58 Le terme employé par Boileau, l’auteur du manuscrit, n’a pu être déchiffré.
  • 59 Bibliothèque Mazarine, Ms 3032.

37Cette même crainte de la confusion se retrouve deux mois plus tard, le lundi 6 novembre, lorsque les juges des Grands Jours se rendent compte « que demain se faict l’ouverture du présidial de Poictiers auquel on a advis que les officiers s’i veullent [siéger58] en robbes rouges ce qui ne doibt estre fait59 ». Les juges délibèrent donc sur cette situation et Boileau rapporte que « la cour a arresté et ordonné que les lieutenants général et criminels et procureur seulement [pourront] avoir la robbe rouge » et donc il faut « faire défense aux conseillers et gens du roy de le faire ». Ainsi seuls les officiers confirmés par le roi dans leur charge peuvent-ils revêtir la robe rouge.

38Sur cette exigence des magistrats parisiens, nous ne disposons pas de sources locales : ni De Razes, ni Denesde, ni les registres de délibérations municipales, pourtant prompts à relever tout ce qui peut embarrasser le présidial, ne s’en sont fait l’écho. Nous ne savons rien des réactions à cette exigence et ce sujet n’est plus jamais évoqué jusqu’au départ des Grands Jours au début de l’année 1635. Il semble évident qu’ici, comme lors de la procession de la Saint-Clouaud, les juges des Grands Jours expriment leur crainte de voir une confusion s’installer entre eux et les juges locaux.

  • 60 Voir l’analyse proposée par Joël Cornette : « Le risque ici était que deux structures de j (...)
  • 61 Robert Muchembled, Le Temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus. XVe-XVII (...)

39La confusion concerne avant tout le public et donc ceux qui doivent obéir aux décisions des magistrats. Nous avons vu que la robe rouge, pour les Poitevins, est le signe immédiatement lisible de la justice en exercice, or avec les Grands Jours, ce sont deux échelons judiciaires différents qui se superposent et finalement deux privilèges qui se confrontent : si le droit de porter la robe rouge signifie la transmission par le roi de son autorité souveraine en matière de justice, la coexistence de deux cours, toutes deux revêtues de cette même couleur, laisse penser que la souveraineté royale peut se disperser et entrer en concurrence. Or, l’un des objectifs des Grands Jours est justement de réaffirmer l’unité et le caractère incontestable de cette autorité60. Donc le pouvoir monarchique de plus en plus centralisé, ramassé, concentré, ne peut s’accommoder d’une dispersion des symboles de son autorité. D’autant que ces derniers sont l’objet d’une véritable revitalisation au début du XVIIe siècle, comme le montre Robert Muchembled : « ainsi la robe des juges prend-elle un surcroît de prestige au temps des supplices et des bûchers de sorcellerie [1580-1640]. Non pas à cause d’une véritable mutation vestimentaire […] mais plutôt parce que la puissance absolue des princes irrigue de plus en plus l’État de justice des temps modernes, donnant aux juges la fierté croissante d’exercer une fonction directement reliée à la souveraineté sacrée61 ».

  • 62 Ce que Denise Turrel appelle, à propos des débats sur le choix des couleurs des robes synd (...)

40Les juges parisiens redoutent également que ne s’instaure entre eux et les membres du présidial une égalité symbolique, mise en évidence par l’égalité du vêtement. Or, dans le contexte juridique de l’Ancien Régime, il est probable que les juges poitevins seraient à même d’exploiter cette égalité visible, après le départ des Grands Jours, pour renforcer leur place dans la pyramide des honneurs et des privilèges, comme par une jurisprudence du fait accompli62. Ici, la coutume vient perturber le bel ordonnancement du symbolisme hiérarchique voulu par les différents acteurs de la construction de l’absolutisme. La robe rouge exprime un message clair : toute justice vient du roi. Mais à l’intérieur du corps judiciaire, il existe des degrés différents de l’autorité. Le port du même vêtement par deux cours, dont l’une est inférieure à l’autre, provoque un conflit entre l’organisation et la représentation locale du pouvoir et un symbolisme monarchique plus général, valable pour tout l’espace du royaume.

  • 63 Voir, par exemple, le Traité de l’économie politique d’Antoine de Montchrétien publié en 1 (...)
  • 64 Voir A. Faudemay, La Distinction à l’âge classique - émules et enjeux -, Paris, Honoré Cha (...)

41La lisibilité et la clarté de la hiérarchie sociale sont également des données essentielles pour l’époque, or la juxtaposition des deux cours risque de modifier ces données. La « distinction par l’extérieur63 » doit possible rester en toute occasion. C’est un des principes fondamentaux du fonctionnement de la société moderne tel qu’il est théorisé et idéalisé64.

La robe rouge, entre prestige local et pouvoir central

  • 65 Peut-on, pour autant, voir dans ces juges des Grands Jours et en particulier dans Omer Tal (...)

42S’agit-il alors ici d’un épisode de soumission d’un pouvoir local au pouvoir central ? Pourquoi la robe rouge est-elle finalement concédée, parmi les membres du présidial, aux seuls gens du roi ? L’explication la plus directe est celle qui reprend la logique politique de la signification des Grands Jours : les juges parisiens veulent réaffirmer leur autorité et en définir avec précision les relais en province65. Ils introduisent donc une distinction nette et surtout visible entre des officiers de province subalternes qui exercent localement une charge de magistrats et eux-mêmes qui défendent les intérêts de la monarchie dans l’exercice de la justice. Ils associent dans cette distinction les officiers chargés de rendre la justice au nom du roi.

  • 66 Voir les analyses de Nicole Pellegrin et celles de Jacques Péret dans R. Favreau (dir.), H (...)
  • 67 Cet événement est sans doute celui qui a la plus grande portée symbolique, puisque l’autor (...)

43Cet épisode, qui peut sembler anecdotique, s’insère cependant dans la chronologie des restrictions à la fois symboliques et réelles de l’autonomie locale. L’histoire de Poitiers au XVIIe siècle est celle d’une perte progressive d’autorité par l’oligarchie urbaine. Cette progression suit des étapes connues66 qui vont de la reddition de la ville ligueuse à Henri IV en 1594 aux tentations frondeuses du printemps 1649, puis à l’érection d’une statue de Louis XIV sur la place d’armes en 168767, en passant par les exigences fiscales de Richelieu sans cesse accrues, le séjour de la cour en 1651, la suppression du privilège de la noblesse de cloche de 1667 à 1685 et, bien sûr, la tenue des Grands Jours en 1634. En imposant aux juges poitevins leur conception de la hiérarchie et de la mise en scène de l’ordre social et politique, les juges parisiens participent à cette mise au pas des bonnes villes du royaume, étape indispensable de la centralisation absolutiste.

  • 68 Voir A. Lebigre, La Justice du Roi, Paris, Albin Michel, 1988. R. Muchembled, Le Temps des (...)

44Nous pouvons d’ailleurs établir un parallèle avec l’évolution de la procédure d’appel auprès du parlement qui devient progressivement obligatoire68 : en 1624, pour les justices qui dépendent du parlement de Paris pour toute sentence impliquant une peine corporelle ; en 1644, pour le parlement de Dijon et celui de Toulouse, en 1670 pour toutes les autres juridictions avec l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye. Les juges locaux et les juridictions inférieures sont désormais supervisés par l’autorité centrale du parlement de Paris.

45Les magistrats du présidial sont donc pris dans un double processus de restriction de leur pouvoir qui les touche à la fois en tant qu’échelon subalterne dans la hiérarchie judiciaire et en tant que membres de l’oligarchie urbaine. En effet, la réorganisation de la justice autour de l’autorité centrale a pour objectif d’obtenir l’obéissance de tous les magistrats aux décisions du roi, décisions relayées par les différents échelons d’une pyramide de l’autorité de plus en plus strictement organisée. Or, le privilège du port de la robe rouge vient empêcher la parfaite lisibilité de cette hiérarchie et brouille ainsi l’image que l’ordre absolutiste souhaite donner de lui-même.

  • 69 Voir Bernard Chevalier. Même si « l’ordre des apparences est vécu de façon plus intense en (...)

46De plus, les membres du présidial sont de plein droit des acteurs importants du pouvoir municipal et de l’oligarchie urbaine. En tant que tels, ils considèrent comme une évidence le fait de devoir défendre les privilèges qui indiquent leur rang dans la société. Mais, la culture de l’égalité qui persiste comme un mythe entre les différents éléments constitutifs de la population urbaine, ne peut s’accorder avec l’ambition essentielle des Grands Jours, à savoir l’affirmation de l’existence d’une chaîne hiérarchique entre le roi et ses sujets69. Chaîne dans laquelle le présidial est un maillon inférieur. Or, le port de la robe rouge, qui signifie une proximité immédiate avec le roi, contredit et perturbe cette affirmation. Les juges parisiens mettent donc ce privilège entre parenthèses le temps de leur présence, afin que rien ne vienne parasiter le message du pouvoir central en représentation.

47En 1634, Poitiers n’occupe plus du tout la place qu’elle détenait en 1436 sur l’échelle de proximité avec le pouvoir royal. Les membres du présidial se retrouvent privés du signe qui montre leur lien avec la souveraineté. Ils sont donc rejetés dans la masse indéfinie et inférieure que constitue aux yeux des juges parisiens la population d’une ville moyenne.

  • 70 Il s’agit ici des expressions employées par Odile Blanc, « Historiographie du vêtement : u (...)

48Dès lors, le vêtement est-il un symbole parmi d’autres de la réduction de l’autonomie ? Nous pouvons penser que dans le cas de cette querelle de préséances liée au port de la robe rouge, le vêtement est constamment considéré comme la marque de l’autorité royale déléguée et que la réalité matérielle du vêtement se fond dans une signification symbolique multiple, à la fois sociale et politique. Mais nous ne pouvons pas oublier que nous ne disposons ici que du vêtement « parlé » ou « écrit », c’est-à-dire médiatisé par différents discours70. Nous pouvons souligner que dans les différentes sources dont nous disposons, le terme « robbe rouge » semble désigner, pour les témoins comme pour ceux qui rendent compte des événements, une réalité évidente : le vêtement de l’autorité judiciaire en représentation, vêtement immédiatement identifiable, incontestablement respectable et que l’on ne doit surtout pas confondre avec un autre.

49Nous ignorons comment les juges poitevins ont réagi aux exigences des juges parisiens. Ont-ils défendu leur privilège ? Ont-ils accepté sa suspension parce qu’elle était temporaire ? Nous pouvons penser que le port de la robe rouge constitue pour eux un privilège essentiel au sens le plus exact du mot : ce vêtement les place à part dans la société, leur donne des droits sur les autres membres de la communauté à laquelle ils appartiennent, induit une hiérarchie visible et incontournable. Mais en défendant le signe le plus évident de leur autorité et de leur fonction, les juges poitevins défendent-ils l’essentiel dans une société où l’habit fait l’homme, ou le superflu dans un contexte de restriction inéluctable des autonomies locales ?

  • 71 J. Cornette, La Mélancolie du pouvoir, op. cit., p. 191.
  • 72 Sur les différences de contexte et les rapports villes / État : Bernard Chevalier, Les Bon (...)

50L’interdiction de porter la robe rouge est ici temporaire (de novembre 1634 à janvier 1635). Mais la portée de cette décision reste importante. Nous pouvons reprendre les analyses de Joël Cornette qui écrit : « à Poitiers, par des effets symboliques de puissance, il s’agissait bien de réinscrire dans des institutions locales, dans les comportements, dans les gestes, dans les paroles – ou dans les silences – un rapport de forces qui instituait, dans tous les cas, le pouvoir royal comme seul maître du jeu71 ». Sous Charles VII, le privilège de porter la robe rouge n’avait pas cette importance hiérarchique qu’il possède ensuite au début du XVIIe siècle72. Mais la monarchie se trouve prise dans cette impossibilité fondamentale à laquelle elle se heurte souvent, celle d’abolir un privilège, quand bien même ce privilège entrave sa volonté de rendre lisible et évidente la chaîne qui relie l’autorité du roi à celle de la justice.

  • 73 Celle de la montée de l’absolutisme. Nous pouvons ici reprendre la définition que Robert M (...)

51Pour rendre visible l’expression symbolique de l’autorité, le vêtement apparaît bien comme un moyen particulièrement efficace : dans une société d’officiers habitués à lire le rang de chacun dans la matière, la forme et la couleur de son habit, l’interdiction, même temporaire du port de la robe rouge, permet aux seuls juges parisiens d’imposer, sans le dire, mais en le montrant de la plus évidente des façons, la domination de l’autorité royale et la prééminence de ses décisions. Le vêtement peut donc être non seulement le témoin mais également l’enjeu d’une évolution politique73.

Notes

1 C. de Gennes, « Notice sur le présidial de Poitiers », Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, t. XXVI, Poitiers, 1860-1861, p. 464-465.

2 « L’écrit et la parole rejoignent ici le geste : culture savante et culture populaire s’accordent et se métissent pour faire passer les mêmes symboles. Quand les jurats de Bordeaux, vêtus de grandes robes rouges comme les membres du Parlement, sortent en procession tous les ans à l’occasion de leur renouvellement […] c’est la ville même qui passe avec son corps visible […] », B. Chevalier, Les Bonnes villes de France, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 205-206.

3 Le statut du vêtement comme « fait d’histoire total » est aujourd’hui, après les travaux, entre autres, de Nicole Pellegrin et de Daniel Roche, une évidence. N. Pellegrin, « Le vêtement comme fait social total », Paris, Histoire sociale, histoire globale, C. Charles éd., 1993.

4 La formule est d’Henri IV dans une lettre du 4 juin 1601 : « Cette ville ne m’a pas secouru d’un écu depuis que mon royaume est en paix [...] Elle est gouvernée aussi par des magistrats de petite étoffe. C’est une ville faible et hargneuse qu’il faut brider de façon qu’elle ne puisse jamais plus regimber contre son prince et faire mal [...] », cité par Jacques Péret dans R. Favreau (dir.), Histoire de Poitiers, Toulouse, Privat, 1985, p. 198-199.

5 En effet, de 1418 à 1436, Poitiers accueille le Parlement qui abandonne la capitale hostile au roi, ainsi que la chancellerie, la Cour des Aides et une université. En 1436, Charles VII rapatrie le Parlement à Paris et Poitiers obtient en compensation une sénéchaussée. En 1443, le roi rétablit le parlement de Toulouse : les Poitevins demandent alors un parlement mais le roi choisit finalement Bordeaux. En 1453, une nouvelle demande est présentée. En 1454 la sénéchaussée de Poitiers est érigée en cour souveraine « afin qu’il soit mémoire perpétuelle à nous et à nos successeurs que la dite cour de parlement y a esté et demeuré » comme le précise l’ordonnance royale, avec le droit de porter la robe rouge pour les magistrats (pour certains auteurs, ce droit existe dès 1436). Quand, quelques années plus tard, la Guyenne devient l’apanage du frère de Louis XI, le parlement est transféré de Bordeaux à Poitiers mais retourne à Bordeaux en 1472.

6 E. Laurain, Essai sur les présidiaux, Paris, Larose, 1896. C. Babinet, « Le présidial de Poitiers et son personnel de 1551 à 1790 », Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, tome XXV, 2e série, Poitiers, 1901, p. 151-340.

7 Le personnel du présidial se compose des officiers suivants : le président ancien et le second président, le lieutenant-général, le lieutenant-général criminel, le conservateur des privilèges royaux de l’université, les conseillers, le garde des sceaux, les commissaires enquêteurs, les conseillers clercs. À cela s’ajoutent les gens du roi (2 avocats du roi, 2 procureurs du roi), les greffiers (d’appel, de présentation, d’affirmation) et les avocats (environ une centaine au XVIIe siècle).

8 L’insulte, l’injure ou la blessure est jugée beaucoup plus grave si l’officier est en fonction et qu’il porte donc l’habit qui le distingue. Nous verrons cela plus loin avec l’exemple d’une émeute antifiscale durant laquelle des juges du présidial sont pris à partie.

9 Voir plus loin la cérémonie de la Saint-Clouaud qui commémore la résistance de la ville au siège de Coligny en 1569.

10 Le tissu dans lequel est taillée la robe rouge fait l’objet d’une longue histoire émaillée par des édits somptuaires royaux extrêmement précis mais difficilement appliqués qui visent à interdire aux magistrats l’utilisation de matières et de tissus trop luxueux comme la soie. Ainsi, l’ordonnance de François Ier de 1540 ou les lettres patentes de Charles IX en 1561 qui font défense « à tous les magistrats, officiers de justice ou autres personnes de porter des habits de soie, exceptés les pourpoints et saïes ». Le 16 novembre 1689, le premier président du parlement de Paris rappelle que la robe rouge est contraire aux ordonnances si elle est en soie et souligne que lors du sacre du roi, même les ducs et pairs portent des manteaux doublés d’hermine en drap de laine. Ces exemples sont cités par L. Marchand, Du costume de l’avocat à travers les âges, Poitiers, Blais & Roy, 1911.

11 L.-M.-F. Belin de la Liborliere, Vieux souvenirs du Poitiers d’avant 1789, Poitiers, 1846. Ancien recteur, la Liborlière décrit la société d’Ancien Régime sous un aspect à la fois anecdotique et nostalgique, mais il témoigne d’une attention aiguë au détail des vêtements, que ce soient ceux du clergé, des pompiers de la ville ou des membres du présidial.

12 Il s’agit là du présidial tel qu’il se présente à la fin du XVIIIe siècle. Il n’a pas été retrouvé de représentations iconographiques du costume des magistrats poitevins pour le XVIIe siècle, ni aux archives départementales, ni au musée Sainte-Croix, ni au musée Rupert de Chièvre, ni dans le fonds des estampes de la bibliothèque municipale, ni à la bibliothèque de la Société des Antiquaires de l’Ouest, ni dans la documentation de l’Inventaire des Monuments Historiques.

13 Voir L. Marchand, Du costume de l’avocat à travers les âges, op. cit., qui rappelle que dès 1675, Jacques de Lecornay signe un Traité de la robe rouge. Il évoque également une querelle survenue en 1602 entre Sully et les avocats du parlement de Paris qui donne l’occasion à l’un d’entre eux, Anthoine Loysel, d’écrire un Dialogue des Avocats dans lequel il rappelle : « [...] jadis, nous avions la prérogative de porter aux bons iours la robe d’escarlatte, viollette ou rouge, selon qu’il se voit encore aux anciennes représentations qui sont aux églises » (p. 157). Voir également l’ouvrage de A. Garapon, L’Âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Le Centurion, 1985.

14 Exemple cité par La Rocheflavin d’un président du présidial de Toulouse obligé par deux huissiers de retirer la robe rouge qu’il avait indûment revêtue. La Rocheflavin, Treize livres des parlements de France, 1617, Livre X, Chapitre 24 cité par L. Faye, Le parlement et les Grands Jours de Poitiers, Poitiers, 1855. L’ordonnance autorisant tous les présidents de présidiaux à porter la robe rouge date de 1708. Dans Le Traité de la juridiction des Présidiaux, Paris, 1776, p. 228, l’auteur (M***, conseiller au présidial d’Orléans) mentionne qu’il y a « plusieurs présidiaux dont les officiers ont obtenu le droit de porter la robe rouge ; comme à Angers, à Tours, au Mans, à Agen, etc. », sans citer Poitiers ni indiquer les dates d’obtention de ce privilège.

15 « La robe du magistrat est souvent identifiée à celle du roi », T. Lüttenberg, « L’habit à deux envers. Cupidité d’un lieutenant général et dignité de l’office royal au début du XVIIe siècle », Paris, Cahiers du Centre de recherches historiques, 1999, p. 80.

16 B. La Rocheflavin, op. cit., Livre X, chapitre 24, cité par L. Faye, Le parlement et les grands Jours de Poitiers, Poitiers, 1855. A.-M. Lecoq souligne la continuité de la valeur symbolique du rouge depuis la Rome antique jusqu’à l’époque moderne dans François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987.

17 J. Filleau, Décisions catholiques, Poitiers, 1668, p. 813. Cet ouvrage est, selon Joël Cornette une « énorme compilation constituée de l’ensemble des arrêts du roi ou des cours souveraines décidées contre les protestants ». J. Cornette, La Mélancolie du Pouvoir, Omer Talon et le procès de la raison d’État, Paris, Fayard, 1998, p. 216.

18 Journal d’Antoine Denesde marchand ferron à Poitiers et de sa femme Marie Barré, édité par Bricauld de Verneuil, Archives Historiques du Poitou, t. XV, Poitiers, 1885.

19 Journal d’Antoine Denesde, LX (chaque annotation dans le journal est numérotée).

20 Journal d’Antoine Denesde, LXIII. Les registres des délibérations municipales sont assez peu diserts sur cette émeute. Ils évoquent la « sédition » condamnent « l’audace de ces insolences », et évoquent surtout les efforts du corps de ville pour rejeter sur le présidial la charge de faire respecter l’ordre dans la ville. Registre des délibérations municipales n° 90, f. 45 et s. Médiathèque François-Mitterand (par la suite M.F.-M.), Poitiers.

21 Sylvie Mouysset note pour les consuls de Rodez : « L’habit n’est pas conçu comme un simple ornement de la fonction magistrale, mais distingue du commun celui qui le porte, en lui octroyant, telle une vraie peau d’âne, le pouvoir de commander l’ensemble de la communauté ». Extrait de « Rouge et noire, la robe fait le consul. L’exemple de Rodez au XVIe et XVIIe siècle », dans Regards sur les sociétés modernes XVIe-XVIIIe siècle, Mélanges offerts à Claude Petitfrère, Tours, Publications de l’Université de Tours, CEHVI, 1997, p. 123-124.

22 Les peines prévues à l’encontre d’une personne qui manque de respect, qui soufflette ou qui frappe un membre du présidial dans l’exercice de ses fonctions sont détaillées dans un édit de décembre 1704. Voir Charles de Gennes, Notice sur le présidial…, op. cit., p. 449-450. Elles sont assez sévères et rappellent que la justice prend ainsi en compte le fait qu’un officier détient une parcelle de l’autorité royale et que cela lui confère un statut à part dans la société.

23 En réalité coopté parmi les bourgeois de la ville.

24 Nous pouvons reprendre la formule de Denise Turrel qui écrit, à propos des costumes des magistrats municipaux, que « les couleurs permettent donc à un groupe d’exprimer ses divisions, ainsi que des exclusions et des inclusions », D. Turrel, « La “livrée de distinction” : les costumes des magistrats municipaux dans les entrées royales des XVIe et XVIIe siècles » dans Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle. Actes du colloque de Tours, 1998, Tours, Publications de l’université de Tours, 1999, p. 476.

25 Denise Turrel montre que l’enjeu, dans le choix d’une couleur et d’un tissu pour un costume municipal est bien « leur “distinction”, c’est-à-dire leur capacité à identifier de façon honorable leur possesseur parmi la masse indistincte des autres, et à la faire reconnaître comme l’égal de ceux qui ont les mêmes marques distinctives », « L’identité par la distinction : les robes syndicales des petites villes de Bresse (XVe-XVIIIe siècle) », Cahiers d’histoire, Tome 43, n° 3-4, 1998, p. 476.

26 Les échevins poitevins ne semblent pas avoir adopté ces costumes d’apparat de couleur signalés par Bernard Chevalier à Bourges, Dijon, Bordeaux, La Rochelle et bien d’autres villes, et analysés par Sylvie Mouysset pour Rodez. Voir B. Chevalier, Les Bonnes villes de France, op. cit., et « Rouge et noire, la robe fait le consul. L’exemple de Rodez au XVIe et XVIIe siècle », op. cit. Dans les récits qui sont faits des cérémonies de réception des juges des Grands Jours en 1634 (voir note 39), la tenue des membres du corps de ville n’est jamais mentionnée.

27 En revanche, les nobles et les catégories aisées peuvent porter des vêtements colorés, surtout lors des cérémonies, et les membres de l’université portent également des robes de couleur. L’université de Poitiers suit vraisemblablement le modèle parisien décrit par Bruno Neveux dans l’article « Costume universitaire » du Dictionnaire de l’Ancien Régime, sous la direction de Lucien Bély, Paris, PUF, 1996. Ce modèle impose au recteur de l’université une robe de soie violette ou de satin écarlate, une grande robe écarlate pour les docteurs de la faculté de Droit, une robe noire pour ceux de la faculté de théologie.

28 Journal d’Antoine Denesde, CLXXXVI, op. cit.

29 Jacques Coulard du Soucy fait partie des quatre membres du présidial députés à Paris lors de la création d’un présidial à Fontenay, pour protéger le ressort du siège poitevin. Le succès de cette députation est surtout imputable à Citoys, membre du corps de ville de Poitiers et médecin de Richelieu, mais la présence de Jacques Coulard nous montre qu’il s’agit bien d’un membre respecté et jugé influent de la cour poitevine.

30 Denesde décrit toujours avec minutie les cérémonies en en précisant l’ordre et les préséances ; il se fait l’écho de tous les éléments qui viennent en perturber le bel ordonnancement précisant qu’il trouve ces événements déplacés ou « honteux ».

31 Presque tous les membres du Corps de Ville sont membres du présidial, de l’université ou du bureau des finances.

32 Voir les édits proclamés lors des États Généraux d’Orléans en 1560 ou de Pontoise en 1561.

33 Joël Cornette, La Mélancolie du Pouvoir, Omer Talon et le procès de la raison d’État. Paris, Fayard, 1998, p. 175. Cet ouvrage constitue la référence essentielle de cet article, en particulier pour ce qui concerne l’analyse des implications politiques de la présence des Grands Jours à Poitiers et la mise au pas, réelle et symbolique, que cette présence implique.

34 Ibid., p. 175.

35 Selon J. Richon, « Poitiers fut, avec Clermont, la ville par excellence des Grands Jours » (Histoire des commissions extraordinaires sous l’Ancien Régime, Paris, 1905 p. 127). Mais selon Félix Pasquier, « les Grands Jours de Poitiers, tout aussi intéressants que ceux de Clermont, n’ont pas eu la chance d’avoir un Fléchier pour en raconter les épisodes les plus remarquables, et pour leur donner la célébrité, par la mise en lumière des faits consignés sur le parchemin des registres, dont nulle main curieuse ne vient secouer la poussière », F. Pasquier, Grands Jours de Poitiers de 1454 à 1634, Paris, 1874.

36 Selon Omer Talon, « Les premiers jours se passent en compliments et civilités, et lorsque les affaires sont échauffées, l’on songe à s’en retourner », Mémoires, Tome I, cités par Bourcy Jean-Edmond, Essai sur l’institution des Grands Jours et sur ceux tenus à Poitiers au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Poitiers, 1865. Voir surtout les analyses précises et chiffrées de Joël Cornette sur l’action des Grands Jours de Poitiers, dans La Mélancolie du pouvoir, op. cit., chapitres VII et VIII.

37 Il s’agit ici des analyses de Jean Pignon, La Gente Poitevinerie, Recueil de textes en patois poitevin du XVIe siècle, édition de Jean Pignon, Paris, 1960.

38 « Ils sont tous habillés comme des oignons / de beau drap rouge et leurs habits / sont doublés de peau de brebis / Ce sont des jours de grande pompe / Ils vont tous écouter la messe / qui dura une heure et demie ». « En la cour des Grands jours, Monsieur / Je ne vis rien, là, assis / que des gens au bonnet carré / qui avaient de grandes bandes d’étoffes recouvertes / sur leurs épaules, de laine », vers 154-158. Traduction de Jean Pignon pour les vers 157 et 158.

39 Sources poitevines : registres de délibérations municipales (B. M. Poitiers, Registre 85) ; journal tenu par François de Razes (ou Dérazes), conseiller au présidial, maire de la ville en 1646, texte aujourd’hui perdu mais cité dans A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire du Poitou, Niort, 1839, 3 volumes ; journal d’Antoine Denesde. Sources parisiennes : un manuscrit de quarante pages rédigé par l’un des magistrats parisiens nommé Boileau qui contient la description des principales délibérations de la cour (Bibliothèque Mazarine, Ms 3032, non folioté) ; une source imprimée : L’Ordre de la réception et ouverture des grands Jours establis par le commandement du Roy, en la ville de Poictiers. Avec les Cérémonies qui s’y sont faites le Mardy 5 Septembre 1634. Paris, 1634 (BnF 8-LF23-29, également BM de Poitiers, DM 1416).

40 « Comme une entrée royale, le rituel déploya aux yeux de tous le spectacle de la hiérarchie des pouvoirs, ceux de la ville, ceux de la province, ceux du roi, incarnés respectivement par les notables et par les juges dans un subtil dégradé des apparitions, des parcours et des rangs. », Joël Cornette, La Mélancolie du pouvoir, op. cit., p. 177.

41 Pour De Razes, « les conseillers du présidial étaient allés en six carrosses jusqu’au hameau de la folie, à un quart de lieue de la ville, leurs huissiers les précédaient à cheval avec leurs baguettes », A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire du Poitou, op. cit., p. 282.

42 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 8-9.

43 Dans un arrêt du 15 mars 1604, le parlement de Toulouse oblige les avocats à porter un habit « noir & décent » sous peine d’une amende puis d’une confiscation et enfin d’une radiation si cet arrêt n’est pas respecté. Cité par Louis Marchand, Du Costume de l’avocat à travers les âges, op. cit.

44 Les registres municipaux relèvent cette particularité, même si De Razes souligne que depuis son carrosse, Séguier « répondit à tous de la manière la plus obligeante », A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire du Poitou, op. cit., p. 282 ; il s’agit bien, comme le souligne Joël Cornette, « de montrer la supériorité naturelle de l’ordre royal sur l’ordre urbain ». La Mélancolie du pouvoir, op. cit., p. 178.

45 Anciennement palais des ducs d’Aquitaine et comtes de Poitou.

46 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 11.

47 A.-R.-H. Thibaudeau, d’après les registres municipaux et le journal de De Razes, Histoire du Poitou, p. 283.

48 Bibliothèque Mazarine, Ms 3032.

49 Journal d’Antoine Denesde, XVII.

50 L’Ordre de la réception et ouverture des Grands Jours…, op. cit., p. 12.

51 A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire…, op. cit., p. 283. Sans que le texte ne le souligne lui-même, il est possible d’imaginer que les membres du corps de ville ne sont pas mécontents de voir leurs principaux rivaux pour la préséance lors des cérémonies, se retrouver ainsi relégués à un rang qui leur interdit de se distinguer ni d’apparaître comme une composante importante de l’oligarchie urbaine.

52 Hypothèse la plus vraisemblable puisque les différentes compagnies en présence ont dû se mettre en ordre pour sortir de la grande salle du palais.

53 Les registres municipaux mentionnent cette cérémonie comme « la procession généralle en Mémoire du siège levé par ladmiral devant ceste ville », Registre 113, délibération du 4 septembre 1662, ou comme la cérémonie « pour remercier Dieu de la délivrance du siège de ceste ville mis par les calvinistes en l’année 1569. » Registre 90, fol. 23, M. F.-M., Poitiers.

54 Joël Cornette montre que « par une telle cérémonie, les juges parisiens étaient invités par le corps des notables à poursuivre la lutte menée contre les huguenots. En plaçant l’événement à la fois dans la perspective des guerres de Religion et sous la protection divine, il s’agissait de transformer Poitiers en un espace purifié de toute souillure hérétique ; de dire en même temps que les Grands Jours étaient dans une certaine mesure une image terrestre du jugement de Dieu. », La Mélancolie…, op. cit., p. 180.

55 A.-R.-H. Thibaudeau, Histoire du Poitou, op. cit., p. 284-285. L’absence des juges parisiens à cette cérémonie est confirmée par le manuscrit de Boileau : « Du jeudy sept septembre procession. […] La cour […] na esté a ladicte procession », Bibliothèque Mazarine, Ms 3032 et Omer Talon l’explique ainsi : « Le jeudi, d’autant qu’il y avoit procession générale en la ville, la cour vaqua, mais à cause que le tour de la procession est grand, et que la chaleur étoit violente autant que la saison le pouvoit porter, la cour s’en dispensa », Mémoires de Omer Talon avocat général en la cour de Parlement de Paris, in Petitot & Monmerque, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, Paris, 1827, tome LX, p. 106.

56 A titre de comparaison, la même année 1634, une déclaration du roi interdit aux officiers de la chambre de l’édit à Castres de porter la robe rouge jusqu’à ce qu’ils soient unis au parlement de Toulouse. Cité par Léon Faye, Le Parlement et les Grands Jours de Poitiers, Poitiers, 1855.

57 Nous pouvons évoquer, exemple parmi d’autres, la formule utilisée de nombreuses fois dans les registres des délibérations municipales : « par usage de temps immémorial » ou le fait que le greffier municipal note dans le registre, à la suite des comptes rendus du déroulement des Grands Jours que cela « sera amplement et particulièrement descript a la fin de ces pappiers pour perpétuelle mémoire et servir à la postérité », Registre 85, fol. 59, M. F.-M., Poitiers.

58 Le terme employé par Boileau, l’auteur du manuscrit, n’a pu être déchiffré.

59 Bibliothèque Mazarine, Ms 3032.

60 Voir l’analyse proposée par Joël Cornette : « Le risque ici était que deux structures de justice ne se fassent concurrence par la même couleur, le rouge […] cette couleur intimidante, symbole de la puissance et de la souveraineté en acte », La Mélancolie…, op. cit., p. 184-185.

61 Robert Muchembled, Le Temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus. XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1992, p. 221.

62 Ce que Denise Turrel appelle, à propos des débats sur le choix des couleurs des robes syndicales, « la force redoutable du précédent », « L’identité par la distinction », op. cit., p. 483.

63 Voir, par exemple, le Traité de l’économie politique d’Antoine de Montchrétien publié en 1615, dans lequel l’auteur s’inquiète du fait qu’il soit « à présent impossible de faire distinction par l’extérieur » (1ère édition, Th. Funck-Brentano, Paris, 1889, p. 59-61).

64 Voir A. Faudemay, La Distinction à l’âge classique - émules et enjeux -, Paris, Honoré Champion, 1992. Voir également les analyses d’Emmanuel Le Roy Ladurie dans Saint-Simon ou le système de la cour, Paris, Fayard, 1997.

65 Peut-on, pour autant, voir dans ces juges des Grands Jours et en particulier dans Omer Talon, les héritiers de ces conseillers du roi décrits par Bernard Chevalier qui, au XVIe siècle, « rêvent confusément de centralisation » et utilisent pour y parvenir les différentes voies que prennent les rapports entre l’administration royale et les villes du royaume ? Voir B. Chevalier, « L’État et les bonnes villes en France au temps de leur accord parfait », dans N. Bulst et J.-P. Genet, La Ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne, Colloque de Bielefeld, Paris, CNRS, 1988, p. 71-85.

66 Voir les analyses de Nicole Pellegrin et celles de Jacques Péret dans R. Favreau (dir.), Histoire de Poitiers, Toulouse, Privat, 1985.

67 Cet événement est sans doute celui qui a la plus grande portée symbolique, puisque l’autorité royale s’inscrit désormais matériellement au cœur de la ville.

68 Voir A. Lebigre, La Justice du Roi, Paris, Albin Michel, 1988. R. Muchembled, Le Temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus. XVe-XVIIIe siècles, Armand Colin, Paris, 1992.

69 Voir Bernard Chevalier. Même si « l’ordre des apparences est vécu de façon plus intense en ville » (D. Roche, Histoire des choses banales. La naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles, XVIIe-XIXes., Paris, Fayard, 1997, p. 220), le peuple des villes se perçoit encore (mais de moins en moins) comme un ensemble solidaire face au monde extérieur. La première moitié du XVIIe siècle est pour cela un moment décisif qui voit disparaître, pour reprendre la formule de Bernard Chevalier, « la belle vision unifiante et unifiée que l’on [la population et les élites urbaines] avait du monde ».

70 Il s’agit ici des expressions employées par Odile Blanc, « Historiographie du vêtement : un bilan », dans Le Vêtement, histoire, archéologie et symbolique vestimentaire au Moyen Âge, Paris, Cahiers du léopard d’or n° 1, 1989, p. 7-35.

71 J. Cornette, La Mélancolie du pouvoir, op. cit., p. 191.

72 Sur les différences de contexte et les rapports villes / État : Bernard Chevalier, Les Bonnes villes…, op. cit., W. Blockmans, « Princes conquérants et bourgeois calculateurs. Le poids des réseaux urbains dans la formation des États », dans La Ville, la bourgeoisie et la genèse de l’État moderne, op. cit., p. 169-181.

73 Celle de la montée de l’absolutisme. Nous pouvons ici reprendre la définition que Robert Muchembled en donne : « un dynamisme poussant à la colonisation de l’imaginaire de chaque groupe », dans Le Temps des supplices…, op. cit., p. 191.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search