1Dans un colloque fortement ancré dans le Moyen Âge et l’époque moderne, abordons une période plus tardive. Évoquer grèves, patrons et ouvriers, c’est toucher à une des questions majeures de l’âge industriel. Faut-il rappeler la Chanson des Canuts, ces travailleurs qui « n’ont pas de chemise », par opposition aux manteaux et rubans des Grands, qu’ils soient de la Terre ou de l’Église ? Tout le XIX^e siècle, en France, est marqué par le contraste entre « la blouse » et « la redingote ». Jules Vallès disait de la Commune de 1871 qu’elle fut « une révolution en habit d’ouvrier ». Les choses n’ont qu’en partie évolué au début du XX^e siècle. Sous un titre plus large, « Réalités photographiées et représentations stéréotypées des patrons et des ouvriers à la Belle Époque », mon intervention au colloque s’appuyait sur la projection d’une trentaine de diapositives. Les contraintes de l’édition conduisent à une réduction drastique du nombre d’images. Il me paraît alors plus efficace de concentrer la version écrite autour du commentaire d’un document qui apporte beaucoup (fig. 14). À partir de cette photo, il est possible de se livrer à un exercice tel qu’on pourrait le pratiquer sur un ordinateur : « cliquons » sur sa légende, sur les pancartes portées par les manifestants, sur les drapeaux, sur un vêtement, sur une casquette…

2La photo de manifestation d’ouvriers délaineurs grévistes à Mazamet en 1909 fait partie d’une série de clichés (37 répertoriés) pris par le photographe Hector Bourguignon1. La série elle-même appartient à la catégorie des reportages sur les grèves à la Belle Époque, dont nous avons d’autres exemples importants avec Limoges (1905), le bassin de Longwy (1906), Fougères (1906-1907), Flers (1907), Méru (1909), Graulhet (1909-1910), Espéraza (1910), etc.2 Avec les soupes communistes et l’exode des enfants, la manifestation est un des thèmes fréquemment représentés sur les photos de grève éditées en cartes postales. Ici, elle est dite « pacifique » par l’éditeur lui-même. Son itinéraire étant connu, le photographe a pu choisir un bon emplacement, à une fenêtre ou un balcon du Cours René Reille. De là, même en plongée, il ne pouvait prendre la totalité des manifestants, trop nombreux. Il a été obligé de faire au moins deux clichés successifs : celui-ci représente la tête de la manifestation. Le cadrage inclut le café, de l’autre côté de la rue, avec son balcon occupé par quelques spectateurs.

3Les délaineurs travaillaient dans l’industrie typique de la ville, opération simple qui consistait à séparer la laine du cuir des peaux de moutons importées de l’hémisphère Sud, et à livrer deux produits prêts à l’emploi dans le textile et la mégisserie. Les entrepreneurs du bassin de Mazamet, par leurs initiatives commerciales et industrielles, avaient créé une place d’importance mondiale, forte d’une cinquantaine d’usines et de nombreux entrepôts de stockage, employant plus de trois mille ouvriers et ouvrières3. La grève avait débuté le 11 janvier 1909, pour des revendications salariales repoussées par les patrons. Elle était presque générale. Un calme parfait avait régné jusqu’à la mi-février. Mais toutes les tentatives de négociation avaient échoué, et un durcissement se produisit. Le 23 février, eut lieu une importante manifestation dans les rues de la ville.

4Le texte des pancartes portées par les grévistes n’est pas très lisible sur la photo. Mais, connaissant la date, on peut se reporter aux comptes rendus des journalistes représentant les titres régionaux les plus divers, depuis La Croix du Tarn jusqu’au Midi socialiste de Toulouse4. La première pancarte, entre les deux drapeaux, est un appel aux dragons, hussards et fantassins venus, avec les gendarmes, assurer l’ordre public : « Vive l’Armée, nos frères de misère », proclame-t-elle, car il ne faut pas oublier que l’armée avait tiré et tué à Narbonne en 1907, à Draveil en 1908. Sur les autres pancartes, on pouvait lire encore : « Tous pour un, un pour tous » ; « Habitants de Mazamet, merci de votre générosité » ; « Nous avons tous droit à l’existence »… La presse rapporte encore que, dans les manifestations, les hommes chantaient l’Internationale, et les femmes une Chanson de la grève dont le refrain opposait les « riches heureux » et les « pauvres en haillons » qui, en travaillant, leur faisaient gagner des « millions ». Michelle Perrot a montré que le discours de contestation sociale avait toujours quelque retard sur les réalités5. Il s’agit ici des haillons, représentation qui est au cœur de notre sujet.

5« Cliquer » sur les drapeaux pourrait entraîner une très longue présentation de ces beaux objets textiles et de leur signification comme repères dans l’histoire syndicale de la ville. Il faut cependant se limiter à un bref résumé. Au début de la grève, deux organisations rivales existaient, issues des rivalités politiques locales. Elles allaient fusionner à l’occasion de la lutte commune. En attendant, chacune avait son drapeau, l’un tricolore, l’autre rouge, mais la photo en noir et blanc ne nous en livre pas les couleurs6. Et cette question des couleurs se pose aussi pour le vêtement des grévistes et manifestants. Pour les restituer, il faut avoir recours à un passage d’un roman dont un épisode a pour cadre la grève de Mazamet en 1909. L’auteur, Gaston Mercier, bourgeois protestant de Montpellier, proche de la partie la plus conservatrice du milieu patronal mazamétain, a complètement dénaturé les objectifs de la grève et son déroulement, mais il semble qu’on puisse lui faire confiance quant à la description du vêtement des ouvriers :

Les hommes portaient la casquette grise, beige ou marron sombre, et le veston de drap gris ou beige différent du pantalon, le tout d’un bariolage de couleurs et de dessins surprenant ; l’ancien uniforme, la blouse bleue, ne se porte plus que chez les charretiers, et les sabots de bois se font rares ; les souliers ferrés les ont remplacés. Au contraire, les femmes semblent vêtues à l’uniforme, d’une robe de couleur sombre, en serge noire, qui leur donne un aspect discret ; elles marchent tête nue, les jeunes du moins ; d’autres, plus âgées, ont jeté sur leur tête un fichu en laine noire qui couvre aussi leurs épaules jusqu’à la ceinture ; les plus vieilles gardent de la tenue d’autrefois le foulard noir posé à plat sur la tête, noué au menton et dont la pointe retombe sur la nuque ; çà et là apparaissent quelques foulards à carreaux bleus, dernier vestige du passé7.

6Il est clair que, pour défiler dans la rue, les ouvriers ont mis leurs vêtements du dimanche. Comment étaient-ils vêtus à l’usine, en semaine ? Pour répondre à cette question, on peut examiner une autre photo (fig. 15).

7Ces ouvriers délaineurs semblent avoir été interrompus dans leur travail juste pour la photo. On les voit chaussés de sabots, auxquels sont encore accrochés quelques brins de laine. Les hommes sont en bras de chemise ou portent une vieille veste. Quatre femmes ont un tablier en toile de jute. Une autre se protège, mieux encore, avec une peau de mouton. L’écrivain mazamétain Albert Vidal confirme cette pratique : à 6 heures du matin, au moment de commencer le travail, les ouvriers de son roman La Gorge « fouillaient dans une pile de peaux de moutons pour trouver celle – légère, grande, au cuir intact – qui leur servirait de tablier8 ».

8Au cours de la grève de 1909, les délaineurs de Mazamet, comme les autres grévistes de Flers, de Fougères, de Graulhet, envoyèrent leurs enfants en « exode » dans des familles sympathisantes de localités voisines9. À Toulouse et à Albi, les enfants de Mazamet purent constater les différences de niveau de vie. J’ai enregistré le témoignage oral de quelques-uns dans les années 1970 : tous ont gardé le souvenir d’avoir été mieux nourris et mieux habillés que chez leurs parents. « J’avais des souliers, quelque chose qu’ici je n’avais pas : je marchais avec des sabots » (Marthe Rabou, qui avait 10 ans en 1909). « Moi, j’étais chez Bousquet. Je m’en rappelle. Il était à cheval, celui-là. Nous, ici, nous mangions souvent avec les doigts. Il me disait : “Il faut manger avec la fourchette”. Mais c’était plus facile avec les doigts… Alors, un jour, sans rien dire, il me tape sur les doigts avec son couteau. Je m’en suis su mal ! Enfin, il avait une fille de mon âge et ça a marché comme il faut » (Zélie Rabou, qui avait 7 ans en 1909). Au retour de l’exode, en mai, Marthe, Zélie et les autres portaient une robe blanche à ceinture rouge, et elles savaient chanter l’Internationale.

9Si l’on revient à la figure 14, à la photo de manifestation, ces hommes, dont la presse nous dit qu’ils chantaient déjà la célèbre chanson d’Eugène Pottier, portaient presque tous la casquette plate des prolétaires de l’époque, visible aussi sur les cartes postales de grève de Méru, Armentières, Graulhet, etc. Au travail, ils portaient le même type de couvre-chef. Son adoption généralisée était relativement récente à Mazamet (fig. 15). Dix ans auparavant, des photos d’ouvriers montrent une grande variété de coiffures (fig. 16) : diverses formes de casquettes à visière et à « soufflet », chéchia, bonnet campagnard ressemblant au bonnet phrygien…

10En 1909, sur la première image, les « casquettes » de la rue s’opposent aux « chapeaux melons » du balcon. Ces chapeaux-là ne couvrent pas la tête des patrons délaineurs, dont le café habituel reste hors-cadre, à gauche. Ils marquent cependant un statut bourgeois. Dans la vie quotidienne, les patrons portaient aussi des chapeaux melons ; ils réservaient leurs hauts de forme pour les grandes occasions, mais ils en possédaient dans leur garde-robe.

11En regardant bien, on aperçoit un ou deux chapeaux en tête de la manifestation, devant les drapeaux. C’est la place des leaders syndicaux. Se seraient-ils embourgeoisés ? Une dernière image pourrait le laisser entendre (fig. 17). Elle représente, de droite à gauche, les syndicalistes toulousains Bousquet et Marty-Rolland, et le secrétaire général du syndicat des délaineurs de Mazamet, ancien ouvrier, devenu salarié du syndicat.

12Isidore Barthès, qui arbore ici une chaîne de montre sur son gilet, est un de ceux qui, lors de la manifestation, portait un chapeau. On ne peut qu’évoquer, à ce propos, l’aspiration ouvrière représentée sur une affiche de la CGT pour le 1^er mai 1912. Sous le slogan « Réduisons les heures de travail », elle oppose en images deux situations : d’un côté, les longues journées poussent à l’alcoolisme un prolétaire misérable, au vêtement rapiécé, portant casquette, se rendant au cabaret malgré la tentative de ses enfants de le retenir ; de l’autre, les courtes journées assurent le bien-être et la constitution d’un foyer accueillant pour l’ouvrier bien vêtu, portant chapeau10.

13L’affiche, le discours, le cinéma (La Grève d’Eisenstein, I Compagni de Monicelli) livreraient de nombreux exemples de représentations plus ou moins stéréotypées11. La fameuse affiche de 1919 de l’Union des Syndicats ouvriers de la Seine, CGT, encourageant ouvriers et employés de bureau à agir pour que la toute récente loi sur la durée de la journée soit vraiment appliquée, représente une grande horloge marquant 8 heures. À droite, patrons et bourgeois tirent sur une corde attachée à la grande aiguille, afin que le temps de travail augmente. À gauche, ouvriers et employés, à l’aide d’une autre corde, ramènent l’aiguille sur la position prévue par la loi. D’un côté, de beaux vêtements de sortie, des chapeaux hauts de forme. De l’autre, des vêtements de travail, des casquettes d’ouvriers et des chapeaux mous de petits employés de bureau. Quant à l’élément féminin, également présent, la bourgeoise est une « femme en chapeau », les ouvrières sont des « femmes en cheveux ». Des conventions graphiques, certes, mais qui correspondaient bien aux réalités sociales.