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Vêture & Pouvoir

 | 
Christine Aribaud
, 
Sylvie Mouysset

Le vêtement, signe de pouvoir

L’écharpe blanche dans les guerres de religion : du signe identitaire au signe du pouvoir (1562-1598)

Denise Turrel

Texte intégral

1Pendant tout le XVIIe siècle, l’écharpe blanche est la marque officielle du pouvoir royal en France. Elle constitue l’insigne distinctif des rois Bourbons, celui qu’ils arborent sur leurs portraits officiels, celui que portent leurs soldats sur les champs de bataille européens. Or, cette même écharpe blanche est l’emblème que le parti protestant a choisi au début des affrontements militaires des guerres de Religion. Comment le signe identitaire d’une minorité politico-religieuse a-t-il pu devenir le signe du pouvoir officiel ?

2Cette enquête part d’abord d’une relecture des textes contemporains : de nombreux combattants des guerres civiles ont écrit leurs Mémo i res, ceux-ci devenant à partir du XVIe siècle un genre littéraire ; de plus, une très riche littérature polémique a fleuri pendant la Ligue. À ces récits et pamphlets s’ajoute une source objective, celle des ordonnances militaires. Surtout, la série la plus riche pour visualiser le système vestimentaire est bien sûr iconographique : estampes, tableaux, tapisseries sont interrogés tour à tour pour faire émerger une évolution et son sens.

3Trois étapes se succèdent : celle des guerres civiles d’abord, pendant laquelle deux emblématiques militaires ennemies sont face à face ; puis l’avènement d’Henri IV, qui transforme le sens de l’écharpe blanche ; enfin, la vague de ralliement des villes ligueuses, qui met cet emblème au cœur de l’action et du symbolisme politique.

Les marques des combattants sous Charles IX et Henri III (1562-1589)

  • 1 Il reçoit en pleine tête, non un coup de feu, mais un coup de pistolet déchargé qui l’assomme.

4Les soldats de l’armée royale sont reconnaissables à la croix qu’ils portent sur leurs casaques. Celle-ci est bien visible sur la tapisserie « de la bataille de Saint-Denis », datée du dernier quart du XVIe siècle, qui est conservée au musée national de la Renaissance à Écouen. Sur cette pièce de grande dimension (seize mètres carrés) est représenté l’un des affrontements majeurs de la seconde guerre civile, en novembre 1567, entre l’armée catholique, conduite par le connétable Anne de Montmorency, et les troupes réformées. Un détail (fig. 10) met en scène la mort du connétable, noble vieillard de soixante-quatorze ans renversé par un coup asséné par l’un des cavaliers huguenots1.

5Les catholiques sont vêtus de « mandilles », casaques militaires aux manches ouvertes formant deux ailes flottantes. Sur leur fond rouge (ou bleu, selon la compagnie), une grande croix blanche est cousue sur la poitrine et dans le dos. Cette croix est la marque militaire de la France depuis le XVe siècle : elle a été choisie par Charles VII, qui a fait de saint Michel (dont cette croix blanche droite est l’insigne) le protecteur du royaume ; c’est elle également qui figure sur les drapeaux. Les Français s’insèrent ainsi dans le système emblématique européen, les Anglais ayant adopté la croix de Saint-Georges (rouge droite) et les Espagnols la croix bourguignonne de Saint-André (rouge et penchée).

6Comme on le voit sur la tapisserie, les protestants, eux (à gauche), portent une casaque entièrement blanche ; cet uniforme a été choisi par le prince de Condé, dès le début du soulèvement réformé en 1562. Peu après, au cours de la troisième guerre civile (entre 1568 et 1570), à cette tenue blanche est substituée une écharpe blanche.

  • 2 J. Perissin, J. Tortorel, Premier volume contenant quarante tableaux ou histoires diverses qui sont (...)
  • 3 Deux estampes sont consacrées à cette défaite protestante, qui eut lieu près d’un passage sur la Ch (...)

7L’une des gravures de Tortorel et Perrissin met en valeur cette dernière. Dans leur recueil de planches paru en 1569-1570 et relatant les événements des trois premières guerres civiles2, ces deux graveurs protestants ont représenté le moment clé de la bataille dite « de Jarnac », en mars 15693 : il s’agit de la mort de Louis de Bourbon, prince de Condé. Le chef du parti réformé, qui porte l’écharpe, est blessé et jeté à bas de son cheval ; il se rend selon la tradition de la guerre chevaleresque : encerclé par des catholiques (reconnaissables à leur croix), il échange sa parole avec un gentilhomme qui devient alors garant de sa vie. Mais contrairement à toutes les règles de l’honneur, un autre cavalier de l’armée royale le tue alors d’un coup de pistolet tiré par derrière. Cette image met en scène le face à face emblématique des deux marques désormais ennemies : la croix et l’écharpe.

  • 4 H.-L. Voisin, sieur de la Popelinière, L’Histoire de France, enrichie des plus notables occurrances (...)
  • 5 En particulier le Traicté d’Association faicte par Monseigneur le Prince de Condé auec les Princes, (...)

8Le sens du choix des protestants, de l’uniforme blanc puis de l’insigne uniformément blanc, peut être analysé dans ses deux composantes : la couleur et l’absence de figure. Pourquoi avoir choisi la couleur blanche ? D’après l’historien réformé La Popelinière, dont l’œuvre, bien informée, est de très peu postérieure aux événements, le prince de Condé a ainsi voulu manifester la « netteté de conscience4 » du parti protestant dont il prend la tête en 1562. En effet, lorsque les calvinistes se soulèvent à cette date, c’est au nom, déclarent-ils, de leur conscience ; le prince de Condé explique à plusieurs reprises ses intentions, pendant la campagne de « communication » qu’il lance alors, et qui l’amène à faire imprimer et diffuser plusieurs manifestes destinés à justifier sa position5. Dans un contexte de faiblesse de la monarchie (Charles IX a onze ans) et une situation politique complexe d’affrontements de clans pour le pouvoir, domine alors un triumvirat dont fait partie le duc de Guise. En tant que premier prince du sang, Louis de Bourbon proclame son devoir de protéger et de guider le roi enfant. Il proteste, dans ses déclarations, que les réformés ne prennent pas les armes contre leur roi, mais bien au contraire pour sauver leur jeune souverain. Le choix de la couleur blanche, symbole de pureté et d’innocence, manifeste alors leur bonne conscience : loin d’être des rebelles, les réformés sont au contraire les plus fidèles sujets de leur roi. Ce discours et cette position resteront constamment ceux des protestants, tout au long des décennies de conflits.

  • 6 Voir sur ce point les analyses de M. Pastoureau, en particulier : « L’Église et la couleur des orig (...)

9Le choix du blanc est tout autant celui d’une non-couleur, car il est le résultat d’une absence de teinture de l’étoffe – il correspond donc aussi à une attitude profonde des réformateurs vis-à-vis de la couleur : les uniformes des combattants protestants, en drap écru – non teint –, réalisent le « degré zéro de la couleur » qui est l’idéal réformé6. L’absence de coloration donne aux casaques de la cavalerie protestante une simplicité extrêmement inhabituelle, assurément étrange – presque choquante – aux yeux des gentilshommes de l’époque ; pour ceux-ci, au contraire, le moment des prouesses guerrières était l’occasion de déployer un faste aristocratique somptueux, caractérisé par l’usage de couleurs éclatantes et d’étincelantes broderies d’or et d’argent. L’écharpe qui succède aux casaques blanches est elle aussi associée à une austérité revendiquée et affichée des troupes huguenotes.

10L’absence de signe, quant à elle, renvoie à un autre combat et à une autre opposition : le face à face entre les catholiques arborant une croix sur la poitrine et les protestants, aux uniformes dépouillés de toute image peut être mis en relation avec le mouvement iconoclaste. Car la première guerre de Religion et le choix de la marque de reconnaissance militaire huguenote coïncident précisément avec la plus grande vague française d’iconoclasme. En 1562, dans de nombreuses villes, les réformés dévastent les églises, brûlent et détruisent les images des saints, les reliques, et surtout les crucifix : l’image de la croix est alors une des principales cibles des attaques destructrices.

  • 7 D. Crouzet, Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1 (...)

11Pour les protestants en effet, nul sacré ne réside dans les objets. L’image du Christ sur la croix n’est qu’une image – un bout de tissu ou de bois –, de même que l’hostie n’est, en dehors du moment précis de l’Eucharistie, qu’un morceau de pain dans lequel ne perdure pas la présence divine. Les historiens ont bien analysé ce contraste entre les visions du monde des deux confessions7 ; pour les catholiques, l’univers est rempli de signes du sacré : croix des carrefours, statues de saints, eaux miraculeuses, reliques ; la conception calviniste, au contraire, est celle du « désenchantement » de l’environnement matériel : les objets religieux n’étant pas investis d’un pouvoir sacré, ne doivent pas être l’objet d’une adoration.

  • 8 P.-V. Palma Cayet, Chronologie novenaire contenant l’histoire de la guerre, sous le regne du très-c (...)
  • 9 Il s’agit de croix de Lorraine, La Ligue ayant adopté l’emblème dynastique de ses chefs, les prince (...)
  • 10 P. V. Palma Cayet, Chronologie novenaire […], op. cit., éd. Michaud et Poujoulat, p. 216.
  • 11 Voir par exemple François de Sales, Défense de la croix de Nostre Seigneur, divisée en quatre livre (...)

12Cette opposition théologique est très exactement transposée dans les affrontements militaires. À Ivry, par exemple, en 1590, Henri IV déclare à ses soldats avant la bataille : « Je ne doute point de vostre foy et de vostre valeur, ce qui me fait promettre une victoire certaine ». Et il ajoute : « Dieu cognoist l’intention de mon cœur, […] il est mon juge et tesmoin irreprochable8 ». Dans cette perspective, c’est par la foi et la piété intérieure que l’armée du roi (celui-ci à cette date est encore protestant) sera sauvée et victorieuse, non par le geste de brandir superstitieusement une image. En face, le duc de Mayenne, chef de l’armée ligueuse, exhorte ses troupes qui portent des « doubles croix » sur la poitrine9 ; ils sont, leur dit-il, les « soldats du Christ armez de l’invincible escu de nostre mere Saincte Eglise10 ». De nombreux textes catholiques insistent de même sur cette force surnaturelle de l’image de la croix : porter celle-ci, « prendre la croix », c’est identifier son combat à celui des croisés, c’est aussi être protégé par la vertu de ce signe sacré. Les combattants catholiques, aussi bien que les théologiens qui s’opposent dans leurs traités à la doctrine réformée11 – puisque le concile de Trente a réaffirmé le culte des images – manifestent leur attachement à ce signe protecteur.

13C’est avec l’assassinat d’Henri III, en 1589, que la situation bascule.

L’itinéraire personnel d’Henri IV (1589-1594)

  • 12 « Ordonnance du roy pour enjoindre à tous ses fidelles sujets de porter l’Echarpe blanche et deffen (...)

14Le 2 août 1589, le protestant Henri de Navarre devient roi de France. Certes, depuis quelques mois déjà, les armées des deux souverains (Henri III et le roi de Navarre) s’étaient jointes contre la Ligue, et dans leurs rangs les croix se mêlaient aux écharpes. Mais devenu roi de France, Henri IV décide de garder l’écharpe blanche sous laquelle a combattu Henri de Navarre. C’est un choix officiel, rendu obligatoire dans l’armée royale par une ordonnance militaire de juillet 159012, qui fait de l’écharpe blanche la marque unique des troupes françaises, à l’exclusion de tout autre insigne.

  • 13 A. Besançon, L’image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, coll. (...)

15La volonté d’Henri IV est l’élément clé de ce changement, et de l’évolution emblématique des décennies postérieures : la croix est définitivement abandonnée. Tous les royaux – même les catholiques – doivent la quitter ; il s’agit là d’une mutation fondamentale. Si l’on suit, comme le propose Alain Besançon, le fil d’un courant de la pensée occidentale, qui par le thème de « l’image interdite » relie Platon à l’art abstrait du XXe siècle, ce choix d’un nouvel emblème apparaît comme profondément iconoclaste13. La métamorphose du symbole qui désigne l’identité de la France et représente la marque du pouvoir peut, dans cette perspective, être considérée comme un jalon dans cette histoire intellectuelle de l’iconoclasme.

16L’écharpe peu à peu se confond définitivement avec la personne du roi et devient une icône inséparable de son image. En effet, et cela est bien révélateur, c’est seulement à partir de son avènement au trône de France qu’Henri IV se fait représenter avec cet insigne. Nous ne possédons aucun portrait du roi de Navarre en chef huguenot, avec l’écharpe du parti protestant. En revanche, les représentations du « roi à l’écharpe blanche » se multiplient dès le début des années 1590, les séries iconographiques se faisant plus nombreuses à partir de 1594-1595, lorsque le pouvoir du premier Bourbon est vraiment assuré.

  • 14 Étant protestant, Henri IV n’avait pu recevoir auparavant cette décoration, ni devenir grand maître (...)

17La figure 11 offre l’une des premières – et des plus belles – images du roi avec l’écharpe (fig. 11). Sur ce splendide portrait de cour, l’écharpe est retenue par une précieuse agrafe d’orfèvrerie ; elle apparaît comme une décoration de prestige, une distinction civile plus que militaire : le monarque, en effet, porte un habit brodé particulièrement raffiné, et non son habituelle cuirasse de chef de guerre. L’usage de l’écharpe se rapproche ici davantage de celui du cordon d’un ordre de chevalerie que d’une marque militaire. Cette peinture, anonyme, est postérieure à 1589 puisque les fleurs de lys de la draperie attestent de l’identité royale du personnage ; mais elle est assurément antérieure au sacre, car Henri IV n’arbore pas encore le collier du Saint-Esprit qu’il reçoit seulement le lendemain de la cérémonie de Chartres, le 28 février 1594, et qu’il ne manque pas ensuite de porter sur ses costumes civils14.

18Après sa conversion, en juillet 1593, le roi en effet, loin de renier l’écharpe, maintient au contraire sa décision de l’imposer et l’emblème perd donc définitivement tout lien avec sa première identité protestante. Dans une habile superposition, qui prend tout son sens dans la France des édits de pacification destinés à faire vivre ensemble les deux composantes religieuses du royaume, Henri IV la porte désormais avec le collier du Saint-Esprit. C’est ainsi qu’il est le plus souvent représenté dans ses figurations postérieures, cumulant les deux insignes superposés – l’écharpe étant placée au-dessus du cordon de l’ordre royal. La figure 12 est représentative de l’image type d’Henri IV, telle qu’elle est partout diffusée à cette époque par les estampes : un portrait équestre, au cheval cabré, sur lequel est bien mise en valeur l’écharpe, flottant avec élégance au gré des mouvements du cavalier ; on distingue à peine sur le buste du roi – et seulement si on le cherche avec attention – le pendentif en forme de croix de Malte de l’ordre du Saint-Esprit (fig. 12).

  • 15 « A Paris, par Jean le Clerc, rue S. Jean de Latran, à la Salemendre. Avec privilege du Roy » (Pari (...)
  • 16 Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant, contenant les raisons de leurs debats et questions en s (...)

19Marque protestante à l’origine, l’écharpe est devenue la marque du roi. Sur une œuvre de propagande royale gravée par Jean Leclerc, Les Entre-paroles du Manant de-ligué et du Maheutre, cette évolution va plus loin encore15 (fig. 13). Cette feuille volante de 38 centimètres sur 50 est destinée à être affichée dans les rues. Les indications contenues dans le texte imprimé sous l’image permettent de la dater de juin 1594, soit moins de trois mois après l’entrée du roi dans sa capitale le 22 mars. Gravé et répandu sur l’ordre du souverain, ce placard politique se veut une réplique au pamphlet ligueur du Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant, paru en décembre 1593 ; son auteur, Jean Leclerc, est un des principaux acteurs du service de propagande mis en place dès l’avènement du nouveau monarque16. Cette estampe révèle le désir d’Henri IV de « séduire » la population de la capitale, parmi laquelle l’esprit ligueur n’avait pas, malgré le retournement du rapport de forces et les proscriptions des plus zélés des « Seize », totalement disparu.

20Elle reprend donc les deux mêmes personnages du Maheutre et du Manant. Dans le coin supérieur droit est campée la fière figure du « maheutre », c’est-à-dire du cavalier partisan du « Béarnais » – double du roi lui-même dont il arbore l’emblème : la figure 13 montre ce détail agrandi. L’écharpe blanche fait ici l’objet d’un remarquable traitement iconographique : émanant des nuées, des épis de blé tombent sur elle, et à travers elle sur un champ de fleurs de lys qui symbolise la France – plus précisément, le royaume du premier Bourbon. Cette « manne » est une promesse d’opulence matérielle, de nourriture (les Parisiens ont subi pendant les guerres civiles des sièges extrêmement durs au cours desquels des milliers d’entre eux sont morts de faim). Elle est aussi une métaphore de l’âge d’or, que les thuriféraires du roi promettent avec son avènement et la fin des guerres civiles. L’écharpe blanche apparaît alors comme médiatrice entre le ciel et la terre, un agent de la Providence divine. Cette gravure manifeste bien la volonté de resacralisation de l’insigne royal, destinée à convaincre les populations ultra-catholiques.

21L’écharpe a donc bien épousé l’itinéraire personnel d’Henri IV, devenant l’icône d’une légende en train de se construire.

L’appropriation par la population (1594-1598)

22La troisième période correspond aux divers épisodes des « réductions » des provinces ligueuses. La contagion des redditions successives des villes se répand comme une vague, qui commence à la fin de 1593 à Meaux, se continue à Lyon en février 1594, à Paris puis à Rouen en mars 1594, à Marseille en 1596 et enfin à Nantes en 1598. Ces événements se déroulent sur un temps court – ce sont des « journées » urbaines ; leur déroulement dessine un schéma type.

  • 17 Pour Meaux : P. de Lestoile, Mémoires et Journal du règne de Henri IV, Paris, Nouvelle collection d (...)
  • 18 Certes, ces Mémoires sont écrits longtemps (plus de vingt ans) après les événements : Sully n’entre (...)

23Dans la première étape, décrite à Meaux, Paris et Rouen17, le roi lui-même – lorsqu’il est présent – ou bien son représentant, offre une écharpe blanche au gouverneur de la ville qui se rallie. Ainsi, à Rouen, le 27 mars 1594 (cinq jours seulement après la réduction de Paris), se déroule une célébration solennelle pour laquelle toute la ville est convoquée, sur la place centrale. Maximilien de Béthune, le futur Sully, qui représente le roi, rejoint là le marquis de Villars, gouverneur jusqu’alors ligueur de la ville, décidé à manifester avec éclat son ralliement. Voici la scène, telle qu’elle est racontée par Sully dans ses Mémoires18 : « Monsieur, [lui déclare Villars] sy vous me voulez honorer d’une escharpe blanche au nom du Roy, […] je la mettray a mon col, et la graveray de telle sorte dans mon cœur qu’elle n’en partira jamais tant que je vive ». Sully sort une fort belle écharpe blanche de sa poche, et la met au cou de l’ancien adversaire désormais rallié qui s’écrie : « Allons, mordieu, la Ligue est foutue, que chacun crie : “Vive le Roy !” » Et alors, écrit Sully, « il se fist une telle acclamation que tout l’air en retentissoit ».

24Ce rituel inventé autour de l’écharpe blanche peut être rapproché d’une autre cérémonie dont la gestuelle et la signification sont semblables : celle de la remise du collier d’un ordre de chevalerie. Le parallèle est encore plus précis avec l’ordre royal du Saint-Esprit, créé par Henri III en 1578. Dans les deux cas, le but du souverain est le même : créer ou resserrer, autour du roi, un cercle de fidélité. Les différences sont aussi sensibles : les célébrations cérémonielles de l’ordre du Saint-Esprit sont fermées et limitées à une très étroite élite parisienne. La remise de l’écharpe, au contraire, se veut un geste public, non circonscrit à l’espace de la capitale : ce sont de larges ensembles urbains qui sont pris à témoin, à travers tout le royaume.

  • 19 Coppie d’une Lettre escrite de Lyon par un serviteur du Roy à un sien amy à Tours, du onziesme Feur (...)
  • 20 Coppie d’une Lettre escrite de Lyon, op. cit.

25Dans la seconde étape de ces journées de ralliement des villes ligueuses, la population elle-même s’empare de cet insigne. D’après les récits immédiats des contemporains (qui décrivent en particulier de façon détaillée les événements de Lyon et Marseille19), tous les habitants, de toutes conditions, les enfants même, prennent l’écharpe et descendent avec elle dans la rue20. Ils utilisent pour cela toutes les étoffes blanches disponibles, se ruent pour acheter du taffetas dans les magasins de tissu et lorsque les réserves de soie sont épuisées, ils nouent les serviettes dont ils disposent dans leur ménage : les textes nous décrivent une ville entière en fête « sous le signe des écharpes blanches ». Ces gestes apparaissent comme une prise de position politique de la part de la population : prendre l’écharpe, c’est déclarer qu’ils reconnaissent Henri IV comme souverain légitime. C’est également s’identifier à lui : porter l’écharpe blanche, c’est se montrer, se vouloir à l’image du roi.

26L’écharpe n’a certes ici plus rien de protestant ; ces manifestations se déroulent dans des villes où avait régné la Ligue, elles sont le fait de populations au catholicisme exalté et exacerbé par les années de guerre civile. Icône royale, l’écharpe est devenue le signe du pouvoir.

  • 21 Ainsi le tableau de François Pourbus le Jeune, Sully en buste (vers 1610), huile sur toile, Pau, mu (...)

27Dans les années qui suivent, les portraits de grands personnages avec l’écharpe blanche se multiplient. De nombreuses personnalités l’arborent pour la postérité : réformés bien sûr (comme Sully ou Lesdiguières21), mais aussi catholiques, tels les cousins du roi (Conti, Montpensier, Soissons), les grands officiers militaires de la Couronne (ainsi Henri de Montmorency, le fils du connétable mort à Saint-Denis en 1567) ou des compagnons du roi (les Biron père et fils).

  • 22 Ordonnances militaires du 1er juin 1594 (« Ordonnance du Roy portant deffenses de venir au camp de (...)

28Bien qu’il n’ait pas créé ce symbole, le premier Bourbon se l’approprie donc par une politique emblématique très volontariste, faite de rituels (la remise des écharpes lors de la reddition des villes ligueuses), de promotion (le roi à l’écharpe blanche est un modèle identificatoire) et enfin de contraintes : l’obligation par ordonnance est réitérée à deux reprises, en 1594 et 160022.

29Ce signe identitaire a donc eu un parcours tout à fait paradoxal. Signe protestant, puis « henricien », il devient le signe du pouvoir royal et l’emblème de la monarchie française – c’est-à-dire catholique au XVIIe siècle.

30L’écharpe blanche demeure la marque militaire de la France jusqu’à la fin du XVIIe siècle : exactement, jusqu’à la bataille de Steinkerque en 1692, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Elle sera après cette date remplacée par une cocarde portée au chapeau – cocarde qui sera bien sûr blanche, elle aussi.

Annexes

Annexes

1. Saint-Denis, 18 juillet 1590
Ordonnance royale sur le port de l’écharpe blanche

BnF, site François-Mitterrand, Recueil Cangé, vol. 19, Rés. F 177, f. 37 r-v, copie manuscrite du XVIIIe siècle

 

Ordonnance du roy pour enjoindre à tous ses fidelles sujets de porter l’Echarpe blanche et deffendre aux rebelles de porter ladite echarpe, sur peine d’estre puniz de mort comme espions.

De par le Roy

Etant l’Echarpe blanche l’ancienne remarque donnée par les Rois de France a leurs bons et loyaux sujets allies et confédérés a la difference de celle des ennemis de leur estat et Couronne. Comme sa Majesté a enjoint et commandé a tous seigneurs gentilshommes gens de guerre et autres de son armée de quelque condition et qualité qu’ils soient de la porter, Elle veut aussy et ordonne très expressement que s’il se trouve en la guerre, ou en sa dite armée quelqu’un du parti de ses rebelles qui porte ladite écharpe blanche, qu’il soit puni et châtié comme traitre, et de la même peine de mort que les espions, et non point traité en homme de guerre, puisqu’il se rend si temeraire de prendre et porter en ce royaume la marque qui n’appartient qu’aux Rois de france et aux vrais francois ses bons et loyaux et naturels sujets ou ses allies et conféderez qui combattent sous son enseigne, ou sont en ses armées pour son service.

Et affin que personne n’en puisse prétendre cause d’ignorance Sadite Majesté veut que cette sienne ordonnance soit leüe et publiée par tous les quartiers de son armée a son de trompe et cry public et gardée et observée de point en point selon sa forme et teneur.

Fait au camp de sainct denis le 18e jour de juillet 1590.

Signé Henry
et plus bas Ruzé

2. Laon, 1er juin 1594
Ordonnance royale sur le port de la croix ou de l’écharpe blanche

BnF, site François-Mitterrand, Recueil Cangé, vol. 19, Rés. F 177, f. 157 r-v, copie manuscrite du XVIIIe siècle

 

Ordonnance du Roy portant deffenses de venir au camp de sa Majesté sans avoir la croix blanche cousue en lieu apparent de lhabillement, ou sans porter une escharpe blanche, affin que lon puisse distinguer les fidelles sujets de sa Majesté davec les rebelles.

De par le Roy

Il est tres expressement inhibe et deffendu a toutes personnes de quelque qualite condition ou nation quelles soient d’entrer aller ou venir dans le Corps et aux environs de l’armée de Sa Majesté sans avoir la Croix blanche cousüe au lieu de leurs habillements qui soit apparent a un chacun de ceux qui les verront passer, ou l’echarpe blanche qui est la marque de ses bons fideles serviteurs et sujets Et celle qui doit faire connoître la difference de ceux qui sont au service de Sadite Majesté d’avec ses ennemis et rebelles eslevés en armes contre icelle, le tout sur peine a ceux qui seront trouvez sans ladite marque d’être arrêtez prisonniers et menés au plus proche Maréchal de Camp Pour la première fois, et pour la seconde d’être déclares bons prisonniers de guerre.

Mandant pour cet effet au Sieur De Fontenay son Conseiller en son Conseil d’Estat, prevost de son hôtel et grand prevost de france de faire garder et observer la presente ordonnance et icelle faire publier partout ou il appartiendra, affin que personne n’en puisse prétendre cause d’ignorance.

Fait au camp de Bruyeres pres Laen le premier jour de juin 1594.

Signé Henry
Et plus bas Ruzé

Notes

1 Il reçoit en pleine tête, non un coup de feu, mais un coup de pistolet déchargé qui l’assomme.

2 J. Perissin, J. Tortorel, Premier volume contenant quarante tableaux ou histoires diverses qui sont mémorables touchant les guerres, massacres et troubles advenus en France en ces dernières années. Le tout recueilli selon le tesmoignage de ceux qui y ont esté en personne..., [Lyon, 1569- 1570], in-fol., 40 planches gravées sur bois et sur cuivre ; rééd. sous la direction d’A. Franklin, Les Grandes scènes historiques du XVIe siècle, reproduction fac-similé du recueil de J. Tortorel et J. Perrissin, Paris, Fischbacher, 1886.

3 Deux estampes sont consacrées à cette défaite protestante, qui eut lieu près d’un passage sur la Charente, entre Cognac et Châteauneuf. La mort du prince de Condé figure sur la seconde (La rencontre des deux armees Francoises entre Cognac et Chasteauneuf, le 13. Mars. 1569).

4 H.-L. Voisin, sieur de la Popelinière, L’Histoire de France, enrichie des plus notables occurrances survenues ez provinces de l’Europe et pays voisins [...] depuis l’an 1550 jusques à ces temps, La Rochelle, H. Abraham, 1581, in-fol., t. 1, livre 9, f° 345 r°.

5 En particulier le Traicté d’Association faicte par Monseigneur le Prince de Condé auec les Princes, Cheualiers de l’ordre, Seigneurs, Capitaines, Gentilshommes et autres de tous estats, qui sont entrez, ou entreront cy apres, en la dicte association, pour maintenir l’honneur de Dieu, le repos de ce Royaume, et l’estat et liberté du Roy soubs le gouuernement de la Royne sa mere [11 avril 1562], (s. l.), 1562, où le prince proclame : « affin que chacun entende ladicte presente association estre faicte avec telle intention susdite, & en toute purete de conscience ».

6 Voir sur ce point les analyses de M. Pastoureau, en particulier : « L’Église et la couleur des origines à la Réforme », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 147, 1989, p. 203-230.

7 D. Crouzet, Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, 2 vol., Seyssel, Champ Vallon, 1990 ; et O. Christin, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

8 P.-V. Palma Cayet, Chronologie novenaire contenant l’histoire de la guerre, sous le regne du très-chrestien roy de France et de Navarre Henry IIII […], depuis le commencement de son règne, l’an 1589, jusques à la paix faicte à Vervins en 1598 […], [1608], rééd. Paris, Nouvelle collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, par MM. Michaud et Poujoulat, 1ère série, t. XII, 1838, p. 213-214.

9 Il s’agit de croix de Lorraine, La Ligue ayant adopté l’emblème dynastique de ses chefs, les princes « lorrains ».

10 P. V. Palma Cayet, Chronologie novenaire […], op. cit., éd. Michaud et Poujoulat, p. 216.

11 Voir par exemple François de Sales, Défense de la croix de Nostre Seigneur, divisée en quatre livres, par Tres-Reverend Pere en Dieu messire François de Sales, … contre un petit traicté, n’aguère sorti… de Genève ; faussement intitulé, de la vertu de la Croix et de la manière de l’honnorer, Lyon, J. Pillehotte, 1603, in-8° [1ère éd. 1600, in-8°, 326 p.].

12 « Ordonnance du roy pour enjoindre à tous ses fidelles sujets de porter l’Echarpe blanche et deffendre aux rebelles de porter ladite echarpe, sur peine d’estre puniz de mort comme espions », donnée à Saint-Denis le 18 juillet 1590 : le texte est donné en annexe.

13 A. Besançon, L’image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, coll. L’esprit de la cité, 1994.

14 Étant protestant, Henri IV n’avait pu recevoir auparavant cette décoration, ni devenir grand maître de l’ordre du Saint-Esprit à son avènement, comme l’aurait voulu la règle ; ce fait permet de dater tous les portraits sur lesquels il arbore la croix de l’ordre de la période postérieure à son sacre.

15 « A Paris, par Jean le Clerc, rue S. Jean de Latran, à la Salemendre. Avec privilege du Roy » (Paris, BnF, site Richelieu, département des estampes).

16 Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant, contenant les raisons de leurs debats et questions en ses presens troubles au Royaume de France, (s. l.), 1593, in-8°, 288 p.

17 Pour Meaux : P. de Lestoile, Mémoires et Journal du règne de Henri IV, Paris, Nouvelle collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, par MM. Michaud et Poujoulat, 2e série, t. XV, 1866, p. 192 ; pour Paris : P.-V. Palma Cayet, Chronologie novenaire, op. cit., éd. Michaud et Poujoulat, p. 565 ; pour Rouen : Sully, Les Œconomies royales, 1572-1594, vol. 1, éd. par David Buisseret et Bernard Barbiche, Paris, C. Klincksieck, 1970, p. 443-445.

18 Certes, ces Mémoires sont écrits longtemps (plus de vingt ans) après les événements : Sully n’entreprend leur rédaction qu’à partir de 1611. Si le dialogue est assurément réécrit, cette scène cependant tire son intérêt de sa similitude structurelle précise avec les événements décrits par les témoins dans les autres villes.

19 Coppie d’une Lettre escrite de Lyon par un serviteur du Roy à un sien amy à Tours, du onziesme Feurier, 1594. Contenant au vray ce qui s’est passé, en la reduction de ladite ville en l’obeissance de sa Majesté, les vij. viij. et ix. de Feurier, quatre vingts quatorze, Tours, Jamet Mettayer, 1594, in-8°, pièce ; E. Bernard, Vray discours de la reduction de la ville de Marseille en l’obeissance du roy, le 17 fevrier 1596. Marseille, par le commandement de messieurs, nouvelle édition, avec une introduction par Henri Chevreul, Paris, J. Martin, 1884.

20 Coppie d’une Lettre escrite de Lyon, op. cit.

21 Ainsi le tableau de François Pourbus le Jeune, Sully en buste (vers 1610), huile sur toile, Pau, musée national du Château ; et celui (anonyme, école française) de François de Bonne, duc de Lesdiguières, huile sur toile, Grenoble, musée des Beaux-Arts.

22 Ordonnances militaires du 1er juin 1594 (« Ordonnance du Roy portant deffenses de venir au camp de sa Majesté sans avoir la croix blanche cousue en lieu apparent de lhabillement, ou sans porter une escharpe blanche, affin que lon puisse distinguer les fidelles sujets de sa Majesté davec les rebelles », texte en annexe) et du 1er novembre 1600 (« Ordonnance du Roy pour enjoindre a tous cappitaines soldats et autres personnes servans l’armée de porter l’Echarpe Blanche declarant de bonne prise tous ceux qui seront trouvés sans ladite echarpe », Recueil Cangé, vol. 20, Rés. F 178, f° 82 r°, Paris, BnF, site François-Mitterrand).

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