1La divergence des trajectoires politiques suivies par la France et l’Espagne à partir de la fin du XVIII^e siècle se traduit par une différenciation accrue des sources exploitables. Du côté français, l’abolition de l’Ancien Régime se solde au plan documentaire par l’interruption des séries de registres fiscaux permettant d’appréhender une large majorité des foyers et l’essentiel du spectre socioprofessionnel. La mise en place de nouvelles structures politiques et administratives s’accompagne cependant d’une amplification de la préoccupation statisticienne sous l’effet notamment de la centralisation d’inspiration jacobine. L’ancienne métropole du Haut-Languedoc, qui a fait l’objet de plusieurs recensements sous l’égide des administrateurs révolutionnaires et impériaux1 est à nouveau le terrain d’enquêtes démographiques sous la Restauration2. Celles-ci permettent de comptabiliser précisément le chiffre de la population toulousaine, sa structure par âges et par sexes, mais aussi par professions, ainsi que sa répartition dans l’espace et la composition des foyers3.

A) – Démographie et rapports sociaux : un tournant ?

1. Population et taux d’activité : une relative inertie

a) L’amorce d’une reprise démographique

2Le recensement de 1821, qui inaugure la série, fait apparaître une population d’environ 53000 habitants4. Le niveau atteint à la veille de l’épisode révolutionnaire n’a donc pas encore été retrouvé, si l’on tient compte des pensionnaires des hôpitaux et des institutions scolaires qui amenaient l’effectif global à la fin des années 1780 aux environs de 58000 habitants5. Par rapport au début des années 1770, il y a eu en revanche progression, l’écart se situant entre 8,5 et 18,9%6, selon que l’on admet ou non la présence dans la ville d’Ancien Régime d’une masse importante d’indigents. Toutefois, dans le premier cas la comparaison est quelque peu sujette à caution, car le recensement saisit les individus disposant à Toulouse d’une adresse stable. On ne sait donc pas dans quelle mesure la population indigente était prise en compte et si elle l’était mieux que dans le relevé des contribuables effectué un demi-siècle plus tôt.

b) Taux d’activité : biais documentaires et stabilité effective

3Sur l’ensemble des habitants recensés en 1821 plus de 195007, soit environ 37 %, ont déclaré une occupation ou un état (comme celui de propriétaire) aux agents recenseurs. Apparemment, la proportion d’actifs déclarés sur la population totale est donc nettement plus élevée que pour les registres de capitation où elle se situait au maximum à un peu plus de 30%8.

⮚ Les actifs inoccupés : une probable progression de la bourgeoisie propriétaire

4La différence tient pour une part à la disparité des sources puisque les membres des deux premiers ordres, dispensés du payement de la capitation, sont dans une large mesure à rajouter au total des actifs déclarés figurant sur les registres. Mais l’ajout de quelque 1500 ecclésiastiques et d’une centaine de foyers nobles, en plus de ceux qui sont indirectement identifiables, ne fait remonter la proportion que jusqu’à 34 % au plus9. À l’inverse, la part des actifs déclarés en 1821 tombe à 36,5 % si l’on retranche les 340 jeunes gens qui se sont déclarés comme étudiants et dont les homologues de l’Ancien Régime n’étaient pas imposés (annexe 33). Mais le facteur de disparité le plus important concerne la catégorie des rentiers, beaucoup plus nombreuse à première vue au début de la Restauration que vers 177010, et qui correspond pour l’essentiel aux 732 personnes qui se sont déclarées comme propriétaires. La richesse foncière, devenue en 1815 le critère essentiel de distinction de l’élite11, qui détermine notamment le doit de participer à la vie politique, est mise en avant comme marque de statut social au même titre qu’une occupation professionnelle. Une telle mention ne figure en revanche jamais dans les registres de capitation, qui se fondaient, au moins en théorie, sur l’état social des contribuables, c’est-à-dire sur leur position au sein de la hiérarchie des ordres et des corps, tandis que leurs propriétés étaient assujetties à la taille et les revenus qu’ils en tiraient au vingtième foncier. Une fraction importante des foyers imposés ne correspondait d’ailleurs à aucune mention d’état ou de profession, dont une partie au moins concernait des contribuables vivant de leurs rentes, car les rentiers roturiers ne se limitaient certainement pas à la centaine de bourgeois12 répertoriés sur les registres. Reste que la période révolutionnaire a certainement représenté un élargissement significatif de la propriété bourgeoise, à la faveur notamment des ventes de biens nationaux13.

Tableau 32 : Évolution de la population active occupée à Toulouse entre 1770 et 1821

5Quoi qu’il en soit, il semble préférable pour se faire une idée de l’évolution des structures socioprofessionnelles de s’en tenir à la population active occupée à proprement parler, sans prendre en compte les rentiers, les étudiants et tous ceux qu’on ne peut ranger dans un secteur d’activité défini (tableau 32). Les actifs pris dans ce sens étroit se réduisent alors à 17271 en 1821 contre 14210 aux environs de 1770, ce qui représente un petit tiers de la population totale dans les deux cas, à condition de ne pas retenir l’hypothèse d’une indigence, sans doute chronique, mais totalement occultée par les sources fiscales sous l’Ancien Régime14. Le nombre des actifs occupés aurait donc augmenté d’environ un cinquième15 entre les deux dates, de façon au moins parallèle à la population déclarée et sans doute largement supérieure16.

⮚ Dévoilement de l’activité féminine

6La place tenue par l’activité féminine, qui représente le tiers des actifs recensés occupés au lieu d’environ un quart dans la capitation17 (graphique 14) constitue une autre disparité entre les deux sources.

Graphique 14 : Évolution du taux de féminité par catégories socioprofessionnelles à Toulouse entre les années 1770 et 1821

7Mais cette disparité recouvre un écart bien plus important, qui concerne le taux de féminité des actifs non domestiques, car la domesticité représente 4 femmes actives sur 10 dans un cas et 8 sur 10 dans l’autre18. Hors les servantes et autres filles de service, la place tenue par l’activité féminine dans le recensement de 1821 est quatre fois et demie plus élevée que dans la capitation vers 1770 (annexes 70 et 71)19. Il est vrai que la plupart des femmes −épouses, mais aussi filles célibataires demeurant au foyer paternel ou veuves hébergées par leurs enfants, voire parentes plus éloignées recueillies − devaient omettre de déclarer une activité susceptible d’augmenter la cote fiscale du foyer. Cette omission se trouvait facilitée par le fait qu’il s’agissait presque toujours d’un travail effectué dans le cadre domestique, qui ne relevait d’aucune instance corporative et qui n’apportait souvent qu’un revenu complémentaire dans le ménage.

⮚ Stabilité probable du taux d’activité chez les hommes

8Faire porter la comparaison sur le taux d’occupation de la population masculine permet en tout cas de s’affranchir de ce biais documentaire. Celui-ci s’établit à 46,3 % en 182120, alors qu’il était aux environs de 1770 de 50,5%21, mais seulement de 45,9 %22 si l’on postule la présence à cette époque dans la capitale languedocienne d’une importante population misérable échappant complètement à l’inscription sur les rôles de l’impôt personnel. Ainsi l’éventualité d’un accroissement du taux d’occupation des habitants de Toulouse doit être écartée ou du moins circonscrite à la seule population féminine, qui semble plus impliquée dans le circuit économique sous la Restauration qu’elle ne l’était à la fin du règne de Louis XV. A contrario ne pas retenir l’hypothèse d’une assez forte composante miséreuse dans la population sous l’Ancien Régime reviendrait à admettre que la proportion des hommes exerçant une activité déclarée a assez fortement chuté en l’espace d’un demi-siècle. En l’absence d’explication à ce phénomène, le constat conduit à renforcer la validité du postulat de l’indigence.

2. Contraction et transformations des élites

9D’une façon générale les cadres de la société, qui formaient pratiquement un cinquième des actifs occupés vingt ans avant la Révolution, n’en représentent plus qu’un gros dixième un lustre après le rétablissement des Bourbons sur le trône (annexe 72 et graphique 15). Premier changement notable, les membres du clergé qui constituaient plus de 10%23 des actifs occupés aux alentours de 1770 en forment à peine 3 % en 1821. Plus lourde de conséquences encore est la régression des milieux judiciaires qui étaient dominés sous l’Ancien Régime par un parlement éminemment aristocratique. La sécularisation des biens du clergé et la dissolution des ordres monastiques d’une part, l’abolition des parlements et de toutes les structures judiciaires d’Ancien Régime de l’autre, ont eu dans l’ancienne capitale du Languedoc des effets particulièrement marqués en raison des caractéristiques économiques et sociales de la cité. Il est vrai que ce recul des élites traditionnelles a été en partie compensé par le développement d’autres secteurs d’encadrement social, tels que l’armée et les administrations du nouveau régime.

Graphique 15 : Distribution comparée de la population active occupée entre les catégories socioprofessionnelles vers 1770 et en 1821 à Toulouse (non compris les rentiers, les étudiants, les inclassables et les indéterminés)

10À cet égard, le mouvement de balancier qui s’observe entre le monde des administrateurs et les milieux judiciaires renvoie au fait que sous l’Ancien Régime les administrations étaient aussi des cours de justice dans le domaine dont elles avaient la charge. Le déclin du rôle proprement judiciaire de Toulouse n’en est pas moins réel si l’on s’en tient au nombre de magistrats et d’avocats. Alors que l’élite des premiers aurait regroupé environ 140 parlementaires vers 1770 et encore une centaine à la veille de la Révolution, la magistrature toulousaine ne rassemblait sous la Restauration qu’une petite cinquantaine de personnes24. Quant aux seconds leur nombre se limite à 90 sur les listes du recensement de 1821, tandis qu’il aurait été de 300 selon Jean-Luc Laffont25 à la fin de l’Ancien Régime et que 158 plaideurs professionnels sont identifiables dans les registres de capitation. La présence de l’armée à Toulouse n’est que très imparfaitement reflétée par les données du recensement, qui font apparaître 305 militaires, officiers et sous-officiers, d’active dans certains cas, mais plus souvent retraités. Cet effectif ne prend en effet certainement pas en compte les hommes de troupe qui étaient encasernés à Toulouse depuis que l’ancienne cité parlementaire avait reçu fonction de commandement militaire et garnison et qui devaient en 1821 être au moins au nombre de 300026.

3. Une domesticité moins nombreuse et plus féminisée

11À la régression des couches supérieures traditionnelles répond celle de la domesticité, dont la contraction donne lieu à une variation presque aussi forte dans la distribution des actifs, la part occupée par les serviteurs étant passée de 30 à 17 %. On compte en 1821 à Toulouse près de 1300 domestiques de moins qu’un demi-siècle auparavant, alors même que la ville a gagné plusieurs milliers d’habitants27. Ce recul s’est accompagné d’une évolution dans le vocabulaire le plus usité pour désigner le personnel de maison (annexe 34). Alors qu’en 1770 la majorité des domestiques était constituée de servantes, cette dénomination a pratiquement disparu en 1821 et a été remplacée par celle de fille de service28. Le remplacement d’un terme par un autre traduit peut-être un changement dans la façon dont est perçue la condition de domestique, le premier marquant de façon plus nette l’attachement à un maître et l’appartenance à sa maison, tandis que le second exprimerait une relation plus lâche à un patron et une forme de professionnalisation de la domesticité.

12La progression dans le monde des serviteurs du taux de féminité, qui passe de moins des deux tiers à plus des trois quarts, constitue une autre évolution notable (graphique 14), si toutefois elle n’est pas un effet de la disparité des sources. Sur les registres de capitation en effet, faute d’indication à ce sujet, dans la plupart des cas, les personnes de genre indéterminé répertoriées sous la mention domestique ont été considérées comme étant de sexe masculin. Or, sur les listes du recensement, cette même dénomination correspond dans plus de quatre cas sur dix à une femme29, ce qui conduirait si l’on transpose cette même proportion à l’Ancien Régime, à relever la part des femmes dans le personnel de service à un niveau approximativement équivalent à celui observé sous la Restauration. Rien ne prouve cependant qu’une telle projection soit légitime et deux raisons au moins incitent à formuler une hypothèse en sens contraire. D’une part on constate qu’à chaque fois qu’une précision apparaît sur les registres de capitation quant au sexe des individus désignés comme domestiques30, c’est le genre masculin qui se trouve mis en évidence. D’autre part le nombre et la part des occurrences du terme de servante laisse supposer que son usage était généralisé pour désigner le tout venant de la domesticité féminine.

13La féminisation de la domesticité entre 1770 et 1820 semble donc bien être une réalité et non un simple artefact documentaire. C’est à la fois une conséquence d’une ouverture du champ professionnel pour les hommes après la disparition des corporations et de l’amoindrissement des classes supérieures traditionnelles. Le recul d’un mode de vie nobiliaire, dans lequel l’apparat jouait un grand rôle social et où le nombre des serviteurs, particulièrement de sexe masculin, constituait un signe essentiel du rang, s’est soldé par une dévalorisation de la condition domestique. Son attrait s’en est donc trouvé diminué pour les hommes, qui ont profité des opportunités nouvelles d’insertion directe dans le circuit économique et laissé libre pour les femmes le champ de la domesticité. Une autre évolution dans l’usage des mots servant à caractériser la condition domestique est d’ailleurs très significative de ce processus : la quasi-disparition des termes de valet et de laquais alors qu’ils représentaient plus d’un demi-millier d’occurrences un demi siècle plus tôt31. Ainsi en l’espace de quelques décennies, marquées il est vrai par le bouleversement révolutionnaire, il semble qu’on soit passé d’une société aristocratique, largement modelée par des relations entre maîtres et serviteurs gagés, à une nouvelle configuration au sein de laquelle les domestiques, tout en restant nombreux, le sont désormais sensiblement moins que l’ensemble des individus engagés de façon indépendante ou à travers un rapport salarial dans l’économie productive.

4. Les actifs agricoles : une tendance à la prolétarisation ?

14À l’effondrement numérique des cadres traditionnels et de la domesticité répond l’essor des acteurs directement impliqués dans l’économie marchande. Ceux-ci, qui représentaient à peine la moitié de la population active occupée de la capitale languedocienne, en constituent plus de 70 % dans le chef-lieu de la Haute-Garonne. L’augmentation des effectifs concerne pleinement le secteur agricole qui passe de 9 à près de 15 %. La progression s’est effectuée essentiellement au bénéfice des journaliers dont la part se monte désormais à plus des deux tiers des actifs impliqués dans le travail de la terre, alors qu’elle en représentait seulement une bonne moitié un demi-siècle plus tôt32. En réalité cependant, cette augmentation traduit surtout une évolution dans le statut des travailleurs dépendants, puisque dans le même temps les domestiques ruraux, qui représentaient près du cinquième du monde agricole toulousain vers 1770, ont quasiment disparu en 1821 (graphique 16 à comparer avec le graphique 1). Le bilan de la période révolutionnaire et des mutations foncières qui l’ont accompagnée ne fait pas en tout cas apparaître de sensibles progrès de la petite propriété paysanne. Aux portes de la cité, la terre reste accaparée par les élites, de la fortune sinon du sang, et ceux qui la travaillent n’ont pas vu leur sort se transformer véritablement, si ce n’est peut-être par un renforcement de la distance à l’égard des propriétaires qui les emploient.

Graphique 16 : Structure de la population agricole de Toulouse en 1821

15Par ailleurs, alors que certaines villes sont déjà le théâtre d’une transformation rapide des techniques et des structures de production dans le secteur secondaire, qui fait déborder les activités industrielles en dehors des limites traditionnelles de la cité médiévale33, l’ancienne capitale du Languedoc ne semble pas enregistrer à quelque cinquante ans d’intervalle de notable extension de son espace urbanisé. La grande étendue du territoire municipal laisse encore beaucoup de place pour les espaces agricoles et une forte minorité de la population reste mobilisée, de façon sans doute plus ou moins saisonnière, par le travail de la terre. La progression n’est pas seulement en valeur relative, ce qui pourrait simplement exprimer le recul de la place des couches sociales non productives, mais aussi en valeur absolue, le volume de l’emploi agricole ayant quasiment doublé depuis 177034. Deux phénomènes se superposent ici : D’une part, la contraction des groupes d’encadrement social, et plus particulièrement la fermeture de nombreuses institutions religieuses dont la présence faisait affluer les indigents dans la métropole languedocienne, participe à faire diminuer leur part, sinon réelle du moins apparente. D’autre part, la différence entre les sources ne peut être passée sous silence, puisque une des principales carences de la capitation réside dans la non prise en compte de la population misérable. Il semble en effet légitime de supposer que sous l’Ancien Régime beaucoup parmi les indigents, peut-être la majorité, se seraient déclarés comme journaliers s’ils avaient eu l’occasion de faire état d’une activité. Enfin, la hausse du nombre des actifs agricoles peut être envisagée comme effet d’une intensification de l’exploitation de la terre, résultant elle-même des changements intervenus dans la composition sociale des propriétaires et de l’évolution de leur mentalité.

B) – Progrès et mutation de l’économie urbaine

16Quoi qu’il en soit, la sphère de l’économie urbaine à proprement parler s’est elle aussi considérablement étoffée, ses effectifs augmentant de plus des deux tiers et sa part passant de moins de 42 % à plus de 56%35 dans l’ensemble des actifs occupés (tableau 31 et annexe 33).

1. Les travailleurs urbains : subordination ou dépendance ?

a) Un effet de l’abolition des corporations, l’indétermination des statuts

17La question se pose de savoir si ces progrès se sont accompagnés d’une transformation des structures de production et donc d’une modification sensible du rapport numérique entre producteurs indépendants et salariés. Malheureusement, l’exploitation du recensement ne permet pas de déterminer de façon claire et exhaustive les parts respectives du patronat et du salariat, alors que la capitation permet de considérer que plus de 31 % des actifs impliqués dans l’économie urbaine étaient en situation de dépendance quelque deux décennies avant la Révolution. Même si cette proportion sousestime probablement la part des employés à l’époque corporative, elle reste incomparablement plus fiable que celle qui ressort de l’analyse du recensement, qui ne laisse transparaître que moins de 14 % de salariés (graphique 17).

Graphique 17 : L’évolution de la place du salariat à Toulouse (vers 1770-1821)

18La transformation des structures professionnelles résultant de la disparition des corporations a en effet profondément modifié la perception des places respectives des maîtres et de ceux qui travaillaient sous leurs ordres. L’organisation corporative avait sous l’Ancien Régime une valeur légale qui était censée empêcher quiconque de se comporter d’une façon autre que celle qui lui était prescrite en fonction de la place qu’il occupait dans la société36. En dépit des contournements dont le système faisait l’objet37, il n’en restait pas moins difficile à quelqu’un qui n’avait pas été reçu officiellement dans un corps de s’afficher comme en faisant partie. Par ailleurs, la capitation étant fondamentalement un prélèvement qui portait sur le chef de famille, les garçons et autres employés habitant chez leur patron étaient comptabilisés au foyer de leur employeur, lequel devait acquitter une somme supplémentaire en fonction de leur nombre.

19Il en va bien entendu tout différemment dans le cas d’un recensement qui s’intéresse aux individus indépendamment de leur âge et de leur position sociale. C’est pourquoi les actifs urbains dont l’occupation professionnelle correspond explicitement à une situation d’employé38 ne constituent sans doute pas la totalité des travailleurs urbains dépendants en 1821. La dissolution des anciennes structures corporatives a eu non seulement pour effet d’ouvrir le champ professionnel, mais a également sapé les fondements du modèle hiérarchique traditionnel qui instaurait une frontière assez nette entre le monde des maîtres, regroupés dans une organisation professionnelle reconnue, et celui des garçons ou compagnons, en attente plus ou moins effective d’une installation à leur propre compte. Cet effacement se traduit naturellement dans l’usage indifférencié des mêmes dénominations professionnelles pour désigner les acteurs économiques indépendants et leurs salariés.

b) Approfondissement de l’exploitation du recensement : un employé pour trois indépendants

⮚ Un indicateur complémentaire, l’ordre de succession des professions

20L’ordre dans lequel se succèdent les professions permet toutefois de se livrer à certaines supputations quant à la part du travail dépendant dans le volume global de l’emploi. On peut ainsi comptabiliser le nombre de cas où la profession relevée est identique à celle qui la précède immédiatement, en considérant qu’on est alors en présence d’un salarié qui travaille et demeure aux côtés de son patron. Ainsi, les deux forgerons, recensés place d’Angoulême, et qui apparaissent à la suite l’un de l’autre, en 780^e et 781^e positions dans l’ordre du relevé des professions effectué à partir du registre de l’arrondissement du centre, sont selon toutes probabilités dans un rapport d’employeur à employé. Si l’on se limite au secteur artisanal pour lequel une même dénomination professionnelle peut renvoyer indifféremment à un statut d’indépendant ou d’employé, on relève 416 doublements de mentions professionnelles39. En les ajoutant aux 875 individus expressément désignés comme étant en situation de dépendance, la proportion des salariés dans l’artisanat est portée à près d’un quart40, soit encore assez sensiblement moins qu’un demi-siècle plus tôt41.

⮚ Les résultats de l’exploitation ponctuelle de l’anthroponymie et de la toponymie

21Les données anthroponymiques et toponymiques du recensement pourraient également être mises à profit pour préciser dans certains cas le statut des personnes domiciliées à la même adresse et déclarant exercer une même profession sans autre mention particulière. Les premières permettent de distinguer main-d’œuvre salariée et membres de la famille assistant le chef de foyer dans l’exercice de son métier et d’éliminer ces derniers, opération qui n’est pas toutefois absolument légitime car sous l’Ancien Régime des fils de maîtres travaillant chez leur père ont fort bien pu être portés sur les rôles de capitation comme garçons. Quant aux secondes, leur intérêt tient au fait que le relevé des numéros pour chaque voie diminue les risques de placer dans un même foyer des voisins qui exercent la même profession42. Un sondage a été effectué sur un gros dixième de la population, celle qui habitait dans la partie de l’arrondissement du centre appartenant à la 3^e section43. En adoptant les mêmes critères que précédemment, la proportion d’individus occupant une situation subordonnée au plan professionnel y est pour l’ensemble de l’échantillon de 21,5%44 et légèrement supérieure (23,1 %)45 si on limite la recherche aux individus relevant de l’artisanat ou de la fabrique. Ces valeurs ne font en définitive que confirmer le résultat obtenu sur l’ensemble du recensement à partir de l’ordre de succession des professions.

c) Incertitude des estimations, confusions des conditions

⮚ La domiciliation chez le patron, une pratique en recul ?

22Cependant la condition des employés non domiciliés chez leur patron, cas sans doute majoritaire46, échappe à l’investigation dès lors qu’aucune mention (commis, garçon, employé, etc.) ne la spécifie. La comparaison avec la situation d’Ancien Régime ne peut se faire que pour les salariés résidant auprès de leur employeur. Or, si à la fin du règne de Louis XV ceux-ci représentaient à Toulouse environ 17 % de l’ensemble des individus impliqués dans l’économie urbaine, quelque cinquante ans plus tard, pour la partie de la ville où l’on dispose de l’ensemble des données du recensement, leur part est tout au plus proche de 12%47. Il semble donc qu’en l’espace d’un demi-siècle la domiciliation de l’ouvrier chez son patron soit devenue plus rare et par conséquent que la relation établie entre l’employeur et son employé se soit assez nettement distendue. Cependant cette hypothèse stipule que le ratio global de travailleurs dépendants par rapport au nombre d’actifs indépendants soit resté approximativement ce qu’il était vers 1770, soit près d’un pour deux48. A contrario, la diminution relative de la main-d’œuvre domiciliée coïncide bien avec celle de l’ensemble des travailleurs en position subordonnée et cette concordance peut être considérée comme un indice que le ratio de travailleurs n’est plus d’un pour deux sous la Restauration mais bien d’un pour trois, ainsi qu’on vient de le calculer à partir du recensement.

⮚ Sous-traitance et dépendance à l’égard du marchand fabricant

23Ne faut-il pas d’ailleurs considérer que le seuil entre un exercice professionnel indépendant et une simple qualification permettant d’être embauché dans une unité de production a perdu une part de sa signification sociale et de ses implications économiques avec la disparition de la structure corporative ? Ainsi le travail en chambre, c’est-à-dire effectué en sous-traitance par un ouvrier n’ayant pas d’atelier ou de boutique qui lui permette d’avoir un contact direct avec la clientèle, déjà fort répandu sous l’Ancien Régime mais qui en milieu urbain restait confiné dans l’illégalité ou à ses franges, s’est trouvé au début du XIX^e siècle complètement libéré par l’extinction des anciens règlements. La possibilité théorique d’avoir son propre fonds de commerce n’a pas pour autant permis à tous ceux qui le souhaitaient de s’installer à leur compte et beaucoup, peut-être plus encore que sous l’Ancien Régime, continuaient d’obtenir leur ouvrage, ou partie de celui-ci, de façon indirecte par l’intermédiaire d’un artisan ayant pignon sur rue. Il faut aussi prendre en considération la transformation de la fiscalité, car la reconnaissance officielle dont avaient joui les corps de métier jusqu’à leur abolition tenait en partie aux avantage qu’ils présentaient pour l’État en ce qui concernait la perception de certains impôts et aux revenus qu’ils lui procuraient à l’occasion49. Le nouveau régime quant à lui, dès l’époque napoléonienne, a placé l’accent sur la fiscalité indirecte et ne s’est attaqué que marginalement à l’activité industrielle et commerciale, qui à travers la patente n’était mise à contribution que dans une très faible mesure et de façon sans doute très partielle50.

24Dans le même temps, une autre forme de dépendance, moins formelle mais tout aussi réelle, celle de l’artisan à l’égard du marchand fabricant, était en train de se développer en milieu urbain et non plus seulement dans les campagnes où l’absence d’organismes professionnels lui avait laissé depuis longtemps le champ libre51. Ainsi le fait pour un artisan d’exercer à son propre compte avait très largement perdu de sa signification puisqu’une telle situation ne correspondait désormais ni à la reconnaissance sociale, ni aux avantages économiques qui sous l’Ancien Régime étaient inhérents à l’appartenance au groupe des maîtres. Dès lors la pratique du métier donnait lieu à plusieurs modalités qui ne s’excluaient d’ailleurs nullement et qui n’étaient pas toujours porteuses de réalités fondamentalement dissemblables, un même artisan pouvant travailler à la fois pour le compte d’autres professionnels et avoir, de façon pérenne ou occasionnelle, sa propre clientèle.

⮚ Une hiérarchie et des barrières soutenues par les compagnonnages

25Il est vrai que les compagnonnages avaient dans une certaine mesure pris le relais des corporations pour maintenir une hiérarchie à l’intérieur des métiers en fonction de l’âge et de la compétence, mais leur influence ne s’étendait pas uniformément à l’ensemble du monde artisanal. Ainsi, dans des métiers où la main-d’œuvre n’avait qu’un faible niveau d’organisation et où la pratique de l’itinérance formatrice n’était pas formalisée, comme ceux de ta i lleur ou de cordonnier, les artisans pour lesquels la spécialisation professionnelle est précédée de la mention garçon sont proportionnellement moins nombreux que dans des métiers pour lesquels l’acquisition de la compétence se faisait généralement à travers un Tour de France, comme les charpentiers et les menuisiers52. Si les signes des progrès de l’indifférenciation des conditions et des statuts ne sont pas uniformément répartis à travers le spectre socioprofessionnel, c’est donc bien que le processus d’affaiblissement des anciens clivages internes est une réalité et non pas simplement un effet de la disparité des sources.

⮚ La multiplication des petits indépendants : l’apogée des boutiquiers

26Enfin la régression apparente de la part des employés est aussi notable chez les commerçants. Leur nombre se trouve divisé par deux et ils ne représentent plus qu’un treizième de l’effectif global de la catégorie alors qu’ils en constituaient près du quart un demi-siècle plus tôt. Les préventions que l’on a formulées à propos du secteur productif quant à l’interprétation des données du recensement ne sont valables que dans une certaine mesure pour celui du commerce. Un commerçant se définit en effet a priori comme un acteur économique indépendant, puisque le fait de tirer un bénéfice de la seule fonction d’intermédiaire entre le producteur et le consommateur est justement ce qui définit la situation de marchand. Dans le secteur purement commercial les employés sont par nature privés de ce qui fait l’essence du commerce, à savoir la maîtrise du rapport entre prix d’achat et de vente et font donc en général l’objet d’une caractérisation claire qui les distingue de leur patron. Or les occurrences du terme de commis, qui est le plus courant pour les désigner, sont presque deux fois moins nombreuses en 1821 que vers 177053, leur part relative dans l’ensemble des acteurs commerciaux étant divisée par trois54.

27Il y donc certaines raisons de croire que la main-d’œuvre salariée était assez nettement moins nombreuse, relativement à l’effectif des travailleurs indépendants, sous la Restauration qu’à la fin du règne de Louis XV. La Révolution a représenté incontestablement une ouverture pour la masse des salariés, dont une fraction significative a saisi l’occasion de s’insérer directement dans le circuit économique. Que ces nouveaux installés aient ou non trouvé là une véritable amélioration de leur condition et une augmentation de leur revenu net est un problème que nous ne sommes pas ici en mesure de traiter, mais il est certain que les premières décennies et sans doute toute la première moitié de XIX^e siècle ont correspondu à Toulouse à un gonflement très sensible de l’effectif des acteurs économiques indépendants de faible envergure. La multiplication des petits ateliers, des boutiques, des échoppes, mais aussi sans doute des travaux réalisés en chambre, constitue pour cette époque un phénomène de plus grande ampleur que la croissance restreinte du monde de la fabrique. Celle-ci aurait finalement assez peu accru la part de l’emploi salarié alors même que la multiplication du nombre des petits artisans et commerçants contribuait doublement à sa contraction. Directement d’abord, en faisant changer de statut les travailleurs qui montaient leur propre affaire, indirectement ensuite dans la mesure où les nouveaux installés n’avaient que rarement la possibilité d’embaucher à leur tour. Un nouveau modèle économique et social qui correspond à un renforcement de la place tenue par les petits artisans et commerçants indépendants semble bien s’être mis en place à Toulouse à l’issue de la période révolutionnaire.

2. Le secteur productif : un essor presque général

a) Progression sensible mais structure incertaine

28Avec près de deux milliers d’éléments supplémentaires, la catégorie qui enregistre l’écart le plus important en valeur absolue sur l’ensemble du spectre socioprofessionnel est celle des artisans. Les individus qu’on peut classer dans la catégorie des fabricants sont en revanche à peine plus nombreux en 1820 qu’en 1770. Mais le terme de fabricant recouvre différentes réalités et, dans le recensement, la main-d’œuvre employée dans des structures de production d’assez grandes dimensions ne se distingue pas de celle qui travaillait au côté des maîtres des métiers.

29La statistique industrielle des débuts du XIX^e siècle constitue une source alternative qui permet d’approcher les unités de production de type usinier. Parmi la série d’enquêtes disponibles55, celle qui concerne le deuxième semestre de l’année 1820 semble assez exhaustive56 (tableau 33). Les fabriques sont répertoriées en une trentaine de genres distincts. Le critère qui semble le plus significatif aux yeux des enquêteurs est celui de la production en série57, mais deux autres caractères au moins étaient pris en compte : d’une part le recours à un type spécifique de biens intermédiaires (métiers, martinets, fosses, etc.), dont le nombre déterminait le niveau quantitatif de la production ; l’embauche d’une main-d’œuvre salariée d’autre part, qui paraît cependant avoir été moins discriminante, puisqu’il existait des fabricants qui apparemment n’en employaient pas.

Tableau 33 : Les fabriques toulousaines d’après la statistique industrielle de 1820 (second semestre)

30Au total 16258 établissements sont répertoriés avec un effectif global de 962 ouvriers, la moyenne n’atteignant donc pas tout à fait six salariés par fabrique (5,9). Cependant parmi les unités de production inventoriées, plus de 50 n’employaient qu’un seul ouvrier et seules 23 en embauchaient au moins 5. Il est vrai que les 12 établissements occupant au moins 10 ouvriers en rassemblaient quand même 586, dont 200 pour la seule manufacture des tabacs, tandis qu’une manufacture de coton en avait 90 et une fabrique d’acier fondu 75, pour ne citer que les plus grosses entreprises.

31Ainsi, il y a tout lieu de croire que le recensement ne permet d’identifier qu’une fraction des travailleurs dépendants. Par ailleurs cette source nous contraint à envisager le secteur productif dans sa globalité, c’est-à-dire artisans et fabricants confondus. Celui-ci enregistre une diversification notable qui se traduit par le gonflement de la catégorie dite divers59 ainsi qu’un accroissement global de plus de la moitié de ses effectifs60 par rapport à 1770, tandis que sa part dans la population active occupée passe du quart au tiers (annexe 73). Au sein de l’économie urbaine, le poids relatif du secteur productif a légèrement diminué61, mais en valeur absolue et relativement à l’ensemble du corps social, avec plus de deux milliers d’actifs supplémentaires, la progression est remarquable62 (tableau 32). Dans presque toutes les spécialités professionnelles s’observe une très sensible croissance des effectifs, tous statuts confondus (annexe 74).

b) Le bâtiment dynamisé par l’urbanisme

32Particulièrement spectaculaire est l’essor du secteur du bâtiment, qui double largement ses effectifs63. La charpenterie mobilise ainsi 250 individus au lieu de 143 un demi-siècle plus tôt, la maçonnerie 288 au lieu de 133, tandis que les menuisiers, qui peuvent être compris dans la même branche, sont 445 quand ils étaient 190 et les plâtriers 137 au lieu de 31. Un essor aussi puissant peut s’interpréter d’abord comme la résultante de l’expansion démographique de la ville entre les deux dates. Celle-ci, qui est à mettre au compte de l’immigration, paraît avoir été forte durant les deux décennies qui ont précédé la Révolution64, mais le mouvement semble ensuite avoir été non seulement stoppé mais inversé, sans doute jusqu’en 1815, la reprise restant timide jusqu’au milieu du règne de Charles X selon Jean Coppolani65. Ainsi les constructions rendues nécessaires par l’arrivée massive d’immigrants et qui auraient affecté en priorité la zone située hors des murs66, seraient pour l’essentiel postérieures à 1820 et ne peuvent a priori être évoquées pour rendre compte de la forte hausse des effectifs du bâtiment (annexe 87).

33Le dynamisme de la branche doit donc plutôt être relié à l’urbanisme actif qui caractérise aussi bien la période immédiatement antérieure à 1789 que les débuts du XIX^e siècle. L’élargissement ou la percée d’axes à la sortie de la cité dans les principales directions, la construction des quais sur la rive droite de la Garonne entre 1767 et 1777, puis l’édification des façades des maisons situées en bordure, le comblement des puits, l’enlèvement des croix encombrant les places, le pavement des rues et l’alignement −très progressif − des maisons, la destruction des cimetières urbains sont les principales opérations qui ont participé à accroître les effectifs des professions du bâtiment au cours des deux dernières décennies de l’Ancien Régime67. L’achèvement de la place du Capitole, l’élargissement de certaines places et surtout le lancement du projet d’aménagement de l’ancien rentrant des remparts, qui donne naissance à un nouveau quartier68, en même temps que les débuts des travaux de destruction des remparts, qui laissent progressivement place à une ceinture de boulevards, ont joué le même rôle sous l’Empire et au début de la Restauration. Mais le phénomène le plus déterminant est sans doute l’ensemble des remaniements (destruction, transformation et éventuellement reconstruction) des très nombreux établissements conventuels69.

c) Le travail des métaux : industrialisation et vulgarisation

34Le travail des métaux a connu également une notable expansion70. Si l’on s’en tient au recensement, la forge mobilise trois fois plus de travailleurs (124 au lieu de 38) et la fonte a presque doublé (38 au lieu de 21). Les racines de l’essor de la métallurgie lourde sont à chercher dans les dernières années de l’Ancien Régime et pendant la période révolutionnaire. Parmi les entreprises les plus notables qui se sont alors implantées, l’une, spécialisée dans le laminage, s’est installée aux Amidonniers à partir de 177671. Des fabriques d’armes sont aussi apparues, dont la création répondait aux urgences de la situation militaire, notamment une fonderie gouvernementale de canons. En 1815 enfin, s’appuyant quant à elle sur la vocation céréalière des campagnes toulousaines, mais avec un rayonnement national, une fabrique de fers à faux s’est installée et a prospéré jusqu’au Second Empire.

35La métallurgie lourde fait donc figure de nouvelle branche industrielle dans la cité garonnaise. Si l’on se fie à l’état des fabriques de 182072, 7 établissements sont repérables, qui globalement embauchent 224 ouvriers. Pourtant le recensement ne permet pas d’identifier ces travailleurs, même en y incluant la totalité des 54 ouvriers qui figurent sans aucune mention spécifique. La simple fluctuation des effectifs ne suffit sans doute pas à expliquer cette discordance des sources. La différence peut être en partie réduite en admettant que les 57 personnes mentionnées comme travailleurs73 dans le recensement étaient employées dans le secteur secondaire74 − dont une partie, sans doute dans la métallurgie − et non dans l’agriculture comme c’était certainement le cas d’une très large majorité des 610 individus qui étaient désignés de façon identique sur les registres de capitation. Il n’en reste pas moins qu’une partie, sans doute la majorité, de la main-d’œuvre employée dans ce secteur a échappé aux recenseurs. Peut-être, à l’instar du secteur textile, une fraction des employés était-elle domiciliée à l’extérieur de Toulouse, ce qui signifie, étant donné l’extension du territoire municipal, que certaines tâches étaient réalisés dans le cadre domestique.

36Si le doublement du nombre des serruriers (94 au lieu de 46) a les mêmes origines que la croissance générale du bâtiment, les progrès de la métallurgie fine et du travail des métaux précieux sont plus surprenants dans un contexte de contraction des élites. L’évolution économique et culturelle implique le souci d’une meilleure maîtrise du temps qui justifie la progression de l’horlogerie, mais la multiplication des professionnels de la bijouterie75, dont le nombre global passe de 42 à 79, ne peut guère s’expliquer que par la levée du monopole dont jouissait sous l’Ancien Régime la corporation des orfèvres. En ce qui concerne les 9 fabricants en bijouterie répertoriés dans l’état des fabriques du second trimestre 1820, qui embauchent en tout 18 employés76, l’hypothèse peut être formulée qu’il s’agit d’entreprises dont les produits étaient relativement bon marché. D’une façon générale il est probable que l’augmentation de la production se soit accompagnée en ce domaine d’une diminution de sa qualité. Ainsi, la réduction des commandes émanant des couches aristocratiques ou de l’Église aurait été largement compensée par la progression de celles de classes intermédiaires, devenues plus nombreuses et aisées, comme les propriétaires d’un niveau moyen ou les négociants.

d) Le recul brutal du textile

37Dans ce contexte d’essor généralisé de la plupart des branches industrielles, la régression du secteur textile au début de la Restauration est d’autant plus remarquable, ses effectifs ayant diminué d’environ un quart depuis la fin du règne de Louis XV. L’état des fabriques mentionne pourtant l’existence de deux filatures de coton dont l’une emploie 90 ouvriers et l’autre 2877 (tableau 33), mais ce sont les deux seuls établissements textiles qui ont une certaine envergure, les filatures de soie n’embauchant chacune que quelques ouvriers. Les modalités artisanales du travail persister d’ailleurs si l’on s’en tient à la progression du nombre des tisserands (82 au lieu de 30, tous statuts confondus). Mais ici la progression numérique peut simplement traduire le passage au premier plan d’une occupation restée jusqu’alors complémentaire. Cependant d’autres activités de type aussi manifestement artisanal, comme la broderie ou la passementerie78, enregistrent également une multiplication de leurs spécialistes. À l’inverse, une approche par le biais des productions met en évidence de notables reculs. Ainsi les occurrences se rapportant à la laine79 sont passées de 99 à 11 et celles qui correspondent aux opérations de cardage et de peignage de 42 à 16. Si la passementerie a légèrement progressé, les mentions du mot soie ont en revanche reculé de 59 à 17. Le lin restant manifestement une production très marginale80, seul le coton enregistre en apparence des progrès, tout en restant à un niveau modeste81. Enfin le recensement s’accorde avec la statistique industrielle pour donner l’image d’un déclin de la fabrique de couvertures et de bas, alors qu’il s’agit d’un type de marchandises dont la production aurait pu s’accroître à travers une certaine mécanisation82. De façon globale, l’industrialisation qui se dessinait dans le secteur textile dans les dernières décennies du XVIII^e siècle ne s’est pas poursuivie et si le déclin numérique reste mesuré, cela provient surtout du maintien d’une activité de type artisanal83.

e) À pied et surtout à cheval : une demande accrue pour les cuirs

38Avec un taux de croissance de 47 %, le travail des cuirs a suivi une évolution similaire à celle de l’ensemble du secteur productif. Cet essor est d’abord celui des professions impliquées dans la production et la réparation des chaussures, dont les effectifs passent de 537 à 765 individus84. Cependant les métiers liés à l’utilisation des animaux de monte ou de bât ont connu une croissance bien plus spectaculaire, presque un doublement, qui traduit l’intensification des déplacements et du trafic de marchandises. Pelleterie et ganterie sont en revanche en déclin, résultat de l’évolution de la mode et de l’effacement des pratiques vestimentaires de luxe de la noblesse. En amont la tannerie profite logiquement de la croissance globale de la branche85.

f) L’habillement : une progression modérée

39La branche vestimentaire a enregistré quant à elle une hausse assez modérée86 comparativement au reste du secteur productif. L’augmentation des effectifs est cependant plus marquée pour trois des principales activités.

⮚ Les progrès de la consommation vestimentaire

40Tel est d’abord le cas de la plus importante, la confection d’habits dont les effectifs ont crû de plus d’un tiers, c’est-à-dire nettement plus que la population87. Plusieurs raisons peuvent être mises en avant pour essayer d’expliquer cette progression, alors même que le poids démographique de l’aristocratie a diminué et que la Révolution a fait perdre du terrain à un mode de vie nobiliaire particulièrement dispendieux sur le plan des consommations vestimentaires. Il est vrai que la noblesse de province avait un niveau de consommation assez éloigné de celle qui résidait à Paris et fréquentait la Cour88. Par ailleurs les couches supérieures de l’aristocratie dans les grandes villes de province se fournissaient en partie dans la capitale89 et l’impact d’un comportement ostentatoire sur l’économie vestimentaire locale n’était donc pas à la mesure de leurs dépenses en ce domaine. La captation par les professionnels parisiens de la clientèle des notables départementaux sous la Restauration est certainement un phénomène de moindre ampleur que celle de l’aristocratie parlementaire provinciale quelques décennies avant la Révolution. La place quasi exclusive tenue par la propriété foncière dans la définition de l’élite au début de la monarchie censitaire90 éloigne la capitale des préoccupations des classes supérieures résidant en province, qui sont surtout animées par le souci de trouver les spéculations agricoles les mieux à même de faire fructifier leurs rentes. Il faut aussi bien entendu faire la part des effets de l’abolition des monopoles corporatifs. Mais ceux des tailleurs étaient à Toulouse déjà entamés par d’autres professions − les rhabilleurs et les fripiers − et l’impact des opportunités nouvelles pour s’installer à son compte n’a pas porté seulement sur l’effectif global de la profession mais aussi, et peut-être surtout, sur le ratio entre indépendants et employés. La forte croissance du nombre des tailleurs laisse donc deviner que les couches intermédiaires de la société ont élargi leur consommation vestimentaire.

⮚ Au moins une vraie fabrique de chapeaux

41L’essor remarquable de la chapellerie91 permet d’abonder en ce sens, mais il faut ici faire la part de l’évolution du vocabulaire et de l’organisation des branches professionnelles. À l’époque corporative la confection des chapeaux mobilisait non seulement le corps des maîtres chapeliers mais également celui des garnisseurs, lesquels étaient également impliqués dans la fabrication des boutons. Or, si l’on fait porter la comparaison sur l’ensemble des trois activités, le dénivelé est de bien moindre importance92. Il faut cependant remarquer que la chapellerie prend place parmi les 30 activités considérées comme de nature industrielle par l’administration. Les 12 fabricants mentionnés dans l’état des fabriques emploient 36 ouvriers, dont la moitié sont embauchés par un certain Dechamps installé à Tounis. Le recensement ne fait apparaître que 23 personnes en situation manifeste d’employés, mais 7 garçons chapeliers sont domiciliés quai de Tounis, et 2 individus simplement mentionnés comme chapeliers le sont également. L’envergure de l’entreprise Dechamps permet donc de supposer qu’elle dispose d’un rayonnement commercial supérieur aux autres et que son existence est en grande partie à l’origine du développement de la branche.

⮚ De la confection des perruques au coiffage

42Plus surprenante apparaît la croissance des métiers de la coiffure. Le nombre des perruquiers, loin de diminuer, s’accroît de 34 professionnels supplémentaires, soit une augmentation de plus d’un quart93, alors que le port des perruques est une pratique en sensible recul. Là aussi, la sémantique a sa part, car le terme de perruquier sert en fait à désigner le tout venant des coiffeurs. Sous l’Ancien Régime les perruquiers étaient d’ailleurs également barbiers et baigneurs étuvistes. La prise en compte de ces différents termes ne change cependant pas fondamentalement les données de l’évolution, qui reste orientée à la hausse94, car la raréfaction des perruques s’est sans doute accompagnée d’une accentuation du soin apporté aux cheveux naturels. En ce domaine encore, les progrès font plus que répercuter la croissance démographique. Le recul de la consommation de luxe des élites traditionnelles, ostentation indispensable au respect de la société d’ordres, a été largement compensé par l’essor d’une consommation plus ordinaire émanant d’une palette plus large d’acteurs sociaux.

g) La production des denrées : progrès de l’alimentation, essor de la minoterie

43L’évolution de la production alimentaire rend compte aussi du décalage entre croissances économique et démographique. Le nombre des actifs mobilisés dans la branche a certes augmenté un peu moins que l’ensemble du secteur productif95, mais bien plus que la population, ce qui traduit une amélioration de l’alimentation les Toulousains entre la fin du règne de Louis XV et la Restauration. Les progrès de la panification, tout en étant un peu moins prononcés que ceux enregistrés par la branche dans sa globalité, n’en restent pas moins notables96, traduction sans doute d’une régression des préparations à base de maïs qui tenaient une grande place dans les nourritures populaires au XVIII^e siècle. Si l’augmentation du nombre des boulangers et autres fourniers manifeste la généralisation de la consommation de blé, la multiplication par 2,5 du nombre des producteurs de denrées carnées97 marque un progrès encore plus significatif dans l’alimentation de la population. La boucherie à proprement parler passe de 32 à 81 actifs, tandis que la charcuterie fait un bond de 4 à 26 professionnels et la triperie de 5 à 19. La filière du traitement des céréales est également dynamisée dans sa section supérieure, avec le quasi-doublement de la meunerie98. La statistique industrielle mentionne quant à elle l’existence de 5 fabriques de farine de minot, c’est-à-dire destinée à l’exportation, qui emploient en tout 42 ouvriers, l’établissement le plus important en embauchant 18 à lui seul.

3. Ouverture commerciale et progrès de l’économie monétaire

44Les progrès du secteur productif ne rendent pas compte à eux seuls de l’expansion de l’économie urbaine, puisque l’échange et les services ont connu un essor encore plus marqué que la production99 (annexe 73).

a) L’essor du commerce

45Sous la Restauration les commerçants toulousains sont largement plus de deux milliers, alors qu’ils n’étaient guère que 1300 vers 1770100, et représentent désormais un actif sur 8 au lieu d’un sur 11 un demi-siècle auparavant. Avec 816 professionnels supplémentaires, leur progression est supérieure à celle des artisans ou de l’ensemble des producteurs urbains101. L’accroissement s’accompagne de modifications dans la structure du monde du commerce et dans la terminologie usitée pour en distinguer les différents acteurs.

⮚ L’épanouissement du négoce

46Le nombre des individus qui sont répertoriés comme marchand(e) s s’est accru de 164 personnes102, mais leur part n’a que légèrement progressé103, tandis que les négociants qui étaient moins d’une cinquantaine sous l’Ancien Régime sont 7 fois plus nombreux sous la Restauration104. On peut ne voir ici qu’une question de vocabulaire, le premier terme étant d’un usage assez indifférencié à l’époque corporative où il servait à désigner aussi bien les membres de la bourse que les individus regroupés dans le corps du petit commerce, tandis que le second, peu usité avant la Révolution, sert au début du XIX^e siècle à caractériser la strate supérieure de la marchandise. Cette évolution sémantique105 est cependant révélatrice d’une différenciation accrue entre les détaillants au contact direct des particuliers et les grossistes qui traitent surtout avec d’autres professionnels. Le négociant est par ailleurs moins limité que le simple marchand quant à la nature des produits dont il fait trafic, car si dans le premier cas celle-ci n’est presque jamais précisée, elle l’est au contraire souvent, et désormais de façon majoritaire, pour le second106. Le nombre de ceux dont la vocation est de traiter des affaires commerciales, presque indépendamment de la nature des marchandises, a donc effectivement grossi107.

⮚ Les chances démultipliées des revendeuses

47Situé à l’opposé du spectre socio-économique, le monde de la revente s’est aussi étoffé, puisqu’il regroupe trois fois et demie plus de protagonistes et que son poids relatif a largement doublé en l’espace d’un demi-siècle. Vers 1770 les occurrences de mentions explicites de l’acte de revente ne correspondaient qu’à 108 individus au lieu de 384 en 1821108. Sous Louis XV comme sous Louis XVIII, les femmes sont largement majoritaires, représentant près des neuf dixièmes109 du monde des petits intermédiaires commerciaux. Par ailleurs dans la plupart des cas aucune spécialisation n’est mentionnée quant à la nature des produits revendus. De fait il s’agit d’un type d’acteurs économiques fréquemment mentionnés par les descripteurs de la vie citadine sous l’Ancien Régime, les regratiers, auxquels était obligée d’avoir recours la partie la plus pauvre de la population en raison de la modicité des quantités qu’elle était à même d’acheter au quotidien110. Cette pratique se serait donc encore développée à Toulouse dans les deux dernières décennies de l’Ancien Régime et au-delà. Quoi qu’il en soit, l’activité féminine trouve ici une occasion de s’affirmer aux marges du monde encore essentiellement masculin des acteurs commerciaux patentés.

⮚ Plus de débits de boisson

48Dans le même temps les débits de boisson se sont aussi multipliés. Le nombre des auberges est passé de 18 à 59, celui des cafés de 7 à 27, des gargottes de 2 à 16, des cabarets de 16 à 58. Il n’y a guère que les tavernes qui soient en déclin, puisque de 71 leur nombre se trouve ramené à 36. Il est vrai que d’autres professions exerçant une activité parallèle et qui étaient sous l’Ancien Régime regroupées en un seul corps enregistrent un recul assez sensible, les pâtissiers autrefois au nombre de 30 n’étant plus que 26, tandis que disparaissent rôtisseurs et hôtes. Au total cependant les individus tenant un établissement où l’on pouvait se faire servir à boire ou à manger sont 234 en 1821 quand ils n’étaient que 180 vers 1770. Mais c’est surtout le nombre des débits de boisson à proprement parler qui est en augmentation, le poids humain relatif de ceux qui les tiennent dans l’ensemble des actifs occupés étant plus d’une fois et demie supérieur111. Dans cette branche aussi112, on peut supposer que la disparition des règlements corporatifs a pu jouer dans le sens d’une incitation à s’établir pour ceux qui souhaitaient le faire. Ainsi, à tous les étages l’activité commerçante présente de nouvelles opportunités pour ceux qui veulent s’y investir.

b) L’envolée des services

49L’élargissement des horizons, la multiplication des chances d’installation sont encore plus manifestes si l’on observe l’évolution du secteur des services. Celui-ci enregistre en effet une multiplication de ses effectifs par 2,3113, tandis que sa part dans la population active occupée double quasiment, passant de 6 à 12%114.

⮚ La part des femmes : couturières et blanchisseuses

50Cet essor spectaculaire résulte cependant essentiellement de l’explosion du monde de la couture115, dont le poids humain passe de 102 à 887 personnes. Dans la mesure où il s’agit d’une profession exclusivement féminine (à quelques exceptions près), cette extraordinaire démultiplication peut être surtout le résultat de la différence dans l’appréhension de l’activité féminine dans les deux sources utilisées. La couturière apparaît en effet comme le cas de figure type de la ménagère dont l’activité professionnelle ne procure qu’un revenu d’appoint au foyer et qui n’apparaît donc pas sur les registres fiscaux. Ainsi ne peut-on a priori postuler une réelle explosion de la couture à partir du simple constat de la très forte augmentation du nombre de celles qui se considéraient comme des professionnelles en la matière, puisqu’en 1821 l’absence de finalité fiscale diminuait fortement la tendance à l’occultation. Le même raisonnement peut s’appliquer aux blanchisseuses, dont le nombre est passé de 76 à 206 et dont le poids relatif a largement doublé116. Dans les deux cas toutefois, les progrès enregistrés pourraient exprimer un recul des travaux confiés aux domestiques, ces derniers enregistrant une très sensible régression numérique, ainsi peut-être qu’un allégement des tâches supportées par les ménagères dans les couches moyennes, qui feraient désormais plus facilement appel aux services de professionnelles pour certaines besognes réalisées jusqu’alors dans le cadre du foyer. Ces deux hypothèses impliquent, aussi bien l’une que l’autre, une extension de l’aire de l’économie marchande aux dépens de la sphère domestique. La progression de l’activité féminine et son élargissement à d’autres états que le service domestique pourraient constituer un élément déterminant dans ce processus.

⮚ Le portage : plus de marchandises et moins d’hommes

51Le secteur des transports ne manifeste pas de progrès à première vue, ses effectifs passant simplement de 514 à 522, ce qui en valeur relative représente une légère régression117. Cependant cette stagnation cache l’extinction d’une profession, celle des porteurs, qui correspond sans doute essentiellement à la progressive disparition des chaises à porteurs et des litières. Les individus expressément affectés à ce type de portage n’étaient certes qu’une vingtaine118 vers 1770 et sont encore 9 en 1821, mais une partie des simples porteurs figurant dans les registres de capitation (287) remplissaient sans doute cet office, que ce soit en tant que domestiques ou en proposant leurs services à une clientèle occasionnelle qui pouvait louer une chaise ou encore en posséder une mais n’en faire qu’un usage ponctuel. Cette supposition permet d’expliquer que le nombre des porteurs de condition domestique ait été si élevé vers 1770119 et qu’a contrario les occurrences du terme soient si peu nombreuses en 1821120.

52On assisterait alors à une forte augmentation du nombre des porteurs de marchandises121, qui semble en concordance avec les progrès numériques des couches marchandes, puisque ceux-ci ont dû s’accompagner d’une augmentation correspondante du volume des biens commercialisés. L’autre possibilité serait que le terme ait été employé concurremment à celui de portefaix au XVIII^e siècle et que cette acception soit tombée en désuétude dans les premières décennies du XIX^e. Mais cette hypothèse suppose une ambivalence puisqu’il est improbable par ailleurs que les nombreux porteurs occupant une position domestique sous l’Ancien Régime aient été des portefaix et qu’il y a au contraire tout lieu de penser qu’ils se consacraient essentiellement à véhiculer leurs maîtres. Il est donc beaucoup plus logique, compte tenu des changements qui ont affecté au plan social l’ancienne cité parlementaire et de la désaffection générale dont ont fait l’objet chaises à bras et litières, de retenir la première hypothèse et de considérer que l’intensification du trafic occupait désormais plus de bras, qui n’étaient plus accaparés par les usages somptuaires liés à la société d’ordres et au train de vie des grandes maisons aristocratiques.

Conclusion : triomphe du marché et essaimage des initiatives

53À l’issue de la Révolution et de l’Empire, la société toulousaine apparaît assez sensiblement transformée par rapport à sa physionomie deux décennies avant la fin de l’Ancien Régime. Les changements concernent d’abord les couches supérieures du corps social qui ont été les plus directement touchées par l’abolition des privilèges et du régime seigneurial ainsi que par la chute de la royauté et la disparition des institutions qui l’incarnaient. L’ancienne métropole provinciale a été surtout bouleversée dans ses fonctions religieuses et judiciaires. Celles-ci donnaient lieu à la présence de groupes importants en nombre et surtout en influence, qui inscrivaient profondément leur empreinte sur toute la vie de la cité. Les mutations enregistrées par les catégories supérieures de la société et plus largement par ses structures d’encadrement se sont accompagnées d’une régression assez nette de la masse des domestiques ainsi que d’une féminisation du personnel de maison. Cette évolution s’inscrit dans un processus plus global qui voit les modalités de subordination se transformer : l’engagement auprès d’un maître à la maison duquel le serviteur reste attaché devient une forme moins commune mais il est difficile de savoir dans quelle mesure l’emploi salarié dans le cadre d’une relation contractuelle formalisée gagne du terrain. Quoi qu’il en soit, la réduction du poids humain de la domesticité à proprement parler et la modification progressive de la condition domestique jouent aussi sans doute en dehors de la sphère privée où évoluent les serviteurs et participent à définir les contours d’un nouveau monde du travail, que ce soit dans le cadre des exploitations agricoles où la figure du valet de ferme cède du terrain à celle du journalier ou dans celui de l’économie urbaine où la relation de l’employé à son patron pourrait s’être quelque peu distendue.

54On ne peut pour autant parler d’une prolétarisation généralisée pour la grande masse des travailleurs. Bien au contraire le contexte global de l’époque, qui est celui de l’affirmation du mode de production industriel, ne paraît pas produire dans la cité garonnaise un gonflement du volume de l’emploi salarié à travers lequel une masse toujours plus importante d’acteurs économiques se trouverait réduite à une position de subordination au profit d’une oligarchie qui tendrait quant à elle à s’approprier l’ensemble des moyens de production. Cela ne signifie pas que la fabrique embauchant au moins une dizaine d’employés soit absente, ni même qu’elle ne connaisse aucun développement par rapport à la situation qui prévalait une vingtaine d’années avant la Révolution, mais les effets de l’installation de quelques entreprises de type usinier sur l’évolution du ratio entre salariés et indépendants semblent en définitive moindres que ceux produits par la multiplication des petites unités économiques dans le secteur productif et plus encore commercial. Dans les milieux du commerce en effet, les strates supérieures paraissent se renforcer à travers l’affirmation du négoce, mais aussi avec le développement probable d’un groupe de marchands fabricants, qui placent en situation de dépendance réelle sinon formelle, une masse d’acteurs économiques constituant autant d’unités de production apparemment autonomes. De façon globale, il n’en reste pas moins vrai que le volume d’activité dans l’économie urbaine a augmenté, même si l’époque est marquée plutôt par un essaimage des petits ateliers et de boutiques que par la montée en puissance des gros entrepreneurs.

55Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer les progrès qui se manifestent de façon concomitante dans les professions productives et commerciales de l’ancienne capitale languedocienne. Le mouvement peut s’interpréter comme le résultat du développement du rôle de place centrale de Toulouse, dont le rayonnement commercial se serait accru en même temps peut-être qu’une amélioration des transports aurait facilité l’écoulement des produits fabriqués ou commercialisés dans la cité. De ce point de vue, si le canal a continué à jouer son rôle dans l’acheminement des produits pondéreux, les améliorations apportées au réseau des routes terrestres ont confirmé la position dont la ville bénéficiait déjà naturellement par sa situation géographique et du fait de la configuration du réseau urbain régional. Mais il faut aussi envisager la part qui revient à l’augmentation de la consommation des habitants de la ville, dont le niveau général se serait élevé. Plusieurs indices, comme la multiplication des débits de boisson, la diffusion de la consommation de la viande, l’apparente explosion des services, l’augmentation du nombre des artisans et commerçants laissent apercevoir cet essor global qui intervient en même temps que la structure de la masse des consommateurs se modifie.