1La divergence des destinées politiques et des évolutions institutionnelles à partir de la fin du XVIII^e siècle et du déclenchement de la Révolution française, mais également le renforcement de la disparité des sources qui en est la conséquence, rendent plus sujette à caution, concernant les premières décennies du XIX^e siècle, l’ambition d’une étude comparative entre la France et l’Espagne en général et Toulouse et Saragosse en particulier. La démarche elle-même conserve pourtant sa pertinence, mais son intérêt est surtout lié à l’adoption d’une perspective dynamique. Au-delà de la mise en parallèle des situations respectives, désormais assez sensiblement différentes, de chacune des deux cités dans la décennie 1820, il s’agit surtout d’envisager l’évolution que celles-ci représentent depuis le début des années 1770. Sur ce plan il est nécessaire d’aborder dans un premier temps de façon séparée la trajectoire suivie par chacune des deux villes pour en saisir les aspects les plus remarquables avant de dresser un bilan comparatif.

A) – Une nouvelle donne

2L’évolution suivie par la capitale aragonaise au plan démographique durant la première moitié du XIX^e siècle ne peut être retracée qu’à partir d’estimations ponctuelles plus ou moins fiables1. Dans la mesure où il n’existe pas avant 1857 de véritable recensement2, seuls les cabreos de industria (répertoires industriels) permettent, avec les restrictions qu’on a déjà soulignées, d’observer l’évolution numérique et la composition professionnelle de l’ensemble des agents économiques ayant exercé une activité imposable3.

3S’il peut sembler a priori préférable que les sources utilisées de part et d’autre coïncident chronologiquement, on doit cependant prendre garde aux effets, temporaires mais prolongés, de la Guerre d’Indépendance du côté espagnol. Ceux-ci ont été particulièrement lourds dans la cité de l’Èbre et retirent une bonne part de sa signification à la démarche comparative pour la période immédiatement postérieure à la fin de l’occupation française. Ce constat a déterminé sur le versant espagnol de l’enquête le choix d’une année de référence un peu plus tardive que du côté français, où il valait mieux au contraire, en raison de la solution de continuité introduite par la Révolution, retenir la date la plus précoce possible, à savoir 1821.

1. Diversification et glissement vers le travail libre

4Premier constat qui s’impose à l’examen du cabreo de industria de 1828, le nombre des professions répertoriées a assez sensiblement augmenté depuis 1772, passant de 129 à 151, soit un accroissement de plus d’un sixième (graphique10), qui peut être considéré comme l’effet de la diversification des activités. Si 26 professions ont disparu entre les deux dates, 48 autres sont apparues, tandis que 103 se maintenaient, sous une appellation le plus souvent identique. L’analyse de la distribution des professions en fonction de leurs effectifs montre un accroissement de celles qui regroupaient moins de dix professionnels, alors que le nombre de celles qui mobilisaient au moins une centaine d’individus enregistrait au contraire un certain tassement (annexe 61). Dans l’ensemble cependant les parts occupées par les classes d’effectifs n’ont pas connu de transformation spectaculaire, la catégorie la plus nombreuse restant celle des professions ayant entre 10 et 19 membres (plus du quart), suivie par celle des cuerpos comprenant de 5 à 9 membres.

5L’accroissement global du nombre des métiers imposés ne correspond pas à première vue à une augmentation du nombre des actifs, puisque celui-ci a au contraire reculé de 15 %, passant de 4143 à 3525 individus. Toutefois cette déperdition de 618 contribuables doit être rapportée au fait que les exploitants agricoles en contrat de location, qui étaient au nombre de 749 en 1772, ne figurent plus sur le cabreo de industria en 1828. Déduction faite des arrendatarios de tierras, l’effectif global des actifs industriels du début des années 1770 est inférieur de 118 éléments par rapport à celui de 1828, l’augmentation ayant été de 3,5 %. Celle-ci s’apparente à une stagnation qui doit être rattachée à l’évolution démographique accidentée qu’a enregistrée la capitale aragonaise.

Graphique 10 : Évolution de la partition entre métiers organisés et professions libres à Saragosse entre 1772 et 1828

6Après avoir poursuivi sa croissance jusqu’à la veille de l’invasion française, Saragosse peinait en effet encore à la fin des années 1820 à se relever du désastre de 1808 et des affres de la guerre et de l’occupation. La mise en relation des chiffres du répertoire de 1828 avec les effectifs professionnels fournis par un document daté des années 1821-22 montre bien que l’économie urbaine était en train de remonter la pente de l’abîme où l’avaient plongée les événements du début du siècle. En l’espace de six à sept ans seulement le nombre des acteurs économiques patentés s’est en effet accru de près d’un sixième, soit plus de 400 professionnels supplémentaires4.

7Si la masse globale des actifs industriels indépendants imposés au titre de leur exercice paraît avoir retrouvé le niveau atteint cinq à six décennies plus tôt, la répartition de ceux-ci entre la sphère corporative et les professions non réglées s’est quant à elle complètement inversée (graphique 10). Les cuerpos convenidos, au nombre de 75 au début des années 1770, représentaient alors presque 6 professions imposées sur 10, tandis que ce sont les cuerpos no convenidos qui en forment les deux tiers à la fin des années 1820. À cette date, le nombre des gremios et autres colegios n’est plus que de 52, soit une régression de presque un tiers, tandis qu’au contraire celui des groupes professionnels non structurés a presque doublé en passant de 54 à 99. Le glissement ne concerne pas simplement la distribution des cuerpos eux-mêmes, mais aussi celle des effectifs entre la sphère corporative et le travail libre. L’inversion parfaite des termes du rapport5, illustre le basculement du monde du travail urbain du côté de la liberté et l’éclatement du modèle corporatif, qui cesse de représenter un phénomène majoritaire pour devenir progressivement un aspect presque résiduel de l’organisation économique et social de la cité.

8Par ailleurs la façon dont se distribuent les actifs urbains entre les différentes classes d’effectifs s’est également quelque peu modifiée (annexe62). En 1772, sans tenir compte des exploitants agricoles, les groupes professionnels rassemblant au moins une centaine de personnes représentaient presque un tiers des actifs industriels, tandis qu’en 1828 ils en constituent seulement un gros sixième. À l’inverse au niveau inférieur, celui des métiers qui comprennent moins de 100 et plus de 50 professionnels, les parts sont respectivement nettement en dessous du cinquième et proche du tiers. Cela correspond au déclin de certains gremios, dans un contexte où les organismes corporatifs ont de plus en plus de difficultés à délimiter et à faire respecter leur domaine de compétence, notamment ceux qui relèvent de l’artisanat traditionnel (fabricants de taffetas, tailleurs). Car parallèlement les simples regroupements effectués par l’administration fiscale en dehors du cadre corporatif rassemblent des actifs plus nombreux, comme c’est notamment le cas pour les drogueros sueltos ou encore les vendedores de aguardiente y licores.

2. Un spectre socioprofessionnel renouvelé

a) Disparitions des éléments les plus faibles

9Sur les 26 métiers qui ont disparu entre 1772 et 1828, 12, c’est-à-dire moins de la moitié, étaient des corps constitués (tableau 20). Ceux-ci correspondent à des professions dont les effectifs étaient en moyenne deux fois moins importants que ceux de l’ensemble des corporations saragosanes6, 5 d’entre elles ayant moins de 10 membres. En ce qui concerne les cuerpos sin convenir mentionnés dans le cabreo de 1772 et qui ne figurent plus sur celui de 1828, leur effectif était en moyenne encore bien plus modeste, à condition toutefois de faire abstraction des arrendatarios de tierras qui constituent un cas particulier et peu significatif de regroupement fiscal. La moyenne atteint alors à peine 8 individus par métier, alors qu’en observant la même restriction elle se montait à 23 pour l’ensemble des cuerpos no convenidos en 1772.

Tableau 20 : Professions éteintes à Saragosse entre 1772 et 1828

10D’une façon générale les professions qui ont disparu en 1828 étaient donc déjà faiblement représentées quelque cinquante ans plus tôt et étaient probablement dès cette époque en train de perdre leur fonction économique sous l’effet de l’évolution technique ou commerciale. Certaines sortes de productions ou de services, jusqu’alors effectués par des professionnels spécialisés, se réalisent désormais à travers d’autres opérations, tandis que des produits ne sont plus fabriqués sur place, mais importés d’autres régions ou de l’étranger. Ainsi la disparition des abadejeras, spécialisées dans la vente de morue séchée, peut être mise en relation avec l’apparition des vendedores de pescado. L’effacement des albañiles devant les architectes, les fabricants de briques, de tuiles, de plâtre et de chaux et ceux de céramique7 correspond également à une évolution du même ordre et s’explique d’autant mieux que les premiers formaient à la fin du XVIII^e siècle un corps d’entrepreneurs en bâtiment ayant sous leurs ordres une nombreuse main-d’œuvre de peones et autres employés dont ils se différenciaient de plus en plus nettement. Le cas des pelaires (cardeurs) dans le secteur textile est susceptible de correspondre à plusieurs phénomènes : l’achèvement du processus de déclin de l’industrie lainière aragonaise parallèlement à la montée en puissance de la manufacture catalane ; mais aussi la dispersion du travail en milieu rural dans des foyers vivant également d’activités agricoles saisonnières. L’extinction parallèle des peyneros (fabricants de peignes ou cardes pour le travail de la laine) pourrait être mise au compte d’une mécanisation du filage et de la petite industrie métallurgique, mais il convient ici de faire place à un glissement de l’activité hors de la spère corporative, avec l’apparition dans le répertoire de vendeurs (vendedores) spécialisés qui commercialisent peut-être des peignes qu’ils fabriquent eux-mêmes et dont le nombre et le niveau social laissent à penser qu’il s’agit en réalité du même type d’acteurs économiques que les membres de l’ancien gremio. La modification des modes de vie, des goûts et de la mode ont dû aussi rendre inutile ou obsolète en l’espace de quelques années le travail de certains corps de métier. Les deux phénomènes se superposent d’ailleurs parfois, ainsi qu’on l’observe avec l’extinction des espaderos (fabricants d’épées ou fourbisseurs) dans le domaine métallurgique.

b) Apparitions : les chances de l’indépendance et du commerce

11Parmi les 48 professions qui sont apparues sur le cabreo de industria entre 1772 et 1828 (tableau21), deux seulement ont une structure corporative : les avocats, dont le statut fiscal s’est modifié8, et les fabricants de laine, dont on peut penser qu’ils se sont séparés des tisserands de lin avec lesquels ils formaient un seul gremio en 1772. Si l’on considère par ailleurs que 46 métiers dépourvus de structure ont fait leur apparition entre temps, il est clair que l’organisation corporative a considérablement perdu de sa vitalité au cours des quelque cinquante années qui séparent les deux dates. Plusieurs groupes sont aisément repérables, qui représentent chacun une part notable des nouveaux venus. Sont ainsi apparues 7 sortes de fabricants en plus des fabricantes de lana, 11 sortes de tratantes et 7 encore de vendedores en plus des prendedores y vendedores de ropa, tandis que s’observe par ailleurs l’émergence d’un petit groupe d’enseignants. Le fait le plus marquant est l’élargissement de la sphère proprement commerçante qui représente à elle seule 24 professions nouvelles, soit la moitié d’entre elles. Parallèlement, dans les activités de transformation, même si quelques professions productives font leur apparition, le phénomène notable est la disparition d’un nombre important de corps de métiers artisanaux. On assiste donc à une sorte de basculement de l’organisation corporative vers l’activité libre qui semble à première vue correspondre à une réorientation de l’économie vers l’échange au détriment de la production.

Tableau 21 : Professions apparues entre 1772 et 1828

c) Permanences : la persistance d’une mentalité corporative

12Au sein des 103 professions qui se sont maintenues, 63 étaient des corps constitués au début des années 1770 (annexe 31). Le rapport est approximativement égal à la part des cuerpos convenidos dans l’ensemble des corps imposés à cette époque9, ce qui laisse à penser que les métiers constitués en gremios avaient alors une fonction économique aussi vivace que ceux qui ne l’étaient pas. En revanche, seuls 49 ont conservé leur structure corporative, tandis que 14 autres l’ont perdue10. Les métiers qui ont préservé leur organisation sont en général des professions dont les effectifs étaient relativement importants (presque 37 par gremio), tandis qu’au contraire ceux qui ont perdu leur caractère corporatif ne regroupaient qu’assez peu d’individus (une quinzaine en moyenne par métier).

13La contraction de la sphère corporative correspond donc pour l’essentiel à un processus d’extinction progressive des gremios les plus faibles et les moins fournis, dont les membres n’avaient plus la capacité ou la volonté d’assumer les charges d’un fonctionnement collectif. Parallèlement, les corporations mettant en jeu des activités qui répondaient encore à des fonctions économiques effectives ont dans l’ensemble préservé leur structure organisationnelle. Celle-ci restait donc importante aux yeux d’une majorité des membres, qui, en dépit de leurs plaintes au sujet de l’inobservance des règlements et des monopoles, pensaient y trouver encore certains avantages économiques ainsi que les bénéfices d’un réseau de sociabilité et de solidarité.

3. L’évolution des niveaux socio-économiques

a) Accentuation des écarts

14Les revenus fiscaux attribués aux cuerpos sont des données assez difficiles à utiliser, du moins en ce qui concerne leur valeur intrinsèque, notamment parce qu’il n’est pas aisé de faire la part de l’évolution monétaire. La position de chaque profession relativement aux autres et son évolution entre 1772 et 1828 sont en revanche des données plus significatives. Dans cette perspective les deux séries de données peuvent être ramenées à des valeurs indiciaires11, leur classement permettant de visualiser sous forme d’histogramme l’éventail des revenus professionnels imposés (annexes63 et 64).. Ainsi la superposition des données concernant les 103 professions qui se sont maintenues en 1828, fait apparaître une évolution assez notable de la distribution (graphique 11).

15Par ailleurs la modération de la médiane sur l’ensemble des professions imposées à chacune des deux dates de référence12 traduit l’existence d’un nombre plus élevé de valeurs faibles en 182813. À cette dernière date, il faut souligner également l’existence de 2 professions dont les revenus se détachent de ceux des autres, étant respectivement 16 et 29 fois supérieurs à la moyenne14, tandis qu’en 1772 le groupe professionnel le plus imposé déclarait un revenu qui ne dépassait guère 6 fois la moyenne15. On peut y voir à la fois la montée en puissance d’une bourgeoisie de fonction et le recul du privilège dans la définition de l’assiette fiscale. En revanche la proportion des professions affichant un revenu plus de deux fois supérieur à la moyenne est sensiblement plus élevé en 1772 qu’en 182816. Globalement cependant les valeurs restent nettement plus resserrées autour de la moyenne en 1772 qu’en 182817. L’économie urbaine semble donc avoir évolué dans le sens d’un accroissement des écarts dans la rentabilité des activités. Il convient toutefois de rester très prudent dans les hypothèses que l’on peut formuler à partir des données monétaires car il n’y a aucune certitude quant à la représentativité des revenus fiscaux par rapport aux niveaux économiques et sociaux des déclarants.

Graphique 11 : Évolution des indices des revenus fiscaux des professions à Saragosse, entre 1772 et 1828

b) Reclassement des métiers

16L’ampleur des modifications de positionnement dans la hiérarchie des sommes imposées a d’ailleurs de quoi surprendre. Sur l’ensemble des 103 métiers qui se sont maintenus entre les deux dates près d’un sur trois présente une variation de l’indice qui est au moins du simple au double18 (annexe 32).

⮚ Trajectoires descendantes : perte de fonctionnalité et concurrence extérieure

17Parmi les 22 professions dont le revenu aurait été le plus sévèrement amputé, 5 ne disposaient déjà que d’une situation fort modeste, tandis que 4 autres semblent au contraire avoir occupé en 1772 une position enviable. Une partie importante des itinéraires descendants concernent des professions artisanales dont l’utilité économique ou sociale s’est trouvée remise en question par l’évolution des techniques productives ou par celle des mœurs. Les peluqueros fournissent une bonne illustration du second cas de figure, la diminution de moitié du nombre des membres du gremio n’ayant pas, et de loin, suffi à compenser le recul enregistré par l’activité du fait de la désuétude progressive du port de perruques. Le même phénomène s’observe avec les fabricants de bas (tejedores de medias) dont la position économique a été diminuée de moitié alors même que leur effectif passait de 22 à 419. Au titre de la perte de fonctionnalité économique plus que des changements de mode, les batteurs d’or enregistrent un spectaculaire recul de leur position économique, l’indice traduisant leur niveau de revenu se trouvant divisé par cinq, tandis qu’il perd les deux tiers de sa valeur chez les lanzeteros (fabricants de lances) et plus de la moitié chez les pasamaneros (passementiers). Le cas des tisserands de laine et de lin qui connaissent le même type d’évolution, avec une division par 6 de leur niveau d’imposition, pourrait s’interpréter dans le même sens, mais il correspond en l’occurrence surtout à une séparation entre les branches lainière et linière de l’ancien gremio20. Dans la mesure où la première se trouve désormais hors du cadre corporatif, on est en droit de penser que les anciens représentants de l’artisanat lainier traditionnel ont cédé la place à des entrepreneurs ayant recours à de nouvelles techniques, ainsi que le confirme d’ailleurs l’absence de recoupement entre l’onomastique des uns et des autres.

18Les plus fortes régressions ne s’inscrivent pas nécessairement dans une logique du même type. Le cas des confiteros y botilleros, qui correspond au recul le plus spectaculaire, s’explique par une probable modification du groupe professionnel désigné sous ce vocable en 1772 et qui en 1828 est caractérisé comme botilleras y cafés. En réalité on assiste à l’émergence d’un nouveau type de débit de boisson qui, s’il reprend à son compte la seconde des deux anciennes qualifications, n’a plus rien de commun avec la première que d’ailleurs il abandonne21. Plus surprenant est le cas des fabricants d’eau-de-vie22 pour lesquels l’indice de revenu a été divisé par 10 alors que leur effectif n’a été que faiblement modifié. Mais dans le même temps le nombre des anciens débitants de boissons alcoolisées répertoriés comme estanquillos de aguardiente y licores a triplé sous l’appellation de vendedores sans que leur niveau de revenu fiscal ait été affecté de façon très significative. L’hypothèse que les fabricants locaux aient vu leurs bénéfices largement entamés par la multiplication de revendeurs écoulant une production sans doute d’origine extérieure à l’environnement local peut être avancée, car les destructions et les troubles liées à la Guerre d’Indépendance ont affecté cruellement les vignes de la région de Saragosse23.

⮚ Trajectoires ascendantes : les indices d’une concentration économique

Les fabricants de savon ont en revanche suivi une évolution absolument inverse avec une multiplication par 8 de leur revenu, accompagnée qui plus est d’un doublement de leur effectif. Dans l’essor de cette industrie locale, les acteurs ont su mettre à profit le nouveau contexte économique et social pour étendre considérablement le champ de leurs entreprises. La diffusion de l’usage du savon, qui manifeste une nouvelle appréhension du corps et obéit aux prescriptions des médecins hygiénistes, est la donnée essentielle de leur réussite. Le rôle de place centrale tenu par Saragosse a par ailleurs permis de toucher de nouveaux clients dans les campagnes ou les petites unités urbaines, à l’occasion des foires ou par l’intermédiaire des réseaux de distribution et de colportage. Ce cas de figure s’inscrit dans un processus plus général d’essor du nombre et des activités des fabricantes dont le nombre atteint 157 en 1828 alors qu’ils étaient à peine trois dizaines quelques décennies auparavant24.

19Au titre des évolutions ascendantes les plus remarquables, qui globalement restent cependant moins spectaculaires que celles de sens contraire, figurent en seconde position les aubergistes, répertoriés sous l’appellation de posadores, dont l’indice de revenu s’est trouvé multiplié par deux alors même que leur effectif passait de 22 à 33. Mais l’évolution est ici à mettre au compte d’un glissement sémantique puisque dans le même temps a disparu le corps des mesoneros, dont les 31 membres disposaient en 1772 d’un revenu moyen presque 7 fois supérieur à celui des posadores. Au cours de la seconde décennie du XIX^e siècle le gremio a repris le terme de posador qui était jusqu’alors utilisé par les aubergistes non organisés en corporation, lesquels avaient cessé d’être imposables vers 1780 et ont ensuite disparu de la liste des professions déclarées. Ce cas de figure montre que le changement ne se faisait pas toujours dans le sens d’un recul de la sphère corporative et que les corps de métiers n’étaient pas nécessairement les plus mal placés dans la concurrence qui les opposait à des professionnels exerçant la même activité hors du cadre corporatif. En définitive l’évolution du niveau de revenu des membres du gremio a donc été de faible ampleur et s’est faite dans le sens inverse à celui qu’une observation superficielle laisse apparaître.

20Plus significatifs sont les progrès réalisés par certaines professions exigeant un savoir-faire manuel comme les poceros, probablement égoutiers ou vidangeurs plus que puisatiers, les tintoreros de seda (teinturiers en soie), les abaniqueros (fabricants d’éventails), les caldereros (chaudronniers), les blanqueros de cal (blanchisseurs à la chaux) ou encore les cerrajeros (serruriers), dont les niveaux de revenu ont tous au moins doublé. Les premiers, qui en 1772 constituaient avec les paveurs (empedradores) une profession unique mais non instituée en corps, ne sont plus que 2 en 1828, ce qui peut laisser imaginer qu’il s’agit désormais d’entrepreneurs avec des employés sous leurs ordres. Le cas des tintoreros de seda, dont l’effectif est passé de 26 à 10 alors que leur revenu indiciaire se trouvait multiplié par trois, peut correspondre à une évolution d’un type similaire, de même que ceux des blanqueros de cal et des caldereros, deux professions pour lesquelles cependant les changements sont de moindre ampleur. La comparaison entre niveaux de revenu et effectifs sur l’ensemble des 103 professions qui se sont maintenues fait d’ailleurs apparaître que dans les deux tiers des cas (68) les deux paramètres ont évolué en sens inverse. Il est probable qu’un phénomène de différenciation sociale se soit progressivement opéré et que dans un certain nombre d’activités le tassement du nombre des professionnels patentés se soit accompagné d’un accroissement de l’effectif de la main-d’œuvre salariée.

4. Les modifications de l’environnement social

21Les répertoires industriels constituent par définition une source lacunaire pour appréhender la structure socioprofessionnelle dans sa globalité. Concernant les catégories professionnelles qui n’appartiennent pas à la sphère de l’économie urbaine, le changement le plus spectaculaire intervenu entre 1772 et 1828 au vu des répertoires fiscaux est le recul des actifs agricoles (graphique 12) mais s’explique par le fait que les preneurs de bail agricoles ont cessé d’être imposés au titre de leur activité professionnelle. Par ailleurs le nombre des éleveurs est resté à peu près stable, malgré la disparition de leur organisation corporative, mais la nature de la source conduit sur ce plan à s’en remettre aux apports de l’historiographie25.

22Les cabreos fournissent en revanche des informations sur d’autres catégories professionnelles, situées en marge ou hors de la sphère de l’économie urbaine. Le léger tassement des professions de santé (graphique12) correspond au recul du nombre des médicos et des mancebos cijuranos, phénomène qui est peut-être la trace des malheurs subis par la cité au début du XIX^e siècle dans la mesure où les professionnels de la santé sont plus exposés que d’autres aux risques de contagion épidémiologique. On relève par ailleurs l’apparition (tableau 21) d’un petit groupe de sages-femmes (matronas parteras) dont la reconnaissance officielle traduit les progrès de l’obstétrique et l’affirmation des préoccupations hygiénistes26. L’augmentation des effectifs des professions juridiques ne tient en revanche qu’à l’inclusion du collège des avocats dans le répertoire industriel. A contrario, du côté des administrateurs, la régression est à mettre en relation avec le fait qu’il s’agissait pour l’essentiel d’agents seigneuriaux (administratores de señorios y agentes) et renvoie au recul du régime seigneurial. Quant à ceux dont l’activité reste indéterminée, leur nombre se trouve accru par la multiplication des professionnels dits sueltos (libres), dont l’effectif est passé de 8 à 49. Cela traduit le fait qu’un nombre croissant d’agents économiques exercent leurs métier en toute indépendance à l’égard de la corporation dont ils pourraient relever, autre signe si besoin était du déclin des institutions corporatives.

Graphique 12 : Évolution des effectifs des catégories socioprofessionnelles chez les actifs imposés à Saragosse entre 1772 et 1828

B) – Activité et fonctions : régression et redistribution

1. Une évolution négative ?

a) La perte de substance de l’artisanat

23Au sein de l’économie urbaine le changement le plus remarquable est le recul de l’artisanat dont les effectifs ont régressé de près de 40 % (graphique12). Nombre de métiers traditionnels ont enregistré un recul notable, voire spectaculaire : 10 professions artisanales ont cessé d’existé aux yeux de l’administration fiscale (tableau 20), alors qu’un seul métier nouveau faisait son apparition ; 37 autres ont enregistré une diminution de leurs effectifs, dont 16 qui en ont perdu au moins la moitié, tandis que 23 seulement manifestent une augmentation. Parmi les professions dont les effectifs ont chuté de la façon la plus spectaculaire, certaines étaient exercées par un grand nombre d’artisans. Tel était notamment le cas des tafetaneros (fabricants de taffetas) ou des pétrisseurs et pétrisseuses de pain (masadores y amasadoras) qui étaient respectivement 134 et 80 en 1772 et qui dans les deux cas ne se retrouvent plus qu’à 8 cinq à six décennies plus tard. Un peu moins forte, mais plus inattendue, est la régression chez les tailleurs (sastres) qui, de 228 à 62, ont perdu près des trois quarts de leur effectif.

24La part des professions organisées en gremios en 1772 est par ailleurs plus importante dans les métiers qui sont en perte de vitesse apparente (32 sur 37) que chez ceux qui semblent en expansion (15 sur 23). Le maintien d’une structure corporative n’a pas toujours permis de conserver le niveau des effectifs, puisque parmi les 36 métiers artisanaux27 qui ont connu un recul numérique, 25 continuent à former un gremio. A contrario, sur les 25 qui enregistrent une expansion, moins de la moitié (12 exactement) constituent encore un cuerpo convenido. En dernier ressort, la corrélation entre le niveau d’organisation d’un métier et le sens de l’évolution de son effectif est loin d’être évidente28. Est-ce à dire qu’en définitive le maintien ou l’abandon de la structure corporative ne répondait pas à une logique économique et fonctionnelle, mais constituait un caractère secondaire de la profession, n’ayant guère d’incidences sur sa situation et n’étant pas non plus directement déterminée par celle-ci?29

25La relation qui pourrait exister entre l’évolution numérique enregistrée par les divers métiers et celle de leurs revenus respectifs échappe également à un schéma global d’explication rationnel. Ainsi, dans le cas des cuerpos qui sont sur la voie du déclin numérique, la part de ceux dont le revenu fiscal moyen est à la hausse s’équilibre approximativement avec celle des métiers qui sont dans le cas contraire30. En revanche, pour les professions qui enregistrent un progrès en nombre d’actifs, celui-ci s’accompagne presque toujours d’une régression de leur niveau d’imposition31. Il semble donc que dans les branches d’activité ayant connu une certaine progression ou qui ont au moins maintenu leur niveau de production, l’augmentation du nombre des agents économiques indépendants ait été en général trop forte par rapport aux capacités d’absorption du marché. La réciproque ne se vérifie pas pour autant, la diminution des effectifs dans une spécialité professionnelle ne signifiant pas nécessairement une amélioration de la position économique et sociale de ceux qui restaient actifs. Deux scenarii au moins sont envisageables pour rendre compte de la contraction du nombre des individus impliqués dans une activité précise : soit il s’agit de l’expression d’une déliquescence, résultant d’une perte de fonctionnalité, comme les peluqueros (perruquiers), ou d’un renforcement de la concurrence extérieure, auquel cas les revenus suivent la même pente que l’effectif de la profession ; soit il y a transformation qualitative du métier, qui connaît alors en son sein une forme de concentration. Celle-ci peut résulter d’une amélioration des techniques de production mais également, de façon parfois parallèle, d’un phénomène de mise en dépendance de certains artisans au profit d’autres, ces derniers accédant à une situation supérieure dans laquelle ils s’apparentent plus à des patrons qu’à de petits producteurs indépendants32.

b) La fabrique : notion incertaine, émergence réelle ?

⮚ La multiplication des fabricantes sur les répertoires fiscaux

26La régression des effectifs du secteur artisanal est d’ailleurs en partie contrebalancée par l’augmentation du nombre des fabricants de 33 à 179 (graphiques 12 et 13). Ce quintuplement répond certainement pour une part à un glissement sémantique, le terme de fabricante se trouvant par exemple utilisé pour désigner les anciens molenderos de chocolate. L’évolution enregistrée dans la confection des bas où l’on passe de 22 tejedores de medias à 4 fabricantes ne semble pas non plus correspondre à un changement important sur le plan social, puisque les uns et les autres affichent des niveaux d’imposition comparables, mais simplement à un déclin de l’artisanat local et sans doute aussi à une évolution des pratiques vestimentaires. En revanche la multiplication par trois du nombre des fabricantes de jabón (savon) s’est accompagnée d’un changement radical de leur profil sociologique qui, autrefois fort modeste, les place désormais parmi les professions apparemment les plus rentables. Dans la mesure toutefois où le cas des fabricantes de aguardientes y licores manifeste une évolution absolument inverse, il paraît délicat de tirer des conclusions générales de l’analyse des niveaux d’imposition. En fait l’usage de plus en plus courant du terme de fabricante est au moins pour une part un effet de la disparition des anciens gremios, qui ont progressivement laissé la place à un artisanat s’exerçant en dehors du cadre corporatif et s’en différenciant par une autre appellation professionnelle, mais dont les caractères essentiels n’étaient pas pour autant différents33.

⮚ Ambition et critères statistiques

27D’autres sources que les répertoires fiscaux nous donnent cependant l’occasion de vérifier la validité des informations qu’ils contiennent et de les compléter pour prendre la mesure de ce qui pourrait être l’amorce d’une industrialisation de la métropole aragonaise34. Comme en France, les débuts du XIX^e siècle correspondent outre-Pyrénées au développement des opérations de statistique industrielle. La volonté d’obtenir des renseignements sur les niveaux et les formes de production répond aux nécessités de réformer le système fiscal et d’accroître le produit de l’imposition en Espagne même, au moment où le pays voit s’émanciper ses colonies américaines et disparaître les revenus qu’il en tirait. À la suite des réformes fiscales de López Ballesteros promulguées en 1824, le président de la Junte d’Aranceles a fait parvenir un questionnaire portant sur le nombre et la nature des fabriques existant dans la province à l’intendant du royaume d’Aragon, qui l’a lui même transmis à la municipalité de Saragosse. Après quelques atermoiements, l’Ayuntamiento a fini par répondre, mais en négligeant certaines questions et en insistant sur le fait que dans la plupart des cas le terme de fábrica ne s’applique pas aux établissements répertoriés à Saragosse, si l’on entend par là désigner des unités de production d’un certain rang. La question du seuil à partir duquel on serait en droit d’utiliser ce vocable n’est pour autant pas abordée dans la réponse formulée par le secrétaire municipal, pas plus que celle des critères selon lesquels les établissements ont été retenus pour figurer dans la liste. Une autre enquête effectuée en 1832 semble moins complète, mais permet d’avoir une idée de l’évolution enregistrée par la plupart des différentes branches35.

28En 1824, 253 établissements au total sont mentionnés36 (tableau 22), qui sont impliqués dans 23 types d’activités, soit seulement un cinquième de l’ensemble des unités de production qui sont listées quatre ans plus tard sur le répertoire industriel. Il est vrai que certaines professions artisanales s’apparentent plus à la prestation de services qu’à la transformation des matières premières, comme celles de perruquier, de maréchal-ferrant ou d’horloger, et que d’autres sont autant commerciales que productives, comme celle d’apothicaire ou l’ensemble des métiers des artisans-commerçants du secteur alimentaire (boulangers, bouchers, etc.). Le critère de la production en série de marchandises susceptibles d’une évaluation quantitative en unités ou en poids a, semble-t-il, conduit à exclure du champ de définition de la fabrique ceux qui réalisaient un ouvrage à la demande du client comme les tailleurs ou les cordonniers par exemple, mais sans doute aussi les professionnels de l’artisanat de luxe, comme les batteurs d’or ou les argentiers ainsi que de tous ceux dont le travail ne s’apparentait pas à une production précisément quantifiable de biens matériels, comme dans le secteur du bâtiment.

⮚ Enquêtes (1824 et 1832) et répertoire fiscal (1828)

29La réponse à l’enquête de 1824 (tableau 22) fait apparaître les 12 sortes de fabricantes qui sont mentionnés dans le répertoire industriel de 182837, date à laquelle les effectifs ont dans l’ensemble légèrement progressé. Si les moulins à huile et à farine que l’on peut considérer comme relevant de la fabrique ne figurent pas dans la statistique élaborée par la municipalité, on y rencontre 9 métiers qu’on peut plutôt considérer comme de nature artisanale. Il s’agit des alfareros (potiers) ; des manteros, dits ici fabricantes de mantas (couvertures) ; des pasamaneros (passementiers) ; des pergamineros, dits fabricantes de pergaminos (parchemins) ; des sombrereros ou fabricantes de sombreros (chapeaux) ; des tafetaneros, identifiables d’après leur effectif sous le nom de fabricantes de tejidos de seda (tissus de soie) ; des tejidores de lino (tisseurs de lin) que l’on peut reconnaître dans les fabricantes de lienzos (toiles) ; des vidrieros (verriers plus que vitriers) qui forment un gremio avec les ojalateros38 (fabricants d’aiguilles) et sont désignés comme fabricantes de vidrio ; des zurradores (tanneurs), dits aussi fabricantes de pieles y curtidos (peaux et cuirs). Le fait pour une profession de former un gremio et pour un artisan d’y appartenir n’a nullement été considéré par les agents de la municipalité comme en soi contradictoire avec l’assimilation au secteur de la fabrique. Sept professions sur un total de 21 sont en effet structurées en véritables corps de métier, parmi lesquelles 2 sont d’ailleurs désignées comme fabricantes sur les répertoires industriels. S’y ajoute ce qui constitue sans doute l’établissement le plus important de la ville, mais qui répond à des impératifs sociaux et religieux autant qu’économiques, à savoir la Real Casa de Misericordia, hôpital et maison de refuge dont les pensionnaires font fonctionner une cinquantaine de métiers, la plupart destinés à la confection de toiles. Parmi les unités de production d’une certaine dimension, il y a aussi la fabrique royale de salpêtre, qui s’ajoute à celles possédées par des particuliers, ainsi que celle, la seule en son genre en Aragon, qui produit de l’eau-forte39. Les deux établissements sont d’ailleurs liés puisque le second est obligé de se fournir auprès du premier qui jouit ici d’une sorte de monopole restreint. De façon globale, entre 1824-25 et 1828 le nombre des unités de production semble en légère progression puisque l’effectif des fabricants du secteur privé est passé de 25040 à 272, soit une augmentation de près de 9 % en quatre ans.

30Le récapitulatif effectué pour répartir la contribution en 183241 semble moins complet, cinq types de produits n’étant plus mentionnés, mais, concernant l’ensemble des branches qui figurent sur les deux documents, l’effectif global est remarquablement stable, passant de 198 à 200 unités économiques. Dans le détail cependant, des évolutions différenciées s’observent : les entreprises produisant les matériaux nécessaires à la construction passent ainsi de 4 à 12, alors qu’inversement l’artisanat de la laine semble poursuivre son déclin, le nombre des fabricants de draps se réduisant de 24 à 9. La branche soyeuse maintient à peu près son effectif, tandis que les ateliers impliqués dans la production de toiles s’accroissent d’un tiers, mais l’enquête précédente mentionnait qu’il s’agissait de petits artisans dont le lieu de travail tenait plus de la boutique (botiga) que de la fabrique. Il faut cependant rester circonspect dans l’interprétation de l’évolution puisque le niveau de l’activité des différents protagonistes reste inconnu et que la contraction du nombre des entrepreneurs dans une branche peut traduire son déclin ou résulter d’un phénomène de concentration horizontale qui peut au contraire accompagner une modernisation et un essor global des quantités produites.

Tableau 22 : Les fabriques saragossanes selon l’enquête de 1824⁽¹⁾

⮚ Volume et débouchés des productions

31Malheureusement, l’aspect qui est sans doute le plus significatif pour prendre la mesure du changement, à savoir l’effectif de la main-d’œuvre, ne fait pas partie des rubriques des enquêtes. La nature et la dimension des fabriques qui sont mentionnées ne peuvent donc être approchées que par le biais des quantités produites et par celui de la destination, locale ou non, des produits (tableau 22). En l’absence du détail des réponses, établissement par établissement, le récapitulatif permet simplement d’avoir une idée des activités qui pouvaient donner lieu, au moins dans certains cas, à des modalités de production dépassant le stade strictement artisanal. Les produits en vrac résultant de la transformation de matières brutes, comme le savon, le salpêtre, l’eau-forte, le vermicelle et l’amidon ou le chocolat étaient destinés en majeure partie au marché extérieur, c’est-à-dire transportés en dehors du partido saragossan avant d’être vendus. C’était également le cas des peaux et des cuirs, des rubans de soie, des chapeaux et des guitares. La quantité de savon produite, plus de 450tonnes par an, soit en moyenne 16 par fabricant, laisse à penser qu’il existait au moins certains établissements de la branche qui avaient plusieurs ouvriers. La tannerie présente également un niveau de production42 qui, compte tenu du nombre très restreint des fabricants (4), semble mettre en jeu des entreprises qui disposaient d’un volant de main-d’œuvre relativement important. Si l’on ajoute que les fabricants de chocolat produisaient en moyenne plus de 9 tonnes chacun par an et que la moitié de la production totale incombait à trois d’entre eux seulement43, que ceux de vermicelle et d’amidon en fabriquaient de leur côté respectivement 5 et 1 tonnes chacun, il y a lieu de penser que la caractérisation comme fabricantes recouvre, en certains cas du moins, la situation du petit patron d’industrie.

c) Récession ou amorce de l’industrialisation ?

32Globalement, artisans et fabricants confondus, le déclin du secteur productif reste spectaculaire (graphiques12 et 13). Il ne s’est pas traduit par une diminution du nombre des professions qui le constituent mais par une forte régression de leur effectif moyen (tableau 23). Les 37 métiers dont les effectifs sont en baisse font perdre près de 750 acteurs au secteur productif, tandis que les 25 professions qui sont dans le cas de figure inverse ne correspondent guère qu’à 130 unités de production supplémentaires44. Reste à savoir si le recul du nombre des patentes donne une image fidèle de l’évolution de la production et du nombre de ceux qui travaillaient pour sa réalisation.

Graphique 13 : Évolution de la structure socioprofessionnelle de la population active civile (indépendants imposés au titre de leur activité professionnelle) entre 1772 (sans les locataires de terres) et 1828 à Saragosse

Tableau 23 : Évolution de la distribution des professions imposées et des actifs indépendants déclarés selon la catégorie socioprofessionnelle à Saragosse entre 1772 et 1828

33Dans l’absolu la régression numérique des unités de production pourrait en effet fort bien résulter d’un phénomène de concentration et s’accompagner d’une augmentation de l’effectif de la main-d’œuvre salariée et de l’ensemble des travailleurs du secteur secondaire. Les commentaires des contemporains sur la situation économique, le contexte historique et surtout l’évolution générale des revenus fiscaux (annexe 65) n’incitent guère cependant à donner trop de crédit à cette hypothèse ou du moins conduisent à considérer que le phénomène qu’elle recouvre ne peut avoir été de très forte ampleur. Reste que le panorama catastrophique de l’évolution du secteur productif offert par les répertoires industriels mérite d’être corrigé en fonction des informations données par les enquêtes industrielles, sans qu’il soit possible pour autant d’évaluer la part qui revient à la modification de la structure des entreprises dans la régression du nombre des unités de productions. Il semble que, parallèlement au déclin inexorable de nombreuses professions de nature artisanale qui survivent difficilement sans réussir à s’adapter au nouveau contexte économique général, qui est certainement assez défavorable pour l’Aragon en cette première moitié du XIX^e siècle, quelques rameaux industriels aient trouvé l’opportunité de se développer.

2. Une tendance quasi générale au repli des productions locales

34Les pertes les plus remarquables en valeur absolue concernent les métiers du textile et de l’habillement ainsi que certains métiers du secteur alimentaire (annexe 66).

a) Le textile : agonie de la soie et possible mutation de la laine

35L’artisanat de la soie qui était dans les dernières décennies du XVIII^e siècle la seule branche textile à faire encore preuve d’un certain dynamisme a été particulièrement touché, le corps des tafetaneros passant de 134 à 8 membres, ce qui représente le plus fort recul hormis les cas d’extinction totale (tableau24) et l’effectif des tintoreros de seda tombant de 26 à 10. Le déclin des pasamaneros ainsi que celui des cordoneros, tous deux divisés par 4 (tableaux 24 et 25), complètent le tableau et permettent de conclure que le processus de déperdition progressive, entamé d’ailleurs dés la fin du XVII^e siècle, s’est poursuivi et pratiquement achevé dans un domaine où pourtant les Ilustrados aragonais avaient déployé beaucoup d’efforts pour maintenir et développer les chances de l’artisanat local.

36Les autres branches textiles, qui jouissaient de meilleures potentialités et de plus d’opportunités que la soie, domaine où les ressources locales devaient rivaliser avec celles de la région de Valence45, ont en revanche moins souffert. Le nombre des tejedores de lino s’est presque maintenu46, mais leur niveau de revenu a manifestement très fortement chuté. Il est vrai qu’ils ont entre-temps abandonné le travail de la laine, qui est devenu le domaine de fabricants spécialisés, au nombre de 9, et dont le niveau social est incontestablement bien supérieur47. Leur émergence renvoie à la libéralisation dont a fait l’objet la fabrication des tissus et aux possibles transformations des conditions dans lesquelles celle-ci se réalisait à Saragosse.

Tableau 24 : L’évolution du secteur textile à Saragosse de 1772 à 1828

37En amont de la branche, on observe un cas d’extinction totale, celui des cardeurs (pelaires), dont on a déjà eu l’occasion de désigner les possibles tenants et aboutissants et qui pourrait en tout cas être le pendant de la montée en puissance du groupe des fabricants. Quant aux peyneros, que l’on peut considérer comme des fabricants de peignes destinés à la préparation des matières à ouvrer, leur gremio s’est dissous, mais il est probable que ce soient des acteurs économiques du même type que l’on retrouve sous l’appellation de vendedores de peynes avec un effectif presque identique.

38Au total l’évolution économique semble avoir largement sapé les fondements des organisations professionnelles qui jusqu’à la fin du XVIII^e siècle continuaient à encadrer l’activité textile en milieu urbain. Moins spectaculaire que le cas de la soie, car concernant une branche déjà fort diminuée au XVIII^e siècle, l’évolution de l’artisanat lainier participe au même processus de dévitalisation de l’économie productive traditionnelle. Si le sens réel de la régression apparente est ici incertain48, il reste clair que l’ensemble du secteur textile a enregistré un recul notable en un peu plus d’un demi-siècle.

b) La modification des pratiques de consommation vestimentaire :

39En aval dans la même filière de production, le recul des sastres (tailleurs), dont le nombre passe de 228 à 62, est à première vue surprenant, d’autant que les autres métiers impliqués dans l’habillement n’ont pas dans l’ensemble subi de fortes baisses (tableau 25). Cette déperdition, si considérable, doit cependant être reliée à l’apparition des prendedores y vendedores de ropas, au nombre de 36 en 1828, et des modistas, dont l’effectif est de 5. La concomitance des deux phénomènes permet de supposer que désormais la clientèle fait moins appel aux tailleurs et se tourne plus vers des intermédiaires, dont le niveau social est d’ailleurs fort modeste49. S’il y a eu entrée en dépendance de certains producteurs, cela s’est donc plutôt fait au bénéfice d’une fraction des artisans, car la forte diminution des effectifs des sastres s’est accompagnée d’une augmentation significative des sommes exigées d’eux par l’administration fiscale, ce qui peut laisser supposer que le nombre de leurs employés s’est accru et qu’une part plus importante des travailleurs se trouve désormais en position subordonnée50. Mais, à ce phénomène s’est sans doute ajoutée une pénétration du marché local par des produits de confection de provenance exogène, probablement catalane, qui étaient écoulés par un nouveau type de revendeurs.

Tableau 25 : L’évolution du secteur vestimentaire à Saragosse de 1772 à 1828

40Chez les peluqueros la régression des effectifs s’est au contraire accompagnée d’une forte diminution du niveau social apparent51, ce qui semble bien rendre compte du cas d’une profession où les opportunités se sont trouvées considérablement réduites du fait de l’évolution de la société et de la culture matérielle. Le nombre des barbiers (barberos), lesquels exerçaient déjà en 1772 leur métier en dehors du cadre corporatif et que le fisc distinguait du gremio constitué par les perruquiers en les désignant comme sueltos, a par contre fait un peu mieux que se maintenir, mais au prix semble-t-il d’un léger tassement du revenu moyen dans la profession52.

c) Le cuir : maintien des tanneries, difficultés du petit artisanat de service

41Le travail du cuir a connu une évolution nettement moins marquée, tant en ce qui concerne les effectifs des différentes professions (annexe 66) que sur le plan de leur revenu fiscal (annexe 67). Le nombre des artisans qui s’y vouaient a simplement diminué d’environ 10 % (tableau 26). Cependant un métier traditionnel, celui des pergamineros, se trouve à la fois fortement dévalorisé et sur la voie de l’extinction53. Les tanneurs (zurradores), considérés comme des fabricants dans l’enquête, continuent en revanche à afficher un niveau de revenu assez élevé. La quantité de peaux et de cuirs qu’ils traitent en 1824-25 laisse par ailleurs penser qu’ils disposent d’un volant de main-d’œuvre pour les seconder (tableau 22).

Tableau 26 : L’évolution du secteur du cuir à Saragosse de 1772 à 1828

42Quant aux cordonniers (zapateros) leurs revenus ont été touchés, qu’il s’agisse de ceux qui réalisaient des chaussures neuves (de obra prima) ou de ceux qui se consacraient à les réparer (de obra secunda)54. Ces deux métiers manifestent d’ailleurs une évolution numérique inverse, les premiers étant un peu plus nombreux en 1828 qu’en 1772, alors que les seconds le sont trois fois moins. Il est probable que la frontière entre les deux activités ait été progressivement mise en cause, en même temps que les règlements et les normes corporatives tendaient à devenir obsolètes. L’ensemble des professions impliquées dans la fabrication et la réparation des chaussures a perdu une part importante de ses effectifs, car à la diminution du nombre des zapateros s’ajoutent la disparition du corps des ormeros y taconeros et la division par deux de l’effectif des alpargateros. Si dans ce dernier cas il est possible de voir la marque d’un effacement du costume régional traditionnel, le recul global, de près de 30 %, est là aussi à relier à l’apparition de nouveaux acteurs commerciaux55.

d) La filière alimentaire : les signes d’une restructuration

43Dans le secteur de la production alimentaire (annexe 66), la régression concerne pour l’essentiel les deux métiers impliqués dans la panification, les amasadores (pétrisseurs), dont le nombre a été divisé par dix, semblent en voie de disparition, tandis que les fourniers (horneros) ont perdu un tiers de leur effectif (tableau 27). Dans le premier cas, le métier a cessé d’être mixte56 et l’indépendance statutaire des acteurs économiques a été mise à mal. S’agissant d’un métier qui n’avait pas de véritable organisation corporative, il semble que beaucoup d’artisans soient devenus les employés des horneros, ces derniers renforçant dans le même temps leur position ainsi que semble le montrer l’augmentation notable de leur revenu fiscal57. Sont également répertoriés en 1828 trois individus qui vivent de l’exploitation d’un four sans appartenir au gremio, mais qui semblent en tirer des revenus beaucoup plus modestes58. Outre cette division récente de la boulangerie, la branche alimentaire, tout en perdant une fraction de ses effectifs, s’est quelque peu diversifiée. Si les buñueleros ne sont que de modestes marchands de beignets, les 8 fabricants d’amidon et de vermicelles font figure d’entrepreneurs avec un revenu fiscal presque deux fois supérieur à la moyenne.

Tableau 27 : L’évolution du secteur alimentaire à Saragosse de 1772 à 1828

44L’apparition sur les répertoires des moulins (18 spécialisés dans la production d’huile et 4 dans celle de farine) est un effet des premières mesures de sécularisation des biens de mainmorte prises par Godoy, car jusqu’au début du XIX^e siècle ces établissements étaient propriété d’institutions religieuses, mentionnées à titre indicatif sur les registres fiscaux sous le nom de Cuerpos Inmortales. Les meuniers quant à eux, qui étaient déjà répertoriés et lourdement taxés pour leur activité en 1772, voient leur niveau d’imposition considérablement minoré, ce qui laisse à penser qu’ils ont bénéficié d’un report de la plus grande partie du prélèvement sur les propriétaires des moulins59.

e) Le travail des métaux : l’impact négatif du changement social

45Dans le travail des métaux la déperdition est de l’ordre du cinquième des effectifs (annexe 66). Outre la disparition de l’ancien corps des fourbisseurs (espaderos), qui ne comptait plus déjà que 4 membres en 1772, 6 professions sur 9 enregistrent un recul numérique (tableau 28). Le recul des batteurs d’or (batidores de oro) les place sur la voie d’une prochaine extinction, le rapport de leurs affaires subissant une spectaculaire plongée60. Le collège des orfèvres (plateros) a perdu plus du tiers de ses membres, mais regroupe encore une bonne trentaine d’individus qui ont à peu près maintenu leur niveau de revenu. À l’inverse le nombre des horlogers (relojeros) a fait plus que doubler mais leur richesse moyenne apparente a été presque divisée par deux. De façon globale le travail des métaux semblent offrir moins d’opportunités qu’un demi-siècle plus tôt, en raison peut-être d’un certain recul des arts somptuaires, lié lui-même à la réduction progressive de la place tenue dans la ville par l’Église et du rôle du cérémonial religieux dans toutes les manifestations publiques. S’y ajoute une probable déperdition de l’aristocratie traditionnelle et une modification de son mode de vie et de ses habitudes de consommation.

Tableau 28 : L’évolution du secteur du travail des métaux à Saragosse de 1772 à 1828

f) Le bâtiment : une mutation dans un environnement peu favorable

46Le recul du secteur de la construction et du bâtiment (plus de 40 %) peut sembler plus surprenant, si l’on considère qu’à l’issue des deux sièges la capitale aragonaise était justement un espace à reconstruire (annexe 66). Certes, vingt années s’étaient écoulées depuis, mais il paraît peu probable qu’avec les moyens dont disposaient les contemporains et dans le contexte de crise qu’avait ensuite connu l’Aragon, la cité ait réussi entre temps à se relever complètement de ses ruines. Les destructions s’étaient accompagnées d’une forte décrue démographique, correspondant à un mouvement d’exode de la population, qui de la métropole avait dû se replier dans les campagnes environnantes, les événements et le contexte économique général ayant par ailleurs infléchi en sens inverse la natalité et la mortalité. À la fin des années 1820, au moment où la ville était en phase de récupération démographique, le contexte aurait donc dû être plutôt favorable pour les métiers du bâtiment. Or on observe la disparition de trois professions, parmi lesquelles deux, les maçons (albañiles) et les plâtriers (aljeceros), étaient organisées en gremio, la troisième, les tejeros, se trouvant en fait remplacée par des fabricants non seulement de tuiles, mais également de plâtre, de briques et chaux. Ces fabricantes, au nombre de 7 seulement manifestent d’ailleurs leur envergure avec une cote de contribution moyenne dont le niveau est trois fois plus élevé que celui des anciens tuiliers (tableau 29).

47Supposer qu’il s’agit désormais d’entrepreneurs ayant la maîtrise de toute la filière des métiers utilisant les matériaux qu’ils fabriquent permettrait d’expliquer la réduction considérable du nombre global des travailleurs indépendants dans le secteur de la construction et du bâtiment, alors que l’effectif des charpentiers a au contraire légèrement progressé. La prolétarisation des travailleurs dans le secteur peut d’ailleurs déjà s’observer au cours du XVIII^e siècle avec la diminution du nombre des albañiles, les maîtres restants étant devenus des chefs de chantiers ayant sous leurs ordres un effectif accru de peones. Les plaintes provenant de certains artisans ou fabricants à l’occasion de l’enquête confirment d’ailleurs qu’il n’y avait pas de difficulté pour recruter de la main-d’œuvre dans le bâtiment puisque certains artisans, parmi les chapeliers par exemple, en étaient réduits, face à la concurrence des marchandises proposées par les commerçants, à s’embaucher comme manœuvres (peones de albañil)61. L’évolution peut aussi être reliée à l’apparition de nouveaux acteurs, qui se classent parmi les prestataires de services, les architectes qui paraissent ici entrer de façon concrète et directe dans la conduite des chantiers en tant que véritables entrepreneurs en bâtiment.

Tableau 29 : L’évolution du secteur du bâtiment à Saragosse de 1772 à 1828

48Mais d’une façon générale l’urbanisme saragossan est peu dynamique (annexe 88) et le mouvement de construction ou de reconstruction de l’habitat ne connaît pas d’élan significatif dans la première moitié du siècle. En 1860 encore, le guide de l’année reconnaît que l’antique métropole aragonaise reste « quelque peu réticente et indolente » alors que dans toutes les autres localités importantes de la péninsule l’évolution du goût et « l’esprit de l’époque » ont conduit à restaurer et à remodeler l’ancien bâti et à ériger de nouveaux immeubles62. La même source déplore également le mauvais pavement des rues et reconnaît qu’il est difficile de trouver une capitale régionale où la voirie soit en plus mauvais état et dans laquelle son amélioration laisse plus à désirer63. Le recul des métiers liés à la construction et aux travaux publics se comprend d’autant mieux que la seconde moitié du XVIII^e siècle avait été tout au contraire une période active sous l’impulsion de deux moteurs principaux : d’une part, les commandes émanant des couvents et de l’Église en général, les travaux d’embellissement et d’achèvement de la basilique du Pilar ne représentant que l’aspect le plus spectaculaire d’un mouvement de grande ampleur de construction ou de rénovation des bâtiments religieux64; d’autre part, la réalisation à l’instigation de Pignatelli du projet du Canal Impérial qui allait mobiliser une main-d’œuvre importante, dont une partie seulement provenait des troupes stationnées dans la ville et des prisonniers qui y étaient incarcérés.

3. Le renforcement du rôle commercial

49La décroissance massive de l’effectif des artisans et semble-t-il du secteur productif dans sa globalité s’est accompagnée d’un doublement du nombre des commerçants (graphiques 12 et 13).

a) Négoce et revente : essor des tratantes et des vendedores

50Les effectifs du secteur commercial sont passés de 730 à 1512 individus et le nombre des professions de 23 à 41. Par la même occasion la part des métiers structurés en gremios, déjà faible chez les commerçants, a encore reculé65, aucune des nouvelles professions ne formant une véritable corporation (tableau 30). La multiplication du nombre et des types de tratantes et de vendedores66 manifeste le développement rapide et simultané d’activités purement commerciales, qui occupent désormais une grande part des acteurs économiques locaux. Cette évolution correspond dans une certaine mesure à un processus de différenciation entre les secteurs productif et commercial, alors que jusque dans la seconde moitié du XVIII^e siècle l’économie artisanale et corporative se caractérisait par une assez large confusion des activités de transformation et de mise en vente. De ce fait le glissement de l’économie saragossane vers l’échange est quelque peu exagéré par la statistique professionnelle.

Tableau 30 : L’évolution du secteur commercial à Saragosse de 1772 à 1828

51La diversification se manifeste également par le fait qu’un nombre croissant d’acteurs commerciaux sont spécialisés (annexe 69). Apparaissent ainsi des commerçants, caractérisés par leur implication dans le domaine vestimentaire (prendedores y vendedores de ropas et modistas67), alors que les effectifs des producteurs dans le secteur se contractent notablement. D’autres font négoce ou trafic de cuirs ou de produits dérivés, comme les chaussures ou les harnais et autres effets liés à l’utilisation de montures68. Dans le dernier cas, qui ne représente d’ailleurs que trois nouveaux commerçants, la bourrellerie traditionnelle ne semble pas avoir été touchée, alors qu’au contraire l’artisanat de la chaussure pâtit de l’installation de dix tratantes. Il est vrai que ces derniers ont plus d’envergure que les tratantes en esquilas y otros effectos de guarnicioneros dont le niveau économique est des plus modestes.

b) Les chances du commerce des denrées

⮚ Explosion et diversification

52Dans la branche alimentaire (annexe 69), les commerçants sont presque deux fois et demie plus nombreux en 1828 qu’en 177269. Dix-huit professions se consacrent désormais exclusivement au commerce de produits alimentaires, alors que 11 seulement étaient dans ce cas. Parmi ces dernières deux ont d’ailleurs disparu, marchandes de morue (abadejeras) et marchands de sardines (sardineros y algeros) ayant cédé la place à des vendeurs de poisson. Entretemps 9 autres spécialités commerciales ont fait leur apparition, qui mettent en jeu 392 commerçants. Les plus nombreux (110) sont ceux qui vendent des produits maraîchers (vendedores de hortaliza), ce qui reflète les progrès accomplis par ce type de cultures, à mesure que de nouvelles terres étaient mises en irrigation70 grâce à la construction du Canal Impérial.

⮚ La part des petits producteurs

53Cependant, en ce cas comme en d’autres −celui des vendeurs d’œufs notamment − on peut supposer qu’il s’agissait de producteurs. Le changement résiderait alors surtout dans le fait que la mise en vente directe de leurs produits par les maraîchers et les petits paysans vivant sur le territoire municipal fait désormais l’objet d’une taxation, alors même que l’activité agricole cesse d’être en elle-même soumise à un prélèvement fiscal. Cette hypothèse peut d’ailleurs être étendue à l’ensemble de la branche commerciale alimentaire, dont l’extraordinaire croissance numérique répondrait à la disparition des arrendatarios de tierras sur le répertoire industriel71. Le faible niveau d’imposition affiché par la plupart de ces nouveaux acteurs commerciaux coïncide d’ailleurs bien avec l’idée qu’il s’agit en fait de petits producteurs locaux écoulant leur production. Pour autant tous les progrès enregistrés par le commerce des denrées ne sont pas à mettre à l’actif de ce type d’acteurs économiques. Les tenderos, équivalents espagnols des épiciers français, dont le nombre s’est notablement renforcé72, de 127 à 183, ne peuvent ainsi être considérés en tant que représentants du secteur primaire vendant directement leur production.

⮚ Réorganisation des circuits de distribution des viandes

54Les cas des deux sortes de tratantes en produits alimentaires (en agneaux et en chevreaux d’une part, en ails de l’autre) qui ont fait leur apparition dans les répertoires industriels sont plus difficile à évaluer. Si les seconds peuvent être considérés comme des revendeurs spécialisés, les premiers doivent être considérés en tenant compte des contraintes que représentait l’acheminement sur pied du bétail dans un pays où la circulation était partout difficile et rendait indispensable l’intervention d’intermédiaires spécialisés capables d’aller chercher et de ramener les animaux. Ces marchands de bétail, qui étaient en même temps conducteurs de troupeaux, n’étaient donc pas des négociants installés en ville, mais correspondraient plutôt aux trafiquants toulousains, leur activité impliquant une grande mobilité et ne leur procurant qu’un revenu assez modeste. En revanche les fournisseurs de viande (abastecedores de carnes), au nombre de 17, étaient des acteurs économiques de grande envergure, qui disposaient d’un revenu plus de 16 fois supérieur à la moyenne. Comme les ganaderos ont de leur côté enregistré une érosion de leur position économique73, il semble que les circuits de distribution des viandes se soient réorganisés en même temps probablement que leur consommation se diffusait74. La puissance économique et financière des fournisseurs reposait sans doute sur un monopole de l’abattage, dont la réglementation aurait été l’occasion d’une prise de contrôle pour quelques acteurs ayant les moyens d’en assurer la réalisation. L’activité de cette oligarchie ne ressortirait donc pas simplement de la sphère de l’échange, mais participerait au contraire au processus de transformation et de traitement des produits au sein de la chaîne agro-alimentaire.

c) Un repli sur les activités d’échange ?

55De façon plus générale, si l’on retient l’hypothèse d’une sorte de basculement dans l’appréhension fiscale de l’activité agricole, l’essor pris à première vue par la fonction commerciale serait à minorer. En faisant complètement abstraction des gains enregistrés par la branche alimentaire, les progrès de la sphère commerçante sont simplement de 255 individus. Mais la hausse des effectifs concerne en grande partie des professions écoulant des produits dont la commercialisation était déjà spécifiée dans le répertoire industriel en 1772 et qui correspondent à une augmentation nette de 179 actifs commerciaux. À ce compte-là, le développement de l’activité commerçante met au moins en jeu 434 professionnels supplémentaires, soit une hausse de près de 60 %. Par ailleurs la situation de producteur-vendeur était sans doute déjà celle d’un certain nombre d’acteurs commerciaux impliqués dans branche alimentaire en 177275.

56L’association de la production et de la commercialisation et l’intersection des secteurs primaire et secondaire apparaissent donc comme des caractères permanents de l’économie saragossane et les modifications du système fiscal ne peuvent à elles seules rendre compte des progrès enregistrés par la fonction commerciale. Le fait que la vente directe du fruit de leur travail par des maraîchers, des éleveurs et les petits paysans fasse l’objet d’une taxation montre en tout cas que l’importance de leur fonction commerciale et des bénéfices qu’ils en tirent est désormais mieux cernée, alors même que le secteur secondaire semble au creux de la vague, se ressentant du déclin de beaucoup des métiers artisanaux, sans qu’émergent, de façon vraiment significative du moins, de nouvelles modalités techniques de transformation des ressources locales.

57La ville semble s’être spécialisée dans la fonction commerciale au moment où de larges pans du secteur productif se trouvaient emportés sous l’effet d’une conjoncture économique globalement négative, marquée par un effondrement de l’économie locale et la capture du marché de consommation par les productions allogènes. Dans ce contexte, la capitale continue à jouer son rôle de plaque tournante dans la distribution des marchandises à l’échelle régionale. Par ailleurs, le négoce des produits agricoles paraît toujours offrir de bonnes opportunités. La désindustrialisation aragonaise, phénomène de longue durée qui avait débuté au cours du XVII^e siècle, s’est en effet accompagné d’un processus de spécialisation agro-pastorale76, l’Aragon se trouvant de plus en plus confiné dans le rôle de fournisseur de produits agricoles bruts, à destination surtout de la Catalogne.

Tableau 31 : L’évolution du secteur des services à Saragosse de 1772 à 1828

58À terme cependant, la maîtrise de ce commerce allait ainsi pour une part échapper aux négociants autochtones, les Catalans venant directement s’approvisionner auprès des producteurs aragonais77. Cette évolution ne s’observe toutefois pas encore en 1828, puisque le nombre des tratantes spécialisés dans le négoce des produits agricoles bruts a finalement progressé de façon assez nette78. Les progrès en ce domaine sont à relier à l’amélioration des conditions de production et de transport à la suite de la mise en eau du Canal Impérial. Globalement, le commerce de productions agro-alimentaires se développe et, malgré l’ingérence catalane, est appelé à devenir la spécialisation de la région de Saragosse au cours du XIX^e siècle79.

4. La stagnation des services

59Dans les professions de service, le tassement apparent des effectifs, qui passent de 220 à 197 acteurs indépendants, recouvre plusieurs phénomènes de sens contraire (tableau 31).

a) Le déclin des porteurs d’eau

60La régression incombe dans sa totalité aux aguadores, qui de 100 en 1772 passent à 70 en 1828. S’agissant d’un métier qui reflète la carence des équipements d’adduction d’eau, cette évolution apparaît à première vue comme la marque d’une modernisation de la ville en ce domaine. Mais tel n’était probablement pas le cas puisque la seule et unique fontaine existant à Saragosse en 1860 avait été construite selon le guide de la ville entre 1833 et 184580. La diminution du nombre des aguadores ne provient pas non plus d’un changement dans le procédé de transport de l’eau puisque le guide indique que le nouveau type de porteurs d’eau, qui à la place des traditionnels bourricots utilisent des voitures-citernes tirées par un cheval, ne sont apparues que peu d’années avant 186081. Dans la mesure où le nombre des puisatiers, qui étaient d’ailleurs également chargés du pavement de la voirie, est en forte diminution, la multiplication des puits n’est sans doute pas non plus en cause. Restent alors d’une part les effets de la construction du canal qui facilite l’accès à l’eau et permet un meilleur ravitaillement et d’autre part une modification des habitudes de consommation. Celle-ci semble se faire dans le sens d’une rationalisation et le souci d’économie l’emporte désormais sur une pratique associant à la facilité de l’approvisionnement l’entretien d’un lien social de type traditionnel qui conforte le chaland dans sa position autant qu’il assure au fournisseur un moyen de gagner sa vie82.

b) Le faible dynamisme des transports

61Parallèlement, plusieurs autres professions enregistrent un développement plus ou moins prononcé : les loueurs de voitures, dont l’effectif a progressé de 57 à 62, les portefaix (arroberos), qui au lieu de 12 sont désormais 15, les voituriers (trajineros) enfin et surtout, qui fournissaient notamment en paille les écuries83 et dont le nombre est passé de 22 à 30. Il est vrai que dans le même temps les muletiers, impliqués quant à eux dans le transport de l’huile, ne figurent plus sur la liste des professionnels imposés au titre de leur activité. Envisagé dans sa globalité, le secteur des transport ne manifeste donc pas de dynamisme particulier. Toutefois, l’ensemble des employés du Canal Impérial, qui constituait une véritable administration à part, ne faisait apparemment pas l’objet d’un prélèvement fiscal. Cette occultation entraîne une sous-estimation de la place tenue par les transports dans le spectre socioprofessionnel et contribue aussi à minorer quelque peu les effectifs du secteur productif, puisque un certain nombre d’artisans (des charpentiers notamment) travaillaient aux ouvrages du Canal et à la réalisation des embarcations qui y circulaient.

Conclusion : un bilan incertain et mitigé

62L’analyse approfondie des données fiscales débouche à Saragosse sur un triple constat. D’abord l’interprétation des informations comporte une marge importante d’incertitude car, contrairement à ce qu’il en était pour la fin du XVIII^e siècle, nous ne disposons pas de recensement à une date suffisamment proche qui permette de confirmer leur validité. On ne peut à cet égard qu’inférer de l’apparente fiabilité des cabreos de industria à une époque antérieure la représentativité des informations figurant sur ceux des années 1820. Mais cette projection est aléatoire, concernant une époque charnière qui voit se désagréger le modèle corporatif et qui est marquée par des troubles politiques et militaires qui ont modifié la situation des métiers urbains et leur appréhension fiscale par les autorités.

63Une fois posé ce préalable, qui invite à une grande circonspection, l’évolution économique et sociale apparaît surtout marquée par le recul du secteur productif. Une part de cette régression est toutefois un effet de la documentation, qui ne répertorie que les acteurs économiques indépendants, alors même qu’émergent certains établissements productifs susceptibles d’employer une main-d’œuvre salariée plus abondante que ne le faisaient les anciens maîtres des corps de métiers traditionnels. Globalement cependant l’évolution reflète surtout le déclin de ces derniers, dans presque toutes les branches d’activité. Parallèlement, la fonction commerciale de Saragosse se renforce. En ce qui concerne les produits alimentaires, il faut faire la part des chances des petits producteurs, qui se multiplient et sortent de l’économie informelle pour intervenir de façon officielle et indépendante sur le marché local, en liaison avec le développement de l’irrigation et l’extension de la superficie en culture. La régression qu’enregistrent certaines activités de transformation, comme la fabrication des chaussures, renvoie à l’apparition de commerçants spécialisés, dont le champ d’action est d’ailleurs clairement ressenti comme une menace par les artisans locaux84. Les plaintes de ces derniers constituent un indice de la progressive mise en place d’un marché interrégional et plus particulièrement de la pénétration du marché aragonais par les Catalans

64Le bilan de l’évolution suivie par la capitale aragonaise entre le début des années 1770 et la fin de la décennie 1820 est donc mitigé. D’une part, il est clair que l’artisanat n’a pas, bien au contraire, enrayé le déclin qu’il subissait déjà au siècle précédent, alors que l’émergence de nouvelles techniques et modalités de production hors du cadre corporatif reste encore limité. D’autre part, le rôle de place commerciale de la cité s’est indéniablement renforcé dans des proportions significatives. Ce développement paraît toutefois mettre en jeu un monde de petits vendeurs (dont sans doute un certain nombre sont aussi des producteurs agricoles) et d’intermédiaires d’envergure assez restreinte plutôt que refléter un élargissement du milieu du négoce à proprement parler.