1Le premier moment de la comparaison entre Toulouse et Saragosse a permis de confirmer, d’expliquer et de projeter vers 1770 l’image de la ressemblance qui s’était imposée plus d’un siècle et demi auparavant à Barthélémy Joly1. En plein XIX^e siècle, le Général Baron Lejeune, peintre des champs de batailles napoléoniens, est à son tour frappé lors de son arrivée dans la cité garonnaise par sa « ressemblance extraordinaire » avec la victime des sièges dont la représentation picturale a été justement l’occasion de réaliser une des séries majeures de son œuvre2. Mais la similitude rétrospective qu’il évoque ne tient pas compte des effets dévastateurs de cet épisode héroïque qui, joints à une conjoncture nationale globalement plutôt malheureuse, ont sérieusement endommagé l’apparence de la cité de l’Èbre et stoppé ou du moins freiné son évolution et sa modernisation. Avant d’examiner de façon approfondie les caractères de chacune des deux économies urbaines tels qu’ils se présentent dans les années 1820, il convient de prendre la mesure à travers l’historiographie de la longue période de bouleversements qu’ont traversée de façon différenciée les deux pays et d’envisager comment les deux cités ont été affectées et ont réagi à des conjonctures nationales à première vue plutôt divergentes.

A) – Dynamiques nationales à l’issue des french wars

1. Le prisme de la révolution

2Le concept de révolution a au moins deux acceptions dans le champ des sciences humaines, qui, tout en ayant des liens évidents entre elles, n’en sont pas moins distinctes l’une de l’autre. La révolution, prise de pouvoir, temporaire ou durable, de type insurrectionnel et qui vise à un renversement de l’ordre établi, est en effet aussi invoquée à propos de tout changement important dans la société du moment que celui-ci est profond, relativement rapide et non susceptible d’être remis en question à court terme. C’est qu’en réalité depuis le XVIII^e siècle le terme est devenu un « explosif sémantique »3 et a fini par être appliqué indifféremment dans tous les domaines à n’importe quelle modification d’état dès lors qu’on veut mettre en valeur celle-ci. En ce qui concerne les processus historiques affectant une communauté de grande dimension, on relèvera qu’au cours du XIX^e siècle le sens politique du mot, qui depuis le XVII^e siècle tendait à devenir de plus en plus usité4, a été à l’origine d’une extension linguistique par l’intermédiaire de laquelle les sciences humaines naissantes se sont appropriées le terme pour désigner les changements essentiels qu’entendaient décrire et expliquer sociologues ou économistes, que ceux-ci se produisent ou non à travers des bouleversements politiques dramatiques et violents. Marx et Engels dans la seconde moitié du XIX^e siècle −mais l’acception marxiste n’est vraiment entrée dans le langage courant des sciences humaines qu’au XX^e siècle −, ont concilié cette généralisation avec le sens politique originel en fondant une philosophie de l’histoire qui prétend expliquer tous les changements affectant les sociétés par une lutte entre les classes qui la composent, qui passe inévitablement par des épisodes de violence, ces derniers prenant avec le développement du capitalisme l’aspect de révolutions politiques.

3Ce détour n’est pas inutile pour saisir la situation dans laquelle se trouve l’historien qui s’intéresse dans une perspective comparative aux réalités française et espagnole du premier XIX^e siècle, puisqu’il est confronté, de façon parfois critique, à la polysémie d’un terme devenu paradigme, tout particulièrement dans l’historiographie espagnole immédiatement postérieure à la période franquiste. Celui-ci renvoie d’abord à des événements politiques, que, comme dans le cas de la Révolution française, ceux-ci aient abouti en quelques mois à mettre à bas, souvent de façon définitive, des institutions séculaires, ou qu’ils n’aient représenté, ainsi qu’on l’observe à plusieurs reprises en Espagne, qu’un changement éphémère, comme dans le cas du trienio constitucional ou liberal, voire virtuel, comme dans celui de la Constitution de Cadix. Mais la révolution revient aussi comme un leitmotiv sous la plume de ceux qui veulent mettre en exergue un processus de plus longue haleine, celui qui voit la montée en puissance des classes bourgeoises ou populaires, ou du moins leur aspiration à plus de pouvoir, de richesse et de reconnaissance, l’avènement de nouveaux rapports sociaux supplantant plus ou moins progressivement ceux qui caractérisaient l’Ancien Régime ou encore l’émergence de formes économiques résultant de la mise en application de nouvelles techniques dans des structures de production transformées. Cette surcharge sémantique est profondément gênante pour appréhender concrètement quels sont dans la décennie 1820 les changements qu’ont effectivement enregistrés les sociétés française et espagnole depuis les années 1770.

2. La révolution dans la loi et les rapports sociaux

a) Une antienne : la fin du « féodalisme » et la « transition au capitalisme »

⮚ Abolition française

4En deçà des Pyrénées, la restauration de l’ancienne dynastie sur le trône n’a pas entraîné le rétablissement des institutions antérieures à 1789, qu’il s’agisse de l’organisation judiciaire, de l’enseignement, de l’armée, ou encore de la réglementation économique et des droits exclusifs dont étaient censés jouir les corps de métiers dans l’exercice de leur activité. Le complexe de rapports sociaux que constituait l’Ancien Régime et la conception de la propriété ou de la possession des biens et des droits qui le fondait ont été irrémédiablement détruits par la Révolution, produisant une mutation qui a été entérinée par le Code Civil. Il en va ainsi à la suite de la fameuse nuit du 4 août 1789 de ce que l’historiographie désigne souvent sous le terme de féodalisme, expression en théorie impropre mais reprise du langage de la fin du XVIII^e siècle et qui renvoie pour l’essentiel au régime seigneurial. Toutefois, l’abolition ne fut ni immédiate ni absolue puisque les droits dits féodaux, initialement déclarés rachetables, n’ont été définitivement supprimés que par la Convention en juillet 1793 et qu’on en relève de fait de nombreuses survivances durant tout le premier tiers du XIX^e siècle, parfois même bien au-delà, surtout dans l’Ouest et le Sud-Ouest du pays5.

⮚ Aléas et atermoiements espagnols

5Le pendant espagnol du 4 août se trouve dans le décret du 6 août 1811 pris par les Cortes de Cadix6, bien que l’on puisse trouver un précédent dans les décrets napoléoniens de Chamartin7. Ceux-ci suppriment tous les droits féodaux, ainsi que les justices seigneuriales, en même temps que les douanes intérieures et l’Inquisition8, et complètent la Constitution élaborée en quelques jours en mai 1808 à Bayonne qui avait déjà mis un terme à tous les privilèges9. Mais Joseph n’eut jamais les moyens de mettre réellement en application cette constitution et les mesures prises à Cadix entre 1810 et 1813, comme celles qui l’ont été quelques années plus tard, pendant le trienio constitucional, furent ensuite abrogées par Ferdinand VII lorsque celui-ci, à deux reprises, en 1814 d’abord, puis en 1823, rétablit l’absolutisme10. Faut-il en conclure pour autant que des dispositions de ce type, qu’elles concernent la terre et la paysannerie ou l’économie urbaine et les couches artisanales qui y étaient impliquées − notamment la liberté de l’industrie décrétée par les Cortes en juin 1813 sur laquelle est revenue Ferdinand VII en février 1815 −, et qui visaient à instaurer de nouveaux rapports sociaux ont eu un impact très faible et éphémère, voire nul dans l’Espagne du premier tiers du XIX^e siècle ?

6Cela n’a rien d’évident si l’on considère par exemple qu’à partir de 1808 les chiffres des dîmes ne sont absolument plus fiables pour mesurer l’évolution de la production agricole11, car le prélèvement décimal ne s’effectue plus sur une base régulière comme il en avait été jusqu’alors. Les troubles liés à la guerre elle-même ne sont peut-être pas la seule cause de cette rupture et il n’est pas improbable que certains secteurs de la paysannerie aient eu conscience, même s’ils ne se reconnaissaient guère dans les autorités dont émanait la législation révolutionnaire, que la légitimité des anciens prélèvements était atteinte en profondeur et que ceux-ci étaient appelés à disparaître définitivement. En réalité d’ailleurs les choses étaient sans doute encore plus complexes, puisque la disparition − envisagée comme un acquis ou en tant que perspective à moyen terme − de la seigneurie faisait l’objet d’interprétations contradictoires par ceux qui en étaient les détenteurs et qui considéraient qu’elle était a priori transformable en un droit de propriété simple et par ceux qui en supportaient jusqu’alors le poids et qui s’efforçaient de la réduire à un aspect juridictionnel, qu’elle était pourtant loin de toujours comporter, mais dont l’abolition semblait rencontrer un plus large consensus12. Ainsi, au sein même du monde paysan, l’attitude adoptée à l’égard des mesures les plus novatrices, pour autant qu’elles fussent connues et prises au sérieux, devait varier au gré des rapports de force locaux et de l’indépendance d’esprit de ceux qui pouvaient espérer en bénéficier pour s’affranchir de certaines de leurs charges. Il faut aussi faire la part de la force des choses dans un contexte particulièrement difficile et l’on sait que les exigences fiscales renforcées de l’absolutisme restauré ont parfois conduit les tenanciers ruraux à détourner vers le fisc la part des récoltes qu’ils destinaient jusqu’alors au prélèvement décimal ou seigneurial13.

b) Les chemins de la liberté industrielle

⮚ Espagne : désagrégation progressive et velléités réformistes

7En ville, il y a lieu de supposer que des populations globalement mieux informées et plus aptes à sentir de façon autonome le sens de leurs intérêts ont pu tenir pour acquises des mesures révolutionnaires, comme celles qui détruisaient les privilèges des gremios, dès lors qu’elles y étaient favorables, s’agissant d’individus, comme les travailleurs qui restaient en marge du système corporatif et qui pouvaient espérer tirer avantage de sa disparition, ou de secteurs qui dans la lignée de la pensée ilustrada la plus avancée avaient une vision globalement négative du rôle économique et social tenu par les anciennes institutions professionnelles. Dans l’ensemble cependant, les défenseurs des prérogatives corporatives devaient l’emporter en milieu urbain, surtout dans les villes comme Saragosse14, pour lesquelles les retombées positives instantanées de l’ouverture et de la liberté économiques n’étaient pas évidentes et il n’est donc pas tellement surprenant que les organismes corporatifs n’aient guère fait l’objet d’attaques frontales, d’autant qu’en bien des cas une mise en cause directe n’était pas nécessaire, car le contexte économique général suffisait à leur affaiblissement et parfois conduisait à leur extinction rapide.

8Les dernières mesures réformistes prises en la matière sous Charles IV, notamment celles qui libéraient l’accès aux métiers (1797-98), avaient suscité une âpre résistance dans une ville comme Barcelone15. Les Cortes de Cadix étaient allés encore plus loin sans pour autant, à l’instar de ce qu’avait fait en France la Constituante en 1791, supprimer purement et simplement les organismes corporatifs, qui se trouvaient convertis en associations volontaires tout en conservant leur forme traditionnelle et certaines de leur fonctions16. Mais, en 1813, Ferdinand VII annula toutes les dispositions adoptées à Cadix, de même que les décisions émanant de l’administration joséphine et rétablit dans leur validité les anciennes ordonnances des gremios, tout en mettant en place un plan qui visait à réformer ces derniers. En réalité, cependant, les ordonnances corporatives étaient déjà en contradiction avec les réformes adoptées sous les deux précédents Bourbons, comme celle qui avait supprimé en 1772 les avantages dont avaient joui jusqu’alors les natifs d’une cité pour y exercer un métier17. Que ces réformes aient été ou non effectivement appliquées dans les différentes villes espagnoles reste cependant difficile à savoir, mais le nouveau souverain, renouant avec la politique du despotisme éclairé, entendait aboutir à leur mise en conformité avec la législation édictée au niveau central. La procédure s’est toutefois avérée suffisamment longue et complexe pour être interrompue avant terme par les événements de 1820 qui entraînèrent le rétablissement temporaire du décret de 1813. Au cours de la seconde phase de retour à l’absolutisme, ouverte en 1823, la situation semble n’avoir guère évolué malgré les velléités réformistes de certaines sphères du pouvoir18. Il y a tout lieu de croire que dès cette époque la structure corporative devenait de plus en plus fictive et que les prérogatives des gremios étaient de moins en moins observées. Par ailleurs les cadres réglementaires de l’économie ne restaient pas statiques. C’est ainsi qu’en 1825 la nouvelle Junta de Fomento de la Riqueza del Reino (fondée en 1824) rédigea la Loi des Mines qui organisait une privatisation du sous-sol et qu’en 1829 était promulgué un code de commerce19 qui réglait la création des sociétés chargées de mobiliser les capitaux20.

⮚ France : persistance des thèmes, nouveauté du régime

9En France les mêmes formules juridiques (essentiellement les sociétés en commandite et anonymes) avaient été mises au point dans le Code de Commerce de 180721. Concernant l’organisation du monde du travail en ville, la loi d’Allarde du 2 mars 1791, en même temps qu’elle instaurait le principe de la patente22, avait mis un terme définitif au modèle corporatif qui s’était imposé dans la seconde moitié du XVII^e siècle et qui était fondé sur un partage de la puissance publique dans le domaine industriel entre le gouvernement monarchique, les cours de justice et les corps de métier23. Steven L. Kaplan a toutefois fait ressortir les singularités et la spécificité du néocorporatisme qui s’est progressivement mis en place après le retrait de la mesure abolitionniste prise par Turgot en février 177624. Ce nouvel éclairage permet de remettre en perspective une abolition que l’on a sans doute trop envisagée dans la perspective des événements et de la dynamique révolutionnaires. La suppression de 1791 est intervenue à l’issue de plusieurs décennies de débats sur la validité et la légitimité du système corporatif et après que ce dernier avait enregistré d’importantes transformations25. La mesure n’a donc sur le moment guère suscité d’opposition, non seulement à l’Assemblée et dans l’ensemble des populations citadines, mais aussi dans les milieux directement impliqués dans l’artisanat26, d’autant plus que, pour beaucoup, les textes fondateurs d’août 1789 sous-entendaient déjà la disparition des corporations.

10Pour autant, les tenants du corporatisme ou du moins du maintien d’une dose de corporatisme dans l’organisation du travail n’ont pas entièrement désarmé. Sous l’Empire et la Restauration, nombreux étaient ceux parmi les petits entrepreneurs qui auraient souhaité le rétablissement d’organismes professionnels de type corporatif et qui obtinrent dans certains cas l’autorisation de former des sortes de syndicats professionnels grâce à l’appui de secteurs de l’administration impériale ou royale27. L’exemple concret de Lille étudié par Gail Bossenga montre que la nostalgie du système corporatif pouvait s’exprimer et se faire partiellement entendre dans des cités touchées par un véritable capitalisme industriel, puisque trois anciens corps de métier y eurent un rôle important dans le rétablissement temporaire d’une réglementation économique et professionnelle, le cas le plus frappant étant sans doute celui des boulangers qui à partir de 1813, à la faveur d’une sévère pénurie de blé, reconstituèrent sous l’égide de la mairie un nouveau corps qui était pratiquement aussi astreignant que l’ancienne corporation28. Sans doute s’agit-il d’un cas extrême qui s’explique par les nécessités du ravitaillement, mais il est certain que les liens tissés entre les anciens membres des corporations n’ont pas été aussi brutalement et complètement rompus qu’on pourrait le croire en s’en tenant à la lettre de la loi. Par ailleurs Chaptal, ministre de l’intérieur de Bonaparte, décida en 1802 de rétablir et de généraliser les anciennes chambres de commerce que le XVIII^e siècle avait vu se développer dans toutes les grandes villes du royaume, et de créer de nouvelles chambres consultatives des manufactures, fabriques, arts et métiers29, offrant ainsi aux couches supérieures des milieux économiques urbains un lieu de régulation interne et une instance de représentation30.

11D’une façon plus générale la législation mise en œuvre à partir de 1791 n’est pas en tout point un contre-modèle de celle qui prévalait sous l’Ancien Régime. Les continuités ne sont pas exceptionnelles dans l’esprit comme dans l’application de la loi et notamment dans le cas de la police du travail, qu’il s’agisse de l’obligation du livret ouvrier instaurée en Germinal an XI31, qui ne fait en définitive que reprendre une pratique que s’était efforcée de généraliser la monarchie en 1781, ou de la mise en place dans la capitale et en province, sous l’impulsion des représentants du gouvernement durant la période napoléonienne et la Restauration, de véritables bureaux de placement de la main-d’œuvre qui n’étaient guère différents de ceux qui s’étaient multipliés dans la seconde moitié du XVIII^e siècle dans plusieurs professions et dans un assez grand nombre de villes32. La crainte était grande de voir se développer, en dépit de la loi Le Chapelier, des ententes entre ouvriers qui viendraient entraver le régime général de liberté du travail et qui constitueraient une menace pour l’ordre social et un possible ferment d’agitation politique33. Car la disparition des anciennes corporations avait des effets notables dans le domaine de la police du travail, qui avait été une de leurs fonctions essentielles sous l’Ancien Régime34. Le souci d’encadrer le monde du travail urbain a conduit les autorités, sous l’Empire déjà35, mais plus encore sous la Restauration, à adopter une attitude ambiguë vis à vis des compagnonnages. Ceux-ci, tout en étant redoutés pour les débordements qu’ils généraient et les capacités d’organisation ouvrière qu’ils pouvaient représenter, apparaissaient aussi comme de possibles vecteurs d’un contrôle policier36 et comme l’expression d’une aspiration à l’ordre et à la hiérarchie chez les travailleurs urbains37, sans oublier que l’incessante et parfois violente rivalité qui opposait entre elles les différentes obédiences a pu assez rapidement être perçue comme un frein au développement de mouvements sociaux à grande échelle. Certaines des fonctions assumées par les anciennes corporations semblent avoir été reprises par les compagnonnages, telle que la validation des compétences acquises par l’intermédiaire d’un chef-d’œuvre38. Quant aux nécessités de l’assistance pour tous ceux qui subissaient des revers de fortune, elles ont conduit les autorités à autoriser, voire à encourager la formation de sociétés de secours mutuel, tout en essayant de circonscrire étroitement leur activité au domaine de l’entraide39. La promotion de ces organisations d’assistance bénévole, qui étaient des réminiscences des anciennes confréries, était vue sous la Restauration comme une façon de ramener les couches populaires vers la pratique religieuse40, et de ressusciter partiellement l’harmonie supposée de la société d’Ancien Régime et de la monarchie de droit divin.

⮚ Bilan comparatif : relents et freinage

12Ainsi il serait exagéré d’opposer point par point une liberté économique totale qui régnerait sans partage en France depuis la Révolution à une situation espagnole où l’économie urbaine resterait étroitement corsetée dans des règlements aussi archaïques que tatillons. Dans les deux cas il faudrait nuancer le tableau et surtout le diversifier au gré des situations locales, car celles-ci ne sont pas seulement déterminées par la loi générale, mais aussi par des rapports de force particuliers. Cela est d’autant plus vrai en Espagne où la survivance de l’Ancien Régime signifie aussi la persistance du privilège et du particularisme. Sur le versant français la disparition officielle des anciens corps tendait à faire passer progressivement au premier plan la question des relations entre patrons et salariés, qui sous l’Ancien régime étaient régulées à travers le traitement juridique dont elles faisaient l’objet41. De l’autre côté de la chaîne les conditions économiques générales et les difficultés engendrées par une guerre dont les plaies ont été particulièrement longues à cicatriser, s’ajoutaient au blocage de la transformation politique et juridique pour freiner la mutation des économies urbaines.

c) Absolutisme et liberté politique

13Mais, si l’image de la rupture mérite sans doute d’être quelque peu nuancée dans l’appréciation des effets de la Révolution française, celle du maintien des structures traditionnelles dans un pays qui resterait figé dans l’archaïsme jusqu’en 1833 n’est pas non plus totalement fidèle à la réalité de l’Espagne de Ferdinand VII. Il faut d’abord rappeler que le pays suit les pulsations essentielles de la politique européenne et que les phases révolutionnaires observées outre-Pyrénées, aussi bien en 1820 qu’au début des années 1830, s’inscrivent dans des mouvements qui ont de toute évidence une dimension européenne42. La France en est d’ailleurs une pièce essentielle, jouant successivement deux rôles contraires, pilier de l’ordre monarchique quand elle intervient en Espagne pour mettre un terme à l’expérience constitutionnelle en 1823, phare avancé de la révolution libérale quand s’impose à l’issue des journées insurrectionnelles de juillet 1830 la solution du « roi des barricades ». Dès avant la Monarchie de Juillet, la France offrait cependant un cas de figure assez singulier en Europe, car le régime censitaire instauré en 1815 était sans doute celui qui offrait la plus large représentation jusqu’à la réforme électorale anglaise de 183243.

14L’Espagne de Ferdinand VII était loin d’être seule à se débattre dans des contradictions entre intérêts divergents et il serait injuste de vouloir en faire une sorte de dernier de la classe dans un processus de libéralisation politique qui se déroulait partout de façon heurtée et dramatique. De même, l’idée d’un pays déjà relégué en queue de peloton dans la course à l’industrialisation relève en grande partie d’une projection dans le passé d’une position qui correspond en réalité à une époque bien plus tardive. La seconde séquence absolutiste du règne de Ferdinand VII, toute ignominieuse et mesquine qu’elle ait été à l’égard de tous ceux qui s’étaient contentés de répercuter fidèlement à leur niveau les mesures décidées au niveau central durant le trienio constitucional, se caractérise aussi par d’indéniables velléités réformistes, qu’illustrent notamment les projets du responsable des Finances, Luis López Ballesteros44. Le fait que l’Inquisition n’ait pas été cette fois-ci rétablie est d’ailleurs symptomatique d’un début de prise de conscience de la part du monarque de l’inadaptation des institutions d’Ancien Régime à la nouvelle conjoncture. Mais la presse restait muselée et le succès qu’y rencontraient les sociétés secrètes, même si là aussi il s’agit d’un phénomène européen, montre qu’il n’y avait guère d’ouverture pour l’expression d’une opposition45, alors qu’en France le régime de la presse s’était assez notablement assoupli au cours du règne de Louis XVIII, libéralisation qui devait être, il est vrai, mise en cause sous Charles X.

15Ainsi, dans la France des années 1820, outre le fait qu’un nouveau régime juridique cohérent offrait, à l’inverse de l’Espagne, un cadre favorable à l’accumulation du capital, les aspirations libérales avaient acquis une sorte de droit de cité que les ultras contestaient vainement. Outre-Pyrénées en revanche, les libéraux et tous les partisans d’un régime constitutionnel ne pouvaient se manifester à visage découvert et allaient devoir après 1833 faire face à une nouvelle guerre civile avant de réussir à imposer au milieu du siècle une version modérée du libéralisme politique46, à une époque où d’ailleurs la France entrait dans une phase de régression sur le plan de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs47. Reste que le climat général durant le premier tiers du siècle apparaît en Espagne assez peu propice au développement économique, car non seulement la conception du gouvernement et le droit régissant les formes de la propriété et les modalités de sa transmission n’avaient pas encore été irrémédiablement transformés, comme c’était le cas en France, mais toute perspective réformatrice se trouvait bloquée par l’enjeu politique qu’elle sous-tendait et ne faisait qu’aviver les contradictions internes sans parvenir à déboucher sur de possibles compromis.

3. Les révolutions silencieuses

16Si l’on passe du domaine des institutions à celui des réalités économiques essentielles, il faut d’abord relever qu’il devient nettement plus difficile de suivre un parallèle entre les deux pays dans la mesure où l’Espagne de la première moitié du XIX^e siècle se caractérise, surtout en comparaison avec la période du despotisme éclairé, par la carence de statistiques nationales fiables tant au plan du comptage des habitants que de l’évaluation de la production48. Cette lacune est en elle-même un élément d’appréciation de la désorganisation de l’appareil d’État, alors qu’en deçà des Pyrénées l’appropriation du modèle administratif d’inspiration jacobine par les Bourbons restaurés a plutôt donné lieu à un développement des opérations statisticiennes.

a) L’agriculture : reprise et croissance

17Certaines données indiquent toutefois que la production agricole espagnole a connu dès la fin des événements militaires une reprise vigoureuse, notamment en ce qui concerne l’élément fondamental du secano, le blé. À partir de 1826, l’autosuffisance est en effet assurée et l’Espagne, qui à l’époque de Charles IV importait encore quatre millions de quintaux par an, en exporte au contraire, notamment en France et en Angleterre, durant la dernière décennie du règne de Ferdinand VII49. Il est vrai que le cheptel ovin aurait été divisé par deux ou trois au cours de la guerre d’Indépendance et que les effectifs des bêtes à laine n’ont pas enregistré de reprise aussi vigoureuse. Les raisons de ce dernier phénomène sont cependant sans doute plus structurelles que conjoncturelles, qu’il s’agisse de facteurs exogènes liés à la nouvelle configuration du commerce international ou de causes endogènes tenant justement à l’instauration de nouveaux rapports sociaux, résultant notamment de l’affaiblissement de la Mesta qui depuis les dernières années du règne de Charles IV avait fait l’objet d’une remise en cause de ses antiques privilèges. Il semble d’ailleurs que le recul du cheptel transhumant ait été assez rapidement en partie compensé par la progression du nombre de têtes appartenant aux paysans50.

18En France, on observe une rapide reprise de la production agricole au terme d’une guerre qui a détourné durant de longues années hommes et chevaux du travail de la terre. Finalement sur ce plan les répercussions d’un quart de siècle d’affrontements militaires ont sans doute été moins désastreuses que dans les pays d’Europe qui, comme l’Espagne, ont eu à subir des passages répétés de troupes et à supporter le poids de l’occupation étrangère51, même si le bilan peut paraître lourd au vu de la situation au lendemain de Waterloo. Au cours des quinze années suivantes, le produit de l’agriculture française a crû en tout cas de 30 %, ce qui est certainement très supérieur à la croissance observée en Espagne où, en ce qui concerne la décennie immédiatement postérieure à la fin de la guerre, il faut mieux parler de récupération que de croissance.

b) L’industrie : stagnation prolongée et croissance lente

19Bien que dans l’Espagne de la première moitié du XIX^e siècle l’évolution des productions artisanales ou industrielles nous reste encore moins aisée à connaître que sur le plan agricole, il semble que la croissance industrielle ait été négative au cours des trois premières décennies du siècle. Le produit industriel de l’Espagne péninsulaire aurait reculé entre 1800 et 1830 d’un petit dixième, voire d’un bon septième pour le produit par tête, alors qu’en France ce dernier indicateur aurait crû de presque 56%52. L’évolution espagnole, en sens inverse de celle de tous les autres pays, s’expliquerait53 essentiellement par la perte des marchés coloniaux, intervenue à l’occasion de la guerre et des mouvements indépendantistes qui se sont développés à la faveur de celle-ci, perte perçue d’abord comme temporaire, mais qui dès 1826 s’est avérée être définitive54. La première conséquence en a été une réorientation du secteur leader de l’industrie espagnole, le coton catalan, vers le marché intérieur, parallèlement à un retournement de l’approvisionnement alimentaire de la Catalogne, mais aussi plus généralement des régions périphériques vers les espaces productifs de l’Espagne intérieure au détriment des courants d’importation étrangers qui se sont taris55. Un recentrage de l’économie péninsulaire sur elle-même s’est donc produit, qui à certains égards a constitué un phénomène positif pour le développement économique général du pays. Bien entendu cette évolution a signifié aussi une accentuation de la déperdition de pans entiers de l’artisanat local dont les produits, dans les régions comme l’Aragon, se sont trouvés complètement supplantés par les marchandises provenant des régions plus industrialisées56.

20Du côté français, la phase la plus difficile pour l’industrie nationale correspond à une séquence antérieure, la décennie révolutionnaire proprement dite, au terme de laquelle le recul est indéniable57. La période napoléonienne a en effet dans beaucoup de domaines effacé les traces de la crise révolutionnaire en orchestrant un réorganisation de l’économie et des ressources qui a permis au pays de remonter la pente et de repartir sur la voie de la croissance. L’économie de guerre donne en revanche une unité à la période qui s’étend des débuts de la Révolution à la chute définitive de l’empereur et a participé à donner à l’État un rôle d’impulsion plus affirmé que dans nombre d’autres pays européens58. Mais, même en prenant en considération l’écart initial59, il ne fait pas de doute que dans les années 1820 l’Espagne souffre de la comparaison avec sa voisine septentrionale.

21De son côté, l’industrie française peut apparaître au lendemain du congrès de Vienne durement handicapée par rapport à sa rivale britannique. Le modèle anglais ne doit pas toutefois occulter les caractéristiques et, d’une certaine façon, les atouts du mode de développement français. La croissance industrielle s’est faite durant au moins toute la première moitié du XIX^e siècle, non seulement à un rythme moins soutenu, mais aussi sur des bases différentes, à la fois sur le plan énergétique, avec le maintien prolongé de la prédominance du bois et de l’eau, et sur celui de la structure de la production, qui reste longtemps marquée par l’importance, aussi bien en ville qu’à la campagne, du travail domestique et des petites ateliers qui fonctionnent en complémentarité avec la fabrique concentrée. La séquence interséculaire d’affrontements militaires a bien été en revanche l’occasion de la formation d’une nouvelle géographie industrielle, qui a vu l’Ouest et le Sud-Ouest pâtir à la fois du déclin des textiles traditionnels et de la panne subie par une économie atlantique qui ne se relèvera jamais complètement.

c) L’entrée dans la modernité

22Le rappel des éléments les plus caractéristiques de l’évolution suivie par les deux pays au cours de la fin du XVIII^e siècle et des premières décennies du XIX^e, permet de dresser une sorte de tableau comparatif des dynamiques nationales pour les années 1820. Il faut d’abord relever que si chacun d’eux a traversé une phase de crise, dans un cas la séquence la plus cruciale remonte aux dernières années du siècle passé, tandis que dans l’autre les pires moments ne datent que de quelques années. C’est une nuance qui a son importance, mais que l’on s’est efforcé de gommer quelque peu en faisant le choix d’un décalage chronologique de quelques années dans l’approche comparée des deux terrains d’investigation60. Reste que les rythmes ne sont pas les mêmes des deux côtés des Pyrénées et qu’au cours du règne de Ferdinand VII l’industrie espagnole parvient tout au plus à récupérer le niveau atteint avant la période de crise, tandis qu’en France l’industrie participe aux côtés de l’agriculture à une croissance qui, tout en restant relativement modérée, renoue, pour autant qu’on puisse en juger, avec le mouvement ascendant des années 1760-70. Par ailleurs, dans la péninsule, la donne économique et commerciale se trouve complètement transformée par la perte de toutes les possessions coloniales situées sur le continent américain61, qui oblige à une contraction et à une réorientation des circuits d’échanges sans pour autant, bien au contraire, que diminue le déficit du commerce extérieur62, alors qu’en France la continuation du protectionnisme napoléonien sous la Restauration met l’industrie nationale à l’abri de trop rudes concurrences63. Mais dans un cas comme dans l’autre, parler de révolution dans la sphère de l’économie serait soit un contresens, soit un grave abus de langage.

23Au plan juridique, en revanche, la France a incontestablement connu un changement de régime qui a eu des effets bénéfiques, pour la bourgeoisie sans doute, mais aussi pour une grande partie du monde paysan64. Surtout, c’est la propriété immobilière, et surtout celle de la terre, qui a offert les meilleures opportunités pour asseoir et développer des fortunes nouvelles. En Espagne la situation en ce domaine n’a certes pas connu de transformations aussi radicales, mais là aussi, à différentes occasions, la propriété ecclésiastique a dû céder du terrain65 et les exigences imposées par le régime seigneurial, là où elles se faisaient sentir encore fortement, n’ont plus été satisfaites aussi régulièrement que par le passé. Les anciens droits et privilèges ont globalement perdu de leur importance au profit de formes plus modernes de possession et de revenu. Mais cette évolution qui induisait une pente naturelle vers un changement complet de régime juridique restait encore bloquée par une conception du pouvoir politique qui refusait, sauf sous la contrainte, non seulement toute représentation effective des principaux groupes d’intérêts, mais aussi toute liberté d’expression. En France au contraire la monarchie censitaire permettait aux propriétaires les plus riches de prendre part à la direction politique de la nation et d’asseoir leur position sociale et laissait place à l’expression d’une opposition à travers les débats parlementaires et le développement, sous contrôle, des organes de presse66.

24Quoi qu’il en soit, pour appréhender la situation générale des deux pays durant la troisième décennie du XIX^e siècle, l’image de la révolution n’est sans doute pas la meilleure, d’autant plus si l’on conçoit cette dernière comme une sorte de basculement dans la modernité, puisque dans une certaine mesure la révolution politique peut être considérée comme un facteur de retard dans l’évolution économique. À l’inverse trop abonder en ce sens et considérer que la Révolution et la guerre européenne de 25 ans qui l’a suivie ont représenté une catastrophe pour l’économie française relève d’une conception qui suppose que la France était avant la crise finale de l’Ancien Régime sur une voie parallèle, bien que légèrement décalée dans le temps, à celle suivie par la Grande-Bretagne. Or cette façon de refaire l’histoire comme une succession de recettes ratées ou réussies revient à faire abstraction de conditions géographiques, historiques et sociales qui étaient très différentes de celles qui prévalaient outre-Manche. On pourrait dire la même chose de l’Espagne jugée à l’aune des évolutions britannique et française, bien qu’ici ce soit justement en général les ratés d’une révolution bourgeoise, conçue comme le pendant incontournable de la modernisation économique, qui sont mises en avant pour expliquer le retard. Au-delà de la réalité des transformations politiques, juridiques ou économiques qu’expérimente chacun des deux pays entre les années 1770 et les années 1820, il semble important de se départir des images toutes faites pour approcher avec le moins possible de présupposés les formes d’évolution et de permanence qu’ont pu expérimenter des sociétés urbaines provinciales dans des contextes nationaux distincts quoiqu’à certains égards entremêlés.

B) – Configurations locales

25Toulouse et Saragosse présentaient dans le courant du XVIII^e siècle un ensemble remarquable de similitudes, que l’analyse approfondie de leurs structures socioprofessionnelles a clairement confirmé. A contrario, l’examen comparatif de l’historiographie consacrée à chacune des deux villes laisse a priori penser qu’elles ont enregistré au cours de la première moitié du XIX^e siècle des évolutions assez dissemblables.

1. Singularité des destinées politiques

a) L’impact des épisodes militaires

26Cette divergence résulte d’abord de la singularité des destinées dans des contextes nationaux et locaux spécifiques. Car, s’il est vrai que la Révolution française a ouvert une phase de guerre en Europe qui a duré près d’un quart de siècle67, il n’en reste pas moins que les effets en ont été divers, aussi bien au niveau des nations qui ont pris part aux conflits qu’à l’échelle locale en fonction des aléas des opérations militaires et de leur logique propre. Force est de constater que le fléau de la guerre s’est appesanti plus lourdement sur la métropole aragonaise que sur « la capitale déchue »68 du Languedoc, marquant douloureusement la première et mutilant de façon définitive son allure générale et son patrimoine architectural.

27Les deux sièges, presque consécutifs, de 1808-1809 constituent parmi les moments les plus terribles et les plus destructeurs de la Guerre d’Indépendance69, qui se singularise elle-même pourtant par sa cruauté, et représentent les épisodes les plus forts dans la mémoire de la ville et de ses habitants. Par le caractère épique des sitios et leur haute valeur symbolique, le nom de Saragosse reste indéfectiblement attaché à cette période de malheur, d’humiliation et de déchirure, mais aussi de sursaut patriotique, que fut l’intermède joséphin pour l’Espagne.

28La nature des événements qui se sont déroulés à Toulouse au cours de la période révolutionnaire et impériale est de toute évidence fort différente. La destinée de l’ancienne capitale du Languedoc s’articule autour de trois moments forts pendant cette période : le mois de juin 1793, au cours duquel le ralliement de Toulouse à la Convention nationale a empêché une scission en deux du pays qui aurait pu être fatale à la Révolution ; la première bataille de Toulouse, en août 1799 au cours de laquelle les insurgés royalistes ont échoué à s’emparer de la ville, participant ainsi à l’échec d’une restauration anticipée ; la seconde bataille de Toulouse enfin, qui ne fut guère qu’une péripétie dans le processus aboutissant à la défaite de Napoléon face à l’Europe coalisée70. Ces trois événements, dont l’ordre d’importance est aussi celui de la chronologie, n’ont aucun point de comparaison avec le véritable séisme qu’endura la capitale aragonaise dans les années 1808-1809 et prennent sens en définitive moins par leurs conséquences au niveau local que par leur insertion dans l’évolution historique générale française. Surtout, les deux derniers, qui donnèrent lieu à des opérations militaires, n’entraînèrent ni dommages, ni pertes humaines de quelque importance.

29En revanche il est certain que la conjoncture politique et militaire entre 1789 et 1815 fit sentir ses effets dans l’ancienne capitale provinciale, mais dans une mesure qui n’a rien d’exceptionnel par rapport à la plupart des autres villes françaises et à bon nombre d’autres cités d’Europe, notamment celles qui se situaient dans le périmètre d’extension de la Grande Nation et de l’Empire. Outre le complet et radical remaniement institutionnel auquel ils ont donné lieu, les événements politiques et militaires ont bouleversé la vie des habitants, profondément modifié les équilibres sociaux qui la régissaient et ont également gravement endommagé le patrimoine monumental de la ville. La constitution d’une armée des Pyrénées en octobre 1792 et la déclaration de guerre à l’Espagne en mars 179371 ont en effet rendu indispensable la réquisition des très nombreux bâtiments conventuels qui, après la suppression du clergé régulier, s’offraient pour accueillir des troupes dans une ville qui n’avait pas été surnommée « la Sainte » sans raison. Beaucoup de ces réquisitions se sont soldées par des dégradations importantes, voire en certains cas par une destruction plus ou moins totale des édifices. Par contre, la mise en application du régime de terreur à Toulouse n’a entraîné qu’un nombre de victimes presque dérisoire, si on le compare au bilan de villes comme Nantes ou Lyon72, et il en est de même pour la réaction thermidorienne, puisque celle-ci ne provoqua aucune perte humaine dans le chef-lieu de la Haute-Garonne. Bien plus lourds de conséquences ont été les prélèvements humains directs et indirects qu’ont représentés les levées révolutionnaires, puis la conscription, mais Toulouse et son arrière-pays n’en ont pas plus souffert que les autres régions françaises.

30En Aragon la guerre avec la France a eu des conséquences plus marquées que dans les régions d’Espagne plus éloignées de la frontière et les sentiments antifrançais y ont été sans doute plus forts qu’ailleurs73. Le fait que la lutte sur le front pyrénéen fut autant le fait de volontaires que de soldats réguliers74 a également contribué à préparer le terrain à une résistance plus acharnée, plus héroïque, mais aussi terriblement coûteuse au plan humain et matériel. De 1809 à 1814, l’Aragon fait figure de territoire occupé, directement administré d’ailleurs depuis Paris par l’intermédiaire de Suchet75. Les prélèvements officiels ainsi que les pillages effectués par les Français représentent une véritable saignée pour une région déjà pauvre76, tandis que les actions de guérilla et leur répression maintiennent un climat de violence durant toute l’occupation française. Fort heureusement, la ville n’eut pas à subir à nouveau des combats sanglants durant l’été 1813, au moment où s’est achevée la domination française. Mais globalement la Guerre d’Indépendance forme indéniablement une parenthèse de cinq longues années durant laquelle la vie économique et sociale de la cité s’est dans une large mesure arrêtée et dont les conséquences humaines et matérielles se sont fait sentir des années durant.

b) Après la tempête

31La reprise démographique et la revitalisation économique qui ont suivi le départ des Français n’ont d’ailleurs pas été particulièrement vigoureuses dans un premier temps, alors que l’insécurité n’a pas tardé pas à resurgir. Certes le rejet de la Constitution promulguée par les Cortes de Cadix par Ferdinand VII, qui, peut être pour une raison symbolique, mais aussi pour y tester sa popularité, avait fait halte à Saragosse dès son retour en Espagne, n’a pas suscité de réactions importantes en Aragon et dans sa capitale77. Mais la période qui suivit représente une déception vis à vis du « Désiré », la politique du gouvernement, d’ailleurs en proie à de continuelles intrigues, étant ici surtout remarquable par l’ampleur de ses exigences fiscales sur une région déjà exsangue. Dans ces conditions il n’est pas surprenant qu’en 1820 le constitutionalisme relève la tête et bénéficie d’une certaine popularité. Le trienio liberal est marqué par des altercations entre les milices formées pour défendre la remise en vigueur de la Constitution78, parti emmené par l’ancien ministre des Finances Martín Garay, qui préside initialement la junte formée à Saragosse, et ceux qui s’y opposent. À cette occasion, les autorités de la ville en viennent d’ailleurs à emprisonner plusieurs centaines d’opposants79. Ce climat de forte tension dure jusqu’au retour de l’absolutisme en 1823, rétablissement qui s’effectue grâce au soutien de Charles X et moyennant une nouvelle incursion de soldats français en territoire espagnol. L’expédition des fils de Saint-Louis donne d’ailleurs lieu à Saragosse, de façon à la fois paradoxale et logique, à une scène d’enthousiasme populaire orchestrée par l’ayuntamiento80 lors de l’entrée de l’armée française commandée par Molitor81 dans la ville, le 26 avril 1823. La décennie qui suit, surnommée ominosa par les historiens libéraux, semble représenter une époque de récupération et pourrait-on dire de convalescence pour la capitale qui peu à peu relève ses murs et ses maisons, encouragée et stimulée au plan urbanistique par une longue visite des souverains en 183182.

32À Toulouse la Restauration apparaît comme une période de calme, l’opposition libérale ne trouvant que bien peu d’échos, si ce n’est en milieu estudiantin. En dépit du fait que la Révolution de 1830 y a été bien accueillie, comme le sera d’ailleurs celle de 1848, la cité garonnaise est appelée à rester durant toute la première moitié du siècle une citadelle du légitimisme. Ce climat politique entretient une certaine agitation et une atmosphère de complot qui se concrétise avec la fondation d’une Association légitimiste disposant d’un bras armé clandestin et comptant dans la ville quelque 1200 affiliés83. Dans le même temps commence à s’affirmer une opposition républicaine dont les tenants ont eux aussi leur société secrète et leurs organes de presse.

c) Le premier xix^e siècle

33C’est justement la coalition tactique des deux grands courants d’opposition qui instaure un nouveau rapport de force politique, qui se manifeste à l’occasion de la révision de l’assiette de l’impôt en 184184. Le mouvement de protestation émane d’abord de la bourgeoisie, mais est bientôt relayé par les ouvriers et aboutit à de véritables émeutes. La dissolution de la municipalité, l’installation de batteries d’artillerie et l’achèvement dans la hâte du recensement concluent ce qui reste l’épisode le plus violent de l’histoire toulousaine depuis la fin des guerres napoléonienne. Les années 1840 voient également l’apparition des premières manifestations importantes du courant socialiste, qui s’exprime notamment lors du procès fait aux membres d’une société secrète − encore une −, nommée « Organisation méridionale » et dirigée par un disciple de Cabet, lequel assure d’ailleurs la défense de accusés et obtient leur acquittement85. Le rappel de ces événements, postérieurs à l’époque qui nous intéresse, permet de comprendre que Toulouse participe aux courants politiques nationaux, comme il est naturel pour une ville qui voit sa population s’accroître et qui maintient sa position au plan régional et national, mais ne semble pas traversée par de trop fortes tensions sociales, à l’instar de ce qu’on peut observer par exemple dans une ville comme Lyon à la même époque.

34Dans la même perspective, on observe qu’outre-Pyrénées la mort de Ferdinand VII en 1833, si elle a permis au plan national l’établissement d’un régime constitutionnel, a eu aussi pour effet de replonger l’Aragon dans la guerre civile, pour une durée de sept ans. Dès 1834 se produit dans le quartier du Rabal à Saragosse un soulèvement en faveur de Don Carlos. L’année suivante intervient dans la ville un mouvement séditieux, de nature cette fois-ci plus populaire que politique, qui, tout en étant conduit par un religieux86, s’en prend aux ecclésiastiques, soupçonnés d’être des suppôts du carlisme. En 1838 enfin se déroule un nouvel épisode guerrier appelé à prendre place dans la geste épique de la cité. La prise de celle-ci par la troupe carliste emmenée par Cabañero à la faveur de complicités à l’intérieur des murs est en effet suivie d’une riposte de la garde et de la population qui met en déroute les envahisseurs. De ces différents événements il ressort que Saragosse a constitué un enjeu de haute importance au long de la première guerre carliste et que son maintien du côté des nationaux a peut-être empêché le basculement de l’Aragon tout entier vers l’autre parti, qui y aurait gagné la domination de tout le Nord-Est de l’Espagne, de la Catalogne au Pays basque87. Ce rôle de l’Aragon et de sa capitale n’est sans doute pas simplement le résultat de leur situation géographique mais peut aussi être considéré comme l’expression de profondes lignes de fracture à l’intérieur de la société locale du premier XIX^e siècle.

2. Des conjonctures démographiques à contre-temps

a) Saragosse : ampleur de la chute, lenteur de la récupération

Les destructions matérielles dont a souffert la cité de l’Èbre à l’occasion des sitios se sont accompagnées d’une amputation humaine qui est réputée comme ayant ouvert un véritable gouffre démographique. Sans doute l’impact immédiat des événements qui marquent les débuts de la guerre d’Indépendance à Saragosse a-t-il pu être quelque peu exagéré par les commentateurs contemporains, comme Lorenzo Calvo de Rozas, membre de la Junta Central Suprema formée à l’occasion du conflit, qui considère au lendemain du second siège que l’Aragon a perdu 30000 habitants, tandis que le chef des assiégeants, Lannes, donne une estimation encore plus exorbitante, de 54000 morts. Pour autant que ces pertes correspondent bien aux seuls événements saragossans, elles incluent peut-être les prisonniers et correspondent aux décès survenus non seulement dans la population et dans les rangs des volontaires (15000 hommes), mais aussi dans les troupes régulières (32000 soldats) qui lors du second siège, à la différence du premier, s’étaient concentrées dans la ville et qui ont payé leur tribut aux côtés des habitants, venant accroître les chiffres de la comptabilité macabre88. Par ailleurs, même si le résultat reste le même, il faut rappeler que la plus grande partie, peut-être près des neuf dixièmes, de l’hécatombe serait due aux ravages de l’épidémie89.

35Quoi qu’il en soit, si l’on considère que la croissance de Saragosse s’était poursuivie entre le censo de Floridablanca et le début du XIX^e siècle pour atteindre vers 1803 plus de 45000 habitants90, la récupération ne fut à peu près accomplie qu’au milieu des années 1830, la ville comptant seulement 44000 habitants en 183491. Le décalage est d’ailleurs manifeste par rapport à l’évolution démographique globale de l’Espagne, qui fait apparaître une croissance de 16 % entre 1815 et 1833 et de presque 11 % si l’on se réfère à l’orée du siècle avant l’ouverture de la Guerre d’Indépendance92. Il est vrai que l’Aragon passe de 659000 habitants93 en 1800 à seulement 73500094 en 1833 et manifeste donc une croissance moins forte que la plupart des autres régions espagnoles, amorçant ainsi une trajectoire de déclin démographique dans l’ensemble national qui s’étend sur tout le XIX^e siècle. À l’intérieur même de l’Aragon, la part tenue par la vallée de l’Èbre, future province de Saragosse, diminue plutôt, résultat sans doute de l’effondrement enregistré par la capitale en 1809 et de la lenteur de la récupération postérieure. Cette mauvaise conjoncture démographique aragonaise et saragossane renvoie pour une part à la durée de l’occupation française, plus longue que dans beaucoup d’autres régions d’Espagne. L’Aragon a souffert à la fois des prélèvements sur les ressources effectués par les occupants et des ravages directs ou indirects occasionnés par les combats et la guérilla. La destruction et la saignée de Saragosse ne constituent donc pas seulement une catastrophe ponctuelle, mais s’inscrivent dans un contexte et un environnement qui restent jusqu’en 1813 extrêmement défavorables à l’activité économique et à la reproduction des populations.

36Les années qui ont suivi le départ des Français n’ont vu qu’un lent redémarrage, en raison de l’état d’épuisement du pays, mais aussi de la lourdeur de la pression fiscale que fait peser un gouvernement en proie à une grave crise financière. En revanche l’essor a été remarquable dans les décennies qui ont suivi la mort de Ferdinand VII, puisqu’en 1857 les Saragossans étaient 6300095, ce qui signifie pour la ville une croissance de plus de 43 % en 23 ans, très largement supérieure cette fois-ci au mouvement démographique national qui enregistre un croît d’à peine 28 %. Cette croissance exceptionnelle s’est d’ailleurs prolongée, bien qu’à un rythme un peu moins soutenu, jusqu’à la fin du siècle, moment où Saragosse atteint la centaine de milliers d’habitants96, au terme d’une période de 43 ans au cours de laquelle l’essor a été de près de 59 %. Mais cet essor est essentiellement le résultat d’une ponction sur l’ensemble des campagnes aragonaises, ainsi que le montre l’évolution démographique globale de l’Aragon et de la province de Saragosse97.

b) Toulouse : tassement temporaire et reprise vigoureuse

37À Toulouse on observe également un certain décalage entre l’évolution démographique locale et le mouvement national. La première commence par un recul de la population municipale, qui passe de près de 53000 habitants en 1789 à quelque 51000 en 181498, soit un déficit de près de 4 %, qui fait contraste par rapport à la vigoureuse croissance enregistrée par la ville dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Pendant ce temps la France poursuit, bien qu’à un rythme moins soutenu, le mouvement de hausse qui caractérise le XVIII^e siècle, la population passant de près de 28 millions en 1789 à 29,6 millions en 1815, soit une augmentation d’environ 6 %. Mais durant les décennies qui suivent la chute de Napoléon, la croissance de Toulouse reprend et s’amplifie : plus de 53000 habitants dès 1826 ; surtout, une poussée extraordinaire au cours des 20 années suivantes, qui amène la ville jusqu’au chiffre de 94000 habitants en 1846, c’est-à-dire un croît de 77 %. L’essor se poursuit dans la seconde moitié du siècle, une fois passée la crise médiane, Toulouse dépassant bientôt les 100000 habitants, soit un doublement par rapport à l’étiage qu’on peut situer vers 1805, et atteignant les 150000 habitants à la Belle Époque.

c) Divergence à court terme, convergence à long terme

38Les trajectoires démographiques de chacune des deux villes sont donc dans l’ensemble bien peu ressemblantes (annexe 40). Au léger recul observé pendant la Révolution à Toulouse, répond pour la capitale aragonaise la continuation jusque durant les premières années du XIX^e siècle de l’essor démographique du XVIII^e siècle, en dépit des affres politiques et des difficultés économiques que rencontre un pays de plus en plus en plus mal gouverné. Dans un second temps, la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte confirme la fin des troubles intérieurs en France, mais les expéditions militaires menées par le nouveau souverain épuisent le pays tout entier, ne permettant guère à Toulouse qu’un maintien de l’effectif de la population. La politique extérieure française fait par ailleurs très brutalement sentir ses effets outre-Pyrénées, détruisant pratiquement la cité de l’Èbre et la plongeant dans un abîme qui, non seulement annule la croissance et les progrès de la Ilustración, mais paraît presque rayer la ville de la liste des métropoles régionales. La troisième phase est marquée par une reprise au bord de la Garonne, d’abord modeste, mais suivie bientôt d’un élan exceptionnel jusqu’au midi du siècle, correspondant approximativement à la bonne conjoncture de la monarchie censitaire, tandis que la victime des sitios peine à récupérer son niveau antérieur à la catastrophe durant au moins une trentaine d’années, l’insécurité restant endémique jusqu’à la fin de la première guerre carliste. Au cours du second XIX^e siècle enfin, la poussée démographique s’envole à Toulouse à l’époque du Second Empire, avant de se tasser sous la Troisième République, alors qu’au contraire la récupération se transforme en un véritable et remarquable élan à Saragosse, qui va en s’amplifiant au fil des années, la ville s’affirmant plus que jamais comme le seul pôle d’attraction de sa région au fur et à mesure qu’on approche du terme séculaire.

3. Institutions et encadrement social

a) Saragosse : le rétablissement provisoire des autorités traditionnelles

39En ce qui concerne les autorités constituées, la Guerre d’Indépendance représente plus qu’une rupture dans la capitale aragonaise. L’impéritie du conseil de Castille et l’impopularité de Godoy ont en effet invalidé aux yeux des populations les représentants de l’autorité centrale, entraînant à Saragosse l’enfermement du capitaine général d’Aragon par un groupe d’habitants et l’acclamation du général Palafox à la tête d’une junte. À ce pouvoir que Josep Fontana qualifie de révolutionnaire99 succède durant six années la tutelle de Paris, les territoires s’étendant entre la région de l’Èbre et les Pyrénées ayant été d’autorité retirés à l’administration joséphine, dans la perspective éventuelle d’un rattachement à l’Empire. Cependant, en 1814, tous les anciens pouvoirs et les anciennes structures sont rétablis, aussi bien au plan local qu’au niveau central100. En 1820, ainsi qu’il en avait été en 1808 et qu’il adviendra à plusieurs reprises par la suite, une junte se met en place, dirigée initialement par l’ancien ministre Martín de Garay101. Mais à la suite de l’arrivée des Français, la ville, dont la garnison n’a pas cherché à résister, retrouve son organisation traditionnelle, qui va tant bien que mal perdurer durant encore une décennie.

40Ce n’est qu’en 1833 que la mort de Ferdinand VII ouvre la voie à une série de réformes qui peuvent être considérées comme mettant un terme à l’ancien régime. Le système administratif instauré par les décrets de Nueva Planta, qui reproduisait largement l’organisation française, laisse place alors à un découpage territorial en 49 provinces, où le personnage clé est le gouverneur, émanation directe du pouvoir madrilène. Ce nouveau cadre n’empêche pas cependant la formation à plusieurs reprises de juntes comme celle constituée en 1836 par le propre capitaine général d’Aragon pour protester contre la politique du gouvernement Isturiz102. Mais, à la fin des années 1820, au cœur de la seconde partie du règne de Ferdinand VII, la fameuse década ominosa, l’ensemble des structures administratives instituées à l’installation des Bourbons se maintient et la traditionnelle partition sociale marquée par le primat des ordres privilégiés persiste, ou du moins continue à représenter l’image officielle de l’ordre social.

b) Toulouse : une déchéance plus formelle que réelle

41Dans les années 1820 le contraste entre les deux villes au plan institutionnel est pour le moins saisissant, puisqu’au rétablissement de l’appareil d’Ancien Régime opéré outre-Pyrénées répond le bouleversement complet réalisé par la Révolution en France. Dans le cas de Toulouse, c’est la disparition du Parlement qui a été sans doute le changement le plus lourd de conséquences dans la mesure où la cour supérieure jouait un rôle de moteur économique et social pour la ville et où sa disparition brutale n’a pu qu’affecter gravement l’économie artisanale urbaine en même temps que se trouvait supprimé un élément essentiel du pouvoir d’attraction de la cité sur son arrière pays. À la relégation des juridictions qui faisaient sa splendeur, l’ancienne capitale du Languedoc a ajouté la perte d’une semi-primauté provinciale partagée avec Montpellier, qui n’a pas été compensée de façon équivalente par la concession, pour ainsi dire in extremis, d’une position de chef-lieu de département103. D’une façon générale, Toulouse était par excellence une métropole régionale d’Ancien Régime et les membres des institutions qu’elle accueillait dans ses murs cumulaient les sources de revenus attachées à leurs fonctions et celles provenant de leurs possessions personnelles dans les campagnes environnantes. Le remaniement institutionnel complet inauguré par les hommes de 89 en eut un impact d’autant plus considérable et fut fort mal ressenti par toute une partie de la population, qu’il s’agisse des couches directement impliquées dans le fonctionnement de ces institutions ou de celles qui dépendaient en grande partie de leur clientèle.

42Il faut observer cependant que le rabaissement institutionnel intervenu à la suite de la Révolution n’a pas été dénué de toute compensation et s’est trouvé largement atténué sous l’Empire. D’une part, la conjoncture guerrière a entraîné le regroupement à Toulouse de très importantes forces armées, alors que sous l’Ancien Régime il avait justement manqué à la cité la fonction militaire pour parfaire son achèvement institutionnel, privation d’ailleurs toute relative puisqu’elle résultait des privilèges de la ville, qui était exemptée des charges afférentes au logement des gens de guerre104. D’autre part, de nouvelles institutions ont été progressivement mises en place qui ont en partie redonné à la cité ses anciennes fonctions. L’Empire a fait renaître les facultés, qui ont été rattachées à l’Université de France, organisée en 1808, et dont la reconnaissance est venue parachever l’effort de reconstitution de l’enseignement supérieur déjà réalisé à travers la création de plusieurs écoles au cours des années précédentes105. La création d’une cour d’appel dont le ressort, à défaut de reprendre celui de l’ancien parlement, s’étendait quand même sur quatre départements, a redonné un rôle judiciaire à l’ancienne cité parlementaire. Si l’on y ajoute la Chambre de commerce, on ne peut que constater que la position de la ville s’est progressivement restaurée au début du siècle et qu’en définitive son rayonnement n’a peut-être pas tant souffert qu’on l’a parfois dit. Au-delà du remaniement institutionnel, Toulouse restait le principal et le seul grand pôle régional au plan culturel, mais aussi économique et démographique, d’autant que sa seule rivale potentielle, Montauban, avait été plus atteinte qu’elle-même par la perte des débouchés atlantiques.

4. Une phase de mutations foncières

a) Saragosse : prémisses de la desamortización et répartitions du regadio

43Dans un domaine au moins cependant, la situation qui caractérisait à Saragosse la fin du règne de Charles III ou les débuts de celui de son successeur s’est assez profondément modifiée. Il s’agit de la propriété du sol, qui a été affectée par deux phénomènes dont les effets ont été probablement assez différents. On observe d’abord que la position matérielle de l’Église a été entamée par plusieurs séries de mesures visant à faire passer dans le domaine public, puis à vendre certains des biens de mainmorte. Dans le cas de Saragosse l’ampleur des destructions dans les quartiers périphériques de la cité, en grande partie occupée par des institutions religieuses, a aussi participé à l’affaiblissement foncier de l’Église. Un premier transfert de biens s’était réalisé à la suite de l’expulsion des Jésuites dans les années 1770, mais bien plus conséquente fut la desamortización entreprise par Godoy qui s’est soldée par la mise en vente de près de 500 hectares sur le territoire municipal106, alors que les confiscations de l’époque napoléonienne n’ont entraîné que la vente d’une soixantaine d’hectares107. En revanche, le dessaisissement volontaire auquel ont eu recours nombre d’institutions religieuses durant les premières années du règne effectif de Ferdinand VII pour surmonter leurs difficultés financières a porté sur près de 180 hectares108 et le désamortissement du trienio liberal qui a suivi a donné lieu à l’achat d’environ 400 hectares109. Au total plus de 1100 hectares110 ont donc été transférés de la propriété des couvents à celle de possédants privés appartenant à différentes couches de la société. Portant sur un gros dixième de l’ensemble de la superficie cultivée, ce mouvement, qui s’est opéré en quelques décennies, n’est donc pas négligeable, même si le rythme du désengagement foncier de l’Église au cours de cette période reste nettement inférieur à celui qui aura cours après 1836, à la suite des mesures de Mendizabal, quand une superficie globale d’une taille presque similaire fut mise en vente en l’espace d’une seule décennie.

44L’autre origine de l’évolution foncière est la politique de répartition des terres mises en irrigation grâce à la construction du Canal Impérial. Les opérations de mise en vente des lots se sont déroulées pour l’essentiel entre 1782 et 1787 et ont entraîné une augmentation de près d’un tiers de la superficie cultivée111. Or cet accroissement représente un recul relatif de l’emprise foncière de l’Église ainsi sans doute que de la noblesse, qui n’ont pas été parmi les acheteurs, et a bénéficié semble-t-il dans une très large mesure à de petits propriétaires, les répartitions ayant donné lieu à un découpage en parcelles de quelques hectares112. En revanche il semble que la mise en vente des biens de mainmorte s’est effectuée à travers des achats d’une ampleur bien plus considérable et que les acquéreurs aient appartenu aux couches aisées, notamment les fermiers de revenus seigneuriaux.

b) Toulouse : un bouleversement partiel

45Quelque importantes et rapides qu’aient été les mutations de propriété outre-Pyrénées à partir du dernier tiers du XVIII^e siècle, elles ne peuvent qu’apparaître progressives comparativement à ce qu’il en a été en France. L’ampleur du changement et son impact sur la société et l’économie locales ont été d’autant plus fortement ressentis à Toulouse que l’emprise foncière de l’Église y était particulièrement marquée. L’expropriation dont furent victimes à titre personnel ou fonctionnel quelques centaines de privilégiés s’est soldée par un transfert de biens dont ont bénéficié d’autres secteurs de la société locale. L’importance du mouvement n’est pas négligeable puisqu’on a pu calculer que dans le district de Toulouse, les biens de mainmorte ecclésiastique représentaient 6,5 % de la fortune foncière113. Il faut y ajouter l’expropriation aux dépens des émigrés, qui correspond à un montant global supérieur, mais qui donna lieu dans l’ensemble, pour la part qui fut vendue, à des acquisitions à un prix bien inférieur à la valeur réelle des biens. Selon J. Sentou la grande bourgeoisie d’affaires a été la catégorie qui a le plus bénéficié de ce transfert de propriété114, mais proportionnellement l’enrichissement des couches formant la petite bourgeoisie aurait été aussi important. Dans un cas comme dans l’autre, sur l’ensemble des transactions effectuées entre 1789 et 1799 et dans lesquelles ont été impliqués ces deux groupes, la somme des achats fonciers réalisés se monte au triple de celle des ventes115. Reste à savoir évidemment si la consommation des nouveaux propriétaires avaient des retombées globales comparables à celle des possédants d’Ancien Régime sur l’économie urbaine. Quoi qu’il en soit, certaines restitutions ou rachats bien négociés, des arrangements à l’amiable et les indemnités versés au titre du milliard des émigrés ont permis à beaucoup de famille nobles de retrouver une partie de leur richesse et de leur position sociale dans la ville et sa région.

5. Une aspiration dans la spirale du sous-développement ?

46Si la guerre d’Indépendance représente indéniablement une rupture dans l’évolution démographique suivie par l’Aragon et sa capitale, il est clair pour autant que les traits distinctifs de l’économie aragonaise n’ont pas été fondamentalement modifiés à cette occasion. On assiste plutôt ici à une accentuation des caractères déjà relevés au siècle précédent et à la poursuite d’un processus qui remonte en fait au moins au XVII^e siècle116. L’historiographie a surtout mis l’accent sur le fait que l’économie aragonaise se spécialise alors plus que jamais dans le domaine de la production agricole dans le cadre renforcé d’une complémentarité avec la Catalogne. Celle-ci s’est traduite essentiellement par un effondrement de l’industrie textile, les autres branches industrielles réussissant à se maintenir ou parvenant assez rapidement à récupérer leur niveau antérieur117. À cet égard la tendance actuelle est d’ailleurs de relativiser l’impact négatif de la guerre sur l’économie aragonaise118. Les débuts du XIX^e siècle apparaissent alors plutôt comme l’aboutissement d’un processus que comme un décrochage, la poursuite des travaux de mise en eau du Canal Impérial ayant à la fois renforcé, au même titre que les premières opérations de désamortissement, les capacités productives agricoles et favorisé la commercialisation des produits en direction de la Catalogne.

47Deux facteurs cependant ont pu jouer un rôle important dans l’approfondissement de la division inter-régionale de l’activité économique, qui dépendent tous deux de décisions politiques prises à l’époque fernandine. D’une part il est certain que la mise en œuvre du protectionnisme à partir de 1820119 n’a pu qu’accroître la demande de blé et d’autres matières agricoles de la part de la Catalogne qui devenait un débouché protégé de l’aire de production aragonaise120. D’autre part il y a tout lieu de croire que l’Aragon a vu augmenter dans des proportions particulièrement fortes les charges fiscales qui pesaient sur lui en raison notamment des erreurs du Censo de Frutos y Manufacturas de 1797 qui semblent avoir provoqué une considérable surévaluation du produit régional, alors même que celui-ci allait au contraire être amoindri par les effets directs et indirects d’une guerre qui a touché l’Aragon plus longtemps que la plupart des autres régions espagnoles121. L’alourdissement de la fiscalité n’a pu que renforcer le manque de dynamisme des acteurs économiques locaux qui ne disposaient pas des capitaux nécessaires aux investissements requis par des entreprises industrielles dont le rendement apparaissait au demeurant incertain, alors que les revenus tirés de la terre semblaient être plus garantis qu’ils ne l’avaient jamais été. Par ailleurs les difficultés de mobilisation des capitaux n’étaient pas un fait nouveau en Aragon, où tout au long du siècle passé les Catalans s’étaient rendus maîtres, après les Français, des principaux circuits commerciaux, non seulement en achetant une partie importante de la production céréalière avant même que celle-ci fut récoltée, mais aussi en captant à leur profit une partie de la rente seigneuriale et ecclésiastique par la prise à ferme des droits seigneuriaux et des dîmes122.

48À Toulouse, la question du dynamisme industriel se pose de façon différente qu’à Saragosse. Alors que cette dernière fait figure au XVIII^e siècle de pôle majeur dans un ensemble régional de faible envergure, Toulouse apparaîtrait presque sous l’Ancien Régime comme un élément marginal d’un tissu industriel régional qui n’était pas dépourvu de dynamisme123. Dès lors la réflexion s’est jusqu’à présent surtout focalisée sur le processus de désindustrialisation qui semble affecter au XIX^e siècle les pôles manufacturiers du Midi toulousain, mais aussi plus largement l’ensemble du Sud-Ouest français124. La stagnation, puis le déclin de la draperie languedocienne et pyrénéenne, à une époque où s’affirmait l’essor d’autres régions industrielles, situées au nord de la Loire le plus souvent, ont semble-t-il quelque peu déteint sur l’image de l’ancienne capitale régionale au début du XIX^e siècle.

49Il est certain que la Révolution et l’Empire ont donné lieu à une modification notable de la géographie industrielle, et plus particulièrement textile, avec un déclin marqué de l’industrie lainière languedocienne125, mais ce phénomène n’a affecté que marginalement Toulouse et ses environs immédiats. Essentielle a été en revanche pour le pays toulousain la politique douanière de la Restauration, qui a assuré la pérennité de ses débouchés à la « machine à blé » mise en place au siècle précédent126. Ce protectionnisme, tempéré par le mécanisme de « l’échelle mobile » qui faisait la part des risques de disette127, a soutenu la rente foncière et maintenu au prix de quelques transformations les équilibres sociaux antérieurs. Une majorité de ceux qui ont essayé de remonter aux origines du sous-développement industriel ont accordé une place majeure à la force du modèle social du grand propriétaire foncier, dont le statut resterait chargé tout au long du XIX^e siècle, et même au-delà, d’un prestige social supérieur à tout autre. Or, selon Jean-Michel Minovez, cette attraction de la terre, qui n’a affecté que marginalement les drapiers du haut bassin de la Garonne, qui formait sous l’Ancien Régime avec la région de Castres et d’Albi l’espace privilégié du textile dans les environs de Toulouse, a justement fait sentir ses effets chez les négociants et entrepreneurs toulousains128. Pourtant les revenus tirés de la rente foncière, s’ils ont exercé une fascination sur les détenteurs de capitaux, qui les a souvent détournés des investissements industriels, ont également soutenu la demande d’un marché de consommation qui faisait vivre une multitude d’artisans et d’ouvriers à Toulouse.

50D’une façon plus générale, si l’on regarde de près la situation du secteur secondaire à Toulouse au début de la Restauration et son évolution au cours du demi-siècle précédent, l’image du déclin, du repli et de l’absence de dynamisme et d’esprit d’entreprise semble injustifiée129. On peut y voir l’effet d’une double projection à la fois dans l’espace et dans le temps : d’une part, celle du déclin de la draperie languedocienne et, plus généralement, de l’effacement progressif du Sud-Ouest dans la géographie industrielle française ; d’autre part, celle de l’appauvrissement que subit de la région dans le dernier tiers du XIX^e siècle avec la levée des barrières douanières dont les bourgeoisies toulousaines furent les premières victimes130 et qui allait marginaliser le Toulousain à l’heure de la mise en place d’un nouveau système technique.

Conclusion : des similitudes de contexte

51En définitive, au-delà de la singularité des destinées et des façons très différenciées dont chacune des deux cités a vécu et traversé une époque troublée, il existe entre elles plus de points communs qu’on ne pourrait le penser à première vue. Dans les deux cas on assiste en effet, selon des modalités certes très nettement distinctes, à d’importantes transformations au plan foncier. Paradoxalement ce serait d’ailleurs à Saragosse que ces changements auraient apporté le plus de bénéfices aux classes les moins aisées. Tel est bien le résultat de la politique de développement de la huerta mise en œuvre par les Ilustrados aragonais131, alors qu’à Toulouse les mutations foncières entraînées par la nationalisation de tout ou partie des biens d’Église et par l’expropriation des émigrés et autres ci-devant, auraient été surtout profitables aux couches supérieures de la bourgeoisie, pour autant qu’on puisse en juger. On observera aussi que le désamortissement intervenu en Espagne, malgré son aspect encore très partiel, représente dans le cas de Saragosse une part déjà relativement importante du patrimoine foncier et plus d’un dixième de la superficie cultivable. Au total, une moitié environ de l’espace mis en culture sur le territoire saragossan dans les années 1820 a fait l’objet, à un titre ou un autre, d’une appropriation au cours des cinquante dernières années. Il y a tout lieu de croire que les mutations foncières ont été finalement moins importantes dans le Toulousain, dans un contexte géographique il est vrai très différent, puisque du fait de la qualité naturelle des sols, des conditions sociales de leur exploitation et du contexte économique de commercialisation de la production céréalière, l’extension du domaine des labours n’a guère pu varier depuis le milieu du XVIII^e siècle. Le choc que représente à Toulouse la période révolutionnaire sur le plan foncier est donc en termes purement quantitatifs moins fort que l’impact des opérations de répartition et de mise en vente des terres sur le territoire de la capitale aragonaise. Dans les deux cas les conséquences sociales des changements intervenus dans la propriété restent assez mal connues, mais l’observation de l’évolution enregistrée par les structures professionnelles au cours de la période pendant laquelle ils se sont produits devrait justement permettre de mieux les approcher.

52Les éléments de ressemblance ne s’arrêtent pas cependant à l’importance des mutations foncières intervenues durant l’intervalle considéré. Dans un cas comme dans l’autre, les politiques douanières nationales ont pérennisé la place prépondérante de l’agriculture dans l’économie régionale. Le maintien, voire le renforcement de la vocation agricole se sont accompagnés d’une marginalisation des ensembles régionaux dans le processus d’industrialisation. Reste à savoir quelles réalités concrètes recouvre cette situation régionale pour chacune des deux villes car à Toulouse, mais aussi peut-être à Saragosse, il faut se garder d’identifier la ville et la région dans laquelle elle s’insère. Plus encore que par le passé d’ailleurs, les deux cités tendent à se détacher dans le réseau urbain régional, même si dans le cas de Saragosse les effets de la Guerre d’Indépendance ont provisoirement freiné l’approfondissement de l’écart entre la métropole et les villes situées dans le rayon moyen d’environ 150 kilomètres qui définit son aire d’attraction

53Il faut enfin remarquer que de part et d’autre des Pyrénées les partisans d’une remise en place de l’Ancien Régime ou de son maintien étaient appelés à bénéficier au cours du premier XIX^e siècle d’une popularité certaine. Dans chacune des deux villes la persistance des liens de clientélisme traditionnels entre élites et couches populaires est une caractéristique essentielle des rapports sociaux qui continuent à prévaloir dans la première moitié du XIX^e siècle132. On relèvera également l’importance des mobiles fiscaux dans les épisodes de soulèvement de la population. Au bord de l’Èbre comme sur les rives de la Garonne, il y a lieu de croire que les classes populaires et certains milieux sensibles à une nostalgie de l’ancienne société ont pu se rencontrer dans la contestation des exigences de l’État. C’est là une donnée importante qui participe au climat social local et qui n’est pas sans lien avec la structure internes des économies urbaines.