1Au delà de la structure organisationnelle des métiers qui s’y intégraient, l’ensemble que nous désignons sous l’appellation d’économie urbaine peut être envisagé dans sa globalité et dans sa composition en termes de catégories professionnelles mais aussi de branches d’activité.

A) – L’économie urbaine et ses classes

1. Évaluations croisées

2L’analyse s’appuie sur les registres de capitation ainsi que sur les sources corporatives en ce qui concerne le versant français de l’étude et sur les cabreos de industria du côté espagnol1.

a) Les répertoires industriels saragossans à l’épreuve des données tirées du censo de Floridablanca

3Si les chiffres du recensement de Floridablanca permettent d’avoir une idée de la place tenue à Saragosse par l’économie urbaine, ils ne fournissent aucune précision sur sa composition professionnelle, hormis une distinction entre artisans, fabricants et commerçants. Une vision détaillée des professions officiellement exercées à Saragosse et du nombre d’individus occupés par chacune d’elles nous est en revanche offerte par les répertoires industriels saragossans et plus particulièrement celui de 17722 (tableau7). Ce dernier fait mention de 129 métiers, qui mettent en jeu en tout 4143 individus, parmi lesquels toutefois 17 n’appartiennent pas au secteur de l’économie urbaine, s’agissant pour la plupart de professions administratives ou juridiques (notarios, escribanos, procuradores, etc.), mais aussi d’activités agricoles (ganaderos, arrendatarios de tierras). Les 112 métiers restants rassemblent 2950 actifs indépendants, nombre qui peut être mis en parallèle avec les 2764 individus recensés en 1787 comme artesanos, comerciantes et fabricantes (tableau3). Le tassement apparent des effectifs semble être en contradiction avec l’évolution démographique positive qu’aurait connue la ville entre les deux dates (tableau1 et annexe 40)3. Mais il faut préciser que dans l’exploitation du répertoire de 1772, l’économie urbaine comprend, à côté des trois catégories déjà citées, les professionnels de la santé, les artistes et les prestataires de services, plus un petit groupe de contribuyentes sueltos4. Or le caractère très sommaire du classement socioprofessionnel du censo de 1787 laisse supposer que ces groupes se répartissent essentiellement dans ce document entre les trois catégories fondamentales de l’économie urbaine formées par les artisans, les commerçants et les fabricants5.

4Avant de conclure à un léger recul de l’activité industrielle et commerciale à Saragosse au cours des dernières décennies du XVIII^e siècle, un facteur d’explication tenant à la différence de nature des sources doit être envisagé. Selon le système fiscal mis en place dans les pays de la Couronne d’Aragon sous les Bourbons, certains contribuables pouvaient en effet être imposés à plusieurs titres, puisque l’impôt portait sur l’activité et non sur la personne, et donc figurer à plusieurs reprises dans le répertoire industriel de l’année en cours. C’est ce que fait remarquer Amable Palacios Brusca qui donne l’exemple, pour le début du XIX^e siècle, d’un meunier qui était aussi compris dans le cabreo de industria comme fermier de revenus fonciers6.

Tableau 7 : Les catégories professionnelles de l’économie urbaine à Saragosse (d’après le cabreo de industria de 1772)

5Un certain nombre de professionnels, situés plutôt aux étages supérieurs de la hiérarchie des richesses, ont donc pu être taxés pour deux activités commerciales ou productives distinctes. La surestimation du nombre total des actifs imposés qui résulte de ce fait ne doit pas être cependant importante et n’affecte d’ailleurs sans doute que dans une faible mesure le nombre des individus impliqués dans l’économie urbaine. Comme l’exemple choisi le montre, les doubles comptages semblent en effet surtout correspondre à des personnes qui, en plus d’une activité mercantile, bénéficiaient d’une rente au titre de laquelle elles étaient portées une seconde fois dans le répertoire.

6On ne peut donc pas mettre entièrement au compte de ce biais la diminution, du moins en valeur relative, du secteur industriel et commercial dans la capitale aragonaise entre 1772 et 1787. Outre la question, en l’occurrence marginale, de la disparité des catégories entre les deux sources7, le décalage proviendrait bien d’un phénomène de stagnation voire de léger recul au plan économique, d’autant plus qu’on ne peut totalement négliger la possibilité que certaines activités n’aient pas été comprises dans le répertoire dressé par l’administration fiscale, la différence de nature des deux sources jouant a priori plutôt dans le sens de la sous-estimation des effectifs en 1772.

b) Les registres de capitation toulousains à l’épreuve de ceux du vingtième et des fonds corporatifs

7Le contraste le plus évident quand il s’agit de mettre en parallèle les informations délivrées par les répertoires aragonais avec les données provenant des rôles de la capitation en France réside dans la diversité des mentions d’occupations professionnelles sur ces derniers. Se différencient par exemple plus de 80 mentions distinctes de marchands ou marchandes, totalisant ensemble 537 personnes, de la marchande de mode au marchand fabricant, en passant par ceux qui faisaient commerce d’animaux : chevaux, cochons, volailles et autres ; de matières aussi diverses que le bois, le blé, le charbon, le fer, le papier, le vin, etc. ; ou de produits textiles comme les bonnets ou les mignonnettes8. Derrière cette multiplicité hétéroclite des occupations professionnelles se cache un nombre probablement beaucoup plus restreint de métiers effectivement distincts, parmi lesquels certains formaient un corps structuré. Ainsi les membres de la corporation des teinturiers en soie étaient également désignés comme moulineurs de soie ou passementiers, ces trois spécialisations professionnelles formant à la fin du XVIII^e siècle un seul corps sans qu’on sache si au sein de celui-ci la séparation entre les activités avait encore cours.

8La comparaison des données issues de la capitation avec celles provenant du vingtième industriel permet de vérifier la validité des premières ou de mettre en évidence la distance entre les structures institutionnelles et les réalités économiques dans les différentes branches d’activités (annexe 3). A priori les chiffres tirés des registres de l’impôt personnel devraient être plus complets, mais l’épreuve des faits ne confirme pas toujours cette supposition. Sur 86 professions pour lesquelles la comparaison a un sens, 50 affichent un effectif supérieur sur les registres du vingtième9, 31 étant dans le cas contraire et 5 dans celui d’une équivalence parfaite. Cependant, dans 38 cas les effectifs figurant sur chacune des deux sources sont très proches, ce qui fait au total 43 cas de similitude probante, soit exactement la moitié. Dans la moitié restante, 13 professions présentent un effectif plus élevé sur les livres de la capitation que sur les rôles du vingtième, mais 29 autres illustrent la proposition inverse.

9Si le premier cas de figure peut s’interpréter comme un effet du développement du travail en chambre et des nombreux contournements dont le système corporatif faisait l’objet, le second est plus surprenant, car on serait tenté de penser que les artisans qui participaient au versement du vingtième en tant que membres de leur corporation, ne devaient pas faire de difficultés pour déclarer également l’exercice de leur activité aux dizeniers en charge de la tenue des registres de capitation. Cependant la possibilité et même la probabilité de fraudes fiscales est loin d’être à écarter car le recoupement avec les déclarations effectuées au titre du vingtième n’allait nullement de soi, s’agissant de deux administrations différentes, correspondant à deux modalités distinctes de prélèvements10. Le plus souvent d’ailleurs le recoupement n’était pas envisageable, puisque c’était les bailles de la corporation qui se chargeaient eux-mêmes de répartir la somme imposée sur la communauté professionnelle entre ses membres, ce qui les dispensait de fournir la liste de ces derniers aux contrôleurs du vingtième11.

10Plusieurs raisons peuvent être avancées pour rendre compte de ce type d’omissions, à commencer par la disparité chronologique des sources utilisées. D’une part, seuls les registres de capitation de 3 capitoulats sur 8 correspondent précisément à l’année de référence (1773), un autre étant de l’an précédent, 3 s’en écartant de quelques années et le dernier étant antérieur de près de 4 décennies. D’autre part, les effectifs des métiers ne sont fournis sur les registres du vingtième de 1773 que pour 30 corps (annexe 3). Si dans 9 autres cas la source de remplacement utilisée correspond à cette même année et si dans 11 autres elle ne s’en écarte que de trois ans au plus, tous les autres impliquent une discordance plus importante. Ainsi les effectifs de la capitation n’ont été obtenus qu’en additionnant des chiffres qui ne coïncident pas systématiquement dans le temps et moins des deux tiers des données considérées comme issues du vingtième se rapportent effectivement à 1773 ou aux années voisines. Qui plus est, les chiffres provenant des rôles de l’impôt personnel sont tirés vers le bas par le recours à un registre datant de 1735, celui du capitoulat de Saint-Étienne, alors que les sources utilisées pour compléter les informations du vingtième sont le plus souvent postérieures à 1773.

11Pour autant ces discordances chronologiques ne suffisent probablement pas à expliquer les écarts les plus notables entre les deux types de sources. Il faut également faire une part aux disparités existant entre celles-ci dans la désignation des métiers. Le champ d’activité réel d’un corps débordait assez souvent la spécialisation professionnelle qui servait le plus couramment à le désigner. Les cas de polyvalence résultaient généralement de l’histoire institutionnelle des métiers et des fusions qui s’étaient effectuées au cours des temps entre eux. Ainsi, les pâtissiers étaient-ils non seulement traiteurs, mais encore hôtes et rôtisseurs et peuvent donc être désignés par l’une ou l’autre de ces appellations, précédée ou non du titre de maître, dans les rôles de l’impôt personnel. Si en l’occurrence les données corporatives nous renseignent clairement, la pluralité des spécialisations et donc des caractérisations pour un seul et même organisme corporatif n’est pas toujours facile à saisir, à moins d’effectuer un dépouillement approfondi et systématique des sources corporatives12 qui dans le cadre du présent travail n’est pas envisageable.

12Enfin certains maîtres, tout en restant membres de leur corporation, pouvaient avoir cessé toute activité et ne plus tenir d’ouvroir ou d’atelier13. La réalité de ce cas de figure est d’ailleurs attestée puisque les fondeurs de la grande fonte, qui étaient au nombre de 7 au sein de leur corps lors de l’enquête diligentée par l’intendant en 177614, n’auraient tenu selon le majordome de la corporation que 5 boutiques ouvertes. Il est possible dans ce genre de situation que les artisans ayant cessé leur activité, au moins en tant que travailleur indépendant, et ne tirant donc plus de revenus de l’exercice officiel de leur art, aient choisi de ne pas afficher leur compétence auprès des dizeniers, de façon à éviter toute ambiguïté à cet égard et donc tout risque pour eux d’être l’objet d’une imposition indue. On relève cependant à l’examen des rôles de l’impôt personnel que près de 150 individus15 n’ont pas hésité à se déclarer comme d’anciens professionnels dans leur activité, mais il y a tout lieu de penser qu’ils étaient un nombre encore bien plus important en réalité. indépendante : entre un quart et un sixième des actifs férence des cabreos saragossans, les registres de capitation font apparaître la main-d’œuvre qui travaillait pour le compte d’artisans ou de commerçants établis officiellement. C’est dans une large mesure la raison pour laquelle les effectifs additionnés des catégories professionnelles appartenant au secteur de l’économie urbaine à partir des rôles toulousains de l’imposition personnelle sont deux fois plus élevés que ceux que l’on peut calculer à Saragosse d’après les cabreos de industria16, alors que la population saragossane représente plus des trois quarts de celle de la capitale languedocienne. Comme le nombre des salariés de l’industrie − au sens où les hommes du XVIII^e siècle entendaient ce terme − nous reste malheureusement inconnu dans la cité de l’Èbre, il convient de mettre en comparaison les 2950 actifs indépendants qui y étaient imposés à ce titre avec les 412217 habitants de Toulouse que l’on peut considérer comme leurs homologues (tableau8).

Tableau 8 - Les catégories professionnelles de l’économie urbaine à Toulouse vers 1770 (d’après les registres de capitation)

13L’écart constaté ci-dessus s’estompe, le multiplicateur étant à peine supérieur à 1,4, quand il est de 1,3 pour mesurer la différence entre les chiffres globaux des habitants des deux villes. On observe cependant une légère dénivellation entre les deux métropoles dans la part globale prise par l’économie urbaine indépendante dans l’ensemble de la population active (tableau9). Alors qu’à Toulouse la proportion atteint presque un quart des actifs, elle représente à Saragosse plutôt un cinquième et même moins d’un sixième en tenant compte de la présence des militaires, traduction sans doute du caractère plus agraire de l’économie saragossane18.

2. Les activités de transformation

a) Les « arts mécaniques » : le poids du nombre et de l’organisation

14Les artisans constituaient plus du huitième des actifs occupés à Toulouse et des actifs civils à Saragosse (tableau9). S’ils formaient à eux seuls dans chacune des deux villes la majorité des professionnels indépendants de l’économie urbaine, leur part au sein de celle-ci était de près des deux tiers dans la capitale aragonaise et d’à peine plus de la moitié dans la métropole languedocienne (graphique 8).

15Des similitudes entre les deux villes s’observent en ce qui concerne les effectifs de certains des métiers les plus pratiqués, comme celui de tailleur-sastre, qui dans les deux villes vient en première place par ordre d’importance numérique et met en jeu un nombre pratiquement identique de travailleurs indépendants19.

Tableau 9 : Poids humain et ventilation socioprofessionnelle des professionnels indépendants impliqués dans l’économie urbaine à Saragosse⁽¹⁾ et à Toulouse⁽²⁾ au début des années 1770

16Les 111 boulangers constituent à Toulouse la cinquième profession artisanale et représentent avec les 24 fourniers, compte tenu de l’écart démographique, une masse à peine plus lourde que la centaine d’horneros à Saragosse, qui viennent en 3^e position. Dans les deux cités l’artisanat de la chaussure comprend plusieurs des métiers les plus exercés, les 170 cordonniers20 et les 109 savetiers toulousains formant un ensemble comparable à celui que constituent les 85 zapateros de obra prima avec leurs 47 collègues dits de obra secunda et les 98 alpargateros. Comme le montre ce cas de figure, les habitudes de consommation n’étaient pas identiques de part et d’autre des Pyrénées mais variaient en fonction notamment des conditions de vie liées aux conditions naturelles et historiques locales ou nationales et induisaient des hiérarchies des activités différentes. Ainsi dans la capitale languedocienne menuisiers et charpentiers étaient respectivement 114 et 93 professionnels indépendants, quand les carpinteros, qui en Espagne peuvent indifféremment renvoyer à l’une ou l’autre de ces deux spécialités, n’étaient en tout que 72 à Saragosse. Inversement les plateros saragossans étaient plus de 50, alors que Toulouse ne comptait que 24 orfèvres.

Graphique 8 : Ventilation comparée des actifs indépendants de l’économie urbaine dans les années 1770 à Toulouse et à Saragosse

17Il est notable que dans les deux villes les métiers de l’artisanat qui affichent les effectifs les plus nombreux étaient très majoritairement organisés en corps structurés. Parmi les 20 métiers qui à Saragosse rassemblent le plus d’actifs établis à leur compte, seuls 3 d’entre eux étaient des cuerpos sin convenir, alors que 7 étaient dans ce cas sur les 10 professions qui viennent en dernière position. Car, pour la plupart, les cuerpos no convenidos n’étaient pas des regroupements artificiels d’activités apparentées, mais correspondaient à une profession bien définie. Ils étaient d’ailleurs très minoritaires, les gremios et autres corporations organisées représentant les quatre cinquièmes de l’ensemble des professions artisanales et 87 % des individus qui les exerçaient à leur compte (tableau7). À Toulouse au début des années 1770, l’activité artisanale continuait aussi pour l’essentiel à se pratiquer dans un cadre corporatif, puisque le total reconstitué des effectifs des corporations artisanales existant en 1773 est presque équivalent au nombre des artisans indépendants qui figurent sur les registres de capitation21. En réalité, compte tenu de la présence sur ces derniers de certaines spécialités qui ne donnaient pas lieu à la formation d’une corporation, on constate même que dans beaucoup de métiers l’effectif provenant des sources corporatives est supérieur à celui que l’on peut calculer à partir de la capitation22 (annexe 3). Il est clair en tout cas que dans les deux villes le secteur artisanal restait assez largement la chasse gardée du monde corporatif, lui donnant en quelque sorte sa cohérence et sa raison d’être.

b) La fabrique : un concept peu opératoire

18Mais la production était aussi le fait d’un nombre beaucoup plus restreint de fabricants. En réalité le terme ne paraît pas avoir une signification bien définie à la fin du XVIII^e siècle. Son utilisation à l’occasion du recensement de 1787 en Espagne et la nature même du questionnement qui nous guide ont conduit à distinguer une catégorie censée lui correspondre, mais dans bien des cas, les professionnels désignés comme fabricants ou par d’autres vocables synonymes n’avaient pas de fait une activité et un statut foncièrement différents des artisans.

19À Saragosse les fabricantes que l’on a été en mesure de repérer sur le répertoire industriel de l’année 1772 ne correspondent qu’à deux professions (annexe 5). L’une est spécialisée dans la distillerie, l’autre dans la production de savon, et elles ne réunissent ensemble que 33 individus23. Ces deux professions, particulièrement la première, mettent en jeu des individus ayant un revenu moyen considérablement plus élevé que celui des artisans (tableau10) et ne forment pas de corporations structurées. Ces deux caractéristiques, s’ajoutant au fait que, lors du recensement effectué quinze ans plus tard une catégorie a été réservée aux dirigeants de fabriques, étayent l’hypothèse selon laquelle le terme de fabricante désignait bien un entrepreneur dont les affaires avaient plus d’ampleur que celles de la majorité des autres producteurs urbains indépendants. Il semble en revanche que dans le censo de 1787 le terme ait fait l’objet d’une acception bien plus étendue, car il est peu probable que le nombre de fabricants ait été multiplié par six depuis 1772, sauf à admettre que certains ateliers artisanaux ou entreprises inclus dans d’autres catégories aient été en réalité des fabriques.

Tableau 10 : Position comparée des catégories socioprofessionnelles dans l’économie urbaine à Saragosse et Toulouse vers 1770

20L’observation comparée des niveaux d’imposition montre en tout cas que la terminologie est plus ambiguë à Toulouse qu’à Saragosse. Alors que l’écart de revenu moyen déclaré est de 1 à 5 entre les artesanos et les fabricantes dans la capitale aragonaise, les montants moyens imposés sont quasiment identiques pour les catégories homologues dans la métropole languedocienne (tableau10). Ici, il s’agit il est vrai d’un groupe extrêmement hétérogène, voire hétéroclite, qui regroupe, outre les 16 individus mentionnés expressément comme fabricants, 5 facturiers et 94 personnes caractérisées au plan professionnel en tant que faiseurs ou faiseuses d’objets de diverses sortes. Aucun de ces vocables ne correspond cependant à un niveau défini de revenu, si l’on s’en tient aux montants exigés au titre de la capitation. De façon globale, quelques individus se distinguent par un niveau de richesse très sensiblement supérieur à la moyenne des actifs indépendants de l’économie urbaine, tandis que la grande majorité du groupe affiche un revenu inférieur à cette moyenne ou proche de celle-ci. L’élite de la catégorie des fabricants et autres facturiers se compose d’abord de 2 professionnels dont le terrain d’activité n’est pas précisé, mais dont l’un d’entre eux, Liotard, qui nous est connu comme propriétaire d’une fabrique de soie, employait, semble-t-il sur place 20 ouvriers24. Au sein de ce groupe d’entrepreneurs peuvent également prendre place 2 fabricants d’amidon, 3 de bas, un de vin −sans doute un négociant mettant en bouteille − ainsi qu’une facturière de burats, un faiseur de chandelles et un ancien faiseur de cardes.

21Aux étages inférieurs de la hiérarchie des revenus apparents, se côtoient des faiseurs de gâteaux, de saucisses, de croustillons, mais aussi de sabots, de petits souliers, d’indiennes ou de dentelles, qui relèvent d’un secteur informel, en marge du milieu des maîtrises, et non d’une industrie moderne émergente. Parmi les fabricants les moins imposés certains sont en fait à insérer dans les rangs de la main-d’œuvre salariée. Tel est le cas de 190 ouvriers, que leur enregistrement à la suite d’un actif indépendant ou une caractérisation préalable à l’énoncé de la profession elle même, comme celle de garçon, ou encore la mention d’une activité que l’on peut a priori associer à une situation de dépendance permettent d’identifier comme des employés de fabriques. Mais certains travailleurs étaient peut-être dans une condition similaire sans que cela apparaisse clairement dans les documents. Quoi qu’il en soit la distinction entre employés et indépendants n’est pas absolument pertinente, car elle ne rend pas compte du cas des chambrelans ou de faux ouvriers exerçant en dehors de la sphère légale des métiers statués25 et qui recevaient les matières à ouvrer de marchands-fabricants dont ils dépendaient, sans qu’aucun contrat n’officialise leur position d’employés à l’égard de ceux qui leur fournissaient leur travail et les payaient à la tâche.

22La distinction entre fabricants et artisans apparaît donc si incertaine qu’il vaut mieux envisager le secteur productif dans sa globalité, fabrique et simples ateliers artisanaux confondus, d’autant que la première ne correspond qu’à un nombre assez restreint d’acteurs économiques.

3. Le commerce : hétérogénéité et reconnaissance

a) Identité relative : le poids humain de la marchandise

23En seconde position après les artisans, les commerçants représentent dans chacune des deux villes près du quart de l’ensemble des individus impliqués dans l’économie urbaine (graphique8), similitude surprenante si on considère le faiblesse de l’effectif dans recensement de Floridablanca (tableau3). En 1787 les comerciantes recensés sont à peine 300, alors que le cabreo de 1772 en fait apparaître 730 (tableau7). Un écart aussi considérable ne peut s’expliquer que par l’étroitesse de l’acception du terme par les agents recenseurs, qui l’auraient réservé aux spécialistes de l’échange et du commerce en gros, c’est-à-dire la centaine de membres du cuerpo general de comercio, les mercaderes, les différentes sorte de tratantes et probablement les corredores, soit en tout 307 personnes dans le répertoire de 1772. Quant au petit commerce, des patrons de débits de boissons aux revendeurs spécialisés, il a très probablement été compris dans l’artisanat en 1787. Dans ces conditions, la part des véritables artesanos doit être notablement diminuée par rapport à la perception que nous en donne le recensement26 et, a contrario, l’image d’une sphère commerçante très peu développée à Saragosse semble être largement l’effet du découpage catégoriel mis en place par les agents recenseurs en 1787.

b) Dénivellation : l’envergure du négoce toulousain

24Toutefois, si les commerçants n’étaient pas, toutes proportions gardées, sensiblement moins nombreux dans la capitale de l’Aragon que dans celle du Languedoc, il semble que la plupart d’entre eux traitaient des affaires de petite envergure, de faible rapport et dont l’horizon restait strictement local. Tel était certainement le cas de la grande majorité des 137 tenderos ou des 52 comerciantes sueltos et même de la plupart des différentes sortes de tratantes27 (annexe 6). Restent, outre la centaine de membres du cuerpo general de comercio28, dont le revenu fiscal était est presque quatre fois plus élevé que la moyenne individuelle du monde corporatif, les 14 mercaderes, qui occupaient la position la plus élevée29, ainsi que les corredores30 et les 40 trafiquants en grains31. Au total 173 individus peuvent être considérés comme relevant d’une bourgeoisie commerciale, même si beaucoup n’étaient sans doute pas à proprement parler des négociants. Le revenu global de cette élite de la marchandise représente 16%32 de l’ensemble des revenus industriels imposés, moins de 22%33 de ceux tirés de l’économie urbaine et près de la moitié34 de la totalité de ceux provenant du commerce.

25En deçà des Pyrénées l’envergure supposée du négoce toulousain ne peut être appréciée convenablement à travers les cotes de capitation, car, outre le fait que les mentions professionnelles ne sont pas toujours assez précises pour faire la distinction entre le commerce de détail et le négoce, l’échelle des sommes imposées est loin de traduire la réalité des écarts de situation économique et sociale. Le primat de la rente et de l’office sur la marchandise est cependant assez manifeste, les contributions personnelles les plus élevées correspondant rarement à des marchands. La relative opulence des marchands ayant l’entrée à la bourse au sein de l’économie urbaine est en revanche avérée par les registres du vingtième d’industrie, puisque le montant global qui correspond à leur cops représente à lui seul plus des deux cinquièmes35 du total de la somme prélevée au titre de cet impôt sur l’ensemble des 99 corporations qui existaient à Toulouse dans les années 1770 (annexe 1) et près de la moitié36 par rapport aux seules professions de l’économie urbaine. Avec un revenu fiscal presque six fois supérieur à la moyenne, cette élite commerciale tranche par rapport à tous les autres corps de métier, et tout particulièrement face au millier de petits commerçants figurant sur le petit tableau de la bourse, dont le poids économique global n’est guère que le tiers de celui de leurs collègues du grand tableau. Si ce dernier correspond bien à la strate négociante, celle-ci aurait représenté à elle seule près de 73%37 de l’ensemble des revenus tirés de la marchandise, soit nettement plus que dans la capitale aragonaise.

26L’atonie du grand commerce à Saragosse, telle qu’elle ressort de cette comparaison, n’est pas un fait nouveau dans la seconde moitié du XVIII^e siècle. La mise en parallèle des données du vecindario de 1642 avec celle du censo de 172338 montre l’étiolement de l’élite commerciale entre le milieu du XVII^e siècle et le premier quart du XVIII^e, son effectif se trouvant quasiment divisé par deux au cours de l’intervalle. Bien qu’à cet égard les dénominations soient fluctuantes et prêtent à confusion, il semble que le rôle commercial de la place saragossane ait plutôt continué à se rétrécir au cours du XVIII^e siècle, sous l’effet à la fois de sa relégation au rang de simple chef-lieu de province et surtout de la montée en puissance de Barcelone appuyée par le développement industriel catalan39.

c) Similitudes : organisation, échelle sociale et poids économique global

27Au chapitre des points communs, observons toutefois que la marchandise ne mettait en jeu dans les deux villes qu’un petit nombre d’organisations corporatives. Ne figurent ainsi que 5 cuerpos convenidos sur les 23 groupes professionnels de commerçants saragossans, tandis que certains des 18 cuerpos sin convenir offrent des contours très imprécis, comme les 52 comerciantes sueltos, les 137 tenderos ou les 14 mercaderes. Quant aux 4 sortes de tratantes, en cerdos, en mulas y granos, en madera et en ubas y vino40, qui regroupaient respectivement 16, 40, 6 et 105 personnes, ils recouvraient sans doute aussi des types et des niveaux de négoce assez variés et ne formaient probablement aucune association professionnelle.

28Dans la capitale languedocienne, les aubergistes constituaient la seule corporation de nature exclusivement commerciale avec les inscrits au petit et au grand tableau de la bourse. Il est vrai que le petit commerce regroupait à lui seul un millier environ d’acteurs économiques, d’envergure souvent très modeste, dont certains s’apparentaient plus à des prestataires de services qu’à des commerçants à proprement parler. C’est pourquoi d’ailleurs la somme des effectifs des trois corporations est très supérieure au nombre de commerçants qui apparaissent sur les registres de capitation. Ces derniers mettent en revanche bien en évidence la diversité des activités des petits commerçants à travers celle des appellations professionnelles. Parmi les 165 mentions relevées, plus de la moitié correspondent à une seule occurrence. Effectivement, si la majorité des commerçants (537) sont désignés comme marchands, dans la moitié des cas (265) la mention générique est accompagnée d’une qualification plus précise, correspondant généralement à un type de marchandises spécifiques. La diversité lexicale est, il est vrai, renforcée par la proportion de femmes, plus forte (20 %) que dans l’ensemble des actifs indépendants de l’économie urbaine (13 %).

29La marchandise toulousaine se singularise relativement à son homologue saragossane par l’ouverture de l’éventail des niveaux de revenus41 (tableau19). La différence tient cependant en partie au fait que ce ne sont pas les contributions individuelles qui sont prises en compte à Saragosse mais celles des professions. Celles-ci sont peu nombreuses et regroupent souvent en une même catégorie fiscale des commerçants dont les activités étaient de niveaux très divers, ainsi que le révelle le détail les revenus déclarés des professionnels répertoriés parmi les cuerpos sin convenir. Il n’en reste pas moins qu’un abîme séparait les petits marchands, et sans doute éleveurs, de volailles qu’étaient les polleros y gallineros, dont le revenu moyen n’atteignait pas 18 livres jaquesas, et les mercaderes qui étaient imposés sur la base d’un revenu de près de 340 livres, soit presque vingt fois plus élevé.

30Envisagée dans sa globalité, la sphère commerçante présentait dans les deux villes un niveau de richesse apparent deux fois et demie supérieur à celui dont bénéficiaient les professionnels indépendants de l’artisanat. Le poids global du monde de la marchandise était à peu de choses près le même dans les deux villes, représentant environ 45 % de l’ensemble des revenus tirés de l’économie urbaine42. À Toulouse comme à Saragosse enfin, les acteurs de l’échange comprenaient parmi eux une bourgeoisie commerçante mais, principale différence entre les deux cités, cette strate supérieure paraît plus étoffée et surtout d’un niveau économique assez nettement supérieur dans la capitale du Haut-Languedoc que dans celle de l’Aragon.

4. Les services : les franges de l’informel et de la dépendance

a) L’économie domestique saragossane

31L’acte productif et la vente d’un bien matériel ne sont pas les seules opérations constitutives de l’économie urbaine, qui donne lieu également à la prestation de services marchands. Ces derniers étaient souvent dépréciés dans l’echelle des états sous l’Ancien Régime et se confondaient parfois avec les services domestiques. Si le lien de dépendance recouvrait alors la relation d’échange, cette dernière s’imposait cependant dans le secteur des transports et dans quelques autres activités.

32La délimitation d’une catégorie étrangère aux contemporains peut prêter à confusion dans le cadre d’une étude comparative. Si les prestataires de service étaient trois fois et demie moins nombreux au bord de l’Èbre que dans la métropole garonnaise, c’est peut-être que certaines activités de services relevaient à Saragosse d’autres catégories professionnelles. Certains des services qui à Toulouse relevaient du secteur commercial pouvaient s’effectuer à Saragosse dans la sphère domestique. Des occupations qui mobilisaient à Toulouse de nombreux actifs ne correspondent en tout cas à aucun groupe professionnel dans les cabreos de industria saragossans. Dans le cas des 76 blanchisseuses toulousaines et de leurs 3 homologues masculins, peut-être faut-il invoquer des pratiques vestimentaires qui outre-Pyrénées faisaient une moindre place au linge. Mais n’est-ce pas aussi que l’activité féminine est bien mieux appréhendée dans la capitation à Toulouse que dans les répertoires industriels saragossans, où ne figurent que les professionnels ayant pignon sur rue, ou même que dans le recensement de 1787, dont les finalités étaient essentiellement démographiques ?

33Une autre disparité concerne le niveau de revenu moyen des prestataires de services, apparemment moins élevé à Toulouse qu’à Saragosse, même si dans la seconde il restait très inférieur à celui des commerçants (tableau10). Ainsi peut-on supposer qu’au bord de l’Èbre un niveau de bénéfice trop faible, un exercice trop informel ou une situation particulièrement précaire faisaient échapper une partie des offreurs de services au prélèvement. Exclus de la liste des activités industrielles reconnues, ces gagne-deniers ont sans doute été compris dans la masse des jornaleros par les agents du recensement en 1787. Les services liés à la mise en vente des produits, transport et manutention, pouvaient être fiscalisés par l’intermédiaire des commerçants et artisans pour le compte desquels ils étaient effectués, ceux-ci rétribuant à la tâche une main-d’œuvre non spécialisée dont les conditions de travail n’étaient pas formalisées quand ils n’avaient pas recours à leurs employés réguliers. L’écart avec la capitale languedocienne tiendrait en ce cas à la confusion introduite par la notion d’employé lorsqu’elle est appliquée à une économie où les modalités du salariat n’étaient pas encore définies et institutionnalisées. Il est d’ailleurs significatif que le nombre des prestataires de services indépendants apparaisse considérablement moins élevé à partir du vingtième d’industrie et des sources corporatives qu’en se fondant sur la capitation43. L’ampleur du décalage, de l’ordre de 1 à 5, tend à montrer que la prestation de services ne donnait pas non plus lieu à Toulouse le plus souvent à un prélèvement au titre d’un exercice indépendant et déclaré.

b) Acheminer les biens et les personnes

⮚ Transport et portage : décalage et divergence

34Parmi les 7 professions relevant dans le répertoire saragossan du secteur des services, seuls les 4 tenanciers de juegos publicos n’appartiennent pas au secteur du transport. Les aceyteros y arrieros étaient des muletiers, spécialisés semble-t-il dans l’acheminement de l’huile, les trasmudadores des transporteurs de vin, les trajineros transportaient la paille nécessaire aux écuries, les arroberos étaient des portefaix, les aguadores des porteurs et distributeurs d’eau potable et les alquiladores des loueurs de voitures et de chevaux. À Toulouse en revanche les transports mobilisaient moins des deux tiers des prestataires de services44, mais, en valeur absolue, ces 470 acteurs économiques présumés indépendants représentent le double de leurs homologues à Saragosse, ces derniers étant presque pour moitié composés de porteurs d’eau qui n’ont quasiment pas d’équivalent au bord de la Garonne. Réciproquement le portage des marchandises ou des personnes à dos d’hommes, fortement représenté dans la métropole languedocienne, n’est pas une activité visible dans la capitale aragonaise. Quant au transport à proprement parler, sur des distances plus ou moins importantes, il mettait en jeu une centaine d’individus à Saragosse45 et près de 150 à Toulouse, en y incluant dans les deux cas les loueurs de montures et de voitures (alquiladores et affeneurs).

⮚ Arroberos et portefaix

35À Toulouse, le rôle tenu par la voie d’eau dans le trafic des marchandises n’était pas pour rien dans la présence de 179 portefaix, 62 d’entre eux résidant dans la capitoulat de Saint-Étienne, où se tenait le port du même nom sur le canal, et 36 dans celui de la Daurade, où se trouvait un débarcadère au bord de la Garonne. À Saragosse, le canal Impérial n’a desservi la ville qu’à la fin du siècle et n’a jamais eu la même importance sur le plan des transports que le canal du Midi à Toulouse, du simple fait qu’il ne rejoint pas directement la mer46. Toutefois, si le portage des marchandises ne se manifeste sur le répertoire que par la présence des seuls 12 arroberos, n’est-ce pas surtout que la plus grande partie de la main-d’oeuvre qui assurait à Saragosse ce type de tâches n’avait pas de caractère stable et officiel ? Ne formant pas un groupement professionnel déclaré et imposé, il s’agissait de travailleurs non qualifiés, sans doute recensés comme jornaleros en 1787. Il existait également à Toulouse des portefaix organisés en corporations et, comme à Saragosse, leur nombre était restreint, leur intervention se déroulant dans un cadre bien défini47. Ainsi le portage impliquait au bord de la Garonne deux types d’agents économiques : alors qu’une petite minorité jouissait d’un monopole sur son lieu d’exercice et constituait un groupe de professionnels qu’on peut qualifier d’indépendants, une masse de gagne-deniers ne bénéficiait d’aucune reconnaissance officielle et trouvait sans doute à s’embaucher à la journée ou à la tâche auprès des commerçants ou des particuliers. La grande majorité de ces forts des marchés et des débarcadères toulousains seraient en fait assimilables à des employés ou à des journaliers48.

⮚ La chaise à porteurs toulousaine

36Le problème de la nature de l’activité des individus caractérisés comme porteurs est plus délicat, car l’ambiguïté est double D’une part, le terme pouvait semble-t-il aussi bien renvoyer au portage des marchandises qu’à celui des personnes dans des chaises ou des litières ; d’autre part, il désigne à la fois des membres du personnel domestique et des gens qui trouvaient à s’employer ponctuellement pour s’acquitter de ce service auprés de ceux qui leur demandaient et qui pouvaient louer des chaises à des professionnels spécialisés49. Les mentions attachées sur les registres à un foyer aisé permettent de distinguer la part certaine de la domesticité, qui correspond à au moins 170 individus. Le statut des autres et surtout la nature de leur activité restent assez incertains, mais il est probable qu’un nombre assez important d’entre eux étaient en fait des portefaix.

⮚ Les signes d’un volume supérieur des échanges à Toulouse

37Au total il y aurait donc eu dans la capitale languedocienne entre 250 et 300 hommes qui déchargeaient et manutentionnaient les marchandises. L’écart considérable repéré de prime abord entre les deux villes paraît résulter en grande partie du fait que le portage, mis à part la grosse poignée des professionnels associée en corps, n’était pas une activité susceptible d’être imposée, aussi bien d’ailleurs à Toulouse qu’à Saragosse, où ceux qui en vivaient ont été selon toutes probabilités recensés comme jornaleros en 1787. Même le censo de 1723, malgré sa taxinomie variée et précise, ne comporte en l’espèce qu’un seul terme supplémentaire relativement au cabreo de 1772, celui d’arrastrasaco, qui ne met en jeu que 10 individus50, dont 5 pour lesquels la qualification est précédée du terme de jornalero.

38Au-delà de la disparité des sources, la différence entre les deux cités semble réelle, à la fois dans l’organisation du portage des marchandises et dans la quantité globale qui en faisait l’objet. La première renvoie à une prise en charge par des agents dépendants des différents protagonistes intervenant dans la chaîne qui reliait production et consommation. Le porteur peut avoir été un criado ou tout autre type de travailleur subordonné à la solde d’un marchand ou d’un artisan, mais aussi quelqu’un d’attaché au service du consommateur ou du client à un échelon ou l’autre de la chaîne de distribution, ainsi bien entendu qu’un employé de l’un ou l’autre des acteurs spécialisés dans le transport par voie d’eau et surtout par voie de terre et reposant sur l’utilisation de la force d’animale. Toutefois le très faible nombre de mentions relatives au portage des objets et des matières échangées n’est sans doute pas en lui-même dépourvu de signification. La quasi-absence de professionnels spécialisés à Saragosse et la divergence très notable à cet égard par rapport à la situation toulousaine traduiraient pour une part le différentiel dans l’intensité des échanges et dans le volume des biens correspondant.

39Pour rendre compte de cet écart les difficultés des communications peuvent être invoquées, car elles ralentissaient ou décourageaient la circulation dans la région de Saragosse à une époque où le Canal Impérial n’était pas encore ouvert, mais le manque de dynamisme économique et commercial est aussi en cause. Le recul du négoce enregistré par la capitale de l’Aragon et ses environs au XVIII^e siècle n’est-il pas un leit-motiv de l’historiographie et des contemporains ? Qu’il se traduise par la maigreur de l’effectif du groupe des professionnels voués à l’acheminement des marchandises semble logique. Inversement le nombre relativement élevé de Toulousains mobilisés par ces tâches peut être rattaché à l’importance d’une fonction portuaire qui s’effectuait à la fois sur la Garonne, par laquelle venait notamment le bois, avec deux débarcadères, au Port Garaud et à la Daurade, et sur le Canal du Midi, où circulaient blés et vins, avec le port Saint-Étienne situé à proximité de la halle aux grains (annexe 85) et dont le doublement était déjà envisagé51.

5. Aux confins de l’économie urbaine

a) Les praticiens du corps : de la boutique à l’Université

40L’économie urbaine telle que nous l’avons définie n’est pas une catégorie aux contours indiscutables. Dans ses franges figurent les professions de santé que les registres de capitation toulousains et, dans une certaine mesure, les répertoires industriels saragossans permettent d’isoler52. Massivement installés en ville53, les professionnels de la santé ne se différenciaient guère avant le début du XIX^e siècle de l’ensemble de ceux qui participaient à l’économie marchande. Ainsi en France les chirurgiens étaient jusqu’au début du XVIII^e siècle réunis dans le même corps que les barbiers54, ce qui valait à la corporation de faire l’objet d’une surveillance particulièrement vigilante de la part du pouvoir monarchique. Sans doute la médecine elle-même s’élevait-elle indéniablement au-dessus de la cohorte des arts mécaniques puisqu’elle était une discipline universitaire. Mais ce n’est que quelques décennies plus tard, avec l’émergence d’un discours médical sur les populations qui dresse un tableau alarmant des pathologies urbaines55, que le médecin devient une figure de l’observateur de la société56 et glisse nettement du secteur de l’économie urbaine à celui du contrôle social.

41Compte tenu de l’écart démographique global, les professions de santé mobilisaient, approximativement autant de monde à Saragosse qu’à Toulouse (tableaux 11 et 12). Si les médecins ne correspondent qu’à 20 occurrences sur les registres de capitation toulousains, en 1786 l’almanach Baour fait état de 34 docteurs en médecine57, tandis qu’au bord de l’Èbre les médicos formait un collège de 24 membres. La présence relativement importante du corps médical dans la capitale aragonaise tient à l’ancienneté des études médicales, puisque le colegio existait depuis le XIV^e siècle et avait longtemps concurrencé l’université pour la formation des médecins. En revanche l’enseignement de la médecine pâtissait sans doute à Toulouse de la réputation de la faculté de médecine de Montpellier, seconde tête d’une province bicéphale58. À un niveau social nettement inférieur à celui des médecins diplômés et beaucoup plus proche de celui des artisans, les chirurgiens n’étaient qu’au nombre de 14 dans la ville de l’Èbre au lieu de 65 à Toulouse. Il est vrai qu’à Saragosse les cirujanos appartenant au gremio étaient secondés et peut être suppléés par 50 mancebos qui formaient une hermandad, tandis que leurs homologues à Toulouse, les garçons chirurgiens, n’étaient qu’une trentaine. Six sages-femmes et trois accoucheuses figurent en revanche sur les rôles de la capitation, dont les homologues saragossanes n’apparaissent sur les répertoires saragossans qu’au XIX^e siècle.

42Au total le secteur de la santé semble légèrement mieux représenté à Saragosse qu’à Toulouse mais comprenait un plus grand nombre d’individus relativement peu qualifiés. Cela se reflète d’ailleurs dans le niveau de revenu fiscal des professionnels de la santé, qui est à Saragosse proche de celui des artisans et à Toulouse à peu prés équivalent à celui des commerçants (tableau10).

43Dans les deux cas cependant le dénivelé de revenus est important entre les praticiens reconnus et ayant un titre universitaire et ceux qui ne disposent pas d’une formation de ce type, comme les mancebos cirujanos probablement formés sur le tas par les maîtres chirurgiens, mais qui n’étant pas passés par l’université n’étaient peut-être pas destinés à exercer un jour eux-mêmes. Ils disposaient pourtant d’une reconnaissance et d’une organisation collective qui les plaçaient parmi les actifs indépendants dont l’exercice professionnel faisait l’objet d’un prélèvement fiscal. Tel n’était pas le cas à Toulouse des garçons chirurgiens dont la plupart apparaissent sur les registres de capitation par une mention anonyme placée en dessous du nom et de la profession du praticien qui les employait. En définitive, si l’on prend en considération les acteurs supposés dépendants, la différence entre les deux villes dans l’effectif global des professionnels de la santé ne fait que traduire le différentiel démographique.

b) Beaux-arts et musique : tradition curiale et service divin

44Autre frange mal définie, les artistes ne disposaient pas d’un statut particulier les distinguant clairement des artisans. Le développement des académies et la reconnaissance qu’elles obtiennent de la part du pouvoir royal, puis en certains cas leur transformation en véritables écoles, sont certes la manifestation d’une mutation dans le statut des beaux-arts. Mais ces derniers, tout en se différenciant des arts mécaniques par la dignité attribuée à ceux qui les exercent, s’en distinguent parfois assez peu au XVIII^e siècle sur le plan des pratiques.

45Ainsi à Saragosse en 1772, les pintores, parmi lesquels on relève la présence de Francisco Goya, âgé alors de 26 ans, sont répertoriés dans les cabreos aux côtés des autres professions artisanales. Le niveau de revenu déclaré de ces artistes n’était d’ailleurs pas sensiblement plus élevé que celui de l’ensemble des artisans. Dans la capitale languedocienne en revanche les peintres figurant sur les registres de capitation doivent plutôt être des peintres en bâtiment, appelés aussi barbouilleurs et qui constituaient sous cette dernière appellation une corporation d’une dizaine de membres59. Parmi les 31 individus désignés comme peintres, certains étaient peut-être cependant de véritables artistes, car il existait à Toulouse une école des Beaux-Arts instituée au milieu du XVIII^e siècle en académie royale de peinture, sculpture et architecture60. Mais ceux qui avaient été formés en son sein ne considéraient pas nécessairement l’exercice de leur talent comme la meilleure définition de leur état et parmi les peintres mentionnés sur les registres de l’impôt personnel, un seul affiche un niveau de richesse fiscale très supérieur à celui des autres.

46Il en va de même pour les sculpteurs dont deux ont un niveau de revenus nettement plus élevé que leurs confrères. À Saragosse en revanche la caractérisation comme escultores reales ne laisse pas de doute sur la nature de la compétence de ceux qui étaient ainsi désignés. Cependant, autant pour les peintres que pour les sculpteurs, un certain tassement des Beaux-Arts se manifeste dans la capitale de l’ancien reino au cours du siècle, la tendance étant encore plus nette dans le domaine de la peinture si l’on remonte jusqu’au milieu du siècle précédent, quand les peintres étaient au nombre de 33. Se révèle ici une trajectoire régressive, qui tient à des raisons à la fois politiques et économiques, pour une ville qui perd son rang et subit l’ascendant de plus en plus marqué de la capitale catalane.

47Si un écart se repère en faveur de Saragosse dans le domaine des arts plastiques, celui de la musique correspond à 28 occurrences sur les registres de capitation toulousains alors qu’il n’apparaît pas sur les répertoires saragossans. La disparité des sources utilisées ne permet pas ici de mener une comparaison valide, dans la mesure où l’exercice de leurs talents par les musiciens se faisait essentiellement dans un cadre religieux et n’entrait donc pas dans la liste des activités industrielles susceptibles de faire l’objet d’un prélèvement fiscal. Il est probable qu’à Saragosse beaucoup de ceux qui se consacraient à la musique aient été des clercs, notamment ceux qui n’avaient pas accédé à la prêtrise et pour lesquels le recensement prévoyait en 1787 une catégorie spécifique61. À Toulouse, parmi les professionnels des arts musicaux 12 étaient domiciliés dans le capitoulat de Saint-Étienne, c’est-à-dire à proximité de la cathédrale. Leur niveau de revenu était relativement peu élevé, équivalent à peu près à celui des artisans, sauf dans le cas des organistes et de quelques autres individus dont le talent n’est pas spécifié.

B) – Les principaux secteurs d’activités

48Au-delà de leur place globale et de leur structure socioprofessionnelle, les deux économies urbaines se singularisaient par leur composition en termes de secteurs d’activités. Plus que la mise en place une grille exhaustive, c’est le repérage de mesures significatives et surtout comparables qui doit être ici poursuivi. Production et consommation offrent chacune leurs angles d’attaque, avec d’un côté les matières premières utilisées, et de l’autre l’usage des objets.

1. De l’alimentation aux nourritures

a) Les acteurs de l’économie alimentaire

49Dans les deux villes l’alimentation mobilisait un nombre important d’agents économiques. Mais le départ doit être fait entre activités de transformation et opérations spécifiquement commerciales, les termes de la comparaison se trouvant notablement modifiés selon que l’on prend en compte ou non les professions exclusivement vouées à la commercialisation (tableaux13 et 14 ; annexes 53 et 54). Dans la mesure où les professions de type commercial sont souvent moins spécialisées et caractérisées de façon imprécise62, il est préférable de se concentrer sur l’artisanat attaché à la fabrication et à la transformation des produits alimentaires qui à lui seul occupait plus de 10 % des actifs de l’économie urbaine à Saragosse et seulement 7 % à Toulouse. Dans la première, parmi les 9 professions formées par ces artisans ou fabricants (annexe 7), 4 seulement étaient constitués en corps, tandis que dans la seconde le secteur regroupait 8 corporations (annexe 8), dont l’effectif global, tel qu’il apparaît dans la documentation corporative, coïncide approximativement avec l’image que nous en donnent les registres de capitation (annexe 9).

b) Transformation et consommation des viandes

50Une telle coïncidence ne s’observe pas dans les métiers de la viande, les trois principaux corps de métier présentant des effectifs nettement plus importants sur les rôles du vingtième ou dans la documentation d’origine corporative que dans les registres de l’impôt personnel. Cette discordance s’observe dans la boucherie63, y compris en considérant comme bouchers certains professionnels mentionnés dans les registres de capitation sous d’autres appellations, telles que volailler, charcutier ou faiseur de saucisses. Pour les égorgeurs de cochons, dits aussi langueyeurs de porcs, 2 individus seulement figurent sur les registres de capitation, tandis que la réponse à l’enquête de 177664 mentionne l’existence de 14 membres de la corporation et qu’un catalogue des maîtres dans cette spécialité daté de 178365, mais complété jusqu’en 1787, liste 19 réceptions depuis 1749, dont 3 seulement correspondent à des professionnels décédés. Faut-il considérer que la corporation comprenait tous les artisans impliqués dans la transformation du porc ou dans la commercialisation des produits dérivés, qui figurent sur les rôles de capitation comme charcutiers, faiseurs ou revendeurs de saucisses ou encore marchands de cochons, bien que ce dernier cas soit beaucoup plus douteux ? Mais, outre la question de la double affectation de ces professions si on les comptabilise par ailleurs dans la boucherie, l’écart ne disparaît pas pour autant66. Il n’y a en définitive que les chevrotiers, dits aussi agneliers, dont l’effectif déclaré en 176267 (16, mais avec 4 veuves) concorde approximativement avec celui de la capitation (11).

51En envisageant globalement les trois spécialisations professionnelles, auxquelles il faut adjoindre les tripiers, le nombre des artisans du secteur de la viande est de 82 selon les sources corporatives, mais de 36 à 40 seulement selon la capitation. Si l’on retient le premier chiffre, l’écart apparaît important avec la capitale aragonaise, où le cabreo de industria de 1772 fait simplement mention d’une corporation dans la branche, celle des cortantes ou cortadores (bouchers), qui comprend 33 membres. Ceux-ci ne sont d’ailleurs peut-être pas tous des artisans indépendants puisqu’une autre source répertorie seulement 6 boucheries (carnicerias) en 1797 (annexe 7). Sans doute s’agit-il de boucheries municipales affermées qui avaient obtenu le contrôle de la filière. On ne sait pas quelle était la situation des artisans bouchers par rapport à ces boucheries, mais une évolution se dessine, qui va se renforcer dans les décennies suivantes avec la montée en puissance de fournisseurs ayant sans doute le monopole de l’abattage68. Dans ces conditions l’appartenance au gremio sanctionnait peut-être plus la qualification professionnelle que l’indépendance économique. La même hypothèse pourrait d’ailleurs s’appliquer à la corporation bouchère toulousaine pour expliquer la discordance observée entre les sources69.

52Quoi qu’il en soit la différence entre les deux villes semble avérée70 et peut s’interpréter comme le signe d’une consommation plus répandue de l’alimentation carnée à Toulouse, phénomène qui constitue en soi un indicateur d’un niveau de vie plus élevé. Peut-être faut-il aussi envisager une disparité dans les circuits de commercialisation de la viande entre le Midi toulousain et l’Aragon, notamment dans le corregimiento de la capitale du fait de la place tenue par les éleveurs au sein de la société locale. La Casa de Ganaderos saragossane ne regroupait en effet semble-t-il qu’un petit nombre d’éleveurs71, qui entendaient avant tout maintenir l’exclusivité de leurs droits, ce qui ne favorisait guère le développement de l’élevage et donc la diffusion de la consommation de viande72.

Tableau 13 : La place du secteur alimentaire à Toulouse et à Saragosse vers 1770

Tableau 14 : La place du secteur productif alimentaire à Toulouse et à Saragosse vers 1770

c) La filière des farines

53La place tenue dans les deux villes par les métiers impliqués dans la fabrication du pain reflète la part que tenait cet aliment dans la nourriture des populations. À Toulouse, où les deux sources concordent approximativement cette fois, la panification mobilisait de 145 à 163 personnes (annexe 8), soit près de 1 % de la population active, les chiffres étant respectivement de 180 et de 1,3 % à Saragosse, où la prépondérance du pain dans l’alimentation des habitants paraît plus marquée. Peut-être faut-il voir dans cet écart un résultat de la diffusion de la production du maïs dans la région toulousaine et de sa consommation sous forme essentiellement de millas73, la récolte frumentaire étant en priorité destinée à l’exportation. Car, si la moyenne vallée de l’Èbre était aussi une région exportatrice de blé, elle ne disposait pas semble-t-il de cultures de substitution aux céréales panifiables74. En revanche le processus de fabrication du pain donnait lieu à une division similaire du travail dans les deux cités, avec d’un côté ceux qui produisaient la pâte à partir de la farine − les repétiers, c’est-à-dire pétrisseurs, dits aussi faiseurs de pain à la livre à Toulouse et les masadores ou amasodoras à Saragosse − et de l’autre ceux qui étaient spécialisés dans la cuisson. Dans la capitale languedocienne cependant, à côté des fourniers, apparents homologues des horneros saragossans, existaient, en nombre beaucoup plus important d’ailleurs, des boulangers qui étaient en conflit avec eux et dont on peut penser qu’ils réalisaient aussi bien la confection de la pâte que sa cuisson.

54En amont de la filière, les meuniers toulousains affichent un effectif assez nettement supérieur à celui des molineros saragossans. Ces derniers, au nombre de 10, formaient un véritable gremio à Saragosse, tandis qu’à Toulouse 17 meuniers figurent sur les registres de capitation75, la profession étant représenté sur le vingtième d’industrie par 14 particuliers n’appartenant à aucun corps (annexe 4). Même si la meunerie et la minoterie n’étaient pas concentrées à Toulouse, la supériorité de Montauban en la matière étant incontestable76, l’écart numérique s’explique par la différence de fertilité et donc de rendement céréalier entre le Midi toulousain et l’Aragon. L’absence de corps constitué à Toulouse tient à ce que l’essentiel de l’effectif était occupé aux deux grandes entreprises de meuneries toulousaines (le Bazacle et au le château Narbonnais). Car, si à Saragosse nombre de moulins étaient propriété des cuerpos inmortales, c’est-à-dire des institutions ecclésiastiques, dans la métropole languedocienne les bâtiments et leurs meules n’appartenaient pas non plus en général aux artisans qui faisaient tourner ces dernières, mais étaient plutôt possédés par les membres de la bourgeoisie, qui y trouvaient un placement rentable, ainsi qu’on le sait pour ceux qui étaient installés à la chaussée du Bazacle77.

d) Les spécialités locales : préparation culinaire contre eau-de-vie et chocolat

55Reflet de la tradition culinaire française, la pâtisserie mobilisait beaucoup plus de spécialistes au bord de la Garonne que sur les rives de l’Èbre. C’est aussi, que le métier recouvrait au bord de la Garonne un faisceau d’activités diverses, puisque les pâtissiers à proprement parler côtoyaient dans une même corporation rôtisseurs, traiteurs, et hôtes78, soit 60 artisans au total79. Si la profession était en France sans doute plus proche de la restauration que de la pâtisserie, dans l’acception actuelle de ces termes, les pasteleros n’étaient pas non plus outre-Pyrénées spécialisés dans la préparation des aliments sucrés, mais réalisaient aussi des pâtés en croûte, faisant donc office de traiteurs. La comparaison entre les 8 pasteleros saragossans et les pâtissiers toulousains n’est donc pas dénuée de fondement et montre une réelle disparité.

56Les confiseurs étaient apparemment aussi plus nombreux à Toulouse qu’à Saragosse, puisqu’on en repère 8 sur les rôles de l’impôt personnel, tandis que les confiteros saragossans, qui étaient également botilleros, c’est-à-dire fabricants et vendeurs de glaces et de boissons rafraîchissantes, n’étaient que 2 sur le cabreo de industria (annexes 7 et 8). Il est vrai que les confiteros avaient été antérieurement réunis aux cereros (ciriers), avec lesquels ils formaient un gremio d’une trentaine d’artisans lors du recensement de 1723, alors que la communauté des botilleros, formée depuis peu était déjà composée de 2 individus seulement Ces derniers auraient donc quelque sorte confisqués l’appellation de confitero après que cette spécialité eut été absorbée par les cereros, sans que la double dénomination n’ait accru l’étendue de leur champ d’intervention, ni peut-être même réellement élargi leur domaine de compétence. En 1797 d’ailleurs, les deux professions restaient ou étaient redevenues clairement distinctes, les confiteros étant alors 26 et les botilleros continuant avec 5 professionnels à présenter un effectif faible, bien que quelque peu accru par rapport au début ou au milieu du siècle80. La difficulté de l’opération comparative montre ici qu’il faut prendre garde aux fausses équivalences et vérifier la nature exacte des activités que recouvre une appellation professionnelle.

57Ceux qui déclaraient vivre de la pêche étaient apparemment plus nombreux à Saragosse, où ils formaient un cuerpo sin convenir de 14 membres, qu’à Toulouse où ils sont représentés par 8 occurrences seulement sur les registres de capitation. La différence tient probablement dans une large mesure à la superficie très étendue du territoire saragossan, s’agissant d’une profession non caractéristique du milieu urbain. Ainsi à une vingtaine de kilomètres de Toulouse, le bourg de Grenade-sur-Garonne qui ne comptait que quelques milliers d’habitants comprenait au moins 9 personnes déclarant se consacrer à la pêche à la fin du XVIII^e siècle81. Un écart de même sens s’observe avec les 20 fabricantes d’aguardiente y licores saragossans face aux 10 liquoristes, aux 2 vendeurs et à la revendeuse d’eau-de-vie que l’on est en mesure d’identifier à Toulouse, et traduit une différence des pratiques de consommation et sans doute aussi dans la qualité des produits. L’exploitation des ressources de l’empire colonial espagnol induit un décalage encore bien plus marqué en ce qui concerne l’artisanat et la vente du chocolat, qui mobilisaient 45 personnes à Saragosse et se trouvaient alors en pleine expansion82 tandis qu’on ne compte à Toulouse qu’un seul fabricant de chocolat.

e) Producteurs et distributeurs : l’analogie des revenus

58Dans l’ensemble du secteur alimentaire, l’éventail des revenus fiscaux est plus ouvert à Saragosse qu’à Toulouse, puisque dans la première il est de 1 à près de 19 entre les pescadores et les confiteros y botilleros, et seulement de 1 à 6 dans la seconde aussi bien entre les bouchers et les boulangers sur les registres du vingtième qu’entre les égorgeurs de cochons et les pâtissiers d’après la capitation. Dans les deux villes les métiers appartenant au secteur alimentaire productif affichent un revenu fiscal moyen qui les classe dans les catégories intermédiaires de l’économie urbaine (annexes 7 et 8). Au sein de cette dernière, leur position socio-économique semble toutefois un peu plus basse dans la métropole languedocienne, mais cette image résulte surtout de la présence à Toulouse d’une riche élite commerciale, sans laquelle les artisans mobilisés par la transformation des produits alimentaires auraient un revenu individuel moyen légèrement supérieur à celui de l’ensemble des professionnels de l’économie urbaine, le même rapport s’observant si l’on se réfère aux sommes versées au titre de la capitation par les indépendants (annexe 9). Cette situation est également celle qui prévaut à Saragosse pour l’ensemble des 9 cuerpos, convenidos ou no convenidos, de l’alimentation (annexe 7).

2. Le bâtiment : marché et main-d’œuvre

a) Dynamisme toulousain

59À l’inverse du secteur alimentaire, celui du bâtiment et de la construction semble mobiliser environ deux fois plus d’individus à Toulouse qu’à Saragosse (tableau15 ; annexes 53 et 54). Cette disparité traduit d’abord un décalage dans le rythme de croissance démographique, plus rapide au bord de la Garonne que de l’Èbre83. L’utilisation des soldats et des prisonniers pour les travaux publics en Aragon joue aussi un rôle, alors même que l’aménagement du Canal Impérial et l’agrandissement de la Basilique du Pilar auraient dû impulser un dynamisme supplémentaire au secteur.

60À Toulouse cependant les sources corporatives ne coïncident qu’imparfaitement avec les registres de capitation (annexe 12). La sous-estimation des effectifs sur ces derniers provient essentiellement d’un décalage concernant le nombre de maçons. Mais, dans la mesure où cette corporation a établi un rôle des maîtres en 176584, qui répartit ces derniers dans 6 quartiers et en compte 29 dans celui de Saint-Étienne, alors que le registre du capitoulat du même nom, qui date quant à lui de 1735, n’en mentionne que 7, la discordance chronologique peut être acceptée comme une des raisons du décalage entre les deux sources. Cela confirme d’ailleurs le phénomène de forte croissance démographique au cours de la seconde moitié du siècle, notamment dans le capitoulat de Saint-Étienne et plus spécialement dans sa partie située hors des remparts85. D’une façon générale, l’essor étant entièrement à mettre à l’actif de l’immigration, son impact sur la construction aurait été d’autant plus fort. Reste en tout cas que le métier regroupait à Toulouse 3,5 à 5 fois plus d’actifs qu’à Saragosse où le gremio des albañiles ne comptait que 32 membres86 (annexe 11).

Tableau 15 : La place du secteur du bâtiment à Toulouse et à Saragosse vers 1770

61Les charges fiscales qui pesaient sur les acteurs de la construction et du bâtiment montrent que leur situation était dans l’ensemble plutôt modeste (annexes 57 et 58). Cet état de fait est particulièrement marqué à Toulouse où leur moyenne d’imposition était de cinq à deux fois inférieure à la moyenne globale de l’économie urbaine. Moins nombreux à Saragosse, les artisans du bâtiment y jouissaient d’un revenu qui était plus proche de la moyenne. En outre l’hétérogénéité sociale y était plus prononcée que dans la capitale du Languedoc, avec une échelle des revenus s’étendant de un à dix au lieu de un à six à Toulouse87.

b) Structures des entreprises et de l’emploi

62Cependant la différence résulte surtout de l’ampleur du dénivelé entre les très modestes blanqueros de cal et des albañiles presque opulents. Ces derniers font figure de véritables entrepreneurs88 par rapport aux maçons toulousains, et auraient connu depuis le XVII^e siècle une tendance vers l’oligarchie que traduiraient la diminution de l’effectif des maîtres et l’accroissement parallèle du nombre des employés89. En 1723 les peones de albañil étaient plus nombreux que les maîtres et en comptant également 13 mancebos, 5 jornaleros, 7 criados et 9 apprentis, on aboutit à un total de 68 employés pour seulement 28 maîtres. Même si on compte en 1772 4 maîtres supplémentaires par rapport à 1723, le ratio a pu évoluer au cours du XVIII^e siècle dans le sens d’un accroissement de la part de la main d’œuvre salariée. Le fait que les albañiles aient représenté en 1723 près de la moitié du secteur de la construction90 et à peine un sixième en 1772 (annexe 11), renforce l’hypothèse de la domination d’un groupe restreint de quelques entrepreneurs en maçonnerie.

63Par ailleurs la disparité observée entre les deux villes concernant les revenus se manifesterait aussi dans la structure du métier car dans la métropole languedocienne les données de la capitation mettent en évidence un très faible ratio d’employés chez les maçons91. La quasi-équivalence entre les deux villes en ce qui concerne les charpentiers ne doit pas faire illusion, car le terme de carpintero en Espagne s’applique autant aux réalisateurs de charpentes qu’aux fabricants de meubles et l’effectif saragossan, 72 artisans, est à mettre en comparaison avec la somme des deux types de professionnels toulousains, soit 213 individus. La très forte infériorité de la cité de l’Èbre en ce domaine est la traduction du manque de ressources en bois dans la partie médiane de l’Aragon. La disparité existe également entre les plâtriers toulousains, qui étaient 53 à se réunir en octobre 1772 chez les Cordeliers92, et les aljezeros saragossans qui ne figurent qu’au nombre de 20 sur le cabreo de industria de la même année. Cependant, là aussi les données corporatives toulousaines ne concordent pas avec celles provenant de la capitation, qui ne font apparaître que 21 occurrences (annexes 12 et 13). Une hypothèse explicative à cet égard est de supposer que les plâtriers faisaient commerce de chaux et ont donc pu dans certains cas être désignés simplement comme marchands, ce qui ne permet pas de les identifier. Par ailleurs, comme dans le cas des maçons, s’agissant de métiers dont l’exercice ne nécessitait pas l’ouverture d’un pas de porte, il est fort possible que la corporation toulousaine ait regroupé l’ensemble des professionnels, y compris ceux qui étaient désignés comme garçons, sur les rôles de l’impôt personnel93.

3. Informer la matière : pierre, métaux, terre, bois, peaux et fibres

a) Les matériaux de construction

64Illustrant un cas de figure inverse, les blanqueros de cal affichent quant à eux un effectif bien supérieur à celui des peintres-barbouilleurs, qui, compte tenu de la disparité des coutumes locales, peuvent être considérés comme leurs homologues. Le différentiel de revenu fiscal entre les deux corps de métier permet de penser que le blanchiment à la chaux était en Aragon une pratique d’autant plus usitée qu’elle était somme toute peu coûteuse, tandis que la peinture des façades n’était pas généralisée dans le Toulousain, où le bâti de briques et de galets n’était pas nécessairement recouvert d’un enduit. Les travailleurs spécialisés en ce domaine étaient sans doute plus nombreux que les 12 artisans figurant sur les sources corporatives, ainsi que le montre la présence de 33 professionnels sur les rôles de la capitation (annexe 13). Il n’est pas impossible cependant que parmi ces derniers certains aient été en situation d’employés, un seul garçon étant repérable sur les registres (annexe 14). À Saragosse en revanche la situation extrêmement modeste des blanqueros de cal est un indice du fait qu’ils ne disposaient pas de main-d’œuvre auxiliaire dans l’accomplissement de leur tâche.

65La couverture des maisons offrait plus de similitudes des deux côtés des Pyrénées, ainsi que le montre la présence des tejeros et des tuiliers, qui ne formaient pas d’ailleurs de véritables corporations, aussi bien à Saragosse, où ils étaient répertoriés parmi les cuerpos non convenidos, qu’à Toulouse, où ils étaient imposés individuellement au titre du vingtième d’industrie. S’agissant d’un secteur où la production journalière était abondante et la consommation nécessairement limitée, leur nombre était assez restreint. Il semble d’ailleurs que les tuiliers toulousains comme les tejeros saragossans aient été également fabricants de briques, celles-ci constituant le matériau de construction le plus usité dans chacune des deux villes. Le recours à la pierre n’était pas pour autant exceptionnel, ainsi que le montre la présence des tailleurs de pierres ou canteros, en petit nombre cependant et pratiquement identique dans les deux villes. Compte tenu du décalage observé pour l’ensemble du secteur, on peut penser que la pierre était proportionnellement d’un usage un peu plus fréquent dans la capitale aragonaise. Les travaux de transformation et d’achèvement de la basilique du Pilar ont sans doute créé un contexte favorable pour le développement de ce métier qui ne comptait que 2 membres en 1723 et 4 en 164294, mais qui en regroupait 14 en 177295.

66La supériorité de Toulouse en matière de construction paraît se vérifier par contre en confrontant le nombre des vitriers qui était au moins 25 à y exercer leur activité, avec celui des vidrieros saragossans dont l’effectif ne se montait qu’à 13 artisans, bien qu’ils aient été également estañeros, c’est-à-dire étameurs et qu’à ce titre ils aient probablement fabriqué de la vaisselle et toute sorte d’objets recouverts d’étain, spécialité dont s’acquittaient à Toulouse les membres de la corporation des potiers d’étain96. Mais ici il faut prendre garde à la terminologie, qui en espagnol se révèle en l’occurrence ambiguë, car il semble que les vidrieros saragossans aient plus été des verriers que de vitriers, l’un des maîtres ayant été par exemple récompensé pour un ouvrage de verrerie par la société Économique Aragonaise97. Alors qu’à Toulouse cette dernière activité ne donnait pas lieu à un groupement corporatif, mais faisait peut-être l’objet d’un travail en fabrique sans que la spécialisation apparaisse sur les registres de capitation, la découpe, l’assemblage et la pose de vitres étaient incontestablement des opération beaucoup plus communes que dans la cité de l’Èbre. Le caractère plus rural des maisons saragossanes par rapport à l’habitat toulousain, constitue sans doute la principale cause de ce phénomène, qui trouve peut-être aussi son origine dans la disparité des conditions climatiques locales et des coutumes dans le domaine de la construction.

b) La place modeste et singulière du travail des métaux

⮚ Similitude du poids humain

67La production d’objets en métal ne mobilisait dans les deux cités qu’un peu plus de 1 % des actifs (tableau 16)98. Pourtant la cité garonnaise comptait 16 corps de métiers dans ce rameau de l’activité artisanale, tandis qu’à Saragosse 8 cuerpos convenidos seulement y étaient impliqués, auxquels s’ajoutaient 3 professions libres (annexes 15 et 16). Mais si le travail des métaux impliquait plus de corps de métiers structurés à Toulouse que dans la métropole de l’Èbre, ceux-ci comprenaient généralement moins de membre99. Les similitudes n’en sont pas moins importantes, à commencer par l’homologie de 9 métiers des deux côtés des Pyrénées100. La présence des quinquilleros (quincailliers) parmi les cuerpos sin convenir et celle des lanzeteros, c’est-à-dire sans doute des fabricants de lances, bien que cette arme ait été d’un usage limité, constitue la singularité de Saragosse par rapport à la cité garonnaise. Réciproquement, l’existence de corporations pour les affineurs, les éperonniers, les épingliers, les graveurs et les potiers d’étain distingue Toulouse de la capitale aragonaise. Le cas des fondeurs, de la grande fonte ou de la petite fonte, était quelque peu différent dans la mesure où l’on peut les considérer comme une catégorie de forgerons spécialisés ou encore, en ce qui concerne les seconds, comme des travailleurs intervenant dans la bijouterie et donc proches des orfèvres puisqu’ils étaient spécialisés dans le travail des métaux précieux pour réaliser de petits ouvrages. C’est peut-être ici une des raisons de la sous-représentation des orfèvres à Toulouse par rapport aux plateros saragossans qu’on peut considérer comme leurs homologues et qui étaient deux fois plus nombreux qu’eux. En revanche, malgré l’existence des fondeurs, les forgerons étaient nettement plus nombreux que les herreros de fuego.

Tableau 16 : La place du travail du métaux à Toulouse et à Saragosse vers 1770

68Au chapitre des similitudes on relève que l’effectif des serruriers toulousains était très proche de celui des cerrajeros saragossans, de même que celui des couteliers et des puñaleros. Parmi les métiers qui mobilisaient peu de monde, figurent à Toulouse les fourbisseurs et à Saragosse les espaderos que l’on peut considérer comme leurs homologues, ainsi que les batteurs d’or ou batidores de oro. À l’inverse les horlogers toulousains étaient 4 fois plus nombreux que les relojeros saragossans, ce qui est sans doute la traduction d’une diffusion moins large des horloges et des montres dans les foyers de la capitale aragonaise. Le souci de mesurer précisément le temps et de ne pas s’en remettre entièrement aux sonneries et aux carillons des édifices religieux ou à la position du soleil par l’intermédiaire de cadrans solaires apparaît comme une marque significative de l’écart qui pouvait exister dans les mentalités et dans les faits entre l’Espagne urbaine et les villes des pays européens plus avancés vers le libéralisme économique.

⮚ Les revenus : disparités globale et particulières

69L’éventail des revenus fiscaux dans l’ensemble des métiers qui travaillaient les métaux était sensiblement plus large à Toulouse qu’à Saragosse, puisque dans la première les orfèvres payaient au titre du vingtième d’industrie une somme par tête plus de 12 fois supérieure à celle qui étaient exigée des ferblantiers, tandis que dans la seconde le revenu des relojeros n’était que 4 fois plus élevé que celui des cerrajeros101. Par ailleurs les artisans saragossans bénéficiaient en moyenne d’un revenu qui atteignait à peine les deux tiers de celui de l’ensemble de l’économie urbaine, alors que la situation était inverse à Toulouse102. La hiérarchie apparente des revenus dans le secteur du métal diffère aussi notablement entre les deux villes. Mis à part le cas des horlogers-relojeros, l’ordre des revenus manifeste plutôt une inversion. Ainsi les cerrajeros viennent en dernière position à Saragosse, alors que les serruriers sont en cinquième place à Toulouse. Inversement les forgerons sont en sixième position à Saragosse et en treizième à Toulouse, ou encore les ferblantiers respectivement en quatrième et avant-dernière place103. Ainsi faut-il croire que chaque métier recouvrait une réalité socio-économique assez différente de part et d’autre des Pyrénées. Si la mise en relation des niveaux de revenus relevés à Saragosse avec le nombre des employés en 1723 ne donne pas de résultats significatifs, le fait que le ratio employés/patrons n’ait été pratiquement que de un pour quatre dans la capitale aragonaise à cette dernière date104 au lieu de un pour deux dans celle du Languedoc vers 1770105 (annexes 17 et 18) confirme la supériorité de la position économique des professionnels toulousains par rapport à leurs homologues saragossans.

c) Des peausseries aux cuirs

70Le travail du cuir, composante essentielle de l’artisanat à l’époque préindustrielle, était plus fortement représenté à Toulouse, où il mobilisait 2,5 % de la population active quelle que soit la source utilisée, qu’à Saragosse où la proportion était seulement de 1,5 % (tableau 17)106. Plusieurs des spécialisations professionnelles se retrouvent de part et d’autre des Pyrénées, l’organisation de celles-ci pouvant cependant différer (annexes 19 et 20). Ainsi les homologues saragossans des bourreliers et des selliers toulousains formaient un seul corps, celui des guarnicioneros y silleros. Les blanqueros de piel avaient une activité probablement très proche de celle des blanchers, de même que les zurradores et les tanneurs-corroyeurs. Les albarderos y basteros ne se différenciaient guère sans doute des bâtiers, mais la supériorité numérique des premiers traduit un recours plus fréquent à Saragosse au chargement des montures, notamment des mules employées au transport de l’huile par les aceyteros y arrieros, tandis qu’à Toulouse le meilleur état des routes et des ressources plus importantes en bois favorisaient l’usage de charrettes auxquelles étaient attelées les animaux. La métropole de l’Èbre se singularise aussi par la présence de 9 pergamineros, tandis que les anciens pergaminiers de Toulouse, dont la toponymie urbaine porte encore la trace, n’existaient plus dans la seconde moitié du XVIII^e siècle. La cité garonnaise comportait en revanche une corporation de relieurs qui n’a pas de pendant dans la métropole de l’Èbre. Autre particularité saragossane, l’existence du gremio des boteros, c’est-à-dire des fabricants d’outres, récipients servant au transport et à la conservation du vin, qui à la fin du siècle auraient formé un seul corps avec les pellejeros (peaussiers).

Tableau 17 : La place du travail du cuir à Toulouse et à Saragosse vers 1770

71Inversement il existait à Toulouse une communauté de bridiers, peu nombreuse d’ailleurs et semble-t-il en voie d’extinction, qui n’a pas d’équivalent à Saragosse.

72La position socio-économique des artisans du cuir ne fait pas apparaître d’écart notable entre les deux villes107. À Toulouse, parmi les 11 corporations de la branche, seule celle des selliers atteint un niveau d’imposition moyen relativement à l’ensemble des acteurs de l’économie urbaine. À Saragosse, seuls 4 corps sur 10 présentent un revenu par tête nettement inférieur à la moyenne, mais il est vrai que deux d’entre eux, les zapateros de obra prima et segunda, comprennent un grand nombre de membres. Globalement, le secteur est relativement homogène sur le plan des positions socio-économiques, de façon un peu plus marquée cependant dans la capitale aragonaise qu’à Toulouse108. Dans chacune des deux cités en tout cas, c’est la communauté des chausseurs de seconde catégorie109 qui se placent à l’extrémité inférieure de la hiérarchie fiscale. Cette similitude ne se retrouve pas au niveau le plus élevé, puisque si les selliers viennent en tête dans la métropole languedocienne, leurs homologues saragossans se situent dans le milieu du tableau, sans doute par ce qu’ils sont mélangés avec les bourreliers. La position des blanqueros de piel exprime un dénivelé encore plus important par rapport à celle des blanchers toulousains, les premiers constituant apparemment la profession la plus rentable dans leur secteur, tandis que les seconds n’arrivent qu’en 7^e position sur 11 et n’atteignent guère que le revenu médian de l’économie urbaine. Cette différence répond au fait que le blanchiment des peaux occupait beaucoup moins d’artisans indépendants au bord de l’Èbre que sur les rives de la Garonne, mais qu’inversement la main-d’œuvre salariée était proportionnellement bien plus nombreuse à Saragosse qu’à Toulouse (annexe 22)110.

d) Laine, soie, coton

⮚ Le textile, un développement apparemment plus important au bord de l’Èbre

73La fabrication des tissus occupait dans les deux villes un nombre important de travailleurs indépendants. La supériorité de la cité de l’Èbre est cependant manifeste en ce domaine, puisqu’elle mettait en jeu 361 artisans au lieu de 252 au maximum à Toulouse (tableau18). Dans les deux cités les unités de production semblent avoir donné du travail à un nombre assez élevé d’employés, la proportion de ces derniers dans le total des travailleurs approchant 45 % aussi bien à Saragosse en 1723111 qu’à Toulouse vers 1770112 (annexe 26).

Tableau 18 : La place du secteur textile à Toulouse et à Saragosse vers 1770

74Dans la métropole languedocienne, aussi bien en ce qui concerne le nombre global de personnes impliquées dans le secteur textile, plus de deux cents individus, que pour la plupart des effectifs correspondant aux différents métiers, les chiffres tirés des sources corporatives ou administratives et ceux provenant des rôles de la capitation concordent (annexe 24). Deux exceptions cependant : les couverturiers, dits aussi flessadiers, qui étaient deux fois plus nombreux d’après les seconds que si l’on s’en tient aux premières et, décalage plus surprenant car fonctionnant en sens inverse, les peigneurs et cardeurs de laine qui étaient au moins 39 inscrits en 1773 dans leur corporation, d’après les listes de présence aux assemblées113, mais qui ne correspondent qu’à 16 occurrences sur les registres de l’impôt personnel (annexe 25). La différence se réduit quelque peu si l’on prend en considération un ouvrier en laine et 6 tireurs de laine (annexe 26), mais ces derniers qui étaient des ouvriers chargés de tirer les ficelles des métiers à tisser afin de faire lever la chaîne114 étaient impliqués dans le tissage à proprement parler plus que dans l’opération préliminaire du cardage et du peignage de la matière première. S’agissant d’une profession ne procurant que de modestes revenus, certains des individus qui l’exerçaient ont pu bénéficier d’exemption fiscale, mais cela n’implique pas nécessairement qu’ils n’aient pas été enregistrés115, à moins qu’ils n’aient exercé une autre activité en parallèle et aient été portés à ce titre dans les registres. Beaucoup plus probable est la confusion entre maîtres et employés, ces derniers figurant sur les registres au nombre de 18 comme garçons cardeurs ou peigneurs de laine (annexe 26). La profession n’avait en effet probablement qu’un faible niveau d’indépendance à l’égard de marchands fabricants qui avaient le contrôle de la chaîne de production, fournissant la matière première et la reprenant après qu’elle ait été ouvrée.

⮚ Des fabriques organisées, des travaux spécialisés

75Si à Toulouse la plus grande partie des personnes travaillant dans le secteur textile était organisée en corps de métier, ainsi que le montre la relative similitude des effectifs tirés du vingtième et de ceux provenant de la capitation (annexe 24), la même situation caractérisait à cet égard Saragosse. Parmi les professions figurant sur le cabreo de industria de 1772, une seule ne formait pas un véritable gremio, les 11 autres, totalisant 358 individus sur 361, faisaient partie des cuerpos convenidos (annexe 23). Dans les deux villes le secteur textile mettait donc en jeu des métiers structurés et organisés, cette caractéristique étant vraisemblablement la traduction du niveau de compétence et de spécialisation relativement élevé que supposait l’exercice d’une profession en ce domaine.

76À Toulouse comme à Saragosse, la branche soyeuse mobilisait un nombre important de travailleurs, mais dans la seconde cette prépondérance était très marquée, puisque près de 60 % des artisans du textile étaient impliqués dans la filière de la soie, tandis qu’à Toulouse celle-ci ne regroupait qu’à peine plus de 30 % des professionnels indépendants du textile, et seulement un quart d’entre eux si l’on se fonde sur la capitation. Par contre, si l’on accepte d’y inclure les artisans qui produisaient de la serge (annexe 24), c’est-à-dire une étoffe croisée de laine, la branche lainière rassemblait dans la capitale languedocienne nettement plus du tiers des artisans du textile tandis qu’à Saragosse la proportion était plus proche du quart. La distinction entre les différentes branches textiles n’est cependant pas toujours aisée : ainsi, aussi bien à Saragosse qu’à Toulouse, les artisans de la laine pouvaient également travailler le lin. Le travail de la soie était généralement l’objet d’une spécialisation plus nette, mais celle-ci n’est pas nécessairement apparente sur les registres de capitation comme dans le cas des teinturiers qui formaient cependant des communautés distinctes selon la matière travaillée116.

⮚ Les revenus : disparités au cas par cas, similitude d’ensemble

77Si les différentes professions se retrouvent des deux côtés des Pyrénées avec un ordre d’importance numérique assez similaire, les échelles de revenus, tels qu’elles apparaissent à travers la fiscalité manifestent en revanche de notables dissemblances (graphique 9). Ainsi les couverturiers ont-ils un niveau de revenu apparent bien supérieur à Toulouse que les manteros à Saragosse. La position relativement élevée de ces artisans dans la capitale languedocienne est cependant surtout manifeste en ce qui concerne les sommes versées au titre du vingtième, car les cotes de capitation expriment des situations fort différentes de part et d’autre de la moyenne des sommes imposées (annexe 25). En réalité, à côté d’une majorité d’artisans de petite ou de moyenne envergure, existaient sans doute quelques véritables entrepreneurs dont la présence est attestée d’ailleurs par l’historiographie locale117 et confirmée par un nombre relativement élevé de garçons couverturiers118. Il semble en revanche qu’à Saragosse la fabrication de couvertures n’ait pas dépassé à la même époque le stade d’un petit artisanat aux méthodes traditionnelles et aux bénéfices modestes119.

78L’autre profession qui manifeste un écart important et dans le même sens que la précédente est celle de teinturier en soie. Mais il faut considérer le fait que dans la capitale aragonaise les tintureros de seda avaient leur propre gremio, alors qu’à Toulouse le métier avait été réuni avec les moulineurs de soie et les passementiers, les seconds ayant un niveau de revenu plus proche des ouvriers en soie. Ces derniers, qui étaient regroupés sur l’île de Tounis, se situent dans l’échelle des revenus en 97^e place sur 99 corporations (annexe 1). Arrivant en 66^e position parmi les 73 cuerpos convenidos ou en 111^e sur la totalité des 127 professions imposées (annexe 2), les tafetaneros saragossans n’étaient guère mieux lotis et avaient sans doute déjà entamé en 1772 l’itinéraire de déchéance sociale décrit par Asso, au terme duquel ils se trouvaient dans une totale dépendance à l’égard de quelques grands marchands quand ils n’étaient pas réduits à se transformer en domestiques120. Faiseurs de bas et medieros, tisserands et tejedores de lino y lana, brodeurs et bordadores ont également dans les deux villes des positions voisines dans la hiérarchie des revenus (graphique 9).

79L’ensemble des professionnels du textile occupait de part et d’autre une position économique peu élevée (annexes 59 et 60). À première vue ce caractère apparaît sensiblement plus marqué à Toulouse qu’à Saragosse, puisque dans la première le montant individuel moyen du vingtième correspondant au secteur est inférieur au tiers de celui de l’ensemble des corps impliqués dans l’économie urbaine, alors que dans la seconde le revenu moyen individuel n’est que de la moitié par rapport à ces derniers. Il faut toutefois noter qu’à Toulouse la rapport dépasse la moitié si l’on fait abstraction des marchands du grand tableau de la bourse121. En se fondant sur la capitation le niveau moyen d’imposition des professionnels toulousains du textile se monte aux deux tiers de celui de l’ensemble des actifs indépendants de l’économie urbaine, mais l’impôt personnel est certainement encore moins représentatif du revenu que le vingtième d’industrie, puisque ce prélèvement était en théorie proportionnel aux bénéfices tirés de leur activité par les contribuables. L’intégration des travailleurs qui se trouvaient en situation d’employés dans le calcul ne modifie pas sensiblement l’ordre de grandeur (annexes 25 et 26). En définitive, si l’on considère que la réalité devait se situer entre les valeurs tirées respectivement de la capitation et du vingtième, la position économique des professionnels du textile pourrait avoir été assez équivalente de part et d’autre des Pyrénées et en tout cas peu élevée dans les deux cas.

80Graphique 9 : Revenus fiscaux moyens des métiers du secteur textile à Toulouse et à Saragosse vers 1770

4. Le traitement des apparences

a) L’habillement : équivalence formelle, dénivelé probable

⮚ Analogie de l’effectif global hors professions féminines

81Si l’on met en parallèle les données toulousaines provenant du vingtième et celles qui correspondent à Saragosse aux seuls cuerpos convenidos, le secteur de l’habillement donne l’impression d’avoir mis en jeu une proportion d’actifs assez similaire dans les deux villes (tableau19 ; annexes 55 et 56). À Toulouse cependant, le nombre de travailleurs était très supérieur à l’image qu’en donnent les sources corporatives, ces dernières ne concordant pas avec les données de la capitation. Certaines activités n’étaient pas structurées en corps, mais occupaient un nombre important d’individus. La couture et la blanchisserie qui en mobilisaient respectivement 97 et 79 étaient deux branches dont la composition était presque exclusivement féminine et qui ne disposaient d’aucune organisation corporative. C’était également le cas du rapiéçage, du ravaudage et du tricotage ou encore de la fabrication de certaines pièces de vêtement comme les corsets (annexe 29). Il existait enfin un nombre assez important de commerçants qui n’étaient spécialisés dans aucune des branches incorporées : on trouve ainsi 14 marchands (4 de bas, 3 de bonnets, 1 de bourses, 5 de linge et 1 de parfum), auxquels s’ajoutaient 3 revendeuses (de hardes, de mouchoirs et de sabots) et 1 revendeur de vieux linge.

Tableau 19 : La place du secteur de l’habillement à Toulouse et à Saragosse vers 1770

82La différence entre sources corporatives et capitation correspond pour une part aux tailleurs et chaussetiers qui sont au nombre de 210 sur les registres de l’impôt personnel, tandis que les droits de frairie acquittés pour l’ensemble des deux métiers réunis ne dépassent pas 142 (annexe 28). Cependant ces droits n’étaient pas toujours versés régulièrement122 et cette irrégularité rend difficile le comptage exact des membres de la corporation, qui en aurait compris entre 150 et 200. Même si le chiffre le plus élevé semble le plus valable, car il coïncide avec celui de la capitation, le poids numérique relatif de la profession est encore plus lourd à Saragosse, puisqu’elle regroupait 228 sastres (annexe 27). Cependant cet écart tient essentiellement au fait que dans la capitale languedocienne le monopole des tailleurs dans la confection des habits était entamé par les rhabilleurs et que leur rôle commercial était concurrencé non seulement par ces derniers mais également par les fripiers, tandis que dans la capitale aragonaise les sastres avaient semble-t-il réussi à mieux garantir leurs droits.

83Inversement, la communauté des barbiers-perruquiers jouissait à Toulouse d’un privilège que manifeste la concordance entre les deux types de source, tandis qu’à Saragosse les peluqueros devaient s’accommoder de l’existence d’un autre métier, moins structuré celui des barberos, dits sueltos (libres), ce qui montre que les champs d’intervention des deux corps se recoupaient. Au total le traitement de la pilosité et la confection des perruques regroupaient à Saragosse à peine un peu plus des trois cinquièmes du nombre d’artisans qu’elle occupait à Toulouse. Le rôle judiciaire de la métropole languedocienne n’est certainement pas pour rien dans l’importance de la profession qui y trouvait un terrain d’activité particulièrement propice. Autre élément important du costume, le chapeau mettait en jeu dans chacune des deux villes une corporation dont les effectifs étaient du même ordre. En liaison avec l’artisanat de la chaussure, les bambocheurs, dit aussi formiers et talonniers étaient par contre nettement plus nombreux à Toulouse que les ormeros y taconeros à Saragosse, disparité qui traduit le fait que dans la capitale aragonaise nombreux étaient les habitants qui se chaussaient le plus souvent d’espadrilles et de sandales. Dans les deux cités existait enfin un corps de métier qui n’avait pas d’équivalent dans l’autre : les boutonniers et garnisseurs, qui étaient une quarantaine à Toulouse123, et les abaniqueros, c’est-à-dire les fabricants d’éventails, au nombre de deux à Saragosse.

84Envisagé dans sa globalité, le secteur vestimentaire exprime une disparité essentielle entre les deux métropoles. Alors qu’à Saragosse il semble que la commercialisation des vêtements ait été réalisée directement par ceux qui les produisaient, il existait à Toulouse une couche de petits commerçants, certains formant une véritable corporation comme les fripiers, les autres n’ayant pas d’organisation collective, comme les différents marchands et revendeurs spécialisés dans la distribution de tel ou tel article (annexe 29). Reste que la nature de la source utilisée sur le versant espagnol ne nous permet pas de porter une appréciation sur l’éventualité de la présence dans la capitale aragonaise de professionnelles de la couture ou de la blanchisserie. Le fait qu’il existait un métier féminin, les abadejas (vendeuses de morue) et un autre mixte, le cuerpo convenido des amasodoras y masadores, peut laisser penser que les couturières et les blanchisseuses, si elles avaient eu pignon sur rue auraient pu être comprises dans le cabreo de industria. Il n’est donc pas impossible qu’à Saragosse ce type d’activité ait été principalement réalisé au niveau de la cellule domestique. On peut aussi supposer qu’il s’agissait, comme c’était le cas dans la cité garonnaise, de tâches effectuées par les femmes des milieux populaires, épouses ou filles d’artisans ou de journaliers, qui procuraient ainsi un revenu d’appoint au ménage.

⮚ Des revenus modestes, surtout à Saragosse

85À Toulouse comme à Saragosse le secteur de l’habillement rassemblait des professions assez peu lucratives (annexes 59 et 60). Dans la première deux niveaux de revenus se distinguent. L’un, très bas, concerne 4 professions celles de bambocheur, de chapelier, de rhabilleur et de fripier. Les 4 autres, celles de tailleur, de chaussetier, de boutonnier et de perruquier, correspondent par contre à un niveau intermédiaire, proche de la moyenne individuelle globale des acteurs de l’économie urbaine et la dépassant largement si l’on exclut les membres de la bourse de commerce. À Saragosse, mis à part le cas des peluqueros qui jouissaient d’un revenu supérieur à la moyenne et celui des sombrereros qui atteignaient les trois quarts de celle-ci, toutes les autres professions du secteur vestimentaire ne procuraient à ceux qui les exerçaient que de très modestes revenus.

86L’écart avec Toulouse est particulièrement marqué en ce qui concerne les sastres qui atteignent juste le revenu médian, alors que la communauté des tailleurs toulousains se place en 28^e position sur 99 corps dans l’ordre des sommes imposées par tête (annexes 1 et 2). À la différence de la situation toulousaine, les membres de la corporation saragossane intervenaient sans doute, non seulement dans la confection de vêtements neufs, mais aussi dans la reprise et la revente d’articles d’occasion, opérations dont s’occupaient à Toulouse d’autres métiers, les rhabilleurs et les fripiers. Dans la capitale languedocienne la position relativement confortable des maîtres tailleurs qui transparaît du montant global acquitté au titre du vingtième par la corporation n’est à première vue qu’en partie confirmée par la capitation (annexe 29). Si parmi les 20 cotes les plus élevées de la branche, 7 correspondent bien à des tailleurs, la moyenne des sommes versées par les contribuables caractérisés comme tels atteint à peine la moyenne globale de l’économie urbaine. Mais cela signifie probablement que les tailleurs qui apparaissent sur les rôles de l’impôt personnel débordent largement les rangs de la corporation, ce qu’indique d’ailleurs le décalage entre les sources sur le plan des effectifs. En réalité, certains des contribuables mentionnés comme tailleurs sur les registres de capitation étaient des rhabilleurs, ces derniers étant bien plus nombreux dans leur corps que sur les rôles de l’impôt personnel et ayant effectivement une moyenne d’imposition très basse124. La valeur élevée de l’écart type pour les tailleurs ainsi que l’emploi à deux reprises de l’expression petit tailleur confirment la probabilité d’une confusion entre les deux métiers. Le mélange dans les appellations concerne aussi les fripiers qui apparaissent sur les livres de capitation à la fois plus riches et moins nombreux que sur les sources corporatives125 (annexes 28 et 29).

87Parmi les principaux secteurs d’activité toulousains, celui du vêtement comporte la proportion d’employés la plus basse, puisqu’on n’y trouve guère qu’un salarié pour trois maîtres alors que le ratio est ailleurs plutôt d’un pour deux, le textile présentant même une quasi-équivalence numérique entre ouvriers et indépendants. Cela tient au fait que l’habillement passait par la mise en œuvre d’un certain nombre de services, réalisés le plus souvent par des femmes qui travaillaient chez elles et n’étaient pas elles-mêmes en situation d’employer quelqu’un pour les assister (annexes 29 et 30). Dans la mesure où les professionnels de la vente ou de la revente qui s’affichaient comme tels étaient en définitive assez peu nombreux (un peu plus de 10 %), il y avait très certainement une forte imbrication entre les opérations de transformation des matières et celles de commercialisation, à travers des circuits de revente où la marchandise recyclée l’emportait sans doute sur les articles neufs. C’est là une autre raison de la faiblesse de l’effectif salarié, qui est toujours moins nombreux dans les activités commerciales que dans le secteur productif. On observe en effet que certains métiers, ceux qui sont voués à transformer les matières et qui mettent en jeu un savoir faire technique, comme les tailleurs et les perruquiers, peuvent atteindre un quota d’employés élevé : plus de 37 % chez les premiers et plus de 50 % chez les seconds, soit au moins un salarié par unité de production, proportion qui coïncide d’ailleurs parfaitement avec ce que nous apprennent à cet égard les procès verbaux des visites effectués par les bayles de la corporation126.

b) La chaussure concurrencée par l’espadrille aragonaise

88La branche qui occupait le plus grand nombre de travailleurs dans les deux villes était celle de la fabrication et de la réparation des chaussures127, mais dans la métropole languedocienne ce secteur artisanal représentait à lui seul pratiquement les trois quarts des individus impliqués dans le travail du cuir, aussi bien sur les registres de capitation (annexe 21) que sur ceux du vingtième (annexe 20), tandis qu’à Saragosse la proportion était largement inférieure aux deux tiers (annexe 19). Cet écart reflète une disparité dans la façon de se chausser, en relation avec le climat et les ressources locales, puisqu’elle est essentiellement le résultat de l’existence dans la capitale aragonaise du corps des alpargateros qui comprenait près de 100 membres, compte tenu desquels la disparité numérique entre les deux villes concernant le secteur du cuir disparaît. La différence en ce domaine reflète dans une certaine mesure, tant du côté de la production que de la consommation, celle des conditions naturelles, qui ne permettaient pas à Saragosse un élevage de gros bétail et incitaient à exploiter au maximum certaines ressources végétales, telles que l’alfa ou le chanvre, tous deux utilisés dans la fabrication des espadrilles.

c) La filière de l’économie vestimentaire : des situations inversées

89Textile et vêture, si on leur adjoint les métier du cuir versés dans la chaussure, donnent corps à une filière de l’économie vestimentaire dont Daniel Roche s’est appliqué à dessiner les contours dans la capitale française128. Dans l’élaboration des différents éléments de la tenue vestimentaire se trouve impliqué un ensemble de professions qui va des opérations premières de traitement des matières textiles à la parure des toilettes. Au total y participaient à Toulouse au moins 22 corps de métier, soit plus du cinquième d’entre eux et près du quart de leur effectif global, tandis qu’à Saragosse s’y trouvaient directement impliqués 20 gremios, soit plus d’un sur quatre et près des deux cinquièmes de l’effectif global du monde corporatif, la proportion tombant au sixième en prenant en compte les professions non structurées en corps.

90La comparaison avec d’autres villes pose la question de la définition de la population active par les différents auteurs et doit donc plutôt se faire par rapport à l’ensemble des habitants. Les acteurs indépendants de l’économie vestimentaire auraient représenté 3,3 % de la population totale à Paris en 1725 et 3,6 % à Caen vers 1750129.Les chiffres sont à Toulouse de 2,2 % si l’on ne retient que les membres des corporations et de 2,8 % si l’on se base sur la capitation. Dans la capitale aragonaise les membres des gremios mobilisés par les activités vestimentaires ne représentaient guère que de 2 % de la population totale et à peine plus en y incluant les professionnels non incorporés. En définitive les deux villes se rejoignent donc pour se singulariser par le manque d’envergure relatif de l’économie vestimentaire. À Toulouse, si les fonctions de la ville et les fortunes de ses habitants contribuent à soutenir les affaires et à grossir le nombre des producteurs et des vendeurs de vêtements et de tous ceux qui permettent aux différents couches de la société de participer au jeu des apparences, l’amont de la filière ne donne pas consistance à une véritable industrie textile. À l’inverse à Saragosse les progrès de l’artisanat soyeux dans les deux premiers tiers du siècle n’ont pas rencontré le dynamisme d’un marché local dont l’appel restait faible en raison essentiellement du caractère encore très rural des populations.

91Une illustration de l’étroitesse du marché de consommation dans la cité de l’Èbre nous est donnée par l’artisanat de la chaussure. En y incluant d’un côté les ormeros y taconeros et de l’autre les bambocheurs, le ratio est d’un maître pour 167 habitants dans la capitale aragonaise en 1723, compte non tenu des militaires qui n’avaient sans doute pas recours à l’artisanat local, alors que 133 Toulousains en moyenne pouvaient compter sur les services et les talents d’un chausseur professionnel, sans prendre en considération cependant la masse des indigents, avec lesquels la proportion serait d’un pour 146 seulement. Globalement les conditions climatiques et la culture matérielle locale, mais également la configuration de la société locale déterminaient au bord de l’Èbre une moindre dépense en travail pour chausser les habitants que sur les rives de la Garonne.

92La comparaison est moins évidente en ce qui concerne la confection d’habits. Certes les 228 sastres à Saragosse et l’ensemble des 257 maîtres tailleurs, chaussetiers, fripiers et rhabilleurs à Toulouse pouvaient compter sur un nombre de clients potentiels semblable, c’est-à-dire autour de 173 habitants pour chaque professionnel installé à son compte, hors population encasernée ou indigente. Cependant l’examen des registres de capitation montre la présence effective de 306 fabricants ou vendeurs d’habits dans la métropole languedocienne, ce qui y ramène le nombre de consommateurs par artisan à 145. De plus le décalage dans le niveau de revenu entre les professionnels du vêtement des deux villes laisse supposer que le volant de main-d’œuvre dont disposaient les chefs d’ateliers toulousains, quelque 144 employés, soit près d’un tiers de l’ensemble de la force de travail, ne se retrouvait pas de l’autre côté des Pyrénées130.

Conclusion : un rapport central mais différemment modulé entre la ville et sa terre

93La comparaison de la structure de l’économie urbaine des deux villes fait d’abord apparaître l’importance à Saragosse du secteur impliqué dans la transformation et la préparation des produits alimentaires. Il est vrai que le parallèle est quelque peu faussé dans la mesure où la disparité des sources nous conduit à en exclure les professionnels qui étaient spécialisés dans la distribution alimentaire, puisqu’à Toulouse un nombre important de commerçants de l’alimentation ont sans doute été simplement répertoriés comme marchands sur les rôles de capitation et intégrés au corps du petit commerce sur les registres du vingtième. Il n’en reste pas moins que la part occupée à Saragosse par la transformation et la commercialisation des denrées peut être mise en relation avec la place essentielle que tenait encore l’activité agricole dans une ville où elle mobilisait environ un quart des actifs. La capitale de l’Aragon se présentait donc avant tout sous l’aspect d’un lieu de concentration et de redistribution des produits agricoles provenant de son immense territoire municipal et au-delà de toute la moyenne vallée de l’Èbre. La terre que bordait le fleuve n’était pas seulement vouée aux céréales, mais également à la vigne, qui occupait près des deux cinquièmes des terres cultivées. Cette affectation du sol justifie notamment l’existence dans la cité de 20 fabricants d’eau-de-vie, ainsi que d’une bonne centaine de commerçants spécialisés dans la revente des produits viticoles131. Les poiriers, cerisiers et autres arbres fruitiers qui peuplaient les plantations de la huerta étaient d’ailleurs également exploités pour la fabrication de liqueurs par les mêmes acteurs économiques. La vitalité de l’industrie agro-alimentaire à Saragosse reflète l’extension de la superficie cultivée au cours du XVIII^e siècle, essentiellement du regadio, qu’on peut estimer à plus de 25 % entre 1725 et 1799132.

94L’élargissement et la mise en valeur de la huerta saragossane a eu aussi pour conséquence le développement de l’artisanat de la soie. Les plantations de mûriers auraient en effet permis selon Asso133 un triplement de la production de cocons entre la fin du XVII^e siècle et celle du XVIII^e. Le nombre d’artisans de la soie a donc enregistré un nouvel essor à l’époque de la Ilustración, que met d’ailleurs en exergue l’économiste aragonais pour mieux nous décrire l’étiolement des dernières décennies du siècle134. Si la supériorité de Saragosse dans la branche soyeuse semble incontestable, la comparaison en ce qui concerne la totalité du secteur textile est plus sujette à caution, s’agissant d’un domaine où la proportion d’employés était à Toulouse d’environ 45 %. Il est vrai que les données dont nous disposons dans la capitale aragonaise à cet égard font également apparaître la présence d’un volant important de main-d’œuvre salariée qui travaillait aux côté des artisans. Ainsi les 31 maîtres tintureros auraient embauché 18 ouvriers135, y compris il est vrai les apprentis. Asso signale de son côté que les maîtres de l’art majeur de la soie, au nombre de 124 en 1777 − chiffre à rapprocher des 134 tafetaneros figurant sur le cabreo de industria en 1772 −, avaient 219 métiers et que 27 fabricants de bas de soie, − à rapprocher des 22 tejedores de medias du répertoire industriel −, avaient à la même date 61 métiers136. Ces observations ainsi que les données du censo de 1723137 nous incitent à penser que les maîtres artisans ne travaillaient généralement pas seuls. Si l’on suppose que chaque métier était actionné par un travailleur, les quotas d’employés seraient respectivement de 43 et de 56 % par rapport à l’effectif global de chaque profession. En définitive le secteur textile apparaît bien comme un point fort de la cité de l’Èbre, grâce essentiellement à la branche soyeuse. En revanche dans deux domaines, le travail des peaux et le bâtiment, Toulouse affiche un dynamisme bien supérieur à celui de la métropole aragonaise. La démographie d’une part, les potentialités de l’élevage de l’autre sont sans doute ici les fondements majeurs de la disparité. Mais, si l’on y ajoute le dénivelé qui semble avoir existé en ce qui concerne la production et l’entretien des vêtements, il y a lieu de croire que la consommation finale des habitants impulsait au bord de la Garonne une demande sensiblement plus forte à l’égard des activités de transformation que sur les rives de l’Èbre.

95Au-delà de cette différence essentielle, les principales branches productives présentent dans les deux cas des niveaux socio-économiques qui sont presque toujours inférieurs à la moyenne de l’économie urbaine. Cette situation s’explique essentiellement par le fait que dans chacune des deux villes une strate plus ou moins épaisse de marchands de grande ou de moyenne envergure domine largement tous les autres acteurs de l’économie urbaine138. Mais, et cela ne peut manquer de surprendre, le classement des activités en fonction des revenus qu’elles procuraient à ceux qui les exerçaient diffère assez sensiblement d’une cité à l’autre (graphiques 28 et 29). La disparité est notable en ce qui concerne le travail des métaux, qui était indéniablement beaucoup plus rentable, mais aussi moins pratiqué à Toulouse qu’à Saragosse. Moins frappant mais également révélateur, est l’écart entre les deux villes en ce qui concerne le secteur de l’habillement139. À l’inverse le textile productif toulousain, organisé en corps de métier, offrait apparemment un niveau moyen de revenus nettement plus faible que son homologue à Saragosse. Il en va autrement si l’on considère l’ensemble des acteurs de la filière textile, mais il faut considérer que les mercaderes saragossans, qui viennent largement en tête des professions en ce qui concerne les revenus, y étaient impliqués140. Le travail des peaux était aussi mieux valorisé dans la capitale aragonaise où il était également moins fortement représenté que dans la métropole languedocienne. L’écart dans le secteur de la construction joue dans le même sens et se révèle encore plus marqué. Moins nombreux qu’à Toulouse, les artisans du bâtiment étaient à Saragosse surtout occupés par les grands chantiers, essentiellement la construction ou la restauration de bâtiments religieux, celui de la basilique du Pilar étant le plus important et le plus long, et pouvaient aussi sans doute compter sur la clientèle de la fraction la plus riche de la noblesse et de l’oligarchie municipale. La grande masse des habitants conservait quant à elle un mode de vie rural et continuait à vivre dans un habitat dejà existant qui était entretenu par les résidents ou les propriétaires, souvent sans faire appel à des professionnels spécialisés. Dans la métropole languedocienne, la situation se présentait différemment, en raison notamment d’un afflux sensiblement plus important de migrants et d’une forte extension de l’espace urbanisé en dehors des murs de la cité. Le dynamisme commercial, l’importance des fonctions judiciaires accroissaient à Toulouse le nombre des habitants qui jouissaient d’une relative aisance et dont l’état social nécessitait l’occupation d’un logement décent. À Saragosse en revanche, jusqu’au grand mouvement de desamortización, la croissance de la ville a été gênée et retardée par le fait qu’elle était presque complètement cernée par la propriété conventuelle.

96En définitive la hiérarchie des revenus par branches offre bien peu de points communs entre les deux cités, à l’exception de la position relativement confortable des acteurs du secteur alimentaire. Ces différences expriment comment se nouait de façon singulière la relation, qui restait centrale dans les deux cas, entre la ville et les campagnes qui l’entouraient. Alors qu’à Saragosse l’exploitation et la transformation des richesses des secondes paraissent absorber l’essentiel de l’activité de la première, Toulouse offre plutôt l’exemple d’une mobilisation des ressources agricoles au profit de l’animation, de l’aménagement et de l’embellissement de la cité, qui passait assez largement par le biais des initiatives et de la consommation des particuliers141. Le mode de vie des élites, mais aussi de toutes les couches qui gravitaient autour des institutions d’encadrement, semble avoir constitué au bord de la Garonne un moteur presque suffisant pour faire tourner toute la mécanique économique et sociale, du modeste tâcheron au négociant ou au fabricant dont le rayon d’action débordait vers les provinces voisines et les marchés d’outre-mer. Sur les rives de l’Èbre les formes et les capacités de consommation, qui restaient étroitement subordonnées aux institutions cléricales et tournées vers des manifestations de nature religieuse, impulsaient un dynamisme moindre à l’économie urbaine, dont les rythmes et la structure se trouvaient dans une plus forte dépendance à l’égard de la production agricole.