1Aussi bien à Saragosse qu’à Toulouse, pouvoir et service semblent avoir été les éléments essentiels de la position sociale d’une grosse minorité des habitants. Pour autant la majorité d’entre eux se consacraient de façon directe à la mise en valeur des ressources et à la satisfaction des besoins matériels du corps social à travers des opérations de production, de transformation, d’échange et d’acheminement des biens. Relation au monde matériel et primat de la fonction sur l’état passaient par une insertion au sein de l’économie marchande et par des rapports de travail au travers desquels l’activité sociale devenait une variable mesurable.

A) – Les hommes des terroirs

2Dans la plupart des villes jusqu’à une époque somme toute récente, une partie importante de la superficie municipale, parfois à l’intérieur des murs d’enceinte, était consacrée à l’exploitation des fruits de la terre : vignes, jardins, vergers, mais aussi cultures et terrains de pacage. Toulouse et plus encore Saragosse illustrent cette réalité1, puisqu’elles disposaient toutes deux d’un espace agraire important. Sa mise en valeur incombait pour une part, malheureusement impossible à évaluer, à des foyers dont le chef de famille avait une activité de type urbain. Mais en dehors de ce cas de figure, le nombre des habitants qui se consacraient en priorité, sinon exclusivement, à des travaux de type agricole n’était pas négligeable.

1. Cultivateurs saragossans et jardiniers toulousains

3Les cultivateurs et autres exploitants agricoles étaient nettement plus nombreux à Saragosse qu’à Toulouse. Cela tient d’abord à l’extension du término municipal saragossan qui avec 104060 ou 137800 hectares2 était de neuf à onze fois plus étendu que le terroir toulousain. Sur cet immense territoire, le plus vaste dans la moitié septentrionale de la péninsule3, il existait plusieurs noyaux de population en dehors de la ville elle-même. Mais parmi les treize aldeas et autres barrios rurales mentionnés dans le recensement, seules trois étaient des paroisses rurales intégrées à la cité, tandis que les dix autres entités en étaient juridiquement indépendantes et relevaient d’ailleurs du régime seigneurial4. Si les premières ont semble-t-il été incluses dans le chiffre global de 42600 personnes recensées à Saragosse, tel n’a sans doute pas été le cas des secondes qui globalement avaient une population de 3883 habitants5, au sein de laquelle les paysans et leurs familles représentaient certainement la plus large part. Malgré cette omission des agents du recensement, la part des cultivateurs à Saragosse était pourtant plus du double de celle observée à Toulouse6. Face aux 951 labradores inclus dans le recensement saragossan, la cité garonnaise abritait seulement 382 exploitants, parmi lesquels plus de six sur dix étaient d’ailleurs de simples jardiniers (graphique 1).

Graphique 1 : Structure de la population agricole de Toulouse vers 1770

4Même en supposant que ces derniers possédaient pour la plupart leur parcelle, le nombre des petits propriétaires paraît relativement faible à Toulouse7. Un seul individu se déclare ménager, appellation pourtant la plus commune dans le Toulousain pour désigner l’exploitant en faire-valoir direct, le terme de laboureur, utilisé dans 29 cas, étant imprécis quant à la situation qu’il recouvre. Les abords de la ville étaient de toutes façons caractérisés par un accaparement des terres par les couches rentières de la société, à commencer par la noblesse parlementaire qui possédait les nombreux châteaux situés dans le gardiage, aux environs immédiats du centre urbain. La présence de 81 métayers et de 34 maitres-valets qui étaient sous contrat avec les maîtres du sol n’a donc rien de surprenant. La structure agraire et sociale ne laissait à Toulouse que peu de place à une petite propriété paysanne, ainsi que le font apparaître d’ailleurs les déclarations de successions des petits propriétaires, qui représentent près de 5 % des cas mais ne correspondent qu’à 0,8 % de la valeur globale des biens de nature agraire8.

Graphique 2 : La population active agricole de Saragosse en 1797

5À l’inverse la petite propriété semble avoir eu de meilleures chances à Saragosse, surtout si l’on se place à la fin du siècle, après l’extension du regadio résultant de l’ouverture du Canal Impérial, qui a donné lieu à des répartitions en faveur d’acquéreurs de condition modeste, leur permettant de tirer d’un espace restreint un produit suffisant pour assurer leur existence9. Ainsi en 1806 la part du sol détenue par les cultivateurs atteignait presque 17 % et se répartissait entre 657 labradores, formant plus de 38 % des propriétaires saragossans10. Mais l’exploitation indirecte semble avoir été sensiblement plus développée dans la capitale que dans l’ensemble de l’Aragon. En 1797 dans le censo de Godoy (graphique 2) les cultivateurs locataires étaient en effet 266, le nombre des propriétaires étant sensiblement le même qu’en 180611, soit respectivement environ 30 et 70 % des labradores alors que la répartition pour l’ensemble de la province était plutôt de 15 et 85%12. Il reste que la place de la petite exploitation n’était pas négligeable à Saragosse, même si le degré de concentration y était plus élevé que dans l’ensemble de l’Aragon.

2. La main-d’œuvre agricole : présence massive à Saragosse, auréole marginale à Toulouse

6Cependant, sur les bords de l’Èbre aussi bien que sur ceux de la Garonne, la population active agricole ne se limitait pas à ceux qui exploitaient une parcelle louée ou possédée, mais comprenait un certain nombre d’employés et surtout de journaliers.

a) Les jornaleros, une masse laborieuse mal déterminée

7Antonio Peiró place l’ensemble des personnes répondant à l’état de jornalero parmi les actifs agricoles13, et ce point de vue semble être plus ou moins partagé par Guillermo Pérez Sarrión14. Pourtant l’hypothèse selon laquelle une fraction des 2863 individus recensés comme jornaleros n’était pas constituée de salariés agricoles ne peut être exclue pour plusieurs raisons.

8On doit d’abord observer que la proportion des journaliers dans l’ensemble de l’Aragon, à 85 % rural, est à peine supérieure à ce qu’elle est dans la capitale, abstraction faite de la parroquia castrense15. Qu’un cinquième de la population civile recensée ait été constitué de journaliers agricoles, alors même que la plupart des annexes rurales de la cité n’étaient pas incluses dans le recensement, a de quoi surprendre. L’écart très significatif entre Saragosse et l’Aragon dans son ensemble en ce qui concerne la part des labradores, un quinzième dans la première au lieu d’un tiers pour le second, indique assez clairement l’écart entre la capitale et l’ensemble de la province en ce qui concerne la part tenue par le secteur agricole. De plus les quartiers présentant le plus grand nombre de jornaleros ne coïncident pas nécessairement avec ceux où les labradores sont les plus nombreux, ce qui semblerait devoir être le cas si les premiers étaient exclusivement des travailleurs agricoles. Ainsi la paroisse de Nuestra Señora de Altabás, avec plus d’un cinquième de cultivateurs déclarés, se singularise fortement par rapport aux quinze autres paroisses, la moyenne pour l’ensemble de la ville étant trois fois inférieure, mais les jornaleros y sont moins nombreux que dans plusieurs autres paroisses, ne représentant guère qu’un septième des actifs au lieu d’un cinquième dans la totalité de la population active saragossane16. Une extrapolation de l’effectif de la main-d’œuvre agricole est d’ailleurs possible en transposant aux journaliers le rapport observé entre les labradores saragossans et aragonais, c’est-à-dire approximativement de 1 à 517. Le nombre de salariés de l’agriculture se monterait selon ce calcul à environ 660 personnes, soit moins du quart de l’ensemble des individus mentionnés comme jornaleros, et seulement 4,6 % des actifs civils.

9Il faut toutefois admettre que ces différents indices de la polyvalence du terme de jornalero sont tous plus ou moins fondés sur l’idée d’une similitude entre la capitale et le reste de la province dans le rapport numérique existant entre cultivateurs et journaliers. Or plusieurs raisons peuvent être avancées pour soutenir que tel n’était pas le cas. Ainsi le fait que les cultivateurs soient cinq fois moins nombreux à Saragosse que dans l’ensemble de l’Aragon ne serait pas simplement la manifestation du caractère urbain de la capitale mais refléterait aussi, pour une part, une plus forte emprise des élites citadines sur la terre à l’intérieur et aux environs du territoire municipal saragossan. Au sein même des cultivateurs, certains − appelés labradores honrados − paraissent d’ailleurs avoir constitué la couche inférieure de cette élite possédante18. Mais le point essentiel est que le faire-valoir direct était largement prédominant, ce qui favorisait l’embauche de travailleurs intermittents19. Pour rendre compte du grand nombre des jornaleros, on peut par ailleurs invoquer la force d’attraction de la grande ville et des institutions caritatives qui s’y trouvaient à l’égard des pauvres venus des campagnes environnantes qui, au moment du recensement, se seraient naturellement déclarés jornaleros. Cette dernière hypothèse renverrait à un cas de figure assez similaire à celui de la cité languedocienne avec son millier au moins de foyers indigents. Il est vrai aussi que cette main-d’œuvre agricole potentielle pouvait à l’occasion trouver à s’employer dans le secteur de l’économie urbaine, au moins pour les emplois les moins qualifiés.

10Dans la mesure où la pluriactivité et la mobilité professionnelle obligent à considérer avec circonspection les données de nature socioprofessionnelle, il est donc difficile de tirer des conclusions de ces différentes extrapolations20. On peut néanmoins considérer comme très probable que la majorité des individus recensés comme jornaleros trouvaient à s’embaucher dans les fincas et autres domaines fonciers. N’oublions pas pour autant que leurs emplois agricoles étaient généralement, et presque par définition, saisonniers ou intermittents, voire épisodiques, et n’étaient donc nullement incompatibles avec d’autres activités moins liées à la terre.

b) Autre frange d’incertitude à Saragosse, les criados attachés aux fincas

11Un autre type de travailleurs agricoles se rencontre à Saragosse, qui correspond également à une situation de dépendance, mais avec une moindre instabilité que les jornaleros. Une partie des individus recensés comme criados était en fait des valets de ferme ou des pâtres, qui étaient attachés à un domaine et faisaient en quelque sorte partie de la maison de leur maître. Dans le recensement de 1723, les criados vivant chez les labradores étaient au nombre de 153, parmi lesquels 81 étaient des hommes et peuvent donc être considérés comme faisant partie de la main-d’œuvre agricole21. Tel était également le cas d’une grande partie des 142 criados recensés dans le personnel des couvents à la même date22, qui avaient à cultiver et entretenir la très vaste superficie agraire possédée par ces institutions et dont une partie était exploitée en faire-valoir direct par les religieux. Il faut également prendre en compte dans la main-d’œuvre agricole, outre quelques rares criados employés dans des foyers de pobres ou de jornaleros, ceux -quelques dizaines sans doute - qui vivaient dans les torres, sortes de maisons rurales appartenant à l’oligarchie urbaine et qui se situaient sur le territoire des hameaux entourant la cité proprement dite23. En projetant de façon proportionnelle les données du censo de 1723 en 1787 et compte tenu du fait qu’à cette dernière date la plupart des habitants des hameaux situés sur le término municipal n’ont pas été comptabilisés24, le nombre, parmi les criados recensés, de ceux qui étaient occupés aux travaux des champs ou à la garde du bétail ne devait guère dépasser deux cents à la fin du XVIII^e siècle25. Au total, au moins la moitié des actifs agricoles étaient des travailleurs dépendants, cette proportion pouvant monter jusqu’aux deux tiers selon la part des criados et des jornaleros que l’on inclut dans l’économie agraire.

c) La part plus restreinte des employés agricoles à Toulouse

12De l’autre côté des Pyrénées le sondage effectué par Georges Frêche dans sept bourgs ruraux du Toulousain26 montre que les journaliers employés aux travaux des champs, appelés ici brassiers, étaient très nettement majoritaires parmi les actifs agricoles. À Toulouse même, l’examen des registres de capitation permet d’identifier 930 journaliers agricoles, dont la majorité sont désignés comme travailleurs et qui représentent un peu plus de 70 % des personnes déclarant une occupation de nature agricole, soit encore entre 5,4 ou 5,8 % des actifs selon que l’on admet ou non la présence d’indigents non recensés. Ces derniers venaient d’ailleurs en grande majorité des campagnes environnantes et se seraient déclarés comme journaliers agricoles si on leur avait demandé leur état. Quoi qu’il en soit, la proportion toulousaine reste inférieure à celle observée à Saragosse, même si l’on considère comme travailleurs agricoles dans la capitale aragonaise simplement la moitié de l’ensemble des jornaleros27, auxquels viendrait s’ajouter un nombre indéterminé mais certainement pas négligeable de domestiques employés aux travaux des champs ou à la garde du bétail28.

13Les données de la capitation permettent à Toulouse de considérer qu’un peu plus du quart des employés de l’agriculture étaient des domestiques (graphique 1), se répartissant entre 148 valets et 87 estachants, terme qui désigne une sorte de tâcherons attachés à un domaine. La part de l’élevage et des personnes qui s’y consacraient de façon prioritaire était très faible, la surface agraire étant pour l’essentiel consacrée aux cultures et aux jardins. La nature du labeur des 600 individus caractérisés comme travailleurs pose question, car le terme est ambigu, étant utilisé quelquefois pour désigner des ouvriers manifestement employés à des travaux non agricoles29. Toutefois, le fait que presque tous les travailleurs soient répertoriés en fin de registre, dans les secteurs périphériques des capitoulats − faubourgs et gardiage −, est un indice assez clair d’une affectation au secteur agricole, d’autant plus qu’ils y côtoient d’autres actifs pour lesquels le type d’activité ne fait pas de doute, tels que les laboureurs ou les brassiers. Au total, parmi les employés agricoles, la répartition entre ceux qu’on peut considérer comme des salariés, qu’ils aient été embauchés de façon saisonnière ou à la journée, et ceux qui étaient attachés à un domaine comme domestiques, était de l’ordre des trois quarts pour les premiers.

14Toutes catégories confondues, la place du monde agricole était logiquement bien moins importante dans la métropole languedocienne que dans la capitale aragonaise : 1312 actifs seulement dans la première contre plus de 2500 dans la seconde en acceptant l’hypothèse basse30. À Toulouse l’agriculture ne mobilisait guère qu’un actif sur quatorze31, au lieu d’un sur six ou sept à Saragosse en admettant qu’une part notable des jornaleros n’étaient pas en fait des travailleurs agricoles32. L’écart est d’autant plus significatif que la plupart des hameaux situés sur le territoire saragossan sont exclus du comptage, ce qui atténue considérablement la différence de dimensions entre les deux unités géographiques. La terre et son exploitation restaient le principal, sinon le seul moyen d’existence d’un bon sixième des familles saragossanes résidant à l’intérieur et aux abords immédiats du centre urbain. Cette caractéristique ne pouvait manquer d’influer sur le dynamisme économique de la ville, dans un sens que l’on peut supposer plutôt négatif, dans la mesure où les capacités et les habitudes de consommation des populations attachées à la terre étaient peu favorables au développement d’un marché pour les produits de l’industrie et de l’artisanat.

B) – Les acteurs indépendants de l’économie urbaine

1. Artisanat et secteur productif

a) Estimation difficile, léger décalage probable

15Dans l’étude du monde du travail urbain la mise en relation des données toulousaines de la capitation avec celles tirées du recensement de Floridablanca présente certaines difficultés dans la mesure où les secondes ne donnent pas la répartition entre les différentes branches d’activité, ni entre indépendants et salariés. Par ailleurs le caractère très sommaire du classement adopté en Espagne en 1787 occulte certaines catégories professionnelles que les données de la capitation permettent de distinguer à Toulouse (tableau 3).

16C’est le cas des prestataires de service, des professions de type sanitaire, des enseignants ainsi que des artistes. Ces derniers, au demeurant peu nombreux, peuvent plus ou moins être assimilés aux artisans, encore qu’ils aient pu également être attachés à une institution religieuse ou administrative. Les enseignants, qui étaient sans doute un peu moins nombreux à Saragosse qu’à Toulouse où il existait plusieurs collèges de grande importance ainsi que des séminaires33, peuvent avoir été assimilés en certains cas aux personnes dépendant de l’Église et se trouvent alors inclus dans la catégorie hétérogène, reconstituée par nos soins, des professions de nature juridique et administrative, à moins qu’ils n’aient été eux-mêmes ecclésiastiques. Il n’est pas non plus impossible qu’un certain nombre d’entre eux professant leur art comme maîtres aient été assimilés à des artisans par les agents chargés du recensement. Tel a été probablement aussi le cas des professions de santé, notamment celles qui donnaient lieu à l’existence d’un corps, gremio ou colegio, ou d’une confrérie34. Le cas des prestataires de service est certainement pour une part du même type, mais il ne faut pas non plus perdre de vue que les petits métiers de la rue appartenaient pour l’essentiel à une sorte de secteur informel qui offrait des possibilités de travail à une main-d’œuvre polyvalente, peut-être intégrée dans la masse des jornaleros.

17Ces différents biais ont probablement pour effet de gonfler la place de l’artisanat à Saragosse. Car, si l’on ajoute aux artisans à proprement parler les effectifs de trois des catégories mentionnées ci-dessus, en laissant de côté le cas des enseignants qui prête plus à confusion, l’avantage revient alors assez nettement à Toulouse ainsi qu’on pouvait l’escompter compte tenu des caractères généraux des deux cités. Au bord de la Garonne c’est près du cinquième des actifs occupés qui aurait exercé de façon apparemment indépendante une activité de type artisanal35, alors que la proportion aurait été au bord de l’Èbre nettement inférieure au sixième et d’un huitième seulement en prenant en considération les sujets de fuero militar36.

b) Les fabricants : souvent de simples artisans

18Quant à la caractérisation comme fabricante figurant dans le censo de 1787, alors que les concepteurs du recensement avaient sans doute à l’esprit de repérer les formes nouvelles d’industrie, dans bien des cas elle a été appliquée, en Aragon comme en Catalogne37, à de simples artisans, dans la mesure où ils fabriquaient eux-mêmes les objets qu’ils vendaient. À Toulouse, les individus caractérisés comme fabricants ou comme facturiers sur les registres de capitation ne paraissent guère se distinguer non plus, à quelques exceptions près, de la masse des artisans, leur niveau social étant d’ailleurs en bien des cas inférieur à celui des membres des corporations38. Faute de pouvoir préciser l’acception du terme dans chacune des deux villes, ceux auxquels il est appliqué seront en règle générale assimilés au monde de la production urbaine, sachant que celui-ci restait pour l’essentiel de type artisanal, indépendamment des dénominations appliquées à ses composantes. Globalement l’intégration des fabricants ne modifie d’ailleurs pas notablement les ordres de grandeur déterminés pour l’artisanat à proprement parler39.

2. Le commerce : un poids en fin de compte assez similaire

a) Artefacts documentaires

19La part des individus voués à la commercialisation des produits fait apparaître une disparité bien plus accusée entre les deux villes, les commerçants toulousains étant proportionnellement trois fois plus nombreux que ceux de Saragosse (tableau3)40. Il est vrai que les registres de capitation mentionnent comme marchands des acteurs économiques probablement impliqués dans un travail de transformation et de façonnement des matières41. Par ailleurs certaines professions, comme celles de liqueuriste ou de parfumeur, pourraient sans doute aussi bien être incluses dans le champ de la production et de la transformation que dans celui de la commercialisation. A contrario l’étroitesse apparente des milieux marchands à Saragosse est peut-être renforcée par le fait que les opérations de commercialisation n’y étaient souvent pas détachées des tâches proprement productives et que les agents recenseurs ont pu considérer comme artisans certains individus qui étaient en fait plus des revendeurs que de véritables producteurs. On comprend alors la relative ampleur du monde de l’artisanat saragossan comparativement à Toulouse tandis que les spécialistes de l’échange paraissent avoir été entre trois fois et demie et six fois plus nombreux dans la cité garonnaise42. La comparaison avec les données des cabreos de industria montre d’ailleurs la réalité de la sous-estimation des commerçants dans le recensement puisque le rapport entre les deux chiffres est de deux et demi pour un43. La différence avec la capitale languedocienne n’est pas pour autant complètement annulée44 à moins de n’y prendre en compte que les hommes45, ce qui fausse quelque peu la comparaison dans la mesure où les veuves sont comprises dans le relevé des fonds de commerce à Saragosse et où il paraît avoir existé quelques professions qui étaient partiellement ou totalement féminisées46.

b) Sans doute un léger décalage au détriment de Saragosse

20Si les répertoires industriels aragonais montrent que l’activité commerciale est mal appréhendée dans le recensement de Floridablanca, le décalage avec la cité garonnaise ne disparaît pas pour autant complètement. Cet écart et la confusion même des activités artisanales et commerciales en 1787 pourraient signifier que les pratiques de consommation différaient entre les deux cités, les attaches terriennes jouant sans doute au bord de l’Èbre un rôle encore important dans la fourniture des foyers, tandis que sur les rives de la Garonne une plus grande partie de l’approvisionnement se faisait à travers des intermédiaires spécialisés. Le modèle de consommation illustré par la capitale aragonaise paraît moins détaché d’une production familiale et domestique échappant largement aux circuits de l’échange monétaire et donnant lieu à des formes de troc. La couche des professionnels de l’échange s’en trouvait réduite, car les travaux effectués dans la sphère privée ne se limitaient pas à l’approvisionnement en denrées alimentaires, mais devaient s’étendre à la confection des vêtements, du mobilier et à la construction de l’habitation. Enfin la persistance d’une superposition entre acte productif et vente aux particuliers laisse penser que la capitale aragonaise continuait d’adhérer assez étroitement à un type d’organisation économique urbaine centrée sur les métiers47, dont beaucoup continuaient d’exercer un monopole, sans doute plus ou moins bien défendu, sur le type de produits qu’ils réalisaient ainsi que sur leur commercialisation.

21De façon globale les entrepreneurs saragossans, du petit artisan au riche négociant, étaient nettement moins de trois mille48 à la fin des années 1780, alors que leurs homologues toulousains étaient plus de quatre mille49 vers 1770. Ramenée à la population active civile, la sphère de l’économie urbaine indépendante pesait à peine un cinquième dans la capitale aragonaise50, mais atteignait le quart dans la métropole languedocienne51.

C) – La part du salariat

22L’économie urbaine ne relevait pas cependant simplement de l’ensemble des professionnels établis et ayant pignon sur rue. Ceux-ci, qui en étaient les acteurs principaux et majoritaires, étaient assistés d’un nombre plus ou moins important d’employés. La distinction entre, d’une part, un exercice indépendant, supposant en règle générale propriété de l’instrument de travail ainsi que maîtrise des modalités de l’activité et, d’autre part, la situation du travailleur ne possédant pas les moyens de production et se trouvant en situation de dépendance et de subordination à l’égard de celui qui l’emploie n’est pas aussi nette qu’on pourrait le penser a priori. Elle ne se superpose pas nécessairement en effet à la différence de statut qui dans les corporations instituait une barrière entre maîtres et compagnons52. Par ailleurs, parmi les acteurs économiques formellement indépendants, certains ne disposaient pas de ressources suffisantes pour se procurer les matières premières, ni pour réaliser les finitions leur permettant d’écouler eux-mêmes le fruit de leur travail.

1. Toulouse : garçons, commis et ouvriers

a) Les données de la capitation : près de deux milliers d’employés dans l’économie urbaine

23À cette restriction près, les registres de l’imposition personnelle permettent dans la métropole languedocienne d’appréhender le caractère indépendant ou subordonné de l’occupation professionnelle des individus impliqués dans l’économie urbaine. Les salariés étaient portés sur les rôles, soit à titre individuel, soit au titre de leur employeur et il en allait de même des commis qui travaillaient dans les maisons de commerce ou de certains valets qui assistaient en fait des artisans53. Cependant la profession du patron n’est pas toujours mentionnée et la nature du travail de l’ouvrier reste alors indéterminée54.

⮚ La main-d’œuvre domiciliée : une comptabilité anonyme

24En ce qui concerne les articles correspondant aux boutiques, ateliers, maisons de négoce et autres fonds de commerce, l’indication semble avoir été portée assez scrupuleusement sur les registres, puisque chaque salarié d’atelier, comme chaque servante ou femme de chambre, était pris en compte dans le montant global dont devait s’acquitter le chef de famille ou d’entreprise. Le terme utilisé à Toulouse pour désigner cette main-d’œuvre n’était pas celui de compagnon mais de garçon que l’on rencontre de façon presque systématique en dessous des articles correspondant aux artisans. La caractérisation comme apprenti ne correspond en revanche qu’à 19 occurrences et ne rend évidemment nullement compte des réalités de l’apprentissage à Toulouse, ce qui pourrait laisser supposer qu’une partie des garçons étaient en fait des jeunes gens en situation d’apprendre un métier auprès d’un maître. À trois reprises d’ailleurs les deux termes sont utilisés conjointement et l’on trouve également mention d’un commis caractérisé comme apprenti. Cependant, il faut remarquer que les occurrences concernant l’apprentissage ne correspondent qu’à deux registres, ceux de la Dalbade et de la Pierre. Dans le premier le terme d’apprenti apparaît seul dans différents moulons alors que le second correspond aux quatre cas où il accompagne une caractérisation comme garçon ou commis et qui sont d’ailleurs le fait du même dizenier. Ces observations, sans être vraiment concluantes, permettent de penser qu’il s’agit vraisemblablement d’erreurs ou de confusions de la part des rédacteurs des registres. Il paraît en effet peu crédible que la prise d’apprentis ait été traitée au plan fiscal de la même façon que l’emploi de compagnons et autres ouvriers, la documentation corporative, statuts ou registres, faisant clairement la discrimination à cet égard55. La quasi-absence des apprentis dans les rôles de capitation signifie donc sans doute qu’ils n’étaient pas pris en considération dans l’imposition des foyers, d’abord parce qu’ils constituaient autant une charge qu’une source de revenus pour leurs patrons, mais également en raison de leur âge, ce qui pourrait d’ailleurs contribuer à expliquer les occurrences exceptionnelles.

25Deux autres types d’employés apparaissent de façon assez récurrente sur les registres. Parmi les 272 commis employés dans l’économie urbaine, les trois quarts56 étaient comptabilisés au plan fiscal dans la maison de commerce ou de négoce de leur patron. Sont aussi à insérer dans le monde du travail urbain aux côtés de leurs employeurs 78 valets57 qui paraissent avoir été affectés à des tâches non domestiques et n’étaient pas non plus des valets de ferme. Garçons, commis et valets représentent la quasi-totalité des employés domiciliés chez leur employeur, à l’exception de 2 couturières travaillant et résidant chez 2 marchandes de mode et d’un seul compagnon vivant chez un maître menuisier, ce qui démontre que c’était bien le terme de garçon qui recouvrait à Toulouse la situation d’ouvrier qualifié ayant accompli son apprentissage58. Au total 956 employés59 dans l’économie urbaine étaient domiciliés chez leur patron, mais ceux-ci ne formaient qu’une bonne moitié des 1846 travailleurs dont on est à même d’identifier la situation de dépendance60.

⮚ Une discrimination résultant de la structure corporative

26Ainsi, dans 550 cas contre 68061, les garçons, dont la qualification professionnelle est alors presque toujours précisée, ont été répertoriés et imposés individuellement62. Apparaissent donc au total sous cette dénomination, 1230 individus, qui de toute évidence n’avaient pas un exercice professionnel indépendant, tout du moins officiellement, et qui s’employaient ou cherchaient à le faire chez les professionnels déclarés ayant pignon sur rue. Ceux qui n’étaient pas hébergés par leur employeur, qu’il s’agisse de compagnons de passage installés chez un logeur, de jeunes gens vivant au domicile parental ou d’individus ayant fondé un foyer étaient à peine moins nombreux mais faisaient l’objet d’appellations plus diversifiées. Outre les termes déjà mentionnés, on relève la présence de 33 employés, de 36 ouvriers et de 3 travailleurs, l’activité de ces derniers étant clairement spécifiée comme ne ressortant pas du secteur agricole. En tout, sur les quelque six mille actifs industriels63, moins de deux milliers d’individus étaient en situation manifeste d’employés ou du moins n’étaient pas établis à leur compte. Cette valeur doit toutefois être considérée comme un minimum, car il semble que certains actifs aient été en fait en situation de dépendance sans que celle-ci apparaisse dans la façon de les désigner. Outre le cas des porteurs64, des artisans simplement désignés par leur qualification professionnelle, sans autre précision ou élément permettant d’entrevoir une position établie65, étaient sans doute en certains cas en situation de subordination.

27La fréquence du recours à des termes discriminants, comme celui de garçon, laisse cependant deviner que la force des règles juridiques et morales qui continuaient à présider à l’organisation économique et sociale empêchait le plus souvent la confusion des statuts, d’autant plus que les travailleurs subordonnés n’avaient a priori pas intérêt à occulter leur situation vis-à-vis de l’administration fiscale. Pour autant la frontière était très probablement imprécise, dans la réalité des conditions si ce n’est dans l’apparence des statuts déclarés, puisque l’on sait fort bien, par la multitude des doléances et des procès qui en résultaient de la part des bayles des corporations, que les transgressions des monopoles corporatifs étaient monnaie courante66. Il est vrai qu’inversement certains artisans, bien qu’officiellement installés à leur compte, n’exerçaient de fait leur métier que par l’intermédiaire des commandes que leur sous-traitaient certains de leurs collègues jouissant d’une notoriété et d’une position économique supérieure.

b) L’apport de l’historiographie : une certaine effervescence manufacturière

28Quel que soit le degré de fiabilité que l’on accorde à la capitation pour nous faire connaître l’économie toulousaine dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, on ne peut faire l’impasse sur les informations provenant d’autres sources, de niveau provincial notamment. D’après l’exploitation qu’en avait faite en son temps Léon Dutil67 ou encore certains travaux universitaires plus récents68, il semble que la métropole garonnaise, sans en être l’élément le plus important, n’était pas étrangère à l’activité manufacturière qui animait le Languedoc sous l’Ancien Régime, principalement dans le domaine du travail des laines. Ainsi la seconde moitié du XVIII^e siècle aurait vu plusieurs établissements se créer à Toulouse, à tel point qu’à la veille de la Révolution il semble qu’il y ait eu une trentaine de fabriques, dans la branche lainière, mais surtout dans celles de la soie ou du coton, dont le travail s’effectuait pour une part dans le cadre privilégié de deux manufactures royales.

29Or, cette activité manufacturière toulousaine aurait donné de l’ouvrage à cinq ou six mille ouvriers69, ce qui implique que les résultats tirés des registres de capitation sous-estiment considérablement le monde ouvrier. Mais une restriction s’impose immédiatement à cet égard, car cet effectif inclut les travailleurs à domicile, non seulement à Toulouse même, mais également dans les campagnes environnantes. Trois phénomènes se conjuguent pour occulter l’existence de ce secteur industriel textile et surtout la multiplicité des ouvriers qui y étaient engagés : le recours sans doute majoritaire, et en tout cas presque exclusif en ce qui concerne le filage, à des femmes ; la domiciliation d’une partie, peut-être la plus nombreuse, des effectifs hors du territoire municipal, en dépit de la taxation subie par les marchandises lors de l’entrée dans la cité70; la double activité éventuelle enfin de ceux qui travaillaient pour ces fabricants et qui, s’ils résidaient à Toulouse, ont pu être répertoriés sous une autre qualification professionnelle, notamment celles de brassier et de travailleur. Largement occultée par la documentation fiscale et mettant en jeu sans doute des ruraux ne résidant pas sur le territoire toulousain, l’activité manufacturière qui animait la capitale languedocienne dans les décennies précédant la Révolution n’en faisait pas moins la fortune ou du moins l’aisance de certains secteurs de la bourgeoisie locale et participait à assurer la survie des foyers dans les classes inférieures en même temps qu’elle modifiait les conditions de la production artisanale et sans doute aussi les pratiques de consommation des ménages. C’est donc un élément dont il faut tenir compte dans la perspective comparative que l’on s’est fixée, même si l’on ne peut le quantifier.

2. À Saragosse, incertitude et projection

a) Jornaleros et criados de l’artisanat

30Dans la capitale aragonaise Ignacio de Asso71 et d’autres auteurs ont signalé que certaines professions de l’artisanat employaient des salariés, comme par exemple les serruriers (cerrajeros), les charpentiers (carpinteros) ou les tonneliers (cuberos)72, mais les données du recensement de 1787 ne donnent aucune indication directe à cet égard. L’éventualité d’une imbrication entre salariat urbain et main-d’œuvre agricole au sein de la masse indifférenciée des journaliers a déjà été évoquée. Cette hypothèse est renforcée par le fait que la répartition des habitants recensés comme jornaleros dans les différents quartiers n’est pas la simple traduction de leur caractère plus ou moins rural73. Parmi les paroisses périphériques, qui étendaient leur limites plusieurs kilomètres au-delà du centre urbain, seule celle de San Pablo présente une sur-représentation très notable de leur part dans la population active. Au contraire, à San Miguel, à Santa Engracia, et au faubourg situé sur la rive nord du fleuve, le pourcentage correspondant est nettement inférieur à la moyenne générale de la ville74 (annexe 86). La présence de plus de 30 % de jornaleros à San Pablo est en fait surtout révélatrice du caractère extrêmement populaire de ce quartier, plus que de la nature des travaux que les habitants recensés comme journaliers étaient susceptibles d’accomplir75. Bien des journaliers occupés habituellement aux travaux des champs pouvaient fort bien trouver à s’embaucher à l’occasion dans l’artisanat ou les services76. Ce type de travailleur aurait été alors un équivalent de l’alloué77 que l’on rencontrait dans certaines villes françaises, c’est-à-dire un employé temporaire sans qualification reconnue dans le métier de son patron.

31Par ailleurs une donnée essentielle a été assez largement négligée jusqu’à présent par l’historiographie saragossane. Le terme de jornalero, trop facilement réservé aux seuls journaliers agricoles par nombre d’auteurs contemporains, était pourtant bien utilisé pour désigner des travailleurs industriels, dans les dénombrements comme celui de 172378 ou dans les ordonnances grémiales et la documentation fiscale des corporations. Dans ce dernier cas on relève également l’emploi de l’expression maestro jornalero pour désigner des maîtres qui ne tenaient pas ou plus de boutique, mais qui étaient embauchés par certains de leurs confrères dans le cadre de leur propre atelier79. Indépendamment de la signification sociale et professionnelle d’une telle pratique, il apparaît donc bien que la désignation comme jornalero ne renvoie pas exclusivement aux journaliers agricoles.

32Cependant la difficulté à cerner les caractères et les effectifs de la main-d’œuvre industrielle provient également du fait que les employés du secteur artisanal, quelle que soit leur qualification, ont sans doute également été recensés parmi les criados. Comme celle des jornaleros, la catégorie des criados est en effet hétérogène, correspondant généralement à des gens de maison, mais également à des employés agricoles, les pastores (bergers) par exemple. Le criado de l’artisanat aurait été à l’égard de son patron et de la maison dans laquelle il vit et travaille dans une condition similaire à celle du valet de ferme dans le secteur agricole. Dans les deux cas les espaces de la vie quotidienne et de l’activité laborieuse s’imbriquent et se confondent, tandis que la relation avec le maître se caractérise par une durabilité et une familiarité, qui semble ne pas ou ne plus avoir existé dans de nombreux métiers en France, et notamment à Toulouse. L’emploi de ce terme traduirait le fait que les conditions du travail artisanal à Saragosse coïncidaient assez largement avec l’archétype traditionnel d’un atelier familial au sein duquel l’employé vit dans un rapport de grande proximité avec son maître.

b) L’apport du censo de 1723

⮚ Près d’un quart des jornaleros

33Les homologues saragossans des garçons et autres employés auraient donc été pour partie intégrés dans la masse des individus recensés comme jornaleros et pour une autre part incorporés à l’ensemble des criados. Le recours aux données du censo de 1723 permet d’envisager quelle fraction des effectifs de ces deux catégories correspond à des employés d’ateliers et de boutiques. Dans l’analyse détaillée de la composition des foyers80, il apparaît qu’un nombre important de chefs de famille impliqués dans l’économie urbaine ont été recensés en 1723 comme jornaleros. En ajoutant à ces derniers ceux qui figurent sous l’appellation de mancebos, de mozos pour le secteur des transports, de peones dans le bâtiment, ainsi que les indigents (pobres de solemnidad) exerçant un métier urbain, 492 personnes, qui équivalent à un quart des 1937 chefs de foyer installés à leur compte dans le secteur économique artisanal et commercial, étaient en situation de dépendance. La transposition de ces ordres de valeur six décennies plus tard conduirait à isoler 69181 jornaleros de l’ensemble des individus recensés comme tels et à les affecter au secteur de l’économie urbaine. Cette opération postule que les employés industriels n’ont pas déjà été pris en compte dans d’autres catégories à commencer par celles des artesanos, mais l’hypothèse contraire supposerait un effondrement spectaculaire du secteur artisanal et ne coïncide pas avec les données des cabreos de industria.

⮚ Un criado sur cinq

34Le censo de 1723 permet également de comptabiliser les travailleurs qui vivaient au foyer de leur patron, car la distinction fondée sur la domiciliation est aussi opératoire que dans le cas toulousain. Il s’agit pour l’essentiel des criados de sexe masculin dont on peut considérer qu’ils étaient très majoritairement affectés à des tâches liées à l’activité professionnelle de leur maître, ainsi que de quelques individus recensés comme mancebos, sans parler des apprentis que nous ne prenons pas ici en considération, puisque, pas plus que dans les registres de capitation toulousains, ils ne sont mentionnés dans les catégories du recensement de Floridablanca. En laissant à part le cas des mancebos dont le classement reste incertain, la projection des données de 1723 débouche sur l’hypothèse qu’un cinquième des domestiques recensés en 1787 étaient impliqués dans l’économie urbaine82.

3. Un ratio du même ordre : deux indépendants pour un employé

35Les données du recensement saragossan de 1723, comme celles de la capitation toulousaine, permettent donc de se faire une idée de la structure du monde du travail dans chacune des deux villes et plus particulièrement du rapport entre l’effectif des actifs indépendants et celui de la main-d’œuvre qu’ils employaient. Le ratio varie cependant selon que l’on considère ou non comme travailleurs dépendants les individus qui, sans afficher de position établie, n’en avaient pas moins leur propre domicile. Dans l’hypothèse positive, on compte, pour 100 employés, 187 actifs indépendants à Saragosse en 172383 et 216 à Toulouse vers 177084, alors qu’en faisant le choix contraire les valeurs sont respectivement de 357 et de 42085. En ce qui concerne la métropole aragonaise, le premier de ces deux chiffres est cependant quelque peu déformé par rapport à la réalité dans la mesure où il résulte de l’inclusion des gens de métier recensés comme pobres de solemnidad parmi la masse des employés, alors que certains étaient des maîtres ou des boutiquiers installés à leur compte, mais se trouvant pour une raison ou une autre en situation de dénuement. Il est donc sans doute préférable de ne pas prendre en considération les 95 foyers d’indigents saragossans, ce qui porte le ratio d’indépendants à un peu plus de deux par employé (206 %) dans la capitale aragonaise.

36Cependant la situation observée en 1723 à Saragosse a pu évoluer de façon significative au cours du siècle. Si l’on s’en tient à ce que nous en disent certains auteurs comme Ignacio de Asso86, l’évolution économique de l’Aragon et de sa capitale aurait joué dans le sens d’un ralentissement global de l’activité industrielle et même d’un dépérissement de certaines branches, qui se seraient traduits par une réduction des effectifs de travailleurs, au moins relativement à la population globale. Cette diminution relative a sans doute affecté de façon plus marquée les effectifs des travailleurs subordonnés, du moins de ceux qui trouvaient à s’employer, que ceux des actifs indépendants. Indépendamment de ces conjectures, il est clair cependant que la main-d’œuvre était loin d’être exclusivement familiale dans la cité de l’Èbre, ainsi que l’idée en a souvent été abusivement véhiculée.

37À cet égard comme sous bien d’autres aspects une assez remarquable similitude s’observe avec la métropole garonnaise. Dans chacune des deux villes l’économie urbaine productive ou commerciale comptait approximativement deux actifs établis à leur compte pour un travailleur en position de s’embaucher chez ceux-ci. Qu’un tiers des actifs industriels ait exercé ses compétence sous les ordres et pour le compte d’un patron représente une proportion non négligeable qui s’écarte assez nettement de l’archétype d’une structure artisanale où le statut de compagnon correspondrait à une phase intermédiaire entre le stade de la formation initiale et celui de la reconnaissance achevée d’une compétence permettant l’installation à son compte. En plus de cette main-d’œuvre qualifiée les artisans et autres professionnels établis avaient sous leurs ordres des apprentis qu’ils étaient chargés de former, mais qui étaient également des agents productifs sur lesquels ils comptaient pour assurer une partie du travail. Si leur nombre nous échappe à Toulouse, on connaît par contre leur nombre en 1723 à Saragosse et l’on peut en déduire qu’ils ne devaient guère être moins d’un demi millier à la fin du siècle87, ce qui ramène le rapport entre patrons et employés à 1,35 seulement, sans tenir compte des membres de la famille dont une partie avait certainement pour activité principale de seconder le chef de foyer. En définitive, au delà de la probable diversité des situations individuelles, la majorité des professionnels de l’économie urbaine installés à leur compte donnaient du travail à au moins un employé et, à ce compte là, la plupart des actifs appartenant à la sphère de l’économie urbaine étaient impliqués à un titre ou un autre dans un rapport entre patron et ouvrier.

Conclusion : équivalence ponctuelle, écart global

38Les similitudes entre les deux cités dans la structure de l’économie urbaine s’accompagnent en revanche d’une nette différence en ce qui concerne le poids humain relatif de cette dernière envisagée dans sa globalité. En convenant d’affecter un quart de l’ensemble des jornaleros et un cinquième des criados à des tâches artisanales et commerciales, ce qui paraît une proportion maximale, le monde du travail urbain forme 28 % de la population active civile dans la capitale de l’Aragon88 alors qu’il en constitue 38,7 % dans la métropole du Languedoc et 35,8 % en faisant la part de l’indigence89, encore que l’on soit en droit de supposer qu’une partie des chefs de familles indigentes trouvait à s’employer épisodiquement dans les boutiques et ateliers de la ville.

39Cet écart de dix points environ au détriment de Saragosse peut toutefois tenir en partie à la différence de nature des sources. Ainsi, tandis qu’à Toulouse les registres de capitation rendent compte assez largement de la place prise par les femmes dans la production commercialisée, sa distribution et sa mise en vente, il n’est pas certain que le censo de Floridablanca soit à cet égard aussi fiable. La source aragonaise est peut-être aussi déficiente dans la mesure de la population active qu’elle propose, car la profession de ceux qui assistaient le chef de famille n’a peut-être pas été systématiquement relevée, ce qui reviendrait à diminuer d’autant l’effectif de la population active90. Enfin l’écart est encore plus marqué si l’on envisage la réalité socioprofessionnelle globale de l’agglomération saragossane, qui faisait place à un très important contingent de militaires, dont la prise en compte ramène la part de l’économie urbaine à un gros cinquième91 de la population active.

40Le décalage tiendrait à peu près autant à un développement légèrement inférieur de l’artisanat à Saragosse qu’à la moindre importance du groupe des commerçants et des négociants. Les artisans chargés de subvenir aux besoins de la population citadine et environnante, à la consommation de luxe des élites locales et aux nécessites inhérentes à une fonction religieuse hypertrophiée étaient relativement nombreux des deux villes. Saragosse ne pouvait compter cependant sur un environnement aussi favorable que celui offert par le Midi toulousain à sa métropole, tant au plan démographique qu’économique. Avec sa faible densité de population l’Aragon médian n’offrait que de faibles débouchés aux productions industrielles saragossanes, tandis que les populations situées de part et d’autre de la moyenne vallée de la Garonne formaient une aire de chalandise apte à absorber en assez grande quantité les productions artisanales toulousaines.

41Mais plus conséquente était encore la différence dans la valeur de la production agricole car, même si la vallée de l’Èbre exportait une partie de son blé vers la Catalogne, ce courant commercial n’avait pas une ampleur équivalente à celui qui s’écoulait à partir du fertile Lauragais, d’une part vers le Bas Languedoc et les régions méditerranéennes par le Canal du Midi, d’autre part, mais dans une moindre mesure, vers le Bordelais et la façade atlantique ouverte sur le monde colonial. Sous ce double rapport, la capitale aragonaise était handicapée par les difficultés de la circulation et le relatif enclavement dont elle souffrait, la cité garonnaise étant mieux desservie tant par la voie d’eau que par la route dont le réseau était en train de s’améliorer sous l’action des intendants.