1À partir des données géographiques et historiques qui leur sont singulières et en restant attentif à l’influence de la conjoncture globale de l’époque, les deux villes peuvent être envisagées en tant que lieux de production et d’échange de biens. À cet égard l’historiographie permet une première approche de la situation économique des deux cités, qui laisse voir dans quel contexte, aussi bien en ce qui concerne les ressources du milieu environnant que l’attitude et l’action des contemporains, se réalisaient les activités de transformation ; quelles étaient les branches les plus développées ; jusqu’à quel point on est en droit de parler d’un secteur proprement manufacturier au XVIII^e siècle, sachant que les occurrences de fabriques ont pu n’être parfois que des tentatives d’assez courte durée et que l’envergure effective des entreprises qui se constituaient reste souvent malaisée à déterminer.

A) Des potentialités naturelles diversifiées

2Sans tomber dans un déterminisme mécaniste, il est certain que le niveau de développement des activités de transformation et l’existence d’établissements industriels dépendaient en grande partie des matières premières et des sources d’énergies offertes par le milieu local.

1. La disparité des milieux

a) Des données climatiques assez contrastées

3Les caractères physiques des deux régions environnantes jouent largement sur leurs potentialités agricoles et sur leur niveau d’occupation. Or à cet égard les pays de la moyenne Garonne et le bassin de l’Èbre ne relèvent pas du même domaine climatique. Les premiers correspondent à un climat qui reste à dominante océanique, même si l’influence de l’océan y est assez nettement dégradée et si des chaleurs estivales très prononcées, épisodiquement accompagnées de sécheresses, rappellent la proximité de la Méditerranée. La région médiane de l’Aragon connaît quant à elle un climat de type méditerranéen, même si à côté de l’influence de la mer intérieure il faut souligner une relative continentalité. Ici, les contrastes thermiques entre l’hiver et l’été sont très accusés et les pluies des saisons intermédiaires laissent la moyenne annuelle pluviométrique aux environs de 300mm/an1, voire en dessous pour la zone située à l’est de la ville2. Là, le niveau de précipitations est environ deux fois plus élevé, avec moins de 600mm/an le long même de la vallée entre Toulouse et Castelsarrasin, mais de 600 à 800 dès qu’on quitte cet étroit couloir3. D’un côté, l’élément prédominant du paysage est une steppe aride, où l’arbre est rare, à l’exception des pins couvrant les zones hautes, qui constituent avec les périmètres irrigués les seules taches vertes ; de l’autre, les espaces non cultivés ou construits ont au contraire une couverture arborée, composée surtout de chênes pubescents et pédonculés qui peuplent ramiers et bois4.

b) Les conditions de l’activité agricole

4Les conditions pédologiques sont également fort différentes entre le Toulousain et la partie moyenne du bassin de l’Èbre. De ce point de vue, les environs de Toulouse offrent majoritairement de riches terreforts, parfaitement adaptés à une mise en valeur céréalière, les terrasses alluviales recouvertes de boulbènes plus légers formant des espaces de moindre fertilité, convenant assez bien aux cultures arbustives et fruitières5. Autour de Saragosse au contraire, les sols gypseux sont très pauvres dès qu’on s’écarte des terrasses quaternaires de la vallée de l’Èbre et ne permettent que de très faibles rendements céréaliers6. Au XVIII^e siècle, la part de la superficie mise en culture y restait globalement très minoritaire malgré les travaux de mise en irrigation. Quelques données concernant des époques plus récentes permettent de s’en faire une idée. Au milieu du XIX^e siècle après des décennies d’intensification et d’extension du regadio, le sixième seulement de l’espace non urbanisé était cultivé sur le territoire du municipio de Saragosse, qui s’étendait alors sur quelque 137800 hectares7. Dans la première moitié du XX^e siècle encore, Lorenzo Pardo, le célèbre hydrologue, instigateur de la Confédération hydrographique de l’Èbre8, constatait qu’il n’y avait pas un tiers de la surface de la province de Saragosse mise en culture9.

5La partie aquitaine du Languedoc, a fortiori au XVIII^e siècle au cours duquel sa mise en valeur agricole a atteint son point culminant, présentait un visage complètement différent. Selon les sondages réalisés par Georges Frêche sur un échantillon de communautés, plus des deux tiers de la superficie auraient été en labours dans la vallée de la Garonne, sans compter quelque 13 % qui étaient plantés en vigne, proportions qui se retrouvent approximativement sur les coteaux gersois qui la bordent sur son flanc oriental, tandis que la part des cultures montait jusqu’aux quatre cinquièmesdans le Lauragais10. Les espaces incultes, désert ou yermo, étaient à l’inverse − et restent aujourd’hui encore − une composante essentielle de l’environnement de la capitale aragonaise11. La place qu’ils occupaient renvoie à l’importance des activités pastorales en Aragon et en l’occurrence sur le término municipal de la ville, ainsi que le traduisait d’ailleurs le poids économique et social de la Casa de Ganaderos saragossane12. Les conditions dans lesquelles continuait à se pratiquer au XVIII^e siècle l’agriculture de secano, en Aragon comme dans la plus grande partie de la Castille, favorisait le développement de l’élevage13. Partout où l’irrigation ne comblait pas le faible niveau des précipitations, l’assolement suivait au mieux le rythme de año y vez, c’est-à-dire la rotation biennale, quand il n’y avait pas trois ou même quatre années de jachère à la suite d’une récolte14.

6À l’inverse le Toulousain et plus particulièrement le secteur oriental constituait par excellence une région de culture céréalière, à commencer par celle du froment, au point que Roger Brunet a caractérisé le système économique des campagnes toulousaines comme une « machine à blé»15. Les pentes faibles s’ajoutent en effet à la modération des températures et aux rythmes saisonniers pour favoriser la culture des céréales, le « miraculeux maïs » secondant et s’associant au « blé roi » depuis le XVII^e siècle16. La complémentarité des deux plantes est en effet le grand atout des campagnes toulousaines, qui leur a permis d’échapper à la menace de la famine, en même temps qu’elle a favorisé la commercialisation du blé17. Hors irrigation au contraire, la récolte n’est jamais sûre dans le bassin de l’Èbre, au point que l’on peut estimer à une sur cinq la probabilité d’une récolte perdue18. Pourtant, si ce fort degré d’incertitude quant au produit de l’année a limité les potentialités agricoles de l’Aragon, il ne l’a pas empêché d’affirmer sa vocation céréalière depuis le Moyen Âge19.

2. Faiblesse ou déficience des ressources énergétiques

7Aussi bien au bord de l’Èbre que sur les rives de la Garonne, outre la force humaine et animale, les deux principales sources d’énergie sur lesquelles pouvaient compter fabricants et artisans étaient la puissance de l’eau et la combustion du bois. Dans les deux villes la présence d’un fleuve important et dans le cas de Saragosse de plusieurs autres cours d’eau a permis la mise en place de moulins dès le Moyen Âge. Au XVIII^e siècle ceux-ci servaient essentiellement à la meunerie, mais aussi à la presse de l’huile, d’olives à Saragosse20, de lin à Toulouse21. L’utilisation de la force hydraulique dans les activités du secteur alimentaire pouvait s’effectuer dans le cadre d’une entreprise de dimensions modestes n’employant que très peu de personnel. À Toulouse cependant les deux principaux moulins, celui du Bazacle et celui du Château Narbonnais22, étaient des entreprises dont l’envergure permet de parler d’une utilisation industrielle de la force hydraulique. Par ailleurs les deux chaussées qui avaient été construites pour faire fonctionner ces moulins servaient également au XVIII^e siècle à procurer de l’énergie à d’autres activités. La présence du cours d’eau était également mise à profit à d’autres fins, principalement le rinçage de certaines matières et l’évacuation des déchets, comme dans le cas de la teinturerie, qui existait au Rabal, faubourg saragossan situé sur la rive gauche de l’Èbre23 ou de l’amidonnerie, de la mégisserie et de la tannerie qui s’étaient installées à proximité du Bazacle24.

8Cependant la source d’énergie la plus utilisée dans les deux villes restait sans doute le pouvoir calorifique du combustible végétal qui était utilisé notamment dans la fabrication des briques et des tuiles, ainsi que dans les forges. Dans les deux cas, la question de l’approvisionnement en bois devient cruciale au XVIII^e siècle, car la croissance des organismes urbains augmente le prélèvement effectué pour le chauffage des habitants des maisons. C’est ainsi que se produit à Saragosse au milieu des années 1780 une véritable crise énergétique, qui renvoie aux très faibles potentialités du milieu naturel en ce qui concerne le bois et plus généralement la végétation susceptible de servir de combustible25. Les difficultés de l’approvisionnement en bois à brûler ou en charbon de bois constituaient donc un facteur limitant pour les entrepreneurs saragossans et représentaient une charge financière élevée. Sur ce plan Toulouse était évidemment mieux lotie que la capitale de l’Aragon, car, outre les capacités offertes par l’environnement immédiat de la ville, les Toulousains pouvaient faire venir en grande quantité le bois par la Garonne depuis les massifs forestiers des piémonts pyrénéens qui bordent le cours supérieur du fleuve, participant d’ailleurs à la déforestation massive qui affectait au XVIII^e siècle les Pyrénées ariégeoises, en raison essentiellement des prélèvements effectués par la sidérurgie locale26. La fourniture du bois de chauffe n’en était pas moins une question sensible et donnait lieu parfois à des réticences de la part des autorités concernant le développement de certaines activités. Ainsi l’installation d’une briqueterie nécessitait une autorisation municipale, qui n’était accordée que sur avis favorable de l’intendant, ce dernier veillant à ce que la création d’un nouvel établissement n’entraîne pas d’une part un recours à des prélèvements illicites dans les forêts royales et d’autre part des difficultés de ravitaillement en bois pour la population et les autres industries27.

9À Toulouse comme à Saragosse, le recours au charbon de terre était donc envisagé, d’autant plus que des gisements existaient dans les deux régions : à Utrillas, dans le corregimiento de Teruel, à environ soixante-dix kilomètres au sud-est de Saragosse et à Carmaux situé à une centaine de kilomètres de Toulouse dans l’Albigeois (annexe 82). Par ailleurs l’exploitation d’un gisements de charbon minéral beaucoup plus près de la cité garonnaise, à Balma, a été envisagée. Le minerai aurait pu être obtenu à un prix concurrentiel par rapport à celui qui venait de l’Albigeois, dont Toulouse est restée pourtant entièrement tributaire au long du XVIII^e siècle, en raison peut-être des menées des propriétaires des mines de Carmaux28. À Saragosse l’utilisation du charbon fossile suscitait des résistances importantes en raison de la croyance, largement répandue, selon laquelle sa combustion aurait produit des vapeurs préjudiciables à la santé des utilisateurs29. L’introduction dans la cité du combustible minéral à des fins industrielles n’a commencé de façon systématique que durant l’hiver 1785, les difficultés d’approvisionnement en bois et charbon de bois ayant entraîné au cours de l’année précédente un surcoût tel que certains artisans, n’étant pas à même d’y faire face, avaient dû suspendre leur activité durant plusieurs semaines. Les expériences réalisées par la Société Économique Aragonaise purent convaincre de nombreux fabricants des avantages que présentait l’utilisation du charbon minéral, dont l’usage à des fins industrielles s’est dès lors progressivement substitué à celui du charbon de bois30. Les deux villes sont restées cependant handicapées par le relatif éloignement des gisements et les difficultés d’accès qui rendaient difficile et trop coûteuse l’utilisation massive du charbon avant la construction des chemins de fer.

3. Des matières premières agricoles en relative abondance

10Plus cruciale encore que la question de la disponibilité en sources d’énergie, à un moment où leur exploitation mécanique commençait à peine à se diffuser, était celle de l’approvisionnement en matières premières, notamment pour ce qui concerne le secteur textile.

a) La laine : pilier de l’économie locale et poste traditionnel d’importation

11En ce domaine l’Aragon se présente comme une terre traditionnelle d’élevage ovin, qui donnait lieu à une transhumance interne au reino ou y associant la Navarre et la Catalogne31. La production de laine aurait sensiblement augmenté, d’environ 50 % entre le début et la fin du siècle, si l’on en croit Asso qui indique par ailleurs que parmi les 13 corregimientos aragonais celui de la capitale venait en tête avec près du sixième de la production totale en 178832. Aux alentours de Toulouse les bonnes potentialités arables des terres limitaient considérablement les possibilités de l’élevage qui ne prenait de réelle importance qu’à proximité des secteurs montagneux. La métropole garonnaise restait à cet égard dépendante d’approvisionnements plus lointains, qu’il s’agisse de laines issues du Bas-Languedoc, plus précisément de la région narbonnaise, ou de celles qui provenaient des troupeaux espagnols qui effectuaient à partir de Ségovie l’une des grandes transhumances castillanes33. Les moutons élevés en Languedoc ne fournissaient pas les fibres de qualité supérieure qui étaient nécessaires à la confection des meilleurs draps, même si l’on doit relever le cas d’un élevage de moutons merinos à Ramonville-Saint-Agne, aux portes de Toulouse. Au total le bassin lainier dont pouvait tirer partie Toulouse souffrait des défauts inhérents aux races élevées sur place et de ceux provenant des mauvaises conditions de l’élevage34.

b) L’élevage des vers à soie : intensification ou développement

12Pour le travail de la soie la capitale aragonaise bénéficiait de la proximité de nombreuses plantations de mûriers en Aragon, le partido de Zaragosa comprenant avec ceux d’Alcañiz et de Barbastro les principales aires de production des cocons, notamment sur la rive droite de l’Èbre à proximité du Rabal. En ce domaine, l’auteur de l’Histoire de l’économie politique de l’Aragon ainsi que d’autres écrivains contemporains constatent une nette augmentation de la production au cours du XVIII^e siècle35. En Haut Languedoc les plantations de mûriers restent peu développées jusqu’au milieu du XVIII^e siècle, quand l’intendant accorde une indemnité aux propriétaires s’ils plantaient plus de cent pieds. L’offre parait avoir reçue très bon accueil dans le Midi toulousain qui se trouve en quelques années doté de plusieurs milliers de mûriers blancs supplémentaires. Le rendement des cocons en livres de soie y aurait d’ailleurs été tout à fait satisfaisant et équivalent à ce qu’il était par exemple dans les Cévennes36. La limite en ce domaine provient en fait des capacités céréalières du sol qui expliquent la priorité donnée aux labours, la gratification proposée par l’intendant l’étant d’ailleurs sous condition du maintien de la récolte en grains37.

c) La disparité des potentialités

13L’Aragon offrait aussi de bonnes potentialités en ce qui concerne d’autres plantes industrielles. Le chanvre était cultivé notamment dans les partidos de Calatayud et Daroca, au sud de la capitale ainsi que ceux de Borja et Tarazona à l’ouest (annexe 82). L’alfa, plante herbeuse utilisée pour la fabrication d’espadrilles ou de cordages, poussait en Aragon, même si d’autres régions de la péninsule étaient mieux dotées à cet égard. Au cours du XVIII^e siècle, certains ilustrados aragonais ont fait le constat que le spart aragonais était bien du même type que celui qui était importé de la Manche ou de l’ancien royaume de Valence et ont donc impulsé son utilisation à des fins industrielles ou artisanales38. Si l’on tient compte de l’importance de l’élevage ovin en Aragon, qui a également des répercussions dans le développement du travail des peaux au bord de l’Èbre, Saragosse apparaît au total comme disposant d’un environnement agricole plutôt favorable dans le domaine des matières premières textiles. Dans ce secteur, on ne peut donc mettre en cause l’insuffisance des ressources procurées par l’environnement. Réciproquement le primat des céréales dans une grande partie du Midi toulousain est évidemment une donnée essentielle pour le développement de la minoterie à Toulouse qui dispose incontestablement à cet égard de bien meilleures conditions que Saragosse. L’orientation céréalière de l’agriculture des campagnes toulousaines a par ailleurs favorisé l’implantation de l’amidonnerie dans la ville.

B) Les forces d’impulsion

14Un autre facteur essentiel du développement des activités de transformation réside dans l’attitude adoptée par les autorités et les élites, tant au niveau central, que l’on a déjà évoqué39, qu’au niveau local.

1. Saragosse : Une fermentation multiforme

a) Des initiatives profuses mais dirigées

15Dans la capitale aragonaise, la tendance en faveur du développement d’un secteur manufacturier n’apparaît pas toujours aussi nettement qu’au niveau gouvernemental. Les autorités municipales se trouvaient en effet prises dans des réseaux relationnels qui les rapprochaient de certains groupes sociaux opposés à la mise en place de nouveaux établissements ou à l’application de nouvelles techniques40. La principale manifestation concrète dans la première moitié du XVIII^e siècle du courant favorable au développement d’initiatives dans le domaine économique fut la création de la fabrique de tissus de laine de l’hôpital de la Misericordia, dont l’expérience débuta durant la décennie 1720 et dont les protagonistes furent les regidores de l’institution hospitalière41. C’est cependant surtout dans la seconde moitié du siècle que des actions ont été menées pour le développement du secteur secondaire, à l’initiative principalement de deux associations volontaires dont les membres étaient issus des rangs des couches sociales supérieures.

16En 1746 a été créée une Compagnie de Commerce, qui reçut l’approbation et le soutien du roi, dans le but de rassembler des capitaux nécessaires au financement d’actions non seulement commerciales mais visant également à stimuler l’industrie locale42. L’initiative s’appuyait sur le constat que la plus grande partie des matières industrielles, textiles notamment, étaient exportée hors du reino à l’état brut. La Compagnie a par ailleurs décidé de consentir des crédits aux cultivateurs et aux éleveurs pour qu’ils fournissent la soie et la laine en quantité suffisante à tous ceux qui les travaillaient en Aragon. Durant les premières années de son activité la Compa ía de Comercio y Fábricas semble avoir bénéficié d’un engouement de la part des couches supérieures de la société aragonaise qui investissaient volontiers dans les participations rémunérées à 3 % qu’elle proposait. Cependant en 1784 l’expérience devait s’interrompre après près de quatre décennies de fonctionnement. Ignacio de Asso attribue l’échec terminal d’une part à l’incompétence des directeurs dans les différentes branches productives dont ils avaient la responsabilité et à l’absence de planification globale, et d’autre part au manque de formation des artisans pour le type de travaux que les nouvelles modalités de production requéraient43. Par ailleurs les intérêts versés aux investisseurs, en fait essentiellement à l’Église car les capitaux d’origine ecclésiastique étaient favorisés de façon à mieux s’assurer de leur mobilisation, constituaient une charge financière trop élevée pour la Compagnie, qui dès 1773 est tombée aux mains de ses créditeurs (censalistas)44.

17Une autre compagnie, plus spécialement vouée au commerce cette fois, apparut en 1775 dans l’objectif de briser le monopole de la commercialisation des marchandises venant de l’extérieur dont jouissaient de fait deux grosses maisons de négoce. On ignore toutefois si cette bourse de commerce, qui était censée permettre aux marchands saragossans d’effectuer des achats à crédit, fonctionna effectivement dans les années qui suivirent. Quoi qu’il en soit, sa dénomination − Compagnie de Commerce des Amis du Pays − et la personnalité de son fondateur, Juan Martín de Goicoechea45, permettent de la considérer comme la préfiguration de la Real Sociedad Económica Aragonesa constituée en 177646. Celle-ci offre un parfait exemple des sociétés des Amis du Pays qui se sont multipliées à travers toute l’Espagne dans le dernier tiers du siècle sur le modèle de la société basque, fondée et approuvée dès 1765, et qui ont représenté le fer de lance des Lumières espagnoles47. On ne peut qu’être frappé de la masse des actions entreprises et de la diversité des réflexions menées par les Amis du Pays d’une façon générale et par les socios aragonais en particulier48, dont beaucoup résidaient d’ailleurs à Saragosse. Il n’y a pas de doute que dans le dernier quart du XVIII^e siècle pratiquement tous les projets économiques modernisateurs, en matière industrielle mais aussi agricole ou commerciale, sont passés à Saragosse par le canal de la Real Sociedad. Cela se comprend d’autant mieux si l’on considère que cette association, à l’instar de beaucoup d’autres du même type49, était non seulement bien vue du gouvernement mais avait sans doute été suscitée par celui-ci50 et était devenue le lieu de rencontre des membres de l’élite locale.

b) Le bilan de la Société Économique Aragonaise

18Il faut toutefois faire la part de l’engouement pour les travaux des ilustrados qui ont focalisé l’attention de nombreux historiens depuis plusieurs décennies51, en réaction à la légende noire des Lumières espagnoles édifiée en son temps par Menéndez y Pelayo52. L’histoire est tributaire des sources qui s’offrent à ceux qui veulent l’écrire et à cet égard les fonds des Sociedades de Amigos del País qui ont été conservés, comme dans le cas de la société aragonaise, offrent aux chercheurs un terrain d’investigation particulièrement propice pour mettre en valeur l’Ilustración et donner des lettres de noblesse au courant antitraditionnaliste, et plus récemment au régionalisme renaissant. Si l’intensité de l’activité la Société Économique est incontestable et a même de quoi surprendre, l’appréciation des résultats concrets auxquels les efforts déployés par les socios ont abouti doit être nuancée. À court ou moyen terme l’impression est plutôt celle d’un semi-échec, comme le montrent le fait que le plan de réforme des gremios aragonais proposé par l’association n’a pas abouti ou la faiblesse apparente des répercussions des tentatives de promotion d’activités industrielles dont elle a été à l’origine. À la décharge des acteurs économiques et des promoteurs de projets locaux, on doit relever que la capitale aragonaise n’a pas bénéficié d’avantages substantiels de la part du pouvoir royal, à l’instar d’autres villes du royaume, ce qui représente une différence notable par rapport à la métropole languedocienne à la même époque. La création et le développement de la fabrique consacrée au filage de la soie par la Société Économique ainsi que celle fondée précédemment par la Compañia de Comercio y Fábricas ont été certes encouragés par la monarchie mais n’ont apparemment pas eu la faveur d’un soutien concret de sa part.

19Mais l’insuffisance des résultats tient aussi à la façon dont était envisagé par ses membres le rôle de la Société aragonaise, ce sujet étant à l’origine de dissensions internes. Une tendance voulait promouvoir de véritables projets industriels en ouvrant des ateliers pilotes qui étaient censés procurer des bénéfices, ces derniers devant servir ensuite à consentir des prêts, à distribuer des prix et à financer la tenue des cours des chaires d’enseignement des écoles d’arts, actions qui en théorie permettaient d’élargir la diffusion des procédés le plus novateurs et plus généralement de développer les productions aragonaises. Un autre courant refusait au contraire l’idée d’investir l’argent provenant des donations et cotisations des membres et proposait de l’employer directement dans les aides, les prix et les crédits accordés aux artisans et entrepreneurs ainsi que dans la diffusion de l’enseignement. Or ce fut, semble-t-il, dans l’ensemble, cette seconde tendance qui finit par imposer ses choix53.

20Quant aux enseignements mis en place par la Société, certains furent fréquentés par de jeunes artisans, comme les écoles de filage et de tour, qui accueillirent au moins un millier d’élèves à Saragosse. Ainsi la capitale régionale devint un centre d’enseignement attirant des élèves originaires de toute la province et qui retournaient ensuite dans leur village où ils pouvaient mettre en application ce qu’ils avaient appris dans la capitale54. L’école de Mathématiques de son côté, en dépit des ses objectifs initiaux, a surtout contribué, comme la plupart des autres chaires d’enseignement mises en place par la Real Sociedad, à la formation des jeunes gens issus des couches sociales élevées, que l’on retrouve effectivement par la suite dans l’industrie ou dans l’administration. Au total, les sommes investies par la Société Économique dans l’enseignement ont plus servi à la formation des classes moyennes et supérieures, de nombreux élèves étant appelé au début du XIX^e siècle à occuper des postes de responsabilité, qu’à celle des milieux populaires impliqués dans le travail artisanal ou industriel55.

2. Toulouse : encadrement et encouragement

21Les académies toulousaines, qui pourraient figurer comme des institutions assez homologues à la Société Économique Aragonaise, semblent être restées cantonnées pour l’essentiel dans le domaine de la promotion théorique des sciences et des arts56. Alors qu’à Saragosse l’enseignement a été rénové par les Amis du pays, à Toulouse, les progrès en ce domaine résultent plutôt de l’incorporation de collèges à l’Université des Arts, ce dont ne paraît pas avoir bénéficié la capitale aragonaise. Sur le plan industriel la fonction dynamisante, occupée incontestablement à Saragosse par la Real Sociedad, revient à Toulouse, mais de façon beaucoup plus modeste, à la Chambre de Commerce. Celle-ci, installée depuis 1704, se distinguait de l’ancienne Bourse, cette dernière conservant ses attributions judiciaires57, tandis que le nouvel organisme avait pour mission essentielle de favoriser le commerce dans la ville, notamment en adressant à l’intendant des réclamations ou des propositions susceptibles d’accroître son développement économique58. La pétition qu’elle adresse en 1748 pour que soit autorisée l’installation d’établissement de filature et de moulinage de soie et pour faire rejeter le recours entamé par une entreprise concurrente de Montauban en est un bon exemple ; de même que le soutien accordé quelques années plus tard aux marchands fabricants de mignonnettes pour leur faire obtenir concernant la filature les mêmes avantages que les Montalbanais59.

22Cependant le rôle de promotion et de supervision des fabriques et des métiers, qui était largement accaparé à Saragosse par la Sociedad Económica, restait en France du domaine public, passant d’une part par le canal administratif régulier de l’inspection des manufactures et revenant d’autre part à l’intendant et à ses subdélégués ainsi qu’aux États provinciaux. Ces différentes institutions avaient une vision de l’économie locale ou régionale plus large que les représentants de la seule municipalité et étaient moins soumis à la pression des intérêts particuliers ou corporatifs qui étaient susceptibles de freiner le développement industriel. Ainsi, les États du Languedoc ont accordé des subventions à plusieurs entrepreneurs toulousains, comme par exemple la fabrique Labadie qui produisait toiles, fils et coton à la fin des années 1770. La représentation provinciale a aussi mené une action déterminante dans la rénovation du secteur de la soie dont auraient d’ailleurs pu tirer meilleur parti les Toulousains60.

23Par ailleurs la cité garonnaise a bénéficié dès l’époque de Louis XIV de l’implication directe de la couronne dans l’économie, avec l’installation de deux manufactures appartenant au roi, même si celui-ci s’en déchargeait généralement sur des financiers qui en prenaient à ferme la gestion. Celle des tabacs avait été établie sous Colbert et celle des poudres et salpêtres, également fondée au XVII^e siècle, était devenue une régie en 177561. En outre, il y avait à Toulouse deux manufactures dites royales. Ces dernières, bien que privées, étaient en relation très étroites avec l’administration monarchique qui leur consentait de nombreux avantages et privilèges en échange d’un contrôle assidu et parfois tatillon de leur production62. La marque auxquelles elles étaient astreintes représentait en effet une contrainte, souvent mal acceptée, et un prélèvement qui pouvait paraître trop lourd dans le cas de fabrications dégageant peu de profits. En revanche les contrôles administratifs permettaient de maintenir la qualité de la marchandise et protégeaient donc la renommée des productions locales. Sur ce plan les inspecteurs se plaignaient généralement du fait que la réglementation et les normes en vigueur n’étaient pas respectées par les manufacturiers toulousains.

24Quoi qu’il en ait été, il ne fait guère de doute qu’à Toulouse, comme dans beaucoup de villes du royaume, une partie, probablement assez importante, des matières et des objets produits échappait au contrôle et se vendait frauduleusement. Néanmoins la fiscalité locale a pu représenter un obstacle non négligeable pour l’essor d’entreprises de grande envergure. On relève ainsi de nombreuses plaintes contre l’octroi qui ponctionnait les fileuses à l’entrée et à la sortie de la ville quant elles prenaient la matière première chez le fabricant et la ramenaient une fois filée63. Le droit de marque était aussi, on l’a dit, souvent mal accepté par les fabricants qui le rendaient responsable de l’atonie de l’industrie locale, ces derniers étant en revanche considérés par les inspecteurs des manufactures qui se sont succédé à Toulouse comme peu ouverts aux changements et incapables de promouvoir de nouveaux procédés.

3. Toulouse et Saragosse : dynamique structurelle contre mobilisation volontariste

25Au total la capitale aragonaise n’a pas bénéficié de la part du pouvoir royal d’avantages aussi importants que Toulouse, comme on peut le constater dans les deux domaines correspondant au bord de la Garonne à un investissement direct de l’État royal. La manufacture espagnole de tabac était en effet concentrée à Séville, et à Cadix pour la confection des cigares, tandis que celle de salpêtres était, contre toute logique si l’on en croit Townsend64, localisée à Madrid. En revanche la mobilisation qui s’effectue à Saragosse à partir de 1776 dans le cadre de la Real Sociedad Económica n’a sans doute pas d’équivalent à Toulouse. La prise de conscience du retard qui s’opère dans la seconde moitié du siècle a provoqué un profond désir d’entreprendre et d’améliorer l’existant chez les membres de l’élite, mais sans doute aussi dans des milieux directement impliqués dans les activités de transformation. Forniés Casals souligne la multiplication des essais d’organisation industrielle, dont il met en valeur l’aspect novateur et qu’il oppose aux formes traditionnelles de structure corporative65. Cette opposition mérite-t-elle d’être aussi tranchée et sépare-telle deux types d’acteurs sociaux foncièrement différents dans leur origine et leur mentalité ? Ce n’est pas certain puisque les promoteurs de nouveaux procédés, de nouvelles formes de production, s’il leur arrivait d’être confrontés aux prérogatives de professionnels organisés exerçant des activités similaires ou dans des domaines contigus au leur, avaient généralement pour premier objectif d’obtenir pour eux-mêmes un monopole ou du moins une protection concernant les produits qu’ils se proposaient de fournir66.

26La prise de conscience espagnole a certes suscité l’élaboration d’un projet de régénération économique aux multiples facettes, impulsé au départ par des cercles proches du pouvoir central, mais le développement de ce projet a été confronté à des pesanteurs et à des résistances vigoureuses dont témoignent le blocage du plan de réforme des gremios et le procès fait au titulaire de la nouvelle chaire d’économie, Lorenzo Normante67. Sur l’autre versant des Pyrénées, la dynamique locale des Lumières paraît moins directement en prise avec les réalités concrètes et les progrès économiques résultent moins de la mise en application d’un programme volontariste, conçu, comme c’est le cas en Aragon, par des membres des élites traditionnelles. Les changements découlent plus directement de l’action des acteurs économiques, qui ont su tirer parti du cadre institutionnel et réglementaire qui leur était offert et d’une situation économique générale assez favorable.

C) La fabrique textile

27En fonction des données naturelles, mais aussi politiques, culturelles et mentales, les différents secteurs d’activité avaient dans chacune des deux villes, une place et un développement singuliers, dont l’historiographie nous permet de dresser un tableau comparatif. A priori, la fabrication des tissus, dans ses différentes étapes, était au XVIII^e siècle l’activité dans laquelle mécanisation et concentration avaient le plus de chances d’intervenir.

1. Les draperies, une tradition qui se maintient tant bien que mal

a) Potentiel sous-exploité et tendance à la dispersion en Aragon

28La région aragonaise, bien que disposant de bonnes potentialités dans le secteur lainier, manifestait une profonde atonie malgré les efforts consentis par l’élite aragonaise pour diffuser de nouveaux procédés techniques. D’après Arteta de Monteseguro dans la décennie 1770 plus de 70 % des laines produites en Aragon sortait à l’état brut du reino, particulièrement les plus fines68. Les données fournies par Canga Argüelles pour l’extrême fin du siècle montrent que, si la majorité des laines aragonaises n’était toujours pas travaillée dans la province, des progrès avaient pourtant été accomplis69. Ceux-ci résultaient toutefois assez largement de l’importance conjoncturelle des fournitures militaires qui ont représenté en ces années un appel d’air pour le secteur.

29La première tentative d’industrialisation en ce domaine remonte au début du siècle avec la mise en place d’une fabrique dans les murs de l’hôpital de la Misericordia70. En 1723 au moment de sa création, une vingtaine de pensionnaires y étaient employés, mais des ouvriers-cardeurs vivant en ville y travaillaient également. Cependant la création de cette fabrique semble n’avoir guère eu de conséquences sur la vie économique de la cité, en raison principalement de la mauvaise organisation du travail71 et aussi du manque d’implication dans leur travail des pensionnaires hébergés par l’institution. Les améliorations techniques les plus notables dans le travail de la laine sont intervenues dans les dernières décennies du siècle et sont à mettre à l’actif de la Real sociedad Económica. Les progrès semblent toutefois avoir surtout concerné d’autres localités que Saragosse, qu’il s’agisse de petites villes ou bourgs situés dans le partido de la capitale, comme Belchite ou Bujaraloz, ou d’autres chefs-lieux de corregimientos, comme Jaca. À Saragosse même néanmoins une collaboration s’est instaurée durant quelques années entre la Real Sociedad et le gremio des pelaires y tejedores. Ce dernier n’a pas réussi pour autant à enrayer son déclin, car les fabricants sueltos (libres), qui n’étaient pas limités par les réglementations corporatives, ont pu bénéficier des nouvelles dispositions générales mises en place par la monarchie72. Ainsi à la fin du siècle le gremio ne représentait-il plus qu’une petite fraction de l’ensemble des personnes impliquées dans le travail de la laine à Saragosse.

b) Le rôle secondaire de la métropole dans la région toulousaine

30Dans la région toulousaine les établissements les plus importants n’étaient pas non plus situés dans la métropole même mais se trouvaient dans le diocèse de Rieux à quelques dizaines de kilomètres au sud de la métropole languedocienne ou à Castres et dans l’Albigeois73. Il existait toutefois à Toulouse des ateliers qui produisaient des petites draperies, principalement des étoffes appelées droguets façon Angleterre. Mais ces productions ne mettaient en action qu’une douzaine de métiers et il n’est pas certain que la fabrication se soit maintenue au long du siècle, même si l’intendant Ballainvillers y fait allusion à la veille de la Révolution74. Plus développée, était à Toulouse la fabrication des étoffes de qualité inférieure, comme les burats, mais, déjà dévalorisées par leurs défauts intrinsèques, ces produits souffraient de l’évolution de la mode. Un inspecteur des manufactures à la fin du siècle indique, de façon quelque peu exagérée sans doute, qu’il n’y a plus guère que les servantes et les gens des campagnes les plus pauvres pour continuer à se vêtir de draps de laine75. Quant aux tapisseries à la turque et aux bergames, qui avaient eu dans la cité garonnaise leur heure de gloire, elles ne semblent pas s’être maintenues dans la seconde moitié du siècle. En revanche, une des grandes spécialités industrielles toulousaines était la fabrique de couvertures, faites en laine du pays ou provenant du Béarn, c’est-à-dire de qualité plutôt inférieure, à destination principalement de l’exportation outre-Atlantique via Bordeaux. Cependant, à la veille de la Révolution, il n’y avait plus qu’une douzaine de métiers consacrés à cette production. Il est vrai que les estimations de l’administration sont sujettes à caution car elles sous-estiment la production, certains des fabricants n’en présentant pas la totalité au bureau de marque, source de toutes les statistiques. En résumé, en ce qui concerne les petites étoffes de laine, Toulouse restait dans sa région le principal centre producteur et, s’il existait alentour quelques petites localités qui abritaient un artisanat lainier susceptible de lui faire concurrence, ses protagonistes restaient d’une envergure inférieure à celle des fabricants toulousains. Au total cependant l’industrie lainière du Toulousain donnait surtout du travail aux habitants dispersés des campagnes et aux ouvriers rassemblés dans les fabriques situées dans le Castrais, à Mazamet76 où aux environs de Rieux77.

2. Le secteur soyeux : extinction et pérennisation

a) L’impossible mutation de l’artisanat aragonais

31L’artisanat de la soie tenait traditionnellement une place importante en Aragon, notamment dans la capitale qui était le principal centre producteur de tissus et de fils de soie du reino. La décrépitude du secteur était cependant manifeste au XVIII^e siècle et les économistes locaux faisaient le constat que la plus grande partie de la soie produite en Aragon en sortait sous forme brute. Un sursaut est toutefois intervenu à partir de 1746, sous l’égide de la Real Compañia de Comercio y Fabricás qui a patronné l’ouverture d’une fabrique de tafetas en 1747. Mais le déclin a repris dès le moment où ont diminué, puis cessé les achats réalisés par la compagnie elle-même, quand celle-ci s’est trouvée en difficulté au début des années 1770, avant de disparaître en 178478. Plus significative fut la création d’un atelier de filage sous l’impulsion du décidément très actif Juan Martin de Goycoechea, qui après un voyage dans la région lyonnaise avait compris les nécessités de transformer les techniques de filature. L’atelier se mit en place avec des ouvriers français qui commencèrent à enseigner une méthode de filage plus fin qui permettait de baisser sensiblement le prix de revient du fil. Cependant le promoteur de l’entreprise mit un terme à l’expérience à la fin des années 1770 car elle menaçait de ruiner certains artisans et lui posait donc un problème de conscience79.

32À peu près à la même époque une troisième tentative dans ce domaine est mise en œuvre par la Real Sociedad Económica, dont les socios se mettent à cet effet en relation avec un correspondant résidant à Valence où était utilisée la méthode de Vaucanson, c’est-à-dire la plongée du cocon dans l’eau chaude, associée à une technique de séchage et de préparation de la matière à filer. En 1782 les premiers essais publics sont réalisés dans l’atelier de filature mis en place à Saragosse80. Cette structure semble avoir effectivement permis la diffusion du procédé de traitement et de filage de la soie mis au point par l’inventeur français, mais l’atelier est resté assez peu fréquenté par les planteurs qui destinaient désormais leurs terres à d’autres cultures du fait de la quasi-disparition de la filature dans la cité à cette époque. À la fin des années 1780 cependant certaines fileuses pratiquaient effectivement dans la cité la méthode de Vaucansson, ce qui montre un relatif succès de l’effort des ilustrados aragonais pour diffuser la mise en œuvre de nouvelles techniques. Finalement, en 1801, l’atelier fut transféré à l’Hôpital de la Misericordia, alors que l’activité soyeuse était sur la voie de l’extinction à Saragosse81.

33La fabrication de bas, de rubans, de fleurets et de fils de soie était une des carences de l’industrie espagnole en général et saragossane en particulier. Pour cette raison l’administration royale promulgua une législation visant à favoriser les initiatives dans la production de ces articles. En dépit de cette impulsion, les individus qui se lançaient à Saragosse dans la confection de bas rencontraient de nombreuses résistances, émanant du gremio des tafetaneros et de celui des sastres. La principale aide que ces fabricants de bas reçurent des Amigos del País fut la fourniture de soie fine provenant de l’atelier de filature mis en place par la Société elle-même, ce qui leur permettait d’éviter d’acheter au prix fort la soie provenant de Valence. Ils obtinrent également un prêt en 1787 pour procéder à la réparation de leurs métiers. Par ailleurs dès 1776 la Real Sociedad avait commis son directeur pour examiner un métier de rubanerie qui fonctionnait dans un atelier de la ville avec l’objectif d’en faire l’achat et de l’utiliser pour former des artisans à son usage. L’achat se fit effectivement en janvier 1777 et le métier une fois de plus fut installé dans l’Hôpital de la Misericordia82.

34En définitive, l’action de le Real Sociedad Económica a simplement permis de ralentir la ruine du secteur soyeux, mais a échoué complètement dans le projet de faire de la ville un grand centre de filature de soie qui aurait réuni les intérêts des planteurs et des commerçants. Cela tient en grande partie au manque de soutien de la part du pouvoir royal, sans doute plus enclin à favoriser l’industrie soyeuse dans d’autres provinces.

b) À Toulouse, dynamisme intrinsèque mais conditions externes peu avantageuses

À Toulouse l’industrie de la soie est aussi redevable à Vaucanson de la modernisation qu’elle a connue. L’inventeur, devenu en 1741 inspecteur général des Manufactures de soie83, a été invité par les états du Languedoc à monter un atelier de fabrication de tours et de moulins à soie et a présidé à l’établissement de la première manufacture royale de soie à Aubenas, avant d’en créer une seconde à Lavaur en 1757, à une trentaine de kilomètres à l’est de Toulouse84. Dès 1762 les États décidèrent d’octroyer un tour de Vaucansson à chaque entreprise désireuse d’en posséder un85. Dans le Toulousain stricto sensu la proposition n’intéressa que les Liotard qui, installés à Toulouse en 1764, se spécialisèrent dans des productions assez fines, moire, satinades, taffetas ou serges et reçurent neuf moulins et quinze tours. Ils obtinrent d’ailleurs en 1775 le titre de manufacture royale et bénéficièrent donc du privilège de fabriquer toutes sortes d’étoffe et d’utiliser des matières premières de toutes origines. Au titre des stimulations émanant des autorités provinciales, mentionnons également une subvention octroyée afin de faire venir un cylindre destiné à moirer les soieries pour remplacer celui installé jusqu’alors dans la ville qui était devenu inutilisable86.

35Les états du Languedoc, mais également l’intendant et le gouvernement ont donc mené une véritable politique de soutien à l’industrie de la soie au XVIII^e siècle qui a permis sa persistance à Toulouse et dans sa région. Cependant, sur l’ensemble du siècle, c’est plutôt l’image d’une lente décadence qui s’impose. Ainsi pour les étoffes faites moitié de laine moitié de soie, on serait passé d’environ 48fabricants en 1722 à 17 seulement en 1730 et à 14 dans les années 178087. Quant aux chiffres de production ils ne sont guère fiables pour les raisons déjà mentionnées. La décadence a connu sans doute un répit avec le développement des plantations de mûriers dans les années 1750- 60, mais s’est poursuivie ultérieurement jusqu’à la Révolution. Les causes de ce déclin sont plurielles, à commencer par le non-respect des normes de qualité qui a nui à la bonne renommée des productions, mais aussi le poids des droits d’entrée sur la soie exigés par le fermier de l’octroi de Toulouse, qui prétendait assujettir les ouvriers habitant dans les faubourgs à raison de deux livres dix sols par quintal d’étoffe de laine et soie mélangées qui entrait dans la ville. Beaucoup de tisserands emmenaient en effet chez eux la matière pour la travailler et la ramenaient ensuite au marchand fabricant avec lequel ils étaient en affaires. L’intendant dès 1744 avait tranché il est vrai en faveur des ouvriers, mais il semble que le fermier ne se soit pas immédiatement soumis à cet arbitrage88.

36Quelques fabricants d’une certaine envergure apparaissent sur le tableau dressé par le bureau de commerce en 1788 : le sieur Bajou, installé depuis 1770, qui fabriquait aussi des articles de laine et de coton ; Souc qui faisait travailler une douzaine d’ouvriers et dont les productions étaient assez semblables à celles de Bajou ; ou encore Marne qui possédait une entreprise datant de deux siècles et dont la production était très diversifiée. C’était aussi le cas de l’établissement de Lapenne fondé au siècle précédent qui employait une quarantaine d’ouvriers travaillant sur une trentaine de métiers. Bien évidemment la manufacture de soie la plus importante était celle déjà mentionnée des Liotard, manufacturiers d’origine lyonnaise, qui en 1775 donnaient du travail à plus de 150 personnes travaillant sur plus de 40 métiers. Si l’almanach Baour n’en dénombrait que 44 en 1780, à la veille de la Révolution la fabrique aurait eu 260 ouvriers qui faisaient battre plus de 100métiers, leur propriétaire cherchant un nouveau local pour agrandir l’établissement. En 1788 l’intendant Ballainvilliers exprime d’ailleurs toute la satisfaction que la manufacture royale donne à l’administration et au gouvernement en ce qui concerne la qualité des produits qui en sortent.

37Au total, même s’il existait à Toulouse des établissements dynamiques, à commencer par la manufacture Liotard qui a connu une véritable expansion depuis sa création, l’industrie de la soie manifestait dans le Midi toulousain à la fin du XVIII^e siècle certains signes d’essoufflement. En dehors des facteurs administratifs et fiscaux, la relative stagnation de l’industrie soyeuse s’explique par la concurrence des centres voisins, notamment de Montauban qui avait obtenu le monopole de fabrication d’un type de marchandise appelé soie à la croisade. Enfin, là aussi, il faut tenir compte de l’évolution du goût et de la mode qui a été désastreuse pour les petites soieries toulousaines.

3. L’industrie cotonnière : ratage et essor réussi

a) L’ombre de la métropole catalane

38Le coton avait l’avantage d’être, dans les conditions de production des plantations esclavagistes, une matière première bon marché, dont la diffusion s’est élargie rapidement au cours du XVIII^e siècle. Mais jusqu’en 1778, année où l’Aragon obtint le permis d’utiliser le port de Los Alfaques, la politique douanière de la monarchie espagnole ne permettait pas à l’ancien reino de bénéficier d’un approvisionnement à un prix raisonnable, les efforts déployés pour en développer localement la culture étant par ailleurs restés infructueux. C’est ce qui explique le retard pris en la matière et qu’il n’y ait pas mention de filature ou de tissage de coton en Aragon avant le milieu du siècle. Ce n’est en effet qu’en 1748 que la Compañia de Comercio y Fábricas de Saragosse a installé dans la cité une fabrique d’indiennes sous la direction du Suédois Jacob Lund, qui était spécialisé dans la peinture des toiles tissées. On ignore combien d’années la fabrique resta ouverte, ni jusqu’à quel moment le directeur initial fut aux commandes, mais il est certain qu’il a introduit dans la capitale régionale et sans doute ailleurs en Aragon les techniques de la peinture de toiles de coton, activité qu’ont continuée ensuite différents artisans qui avaient été formés à ses côtés. Ainsi en 1787 il est fait mention dans les papiers de la Société Économique aragonaise d’un de ses successeurs en la personne de Valero Alegre qui obtint à cette date une aide de la Société pour acquérir les composants nécessaires à la préparation des peintures89.

39L’expansion des filatures et tissus de coton catalans ont par ailleurs donné lieu à une tentative d’extension de l’activité cotonnière vers l’Aragon. La Real Sociedad Económica a été sollicitée par la Compañia de Hilanzas de Barcelone pour qu’elle l’aide à établir des centres de filature dans les villages aragonais situés à proximité de la route reliant Saragosse à Barcelone. La localité de Bujaraloz fut d’abord mise en avant, mais les membres de Société Économique Aragonaise étaient d’avis que la direction de la fabrique devait s’établir à Saragosse, d’où la matière première devait être ensuite dispensée aux villages et localités situés sur la route de Barcelone. Les commerçants de Saragosse inscrits dans la Real Sociedad préféraient en effet que les bénéfices de l’opération restent dans la ville et souhaitaient installer des filatures dans la cité-même dans l’objectif d’y développer également la confection de tissus de coton. Mais en 1785 la compagnie barcelonaise mit un terme au projet qui finit par échouer en dépit des efforts déployés à cette occasion par l’archevêque de Saragosse. La déception faisait sentir encore ses effets quelques années plus tard, en 1790, à l’heure de promouvoir une nouvelle fabrique de fil de coton. Les membres de la Sociedad Económica manifestent alors un manque de motivation, invoquant le fait que la Catalogne absorbe l’essentiel de la matière première et que l’effort financier que nécessite le projet est beaucoup trop lourd, compte tenu du mauvais état de la trésorerie de la Société. En 1795 l’abbé Aspert dans un Discurso dirigido a la Sociedad aragonesa [...] affirme que le reino peut et doit s’engager sur la voie du progrès en développant des manufactures de soie, de lin ou de chanvre, mais certainement pas celles de coton90.

b) Un noyau d’entrepreneurs, une masse de travailleurs concentrés ou dispersés

40À l’inverse le coton semble être la branche de l’industrie textile qui a connu le meilleur sort à Toulouse et dont les progrès ont d’ailleurs été préjudiciables à la fabrication des draps. L’industrie cotonnière ne s’est pourtant véritablement développée qu’à partir du milieu du XVIII^e siècle, mais dans les décennies qui ont suivi certains fabricants en coton employaient un nombre important d’ouvriers. Comme dans le cas des autres rameaux du secteur textile, les encouragements provenant des autorités administratives ont joué leur rôle. Ainsi l’établissement des Debru a reçu 4000 livres de la part des États du Languedoc pour avoir installé une nouvelle fabrique de coton à l’Hôpital de la Grave ainsi que le titre de manufacture royale en 1774, titre qui fut confirmé quelques années plus tard en faveur de la veuve et des enfants du fabricant. Cette manufacture fondée au début des années 1750 occupait 90 ouvriers environ en 1756, tisserands, cardeurs, fileurs et retorseurs, faisant fonctionner 16 métiers. En 1788 cependant, c’était seulement une quarantaine d’ouvriers qui étaient encore employés sur place au tissage, car la veuve Debru avait organisé entre temps la filature en plusieurs directions, chacune d’elles étant sous la responsabilité d’un chef qui prenait le coton en rame et le distribuait aux ouvriers, lesquels lui rapportaient une fois filé91. Vers 1777 existait également sous le nom de Labadie une fabrique de toiles, fil et coton, à laquelle les États du Languedoc avaient aussi accordé une subvention importante92. À la veille de la Révolution, l’établissement Broudes, fondé en 1786, occupait de son côté environ 65 ouvriers sur place, mais aussi 400 fileuses dans les faubourgs de Toulouse et 600 dans les villages et petites villes alentours. Cazals qui fabriquait des couvertures, était établi quant à lui depuis 1764 et faisait travailler, en plus des ouvriers employés sur place aux métiers et dévidoirs, des centaine de fileuses, pensionnaires de l’Hôpital de la Grave ou résidant dans la ville et sa banlieue, mais aussi à Auterive, Colomiers, Lagardelle, etc.93. Biscomte, qui produisait également des couvertures ainsi que des molletons, embauchait en 1788 15 à 20 salariés sur place, mais donnait de l’ouvrage à environ 200 fileuses dans les campagnes environnantes, ce qui n’allait pas cependant sans lui poser des contraintes du fait de la présence l’octroi94.

41Au total il reste indiscutable que l’industrie cotonnière manifeste un grand dynamisme à Toulouse95 dans la seconde moitié du XVIII^e siècle. Cette réussite, même si les effets sur l’emploi s’en faisaient sans doute surtout sentir dans les localités environnantes, ne fait que mieux ressortir, dans la perspective qui nous retient, l’échec subi en ce domaine par la capitale aragonaise.

4. Les chances des productions textiles secondaires à Saragosse

42En revanche l’Aragon a connu plus de succès en qui concerne la production de tissus de chanvre et de lin. Mais l’essentiel en la matière ne se situait pas dans la capitale mais dans d’autres localités, celles notamment où existait un corps de cordeleros travaillant le chanvre, comme à Calatayud. À Saragosse même cependant, outre l’utilisation de certains des pauvres recueillis à l’Hôpital de la Misericordia au tissage de chanvre à l’invite de la Real Sociedad de Amigos del País, une machine à teiller le chanvre fut construite par un menuisier en 1786, mais celle-ci ne put finalement être utilisée dans la ville, autour de laquelle ne se pratiquait pas la culture du chanvre96.

43L’Aragon, en dépit des potentialités locales et en raison sans doute d’une certaine méconnaissance de ces dernières, restait aussi déficitaire en ce qui concerne cette herbe appelée alfa ou spart dont étaient riches plusieurs régions de la péninsule et qui était utilisée pour la fabrique d’espadrilles et de cordages. Les nattiers et fabricants d’espadrilles, organisés tardivement à Saragosse en un gremio, travaillaient donc essentiellement avec l’alfa venu du royaume de Valence ou de Castille. Comme pour les autres matières textiles, une législation, en l’occurrence assez tardive puisque datant de 1783 et 1790, a interdit l’exportation de spart hors des royaumes espagnols. Au titre des tentatives industrielles concernant le travail de l’alfa, signalons aussi le projet d’un maître nattier de la ville d’installer une machine dans le courant des eaux du rio Macelo en 1779, mais cette tentative ne déboucha sur aucune réalisation concrète. Les initiatives de la Société en ce domaine se résument donc surtout à développer la culture de l’alfa, de façon à réduire les dépenses occasionnées par les importations en provenance d’autres régions, notamment la Manche97.

44Les efforts que les Amis du Pays ont consentis pour maintenir et tenter de perfectionner les différentes branches textiles s’accompagnèrent d’aides en vue d’améliorer les teintures et d’élargir la gamme des couleurs. Dés 1776 la Sociedad Económica se lança dans certaines expériences avec différentes plantes utilisables pour la teinture. De son côté dans le but d’améliorer la finition des draps aragonais le Cuerpo general de Comercio de Saragosse avait acquis une teinturerie dans le faubourg sur la rive droite de l’Èbre, dont les premiers essais en 1783 se firent aussi avec la collaboration des Amigos del País98.

D) Un paysage industriel plus diversifié à Toulouse

1. Les activités consommatrices de bois

a) La briqueterie : réticences administratives

45À Toulouse la briqueterie et de la tuilerie figuraient parmi les secteurs importants et ont connu un certain essor au cours du XVIII^e siècle. Cependant ces fabriques étaient très sensibles à la conjoncture économique générale, qui déterminait le développement ou le ralentissement des travaux publics et de la construction. D’après Geignard de Saint-Priest, intendant du Languedoc, il y aurait eu 30 à 40 briqueteries en 1768 dans le diocèse de Toulouse. En 1788 l’enquête menée par les subdélégués sur la situation des forges et des fourneaux dans la province donne aussi le chiffre de quarante. Cependant la plupart de ces briqueteries étaient situées dans les campagnes environnantes ou les petites villes et il n’y en aurait eu que 8 à Toulouse en 1781. Dans ce secteur, il y avait une insuffisance de l’offre, qui avait pour conséquence un prix élevé des briques. C’est que l’installation d’une briqueterie nécessitait l’accord du conseil royal, qui ne l’accordait que sur avis favorable de l’intendant99. Si la fabrication des tuiles et des briques était une production traditionnelle à Saragosse, il semble qu’elle ait connu des difficultés au XVIII^e siècle et que la qualité des productions se soit nettement détériorée, y compris dans les fabriques attachées à la construction des ouvrages du Canal Impérial100.

b) La verrerie : difficulté des implantations urbaines

46La verrerie a donné lieu à certains essais industriels dans la métropole languedocienne dans les années précédant la Révolution. En 1786 un entrepreneur demanda la permission d’établir une verrerie aux environs immédiats de Toulouse, à Blagnac, sur le domaine d’un aristocrate pour le compte duquel il travaillait101. Quelques années plus tard, en 1789 un nommé Gau, négociant de Toulouse, cherche à fonder une manufacture de bouteilles en verre noir et de verre à vitre, promettant pour surmonter les réticences de l’administration d’utiliser du charbon de terre. Il faut d’ailleurs signaler que le commerce des bouteilles en verre noir était très important à Toulouse puisqu’une grande partie du Languedoc et de la Guyenne venait s’y fournir. Gau, qui voulait faire venir des ouvriers allemands, obtint de deux gros négociants les avances de fonds nécessaires, mais là encore le subdélégué se montrait réticent à cause de la grande quantité de bois à brûler que consommait l’industrie du verre. La capitale aragonaise de son côté ne paraît pas avoir accueilli de verreries et celui qui était produit dans d’autres localités d’Aragon avait la réputation d’être de mauvaise qualité, le verre fin étant importé de Catalogne ou de Castille102. En revanche il y lieu de croire que la poterie a plutôt connu un certain essor à Saragosse même au cours du XVIII^e siècle103, mais sans donner lieu à la mise en œuvre de nouvelles techniques de production.

2. Les activités localisées au bord de l’eau

a) La meunerie toulousaine mise à mal par la concurrence

47Parmi les industries les plus importantes à Toulouse plusieurs utilisaient l’énergie hydraulique. La plus notable était la meunerie et minoterie, avec les deux moulins du Bazacle et du Château Narbonnais. Le moulin du Bazacle était placé sur la Garonne juste en aval de la ville. Sa chaussée104 barrait la rivière perpendiculairement à ses bords et la force du courant actionnait, en plus du moulin, un fouloir à plusieurs auges. Au XVIII^e siècle le moulin était à roues horizontales du type dit à cuve et pouvait moudre trente quintaux à l’heure. Quant au moulin du château Narbonnais, placé en amont, il était alimenté par les eaux du fleuve, grâce une chaussée située à environ une lieue du moulin. Celui-ci, composé de seize meules, pouvait moudre six-cent-quarante sacs de blé en douze heures et était rattaché à un frisoir double construit comme celui de Londres ainsi qu’à un fouloir de quatre auges.

48Chacun de ces deux moulins donnait lieu à une société dont les actionnaires, appelés pariés105, étaient en grande partie issus de l’aristocratie, surtout parlementaire, mais comprenaient également des avocats et des professions libérales. Ils élisaient pour deux ans des administrateurs, les régents, qui étaient au nombre de huit par moulin à la fin du XVIII^e siècle. Les employés occupaient des fonctions qui se transmettaient souvent héréditairement et percevaient une partie de leurs rétributions en nature106. Il existait d’autres moulins de dimensions plus modestes. Trois d’entre eux, comprenant chacun deux meules, étaient situés sur le canal et appartenaient d’ailleurs à son propriétaire. Au cours du XVIII^e siècle les activité de meunerie de Toulouse ont enregistré un net fléchissement, les cultivateurs préférant vendre leur blé à Montauban qui, d’après Ballainviliers, comptait quarante fabriques de minots. Ce n’est qu’en 1776 qu’il en a été installé une à Toulouse et l’almanach de Baour en comptait deux en 1788, mais l’essor a été freiné par le droit de douze sols que prélevait la ville sur chaque setier de blé converti en farine. À Saragosse, où les moulins étaient possédés par les communautés religieuses, la meunerie ne semble pas, d’après les papiers de la Société Economique Aragonaise, avoir été l’objet de projets modernisateurs.

b) Les autres activités dépendantes de l’eau

49Un autre type de moulins, ceux qui servaient à la presse de l’huile, a plus attiré l’intérêt des ilustrados aragonais et plus particulièrement d’un des plus actifs, Juan Martín de Goicoechea, qui fit venir des ouvriers français pour actionner six presses installées à ses frais, opération répondant au développement des plantations d’oliviers à la fin du siècle. À Toulouse il existait trois moulins à huile, extraite ici à partir du lin, qui étaient mûs par un cheval, mais installés sur l’eau canalisée : l’un au faubourg des Trente-six-Ponts, l’autre près du pont de Guillemery et le troisième près du pont des Minimes. Mais les abords des deux principaux moulins toulousain attiraient l’installation d’autres activités que la meunerie, notamment la papeterie. À Saragosse en revanche aucune entreprise de ce type n’est mentionnée, l’industrie du papier aragonaise étant par ailleurs en difficulté dans les dernières décennies du XVIII^e siècle, alors que celle du carton paraît n’y avoir donné lieu qu’à une tentative éphémère107.

50Cependant la localisation au bord d’un cours d’eau n’était pas seulement recherchée pour l’utilisation de la force hydraulique mais aussi pour la fonction purifiante de l’eau et la capacité d’évacuation des rivières ou des canaux comme on vient de le voir. Des conflits d’usage peuvent se produire ainsi qu’on l’observe à Toulouse dans les années 1780 quand l’implantation d’une nouvelle fabrique de papier ne peut arriver à terme, les terrains convoités par l’entrepreneur étant destinés aux tanneurs et aux fabriquants d’amidon. Ces derniers étaient en effet assez nombreux dans la ville, située au cœur d’un pays de grains, matière première d’une fabrication amidonnière destinée notamment au poudrage des perruques. Toutefois cette branche industrielle enregistre un assez net déclin à la fin du XVIII^e siècle sous l’effet sans doute d’une contraction de la demande. C’est ce qui explique le refus des amidonniers d’accepter l’installation de nouveaux venus, comme ce fut le cas en 1786, lorsque les dix maîtres toulousains s’opposèrent à l’ouverture d’une nouvelle entreprise. Au total la dizaine de fabriquants108 occupaient près d’une cinquantaine d’ouvriers, qui cependant se trouvaient réduits au chômage durant les phases annuelles d’inactivité pendant lesquelles par ailleurs les stocks d’amidon risquaient de s’abîmer dans les magasins. Mais le caractère fortement polluant de l’activité est probablement la raison essentielle de son recul dans la cité garonnaise, puisqu’à partir de 1779 la fabrication d’amidon est déclarée nuisible à la santé de la population et prohibée à l’intérieur des murs de la ville.

51Parmi les activités situées à proximité du fleuve, car génératrices d’eau usées, la mégisserie et la tannerie, qui occupaient traditionnellement une place importante à Toulouse, ont connu aussi dans les dernières décennies du XVIII^e siècle un déclin irrémédiable. En 1745 on comptait neuf tanneurs et corroyeurs ainsi que onze blanchers et mégissiers, ces derniers utilisant chaque année environ 3000 peaux de mouton. De nouveaux venus continuèrent à s’établir109 jusqu’au début des années 1760, moment où étaient installés dans la ville quinze tanneurs et trente chamoiseurs, faisant travailler environ deux cents ouvriers. Vingt ans plus tard cependant il n’y avait plus que huit tanneurs et treize chamoiseurs, nombres ramenés respectivement en 1788 à deux et sept fabricants, dont l’activité était d’ailleurs fort réduite. Ce retournement de conjoncture s’explique d’abord par l’établissement du droit de marque en 1759, qui pesait sans doute trop lourdement compte tenu des revenus que pouvaient procurer ces industries, mais aussi par l’éviction des ateliers hors de la ville à partir de 1780 quand furent construits de nouveaux quais en briques le long de la Garonne. Dans le secteur du travail du cuir, il faut aussi signaler la présence à Toulouse de fabricants de bamboches, chaussures à l’usage des classes populaires, qu’il convient peut-être de distinguer des bambocheurs (ou bambochers), formiers et talonniers qui formaient un corps de métier110. En Aragon, Saragosse était au nombre restreint des localités dans lesquelles se concentrait l’industrie du cuir. En ce domaine la ville se trouve affectée par la baisse de la production des parchemins, même si cette spécialité ne disparaît pas en raison de la persistance de leur utilisation dans les documents officiels, et par une probable régression de la tannerie, qui se déplace progressivement de la capitale régionale vers des localités beaucoup plus petites comme Graus et Brea. De même, la fabrication de chaussures en dehors des cadres professionnels traditionnels ne se développe pas à Saragosse mais bénéficie à d’autres villes ou bourgs, comme Brea ou Teruel, à partir desquels un courant d’exportation se forme en direction de la Castille, du Léon et de l’Estrémadure111.

3. Les atouts de Toulouse : intervention étatique et travail dispersé

52Le tableau industriel de Toulouse resterait très incomplet sans relever l’importance des deux manufactures d’État abritées par la ville en plus des deux manufactures royales déjà mentionnées. Celle des tabacs qui avait été établie sous Colbert, était restée longtemps dépendante des fermes générales112 et employait vers 1780 environ 260 ouvriers. Le tabac provenait essentiellement de la plaine de la Garonne où il représentait une spéculation importante autour de certaines petites villes comme Castelsarrasin ou Montech113. La manufacture des poudres et salpêtres avait été fondée en 1666, dans un espace situé à l’extrémité de la chaussée de Banlève dans l’île du Ramier où se trouvait le moulin du Château. Le régime juridique de cette fabrique resta aussi longtemps celui de fermes royales, avec de baux de neuf ans, avant de devenir en 1775 une régie royale. La poudrerie était productive comme le montrent les états de stocks qui nous sont parvenus. L’approvisionnement en salpêtre était facilité par une ordonnance prise par l’intendant Saint-Priest en 1757 qui permettait aux salpétriers d’accéder aux maisons, greniers, caves et celliers de la ville et faisait défense de paver ces lieux114.

53Au total, si Toulouse ne peut figurer comme ville vraiment manufacturière, un secteur qu’on peut qualifier d’industriel, dans la mesure où il s’agissait d’établissements employant sur un même lieu des ouvriers en nombre relativement important et fondés sur l’exploitation d’une source d’énergie, ainsi que dans certains cas sur l’utilisation de machines, n’était pas absent de la ville, qui constituait d’ailleurs l’élément essentiel de l’industrie du Toulousain stricto sensu. Il existait incontestablement quelques entreprises de grande envergure : dans le secteur de la meunerie, les moulins du Bazacle et du château Narbonnais ; dans celui du textile, la manufacture de soie des Liotard et la fabrique de cotonnades des Debru ; enfin les deux manufactures appartenant à l’État, tabacs et poudres. Il faut également mentionner que Toulouse restait le principal centre d’imprimerie en Languedoc115 tandis qu’à Saragosse les impresores n’étaient plus que 4 à la fin du siècle116, alors qu’ils étaient encore7 au début117 et 10 au milieu du siècle précédent118.

54D’autres branches industrielles, telles que l’amidonnerie, la mégisserie ou la tannerie donnaient également lieu à une certaine concentration de main-d’œuvre mais semblent connaître un sensible déclin en raison essentiellement de leur incompatibilité avec l’extension de l’habitat et le développement d’autres activités. Il faut souligner par ailleurs que les fabricants de tissus toulousains, en dépit des contraintes imposées par les barrières d’octroi, faisaient travailler une multitude d’ouvriers et d’ouvrières à domicile dans les villages avoisinants, dont il est impossible d’évaluer le nombre mais qui avaient une part importante dans l’animation économique de la ville.

55De même qu’à Toulouse, il est difficile de cerner à Saragosse les contours respectifs du secteur industriel et de l’artisanat urbain traditionnel et donc d’évaluer le volume d’emploi représenté par la main-d’œuvre salariée qui était concentrée sur des lieux de production faisant une place au machinisme et aux techniques les plus novatrices. Mais il est certain que le cadre proposé par la monarchie à la fabrique donnait une place presque exclusive à l’intervention directe de l’État dans l’économie par le biais d’entreprises lui appartenant et produisant souvent des biens dont il avait le monopole119. Or l’ampleur des sommes investies à San Ildefonso (glaces), à Madrid (salpêtre) ou à Guadalajara (draps) a eu pour revers la faiblesse des soutiens financiers accordés ailleurs et notamment à l’Aragon. Dans la cité de l’Èbre, les efforts déployés pour introduire de nouvelles techniques et pour favoriser le développement de structures de production plus concentrée ont été incontestablement intenses et diversifiés. Mais, mis à part le cas des institutions hospitalières et, dans le domaine particulier de la construction et des travaux publics, des chantiers du Pilar et du Canal Impérial, il ne semble pas qu’au total il y ait eu une rupture effective par rapport aux cadres traditionnels de la production en milieu urbain. L’orientation utilitaire des Lumières espagnoles en général120 et aragonaises en particulier, le fait patent que les voies de la raison et les progrès de la science ont été plus qu’ailleurs sommés de se confronter au défi de la modernisation et de la remise à niveau économique du pays, ne sont-ils pas le symptôme même des difficultés que celui-ci rencontrait à tenir son rang et de la prise de conscience qui en résultait ?