Introduction
p. 11-49
Texte intégral
A) L’avènement du monde contemporain
1. Industrialisation et urbanisation
1Les transformations économiques et sociales intervenues dans les très nombreuses villes restées en marge de l’industrialisation au cours des décennies pendant lesquelles celle-ci a commencé à se développer ont jusqu’à une époque récente assez peu mobilisé l’attention des chercheurs. Le regard des historiens ne s’y est guère attaché essentiellement parce que les processus économiques qui les ont affectées entre le milieu du XVIIIe siècle et celui du XIXe peuvent difficilement s’insérer dans l’étude de la révolution industrielle. En comparaison avec les foyers d’émergence des modalités nouvelles de production et en partie sous l’effet de leur concurrence, l’évolution des métropoles administratives et religieuses d’Ancien Régime durant cette séquence ne s’apparenterait-elle pas plutôt à une progressive transition, passant par une phase de stagnation, voire de régression ?
2Pourtant, si l’industrialisation s’est accompagnée d’une croissance urbaine sans précédent dans l’histoire de l’humanité, qui en Europe vit la population urbaine multipliée par dix entre 1800 et 1910 tandis que le taux d’urbanisation passait d’environ 15 % à près de 45%1, il faut bien constater que celle-ci s’est faite en grande partie au bénéfice des villes occupant déjà les premiers rangs de la hiérarchie urbaine. La croissance des villes ne peut de toutes façons être simplement considérée comme la résultante directe du processus d’industrialisation. Au cours des phases préalable et initiale de ce dernier, les unités productives proprement industrielles se sont en effet installées en priorité en milieu rural2 ou dans des villes aux dimensions très modestes. Certes, à l’issue d’une phase proto-industrielle, certaines campagnes manufacturières au sein desquelles l’artisanat avait pris au cours des décennies précédant la révolution industrielle une ampleur et une configuration nouvelles, ont pu suivre le processus de développement mis en évidence par Franklin Mendels3 et déboucher sur la croissance ou la naissance d’agglomérations qui ont pris leur part dans le mouvement général d’urbanisation des espaces et des populations. Mais dans la plupart des pays d’Europe, l’entrée dans l’ère industrielle ne s’est pas accompagnée de modifications très significatives de la hiérarchie urbaine4.
3Sur l’ensemble du continent européen, la mise en œuvre de procédés mécaniques fondés sur une utilisation massive d’énergie et aptes à transformer de grosses quantités de matières brutes en rassemblant une main-d’œuvre nombreuse dans une même structure de production est restée un phénomène tout à fait ponctuel qui n’est guère intervenu avant le milieu du XIXe siècle dans la majorité des unités urbaines de rang élevé. La croissance démographique et l’expansion spatiale des villes où les établissements de type usinier ne sont apparus que tardivement et en petit nombre n’en ont pas été moins remarquables5. L’essor urbain n’avait d’ailleurs pas attendu la révolution industrielle pour prendre son élan. Ainsi en France, au long du XVIIIe siècle, la croissance des villes a été particulièrement vigoureuse, avec un rythme d’accroissement presque trois fois supérieur à celui des campagnes6. Au cours des XVIe et XVIIe siècles le mouvement d’urbanisation avait déjà été puissant, ainsi d’ailleurs qu’à certaines phases des temps médiévaux7. En définitive l’urbanisation apparaît donc tout autant comme facteur de l’industrialisation que comme conséquence de celle-ci.
4Les liens unissant les deux phénomènes sont au demeurant divers et souvent indirects. Les citadins représentent d’abord un marché de consommation groupé et relativement homogène, tel qu’il convient au développement de la production industrielle. C’est en ville en effet que se trouvent les catégories sociales intermédiaires qui forment la clientèle la plus appropriée pour l’achat des biens de consommation courants et de qualité moyenne que produit l’industrie8. La croissance urbaine se révèle aussi sœur de l’essor industriel, tous deux issus des progrès d’une agriculture qui, parce qu’elle nourrit mieux et chasse la famine, fait bientôt déborder les campagnes de jeunes migrants qui n’ont plus de possibilités d’insertion dans leur milieu d’origine. Mais les progrès de l’agriculture sont eux-mêmes dans une large mesure à mettre à l’actif du renforcement de l’emprise urbaine et élitaire sur la terre. Quant aux progrès de l’hygiène et de la médecine ainsi qu’au recul de la mortalité infantile, qui ont joué leur rôle dans l’élan démographique nécessaire à l’industrialisation, ils semblent aussi liés indirectement au développement des villes, si l’on admet que le degré d’urbanisation présente une corrélation positive avec le perfectionnement des connaissances9.
5L’observation de la chronologie des deux phénomènes montre en tout cas assez clairement qu’un certain seuil d’urbanisation semble avoir été l’une des conditions préliminaires de la révolution industrielle10. Cette appréciation est renforcée si l’on considère que le décollage économique qui sert le plus souvent à repérer l’entrée dans l’ère industrielle est en fait l’aboutissement d’une phase de croissance ayant démarré au début du XVIIIe siècle et qui est intervenue elle-même au terme d’un processus millénaire d’expansion économique et démographique11. Il est manifeste cependant que l’avènement de l’industrie moderne donne par différentes voies une impulsion nouvelle et sans précédent à la croissance des villes, au terme de laquelle la fraction urbaine de la population, plus ou moins rapidement selon les pays, devient majoritaire. Ainsi la véritable transformation de l’agriculture et sa mécanisation, qui n’interviennent d’ailleurs guère avant le XXe siècle, proviennent directement du développement des productions industrielles et entraînent une accentuation de l’exode rural qui amplifie en milieu urbain les effets de la croissance naturelle résultant de la transition démographique. L’entrée dans l’âge industriel est par ailleurs indissociable de la mise en place de nouveaux moyens et réseaux de transport grâce auxquels la spécialisation et donc la productivité de l’activité agricole se trouvent renforcées, accélérant par la même occasion la migration des bras inutiles vers les villes.
6Ce ne sont là que quelques-uns des liens et interactions qui peuvent être établis entre les évolutions quantitatives des faits industriel et urbain au cours des deux siècles et demi qui viennent de s’écouler. Cependant, bien avant d’être le levier d’un bouleversement des campagnes qui s’est répercuté sur la taille des villes, l’industrialisation a agi indirectement sur les caractères des économies et des sociétés urbaines, quand bien même s’agissait-il de cités peu ou à peine concernées par l’activité productive manufacturière. L’écoulement de produits de l’industrie en milieu urbain y génère en effet la mise en place de nouveaux circuits de distribution et induit une nouvelle configuration du secteur commercial. À la consommation industrielle des ménages s’ajoute celle des professionnels, car les ateliers artisanaux sont amenés à utiliser de plus en plus souvent des outils ou des produits semi-finis d’origine industrielle. Ainsi, si la plupart des grandes villes connaissent une croissance importante à l’époque du démarrage de la première révolution industrielle, elles se transforment aussi sur un plan qualitatif, sans pour autant nécessairement s’industrialiser elles-mêmes.
7On peut considérer en définitive que, quel que soit le degré d’implication d’une ville dans la mise en œuvre des nouvelles techniques et organisations productives, les changements, à la fois quantitatifs et qualitatifs, qui y sont survenus à l’époque de la révolution industrielle ont été un des moteurs nécessaires au développement de l’industrie moderne en même temps qu’ils en ont été dans une certaine mesure la conséquence.
2. Révolution industrielle et évolution historique
a) L’emprise du modèle britannique
8La Révolution industrielle figure comme le concept clef à partir duquel s’est structuré l’essentiel de la réflexion sur l’histoire économique du monde contemporain. Envisagée comme phénomène global, elle a suscité depuis près d’un siècle une quantité presque innombrables d’ouvrages et d’articles12 et nombreux sont les travaux consacrés aux foyers qui en ont été les promoteurs13. La discussion sur les facteurs déclenchants au XVIIIe siècle a donné lieu à une multitude de théories ou de débats et reste d’ailleurs ouverte14, tandis que l’étude des nouvelles structures de production qui apparaissent au cours du XIXe siècle est un chantier en activité. L’ensemble des transformations désignées sous l’expression de Révolution industrielle et dont on s’accorde à placer le démarrage dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, apparaît effectivement comme la mutation majeure des conditions matérielles d’existence de l’humanité depuis l’invention de l’agriculture au Néolithique15. Toutefois, si à l’échelle de l’histoire humaine, l’émergence et l’essor fulgurant des modalités productives industrielles sont incontestablement bien rendus par l’expression de révolution industrielle, à une échelle d’observation limitée aux quatre ou cinq derniers siècles, son usage est peut-être plus discutable.
9Il est bien connu que la pertinence de la notion repose essentiellement sur l’analyse de l’industrialisation britannique, la fortune de l’expression datant d’ailleurs des dernières décennies de l’ère victorienne, alors même que la suprématie économique et géopolitique de la Grande-Bretagne était à son apogée. Bien des historiens ont mis en valeur, hors de ce foyer, à la fois premier et unique, l’importance des modalités les moins révolutionnaires dans la mutation des structures et des techniques productives16. Par ailleurs tout un courant de réflexion envisage la révolution industrielle comme la composante terminale d’un processus économique et démographique pluri-séculaire17. Pourtant l’expression a continué de s’imposer pour rendre compte des processus d’industrialisation intervenus partout dans le monde à des époques différentes. Il fut un temps ou chaque nation ou région du monde était évaluée, selon le schéma rostowien des étapes de la croissance économique, en fonction du degré d’avancement de sa révolution industrielle. Le concept a d’ailleurs fini par échapper à son historicité pour servir à désigner telle ou telle inflexion remarquable des techniques productives au long de l’histoire de l’humanité18.
10Selon David Landes, Paul Bairoch et bien d’autres auteurs d’ouvrages de synthèse sur le sujet, la Révolution Industrielle19 avec des majuscules doit cependant être considérée comme un phénomène propre à la Grande-Bretagne et plus particulièrement à l’Angleterre, puisque c’est bien là et seulement là qu’il est intervenu au cours du XVIIIe siècle. Quel que soit le moment approximatif où l’on place le décollage, le fameux take off, tout le monde est d’accord sur le fait que partout ailleurs les processus d’industrialisation ont débuté à une date ultérieure et donc dans un contexte économique global déjà irrémédiablement transformé par cette première révolution britannique, qui se serait en quelque sorte exportée à partir de son lieu d’occurrence initiale et d’invention unique20.
b) Une remise en perspective
11Les approches les plus récentes de la révolution industrielle mettent en avant sa complexité et la multiplicité de ses facteurs21. Plutôt que conséquence plus ou moins directe du progrès technique ou de tout autre facteur économique, l’industrialisation se présente désormais aux yeux de nombreux historiens comme un phénomène mettant en jeu l’ensemble de la société et comme un fait de civilisation qui s’inscrit dans un processus de mutation de très longue durée, au cours duquel l’accumulation du capital culturel joue peut-être un rôle aussi important que celui du capital économique22. La révolution industrielle peut dans cette perspective être envisagée comme une composante, essentielle il est vrai, mais non première, ni nécessairement prépondérante, au sein de la transformation globale qu’ont connue les sociétés occidentales et qui, initiée sans doute bien avant le milieu du XVIIIe siècle, s’est accélérée indiscutablement dans ses dernières décennies. Si l’on adopte ce point de vue, il convient, pour prendre la mesure de cette transformation sociale globale, de ne plus focaliser l’attention sur la mise en place d’un secteur productif proprement industriel, et donc nécessairement sur l’évolution de la Grande Bretagne, mais d’envisager tous les aspects du changement qui affecte les sociétés européennes au moment où décolle l’industrie britannique.
12Il n’est plus certain d’ailleurs que le saut qualitatif et quantitatif du take off ait été aussi prononcé qu’on l’a longtemps cru, ni surtout qu’il soit à mettre à l’actif exclusivement des nouvelles structures et techniques productives23. L’essor industriel et économique expérimenté par la Grande Bretagne, dont l’ampleur aurait été largement surestimée mais dont la vigueur reste incontestable, ne serait que l’aspect le plus visible (celui qui en tout cas a le plus retenu l’attention jusqu’à une date récente) d’un ensemble de bouleversements qui interviennent parallèlement, non seulement outre-Manche, mais de façon plus ou moins accentuée dans tous les pays d’Europe et qui impliquent aussi indirectement d’autres régions de la planète. Toutes ces transformations que connaissent l’agriculture, le commerce, les transports, les finances, mais aussi les outils conceptuels ou les modes de vie, sont dans l’ensemble assez bien connues, mais la vision des liens qu’elles entretiennent avec la révolution industrielle peut être aujourd’hui renouvelée.
13Selon E. A. Wrigley24, ce qu’on a pris l’habitude de désigner par l’expression facile de révolution industrielle correspondrait à la conjonction de deux types de croissance distincts : l’un qui correspond à la maximalisation des ressources et des structures de l’économie préindustrielle, mais qui entre à partir de la fin du XVIIIe siècle dans une phase d’essoufflement ainsi que le pressentait Malthus25, l’autre, exponentielle celle-ci, qui se déclenche précisément au même moment et qui à la différence de la première s’appuie sur l’utilisation massive de matières premières et de sources d’énergie d’origine minérale. Sans entrer dans le détail de l’argumentation de Wrigley, il semble que l’ampleur du second phénomène ait plus ou moins masqué la réalité et la force du premier. À cet égard, même s’il est indéniable que la Grande-Bretagne avait une avance dans le processus de modernisation, il faut considérer que celui-ci ne lui était pas propre et que les mutations que la société britannique avait connues depuis le XVIe siècle, telles que l’expansion des villes et des marchés urbains, la division et la spécialisation du travail, les progrès de la circulation et de la commercialisation des biens, s’effectuaient aussi ailleurs en Europe. Mais la poursuite de ce processus de modernisation allait se trouver infléchie par un phénomène nouveau, expérimenté, là aussi, d’abord par la Grande-Bretagne et qui commençait tout juste à se diffuser sur le continent à l’extrême fin du XVIIIe siècle, à savoir le recours à de nouvelles sources et formes d’énergie.
3. Révolution française et monde contemporain
a) La charge de l’événement fondateur
14Si l’expression de révolution industrielle a connu un tel succès, c’est d’abord que le terme de révolution est apparu comme le plus approprié pour décrire l’entrée26 dans un nouveau cycle historique et le passage incontestablement brutal, dès qu’on prend un peu de recul, à un mode nouveau de production, mais aussi d’organisation de la société. Sur ce plan l’expression renvoie à l’acception politique et institutionnelle du mot révolution et nous rappelle qu’elle a commencé d’être employée sous la plume des socialistes européens dont la pensée était guidée par la rupture fondamentale que représentait la Révolution française27. Ces théoriciens du changement social étaient au milieu du XIXe siècle les témoins rétrospectifs et les acteurs potentiels des bouleversements que traversait l’Europe de l’Ouest depuis la fin du siècle précédent. Ils vivaient une époque où les fondements idéologiques traditionnels et les institutions politiques séculaires apparaissaient comme irrémédiablement mis en cause par les principes énoncés en 1789, même si la mise en application de ces derniers demeurait très partielle et inachevée. Dans le même temps comme habitants des villes, ils ne pouvaient qu’être frappés des transformations qui étaient en train de se produire quant aux conditions concrètes de l’existence quotidienne et aux modalités de l’activité humaine. La notion de révolution était alors pour eux l’outil conceptuel le plus pratique pour essayer de définir ces changements, qui leur paraissaient liés au renversement de l’ordre politique et social ancien.
15A posteriori l’idée de l’avènement d’un monde nouveau sous l’impulsion d’une double révolution, selon la proposition de Eric J. Hobsbawm28, semble effectivement une perspective féconde pour saisir l’impact de la novation dans les sociétés occidentales entre 1750 et 1850. Séduisante pour appréhender ces changements avec du recul, l’association de la Révolution française avec la révolution industrielle n’en constitue pas moins une source de confusion et a souvent conduit à une vision simplificatrice des mutations enregistrées par les sociétés occidentales entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe. Il n’est pas nécessaire de s’attarder ici sur la façon dont les historiens dès le dernier tiers du XIXe siècle ont mis en scène la succession de deux mondes radicalement distincts29. Dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale le schéma marxiste n’a fait à cet égard qu’enfoncer le clou en reprenant le point de vue des libéraux et en persistant à faire de 1789 la clef de toute lecture de l’évolution sociale, et singulièrement en France, au cours de cette période30.
16Le caractère radical et global des changements intervenus en quelques années et pour une grande part en l’espace de quelques mois sur le plan des cadres structurant la vie sociale reste effectivement un phénomène dont on a du mal à trouver un précédent dans l’Histoire. La Révolution française constitue bien une rupture d’une brutalité et d’une ampleur singulières dans l’histoire institutionnelle de la France, mais aussi, surtout si l’on envisage la période napoléonienne comme le prolongement immédiat de la phase proprement révolutionnaire, dans celle d’un grand nombre de pays d’Europe. À cet égard le cas de l’Espagne, qui nous intéresse plus particulièrement, est sans doute le plus marquant, en raison à la fois de l’influence directe des idées et des événements français ainsi que des réactions de défense et de rejet qui en ont découlé. Même si l’on doit mettre en évidence le rôle des révolutions anglaise et américaine dans la genèse de 178931, le bouleversement des institutions intervenu en France à cette date et dans les années suivantes a été le point de départ d’une série de transformations politiques dont la portée n’a pas fini de nous interroger.
17Celles-ci cependant se sont développées au cours d’un processus étalé dans le temps et qui n’a pas toujours été linéaire, la France elle-même et beaucoup d’autres pays étant à cette occasion entrés dans une phase de turbulences qui s’est prolongée au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ainsi en Espagne, où l’Ancien Régime a connu une disparition beaucoup plus progressive qu’en France, les séquelles de la rupture politique ont duré d’une certaine façon jusqu’à la fin de la période franquiste. La longueur et les difficultés du cheminement vers la démocratie en France et en Europe conduisent donc à relativiser et à nuancer l’image d’une césure radicale entre un avant et un après 1789. En bien des domaines l’Ancien Régime a laissé des traces profondes et durables, de nombreuses institutions existant au XIXe, voire au XXe siècle, manifestant la survivance du monde antérieur à la Révolution32. Si l’on quitte le champ de l’histoire politique et institutionnelle pour se pencher sur l’évolution des groupes sociaux et des organisations économiques, il semble alors que l’idée même de rupture ne puisse être admise d’emblée, pour autant qu’elle ait le même sens en ce domaine.
b) Histoire moderne et contemporaine : l’emprise de la périodisation
18Cependant l’essentiel de la production historienne française jusqu’à la fin des années soixante a abordé cette phase de transition sous l’angle de la discontinuité, la périodisation de la recherche en étant à la fois le reflet et un puissant déterminant33. L’Ancien Régime a été identifié dans sa cohérence et sa globalité dès le moment même de sa disparition, l’irréversibilité de celle-ci ayant été immédiatement proclamée pour mieux en conjurer le retour. L’irruption des fameuses « masses de granit », dont la pérennité montre la cohérence, a entraîné la disparition d’organismes sociaux séculaires et a posteriori pour les historiens et les archivistes l’interruption brutale de séries documentaires. La complexité des mécanismes juridiques, la surabondance des charges sous l’Ancien Régime ainsi que la manie procédurière des hommes de l’époque moderne se sont ajoutées au passage du temps et aux effets mêmes de la Révolution pour rendre assez ardus et difficiles à comprendre les documents datant des siècles l’ayant précédée. À mesure que ces temps révolus s’éloignaient les historiens voyaient s’ouvrir des possibilités de recherche immenses à partir d’une documentation imprimée et offrant des séries statistiques fiables et facilement utilisables. Ce double constat ne pouvait qu’amener certains chercheurs à se spécialiser dans l’étude d’un Ancien Régime de l’esprit duquel il fallait s’imprégner tandis que d’autres se consacraient à écrire l’histoire de leur temps.
19Or l’emprise de la périodisation sur la recherche historique, quelle que soit au demeurant la pertinence des critères qui y ont présidé, paraît à certains égards stérilisante et s’est avérée contre-productive pour pénétrer les mécanismes d’un changement social qu’elle met pourtant elle-même en scène. Ainsi la séparation entre époques moderne et contemporaine a recouvert en France un certain nombre de présupposés qui ont infléchi le discours des historiens34. Leurs collègues étrangers, et notamment anglo-saxons, qui n’étaient pas tenus par la même rigueur dans la définition de leur champ d’intervention, se sont souvent accordés des points de vue plus distanciés qui ont permis de mettre en lumière certains processus reliant la contemporanéité à ses prodromes35. Pendant ce temps le découplage opéré de ce côté-ci de la Manche n’a pas été sans conséquence sur la façon d’envisager l’évolution économique et sociale du siècle qui encadre l’événement révolutionnaire. On peut y voir d’abord à l’œuvre l’impérialisme de l’histoire politique et le primat d’une conception événementielle de l’histoire qui a persisté pour le moins jusqu’à l’émergence des préoccupations sociales et culturelles dans le champ de la production historienne sous l’impulsion de l’école des Annales. Par la suite l’inflexion marxiste qu’a connue la majeure partie de la production intellectuelle après la Seconde Guerre mondiale a redonné de nouvelles lettres de noblesse à ce schéma en faisant de la prise du pouvoir de la bourgeoisie et du remplacement du « féodalisme » par le mode de production capitaliste le paradigme universel de l’histoire des sociétés contemporaines36. En bref, que ce soit le résultat des conceptions des historiens français quant à la nature de leur travail ou des orientations idéologiques dominantes de leur époque, le fait est que jusqu’aux années soixante-dix, Révolution industrielle et Révolution française ont souvent donné lieu à une espèce de superposition qui prenait place dans une dialectique de l’ancien et du nouveau selon laquelle la séquence antérieure à 1789 était appréhendée dans le domaine économique et social en termes de résistances, de rigidités, voire d’immobilisme, mais aussi d’éveil et de promesses, tandis que le XIXe était placé sous le signe des changements concrets, du progrès matériel et technique et du mouvement social.
4. Changement social et entrée dans l’ère industrielle
a) Voies de passage vers le monde contemporain
20La vision de la rupture, dans sa version la plus accentuée du moins, a été cependant progressivement mise en cause. De nouvelles voies de recherche ont mis en évidence des traits de continuité entre ce que certains appelaient l’ancien régime économique et l’époque industrielle contemporaine.
21Trois axes peuvent ici être relevés : le thème fécond de la proto-industrie, le réexamen du fonctionnement économique du monde artisanal urbain sous l’Ancien Régime et en contrepoint la réévaluation de la place de la fabrique dans l’économie du XIXe siècle. La notion de proto-industrialisation, dont l’usage extensif est d’ailleurs controversé37, exprime bien un passage évolutif d’un monde artisanal et essentiellement rural à une société industrielle et de plus en plus urbanisée. La question de la fonctionnalité du système corporatif est également l’objet de débats, mais il semble en tout cas que celui-ci était moins rigide qu’on avait voulu le décrire et laissait place à de nombreuses possibilités de dépassements et de détournements qui lui permettaient aussi de se perpétuer. L’étude du monde des métiers dans une ville comme Lille durant les années encadrant la séquence proprement révolutionnaire donne à penser d’ailleurs qu’expansion économique et structures corporatives n’étaient pas nécessairement incompatibles38. Enfin les historiens qui sont spécialisés dans l’étude économique et sociale du XIXe siècle français ont montré de leur côté que la production artisanale faisait à cette époque plus que se maintenir et ne pouvait pas être simplement envisagée dans la perspective d’une décadence plus ou moins ralentie39. Le XIXe siècle en France, afortiori dans sa première moitié, est par excellence celui de la boutique et de l’atelier, les petites unités de production constituant un vecteur essentiel de la croissance du secteur secondaire.
22Plus fondamentalement l’hypothèse peut être formulée que les transformations intervenues dans les sociétés urbaines entre le milieu du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle n’ont pas été nécessairement liées de façon directe à l’industrialisation ou du moins qu’elles en ont été autant, sinon plus, les agents que les effets. Il faut alors envisager en quoi ont consisté ces changements dans les villes qui ne sont pas identifiées comme des foyers de l’industrialisation. Dans quelle mesure les acteurs économiques impliqués dans les activités de transformation, celles-là mêmes qui étaient appelées à prendre leur autonomie à travers la naissance de l’industrie, étaient-ils engagés dans un processus de changement de leur position sociale ? L’appréciation et la définition nouvelles du travail n’étaient-elles pas en train de modifier cette position alors que les cadres sociaux traditionnels de l’époque préindustrielle se maintenaient en place ?
23Tenter de répondre à ce questionnement suppose l’adoption d’une démarche rétrospective qui prend le parti d’aborder des processus historiques à travers des concepts et des catégories qui sont encore en gestation au moment où ceux-ci se déroulent. Certes, le temps où les historiens français, à la différence de leurs collègues anglo-saxons, se montraient réticents à l’égard de toute approche des phénomènes historiques qui ne s’appuyait pas explicitement sur les catégories propres à l’époque et au milieu étudiés, comme si ces derniers n’étaient compréhensibles que de l’intérieur, est aujourd’hui révolu40. Cependant cette disposition d’esprit, qui tendait parfois à reproduire les discours et les représentations contemporaines de l’objet d’étude, a aussi conduit l’histoire professionnelle à une segmentation du champ de la discipline en périodes, ayant chacune ses méthodes et ses spécialistes, dont nous sommes encore largement tributaires. La délimitation chronologique des champs de recherche historique est donc appelée à être transgressée. Si l’on entend mesurer effectivement l’impact des changements juridiques, institutionnels et politiques produits par la Révolution sur le tissu social et les conditions économiques du premier XIXe siècle, la réalisation d’études de cas portant sur un segment chronologique s’étendant de part et d’autre de 1789 apparaît nécessaire. Cette approche renouvelée se justifie d’autant plus qu’elle est aussi l’occasion d’échapper au point de vue univoque que délivre inévitablement un corpus d’archives correspondant à un seul type d’institutions, comme dans le cas des documents laissés par les corporations ou des séries de registres fiscaux, et plus largement de prendre du recul à l’égard d’un régime politique et juridique défini.
b) Penser la transition
24Des remarques qui précèdent deux enseignements principaux peuvent être tirés. En premier lieu, bien que l’urbanisation et l’industrialisation soient à l’époque contemporaine des phénomènes assez nettement parallèles et qui présentent de nombreux liens entre eux, il est clair que la première n’en est pas moins autonome à l’égard de la seconde, dont elle ne saurait être considérée comme la simple conséquence. Il apparaît par ailleurs que l’accroissement de la taille des villes n’est qu’un aspect des modifications qui affectent les sociétés urbaines occidentales à partir du XVIIIe siècle. En second lieu il faut souligner que ces changements ont été longtemps envisagés à travers le prisme des deux révolutions, l’une, de nature économique et qualifiée d’industrielle, se produisant initialement en Grande-Bretagne à partir des années 1770, l’autre, de nature politique, intervenant en France à la suite de 1789. La construction de l’histoire des pays et des sociétés européennes a ainsi été marquée autant par une évaluation de leur évolution économique par rapport au modèle britannique que par la référence aux principes proclamés et aux fondations mises en place durant la période révolutionnaire en France. Ce constat fait également apparaître que le cadre national s’est sans doute imposé de façon trop limitative dans les travaux de recherches qui ont été réalisés sur cette période qui a vu émerger les nations et se renforcer la puissance des États. Dans le domaine économique, ce biais se manifeste notamment par une conception de la révolution industrielle comme phénomène national, intervenant à des moments différents selon les pays en fonction de leurs atouts et de leurs handicaps respectifs.
25À partir de ces observations, une voie de recherche se dessine, qui consiste à rendre compte des changements qui affectent les sociétés urbaines au moment où le fait industriel prend forme41; plus précisément, avant qu’il ne bouleverse irrémédiablement et radicalement les conditions de vie et de production, c’est-à-dire antérieurement à la mise en place des réseaux ferroviaires et à la mise en œuvre des grands travaux d’urbanisme, mais aussi à la multiplication des usines et à l’extension des quartiers industriels, avant enfin l’exode rural massif et l’explosion urbaine qui en a résulté. Durant cette phase qui s’étend sur environ un siècle, l’industrie au sens moderne du terme est bien née et a commencé de façon progressive à conquérir l’espace européen. Au cours de cette séquence séculaire est intervenue en France une révolution fondatrice aux plans politique et idéologique, non seulement dans le cadre français mais aussi dans beaucoup de pays d’Europe, et qui a déclenché un processus, plus ou moins rapide, linéaire et violent selon les pays, aboutissant à la destruction des anciennes modalités d’organisation de la société et à la mise en place de nouveaux cadres institutionnels et juridiques.
26Mais pour comprendre ce qui change dans les sociétés urbaines occidentales à l’aube de l’industrialisation, il faut considérer que ces changements s’inscrivent dans une mutation globale dont aucune des différentes révolutions qui en sont parties prenantes ne saurait rendre compte dans sa globalité. Il faut ici reprendre la formule de François Caron : « L’histoire des origines de la société industrielle s’épuise à découvrir des ruptures, […] alors qu’elle devrait tenter de comprendre les continuités. ». Si « la société industrielle ne s’est pas construite contre la société (de l’époque) moderne […] » mais « a été enfantée par elle»42, la question est de saisir comment, au long de quels processus, les sociétés occidentales dans leur ensemble ont cheminé bon gré mal gré et selon des rythmes distincts vers les formes d’organisation politiques, les régimes juridiques, les configurations socioprofessionnelles, les cadres d’activité économiques et les conditions de vie et de travail qui indéniablement étaient en place dans leur nouveauté à partir du milieu du XIXe siècle.
B) Le travail et son monde
1. « L’industrie » à la fin de l’époque corporative
27C’est que la modernité ne concerne pas simplement les conditions matérielles d’existence et de production, mais aussi le regard que les hommes portent sur celles-ci. En amont de la « grande transformation » envisagée par Karl Polanyi43 se pose la question de l’inversion des valeurs comme matrice fondatrice du monde contemporain. Il n’y a pas lieu ici de traiter de ce basculement, sur les origines duquel se sont interrogés de nombreux et éminents penseurs du fait social, de MaxWeber à LouisDumont44, mais plutôt d’en saisir certaines incidences concrètes, telles qu’elles apparaissent notamment à travers les glissements sémantiques qui s’opèrent au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Si le passage vers le monde qui est le nôtre se trouve plus ou moins assimilé depuis qu’on en a pris conscience au processus d’industrialisation, c’est bien en effet que la modification de ce que représente l’industrie pour les hommes est au cœur de la mutation dont ils font l’expérience45. Un retour sur la naissance du concept moderne d’industrie est donc nécessaire pour comprendre le passage au terme duquel les réalités industrielles sont devenues un aspect incontournable du monde contemporain.
28Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le vocable ne servait pas à désigner un ensemble productif, de façon générale ou particulière, mais renvoyait plutôt à une qualité caractérisant un individu, son talent ou son savoir-faire dans un domaine particulier, mais aussi plus généralement son habileté ou son ingéniosité, ce qui y affectait d’ailleurs une nuance péjorative que l’on trouvait par exemple dans les expressions « chevalier d’industrie » ou « vivre d’industrie»46. Le mot s’appliquait aussi à l’ensemble de ceux qui exerçaient une activité de type mécanique ou mercantile, par contraste avec d’autres occupations mieux estimées et correspondant à un état plus noble, et avait à cet égard une acception suffisamment claire pour correspondre à une réalité fiscale. Ainsi le travail du cultivateur n’y était pas a priori assimilé, car le produit tiré de la terre était perçu comme inhérent à celle-ci. Fondamentalement, l’appropriation du sol et plus généralement le bien-fonds apparaissaient comme la seule vraie source de la richesse, plus que le travail ou l’investissement du propriétaire ou de l’usufruitier. Ainsi outre Pyrénées, le terme même d’hacienda, s’il peut se traduire par celui de finances, désigne aussi une propriété rurale et apparaît comme une transposition du grec oeconomia. L’économie restait en effet alors essentiellement affaire de production agricole et de gestion de domaines fonciers, ainsi que le théorisaient en France les physiocrates47.
29Le système fiscal de la monarchie française traduisait d’ailleurs parfaitement cette conception. La taille pesant sur les biens immobiliers demeurait l’impôt direct par excellence, par rapport auquel les autres prélèvements ne représentaient que des suppléments et dans le Midi du moins et toutes les régions de taille dite « réelle », c’est bien sur le fonds même qu’elle reposait puisqu’elle était perçue indépendamment de la qualité de son propriétaire. Cette place essentielle de la terre dans la fiscalité française d’Ancien Régime ne fait que refléter la place prépondérante de l’agriculture dans le produit global. Ce n’est pas une singularité puisque la conception plus monétariste qui avait jusqu’alors prévalu en Espagne s’est trouvée au XVIIIe siècle remise en cause par les projets de réforme de la nouvelle dynastie, que ceux-ci s’imposent comme dans le cas du catastro en Catalogne ou avortent ainsi qu’il en advint de la única contribución en Castille48. Les revenus qui n’étaient pas fondamentalement liés à la possession d’un bien foncier, continuaient d’apparaître à la fin du XVIIIe siècle comme seconds et supplémentaires, pour ne pas dire parasites, à l’égard de ce qui constituait aux yeux de la plupart des philosophes ou des penseurs d’économie politique la principale et seule véritable source de richesse. Aussi l’opération essentielle en matière de fiscalité moderne était-elle l’établissement d’un cadastre, comme celui réalisé sous l’égide du marquis de la Ensenada au milieu du XVIIIe siècle en Castille et qui en définitive ne fut pas utilisé, et comme ceux élaborés dans la principauté catalane et à partir de 1736 en Aragon, où il fut effectivement exploité à des fins fiscales49.
30Pourtant, au sein de ces sociétés encore essentiellement terriennes, la part d’autres activités était en train de s’accroître, singulièrement celles de type commercial, dont l’essor avait été favorisé par la colonisation outre-mer. Celle-ci avait favorisé le dynamisme des activités de transformation en permettant de disposer au meilleur prix de nouvelles matières premières et en leur procurant un débouché garanti. L’évolution de la fiscalité traduit une prise de conscience de l’importance prise par les activités qui n’étaient pas directement liées à l’exploitation d’une terre. Le nombre même des hommes était depuis longtemps une ressource pour les souverains, à la fois parce que la quantité de troupes qu’ils étaient en mesure d’aligner sur les champs de bataille était un fondement de leur puissance militaire et parce que l’activité déployée par les sujets fabriquait de la richesse qui par le biais de l’impôt se retrouvait dans les caisses royales. Cette perspective mercantiliste qui motivait la réalisation de recensements a conduit en France à l’instauration d’un impôt personnel prélevé sur chaque foyer, la capitation.
31Mais cette mesure, par sa portée globalisante, voire égalisatrice, entrait en contradiction avec le fait que la société était entièrement organisée en fonction de groupes sociaux qui se définissaient par la possession de droits exclusifs et n’avaient de cesse de se targuer de leur immunité fiscale. L’établissement en France d’un tarif pour chaque type de profession en 1695 ne permit donc pas d’effectuer un prélèvement correspondant aux revenus réels qui étaient tirés de l’exercice d’un talent en fonction des capacités de chacun. La poursuite de cet objectif fiscal a ensuite débouché sur l’instauration des dixièmes et vingtièmes en France, le même souci présidant outre-Pyrénées à la réalisation de répertoires des professions imposées et des individus qui les exerçaient. Les sommes imposées n’étaient donc plus en l’occurrence réparties entre les contribuables en fonction de la quantité et de la valeur des biens-fonds qu’ils possédaient, mais selon l’importance de leurs revenus. L’introduction de cette dernière notion, qui passait ici devant celle de patrimoine, traduisait les progrès de la commercialisation et de la monétarisation du produit économique. Pour autant les nouveaux prélèvements continuaient à se focaliser sur les ressources tirées de l’exploitation du sol, comme le montre la disproportion en France entre le vingtième des bien-fonds et ceux qui étaient perçus sur les offices ou sur les gens d’industrie, le produit des seconds paraissant presque dérisoire par rapport à celui du premier50.
2. « L’invention du travail »
a) Au cœur de « l’idéologie économique »
32Quelques décennies plus tard, au début du XIXe siècle, le mot industrie était encore largement employé comme synonyme d’activité humaine et continuait de renvoyer à la mise en œuvre d’une compétence qui dépendait de la place qu’occupait dans la société celui qui la possédait et la dispensait. Progressivement cependant, cette acception tendait à se transformer, en même temps que la qualité industrieuse se muait en substance industrielle. En se réifiant, l’industrie cessait de prendre sens par le lien social qu’elle induisait et exprimait pour incarner l’ensemble des processus destinés à transformer la nature. L’activité humaine s’orientait désormais de façon consciente et de plus en plus exclusive vers l’accroissement des richesses et perdait le caractère qualitatif qui s’attachait à l’état social et au groupe d’appartenance de son auteur pour devenir une quantité commensurable produite par des acteurs individualisés et interchangeables. La dissolution de la société holiste et communautaire permettait alors, selon Dominique Méda, « l’invention » du travail comme catégorie abstraite appelée à servir d’unité universelle de temps et de valeur51.
33Alors que dans le monde hiérarchisé des ordres, le travail désignait un état de dépréciation sociale52, dès le milieu du XVIIIe siècle cette dévalorisation a été mise en cause à travers plusieurs questionnements qui prennent la forme de véritables débats, concernant la mendicité ou la dérogeance, mais aussi la place de l’Église53. La charge positive que reçoit alors le travail, son produit plus que son auteur d’ailleurs, s’inscrit dans une nouvelle vision du monde où l’acteur social trouve sa valeur, non plus par la médiation du groupe auquel il appartient, mais bien en lui-même, par ses propres capacités, dans leur utilité pour la société, au sein de laquelle il se positionne désormais sans la médiation des corps. Par la suite, de Sieyès à Saint-Simon l’acte productif laborieux poursuit une trajectoire ascendante, comme élément central de ce que Louis Dumont appelle « l’idéologie économique»54. De même que l’éclosion de la pensée économique ne peut être considérée comme la simple appréhension intellectuelle d’une réalité matérielle jusqu’alors occultée, l’idée moderne et abstraite de travail doit en effet être envisagée comme donnée intégrante du mode productif émergent. Si le fait industriel est bien la composante essentielle de la transformation des sociétés occidentales aux XVIIIe et XIXe siècles, c’est que l’activité des hommes cesse alors d’être seulement et essentiellement définie par la place sociale de l’acteur, mais est devenue un rapport au monde qui se manifeste sous la forme du travail.
b) Les nouvelles facettes du travailleur
34Cependant le sens moderne du travail ne se restreint pas au champ conceptuel de l’économie. Ainsi les Encyclopédistes, tout en ayant leur part dans le processus de maturation de la pensée économique, étaient-ils également, et peut-être même surtout, porteurs d’une intention politique. La réhabilitation de l’artisan à laquelle se livrent les hommes phares des Lumières, philosophes comme Diderot en France ou hommes d’État comme Campomanes en Espagne55, rend possible une nouvelle lecture de la société qui trouve son aboutissement dans le pamphlet fondateur de l’abbé Sieyès56. Le tiers état y est à la fois redéfini en fonction de ses capacités laborieuses et appelé à assumer la fonction politique puisqu’il forme à lui seul la Nation. Le travail, déjà chargé d’une utilité positive, devient ainsi principe fédérateur de la société.
35La dynamique révolutionnaire le place bientôt au cœur du discours politique de l’an II, ainsi que le montre Michael Sonenscher57. Dans la figure du sans-culotte il y a en effet un lien explicite entre une condition sociale définie par une activité productrice concrète et une position politique. Cette correspondance ne signifie pas pour autant selon Sonenscher que le sans-culottisme soit l’expression politique de la couche artisanale du peuple, mais bien plutôt qu’il est la projection dans le discours politique de l’image du travailleur indépendant. La « métaphore du sans-culotte », quelle que soit au demeurant son contenu social effectif, infléchit l’imagerie du travail vers la figure de l’artisan en faisant de celui-ci un symbole de liberté qui est appelé à marquer profondément toute la culture politique du XIXe siècle58.
36Après que l’économie politique a inventé le travail abstrait en théorisant l’acte productif, le discours révolutionnaire, puis l’utopie socialiste ont donné un contenu politique à la condition laborieuse. Cette double opération s’est enfin accompagnée de la formulation de la question sociale, devenue de plus en plus pressante et inquiétante. De celle-ci le travail est apparu comme le déterminant principal, puisqu’il conditionne le niveau de vie des couches populaires, mais aussi leur état moral et leur comportement dans la société ainsi que leur attitude vis-à-vis des autorités et de la loi. Au départ se discerne chez ces mêmes économistes politiques qui sont aussi des penseurs sociaux un double souci. Le premier, d’ordre fiscal, s’efforce dans la lignée de Vauban59 de définir le minimum vital en deçà duquel l’imposition devient impossible. Le second, qui s’apparente au premier par une même préoccupation budgétaire, touche aux nécessités de l’assistance publique aux indigents60. Dans les deux cas l’approche des réalités populaires passe par une étude des budgets qui repose essentiellement sur une estimation des salaires. Le travail est alors appréhendé comme source de revenus, à l’articulation donc entre production et consommation. La volonté d’évaluation impose le choix de figures-types de travailleur, celle du manouvrier, mais aussi celle du tisserand, qui peuplent les écrits des réformateurs politiques au long du XVIIIe siècle61.
37La collecte de données sur le niveau de vie populaire recèle aussi des mobiles adjacents à ceux de recette fiscale et de l’assistance. S’y manifeste notamment le souci du maintien de l’ordre social, envisagé à travers la maîtrise des flux de denrées alimentaires, mais aussi par l’intermédiaire de la police du travail62. Ce dernier est donc un élément central des préoccupations des élites gouvernementales qui examinent le peuple ; d’abord parce qu’il doit permettre de subsister à ceux qui ne vivent que de son produit ; ensuite parce qu’il doit suivre le modèle de subordination caractéristique de la relation entre le maître et son serviteur ; enfin parce qu’il peut être, dans la coalition des compagnons notamment, l’occasion d’une mise en cause de la norme qui garantit la préservation et le respect de l’ordre social et politique.
38Du XVIIIe siècle finissant au milieu du XIXe, les économistes moraux et les médecins figurent parmi les principaux observateurs du peuple63. Le travail, qui apparaissait d’abord sous l’angle du pittoresque s’offrant au regard amusé du promeneur citadin, se charge bientôt des pathologies propres aux espaces urbains en mutation. Le diagnostic reflète une peur sociale qui finit par identifier classes laborieuses et classes dangereuses64, monde du travail et monde du crime, la désagrégation des corporations, qui constituaient en elles-mêmes une véritable police du travail, renforçant au XIXe siècle cette superposition. La dangerosité localisée au XVIIIe siècle dans l’environnement de la sphère laborieuse, là où revendeurs à la sauvette et voleurs à la tire côtoyaient les chambrelans et les compagnons insubordonnés65, s’est désormais focalisée sur la figure du prolétaire de l’industrie décrit par Eugène Buret66. Pour celui-ci comme pour bien d’autres observateurs de la réalité sociale67, ce sont les conditions mêmes de la production dans les usines qui font se rassembler autour de ces dernières une population flottante et retournée à un état proche de la sauvagerie. À l’exotisme jadis presque charmant qui semblait caractériser le peuple des villes au travail, se sont substituées l’horreur d’une condition laborieuse avilissante et la peur face aux nouveaux barbares.
3. L’historiographie classique du travail
a) Un objet d’étude historique transversal
39Ainsi, par différentes voies, le travail a progressivement envahi le champ de la réflexion menée par les contemporains sur leur propre société, soulevant une multitude d’interrogations et d’inquiétudes et devenant un élément central dans les conceptions de l’organisation sociale et le point focal des débats contradictoires qui les opposaient. Il n’est donc pas surprenant qu’au milieu du XIXe siècle des historiens de profession ou de vocation se soient emparés de cet objet d’étude68. Le concept s’est d’abord présenté comme le plus porteur pour rendre compte d’une nouvelle façon d’envisager la reconstitution du passé, qui tout en s’affranchissaient du primat de l’histoire-batailles et de l’histoire dynastique, persistait dans une conception active et positive du déroulement historique mettant en scène une succession de faits attribuables à des acteurs. Pour Emile Levasseur l’histoire économique n’est autre en effet que celle du travail69, et les classes laborieuses sont placées − ce qui apparaît à ses yeux comme un juste retour de choses − au cœur des faits économiques, de la même façon que les princes et les aristocrates avaient toujours figuré au premier plan de l’histoire politique et militaire.
40Dans la lignée souvent revendiquée du fondateur de l’histoire économique en France, l’étude historique du travail a fait école durant plus d’un siècle, retraçant la succession des conditions laborieuses expérimentées par l’humanité aux différentes époques. L’orientation économique est passée d’ailleurs progressivement au second plan, à mesure que l’histoire des faits économiques devenait une discipline historique à part entière. L’histoire du travail s’est alors parfois chargée d’une ambition globalisante visant à prendre la mesure des civilisations. Chez d’autres historiens elle a donné lieu à une approche juridique, soucieuse plus modestement de préciser le contexte et la portée des législations sociales, quand elle ne s’est pas surtout attachée à la dimension sociale et mentale de l’acte laborieux ou intéressée à la succession des systèmes techniques70.
41Outre les enseignements qu’elle a délivrés en son temps, cette historiographie des conditions et des acteurs de l’expérience laborieuse constitue a posteriori, en son architecture globale comme à travers ses approches spécifiques, une source historique pour comprendre les significations dont a été chargé le travail dans nos sociétés. Emile Levasseur et ses successeurs ont eu en effet conscience d’être les témoins d’une mutation qui faisait du travail l’aspect essentiel de la vie sociale tout en constituant son risque majeur. Tributaires de leur objet d’étude, les historiens du travail ont été tentés d’y voir une clé de lecture possible de l’ensemble de l’histoire humaine, mettant en scène une succession des différents types de travailleurs correspondant à autant de stades ou de formes de civilisation. Une catégorie économique abstraite née au XVIIIe siècle s’est ainsi trouvée projetée sur les situations historiques très diverses. Cette approche, qui se prête évidemment mal à traiter des passages, des transitions et donc du changement social, a contribué à pérenniser une vision de la Révolution comme événement fondateur, non seulement au plan politique et institutionnel, mais aussi au niveau social.
b) Des corps de métier à la classe ouvrière : une solution de continuité
42Dans le domaine de l’organisation économique et de la législation sociale, la Révolution, à travers les lois d’Allarde et Le Chapelier, introduit effectivement une rupture apparemment idéale. La fin des communautés d’arts et de métiers qui constituaient pratiquement des institutions à caractère public, signifie en effet pour l’historien l’interruption de séries documentaires, qu’il s’agisse des registres tenus par les corporations, des ordonnances qui étaient censées régir l’exercice de leur activité ou encore des innombrables procédures judiciaires auxquelles leurs droits exclusifs donnaient lieu. Toutes ces sources ont été assez largement exploitées et l’historiographie classique des corporations71 a contribué à faire de la Révolution la rupture axiale en fonction de laquelle s’est longtemps articulée la réflexion sur l’histoire économique et sociale de la France. La force du modèle français a conduit à une utilisation extensive du concept de révolution pour caractériser dans tous les pays d’Europe la période au cours de laquelle l’Ancien Régime disparaît, comme dans le cas de l’Espagne où le passage du féodalisme au capitalisme et la révolution bourgeoise font parfois figure d’antiennes chez les historiens72.
43Parallèlement l’historiographie du monde et du mouvement ouvrier s’est centrée sur l’aval de l’événement révolutionnaire, identifiant son objet aux travailleurs de l’industrie moderne et ne faisant guère de références aux formes anciennes d’organisation du monde laborieux73. Les origines du prolétariat industriel étaient alors surtout cherchées du côté du monde paysan, soit que celui-ci trouve des travaux et des revenus de type industriel en restant dans son environnement géographique traditionnel74, soit qu’il alimente un courant migratoire vers les villes touchées par l’industrialisation. Entre l’artisan et l’ouvrier, la communauté de métier et le syndicat, les traditions corporatives et le mouvement social, un hiatus s’est donc installé qui a laissé dans l’ombre certains des processus transitoires au cours desquels s’était formée la société industrielle.
4. Le travail revisité
a) Une nouvelle approche du sens du travail
44À partir du milieu des années 1970 cependant plusieurs phénomènes ont contribué à modifier cette perspective. D’une part le travail lui même, « loin d’atteindre la souveraineté qu’on pouvait lui prédire à la fin du XIXe siècle»75, est apparu comme une réalité plus fragile et qui ne pouvait suffire en soi à définir la place des acteurs sociaux. D’autre part, en même temps que vacillait, puis s’écroulait le modèle de société socialiste, la structuration de la société en classes et plus globalement la vision marxiste de l’histoire ont été progressivement délaissées au bénéfice de nouvelles approches. Parmi celles-ci, plusieurs ont emprunté leurs préoccupations à la sociologie ou à l’anthropologie, comme celles qui se sont penchées sur la sociabilité76 ou ont pris pour objet la culture matérielle77. L’histoire sociale, ne pouvant plus se résumer à la délimitation des groupes sociaux par estimation des niveaux de fortune et identification des positions socioprofessionnelles, s’est tournée vers les formes associatives et les modes de consommation. Les historiens se sont également départis d’une confiance excessive accordée aux séries et aux données quantitatives pour s’interroger sur les catégories conceptuelles qui les ont construites. Le concept de représentation laisse voir que l’histoire est nécessairement une construction historienne à partir d’une documentation qui est elle-même le produit des schèmes mentaux des hommes dont elle constitue la trace78.
45Les nouveaux positionnements des historiens et la redéfinition de leur démarche ont permis de revisiter l’objet d’étude historique que constituent le travail et son monde. L’examen de l’historiographie qui s’y est consacrée a montré que la phase qui s’intercale entre le milieu du XVIIIe siècle et celui du XIXe est précisément celle à propos de laquelle les historiens s’étaient le moins interrogés sur le sens que prenait le travail79, alors que c’est précisément durant cette séquence que la conception de l’acte laborieux propre aux sociétés industrielles s’est forgée. Une nouvelle approche, qui revient pour une grande part à des chercheurs étrangers80, a conduit à une remise en question de l’imagerie corporative attachée au monde des métiers81. Celle-ci, construite en leur temps par les institutions corporatives elles-mêmes et que se sont ensuite appropriés les compagnonnages au XIXe siècle, avait en effet été reprise assez largement par l’historiographie classique du travail comme par celle de la période révolutionnaire82, notamment en ce qui concerne la proximité qui était censée prévaloir dans les relations entre maîtres et compagnons.
b) Aux origines du monde ouvrier
46Au-delà de la persistance des images et des expressions du monde laborieux entre l’époque de l’Ancien Régime et les décennies qui suivent la Révolution83, se révèlent aussi des continuités dans l’organisation et les formes du travail. Les recherches menées par Michael Sonenscher, Steven Kaplan et quelques autres ont montré, ainsi qu’on l’a déjà souligné, que les structures économiques qui correspondent au monde artisanal et corporatif étaient complexes et jouaient sur les espaces de liberté que laissait le système des métiers urbains84. Celui-ci, qui répondait aux logiques d’une économie de bazar, dans laquelle la pratique de la sous-traitance était une donnée essentielle des relations entre les différentes professions et au sein de chacune d’elles, a connu des survivances sous des formes plus ou moins renouvelées pendant toute la première moitié du XIXe siècle85.
47Les historiens qui, comme Yves Lequin, ont étudié la formation de la société industrielle durant cette période ont souligné de leur côté que la distinction entre la fabrique usinière et l’atelier artisanal est en fait très artificielle et relève surtout des nécessités de la statistique économique de l’époque86. Ainsi en France, outre la place qui revient aux artisans indépendants dans la croissance globale de l’économie, il semble que les conditions de production dans beaucoup des usines continuait de se présenter en plein XIXe siècle comme le regroupement sur un même lieu de production de compétences différenciées donnant lieu à un travail encore peu spécialisé. À l’inverse, le critère de l’indépendance formelle n’est pas toujours pertinent au plan sociologique, car il cache souvent une situation très dure que rend bien l’expression de sweating system, où l’artisan est en réalité entre les mains d’un marchand, dont il est généralement, le débiteur, auquel il achète la matière première et revend le produit de son travail.
48Cette nouvelle perspective permet de reformuler certaines questions déjà posées, comme celle des origines de la classe ouvrière87. Le point de vue classique avait mis en effet en avant que les ouvriers de l’époque industrielle n’avaient généralement pas d’attache avec les milieux de l’artisanat et du petit commerce, mais étaient originaires des campagnes et issus du monde agricole. Une telle vision relève en partie d’un a priori qui renvoie encore une fois à la projection des modalités de l’industrialisation de la Grande Bretagne qui a connu, pour des raisons qui lui sont spécifiques, un exode rural précoce, ce qui a d’ailleurs été une des conditions de l’avance et du succès industriels britanniques. Pour progresser en ce domaine, le suivi des familles se présente comme une voie de recherche prometteuse bien qu’assez difficile à mettre en application. D’une façon plus générale l’appropriation par l’historien de l’anthropologie familiale permet de replacer les individus dans leur milieu géographique et familial88 et de retracer des itinéraires sociaux89 qui laissent entrevoir quel était leur horizon social au-delà des professions et des conditions de vie diverses et parfois variées dont ils ont pu faire successivement l’expérience.
c) Artisans et ouvriers des métropoles régionales
49Il est donc manifeste que le travail, sa conception morale, sa définition juridique et sa place dans la société ont été au cœur de la mutation qu’ont enregistrée les économies et les sociétés occidentales entre le milieu du XVIIIe siècle et celui du XIXe. Un aspect central des nouvelles configurations sociales qui se mettent en place durant cette phase est bien l’émergence d’un groupe identifié et s’identifiant aussi progressivement lui-même comme une classe homogène et distincte au sein de la société globale, dont la définition s’effectue à partir du concept de travail et de la réalité des situations laborieuses qu’il expérimente. Ainsi, au moment où commence à s’élaborer un nouveau mode de production dans le secteur des activités de transformation, le travail se trouve rapporté par les représentations dominantes à la catégorie des activités et des professions industrielles et voit sa signification et sa valeur s’infléchir. Dans la période suivante la conscience de l’existence d’une classe ouvrière par l’ensemble des acteurs sociaux devient effective, alors même que l’on assiste à une extension et même à une généralisation de l’expérience du travail par l’ensemble de la société, à mesure que s’étend le salariat.
50Mais au cours de la séquence qui nous préoccupe ici, les figures de l’artisan et de l’ouvrier se sont trouvées provisoirement indissociées avant que le secteur artisanal ne soit redéfini en contrepoint de l’apparition et de l’affirmation de l’industrie dans sa version moderne. Concrètement en effet, ce n’est que très progressivement, ainsi qu’on l’a déjà souligné, que s’est opérée la distinction entre le monde de l’atelier qui, loin de rester statique, a connu alors de sensibles évolutions et une structure proprement usinière qui a tardé à se mettre en place et dont le type idéal ne s’est précisé et identifié clairement qu’à partir du milieu du XIXe siècle.
51Les agglomérations urbaines, spécialement celles de grande taille, ont été des lieux particulièrement propices à cette imbrication ; notamment dans les régions d’Europe occidentale qui, tout en participant directement et indirectement à la transformation sociale contemporaine de la révolution industrielle, n’en ont pas été les foyers initiaux. L’appréhension de l’évolution des réalités et des représentations du travail dans les métropoles régionales qui sont restées en marge du développement de la grande industrie ne passe pas par une opération qui viserait à restituer une structure sociale en isolant artificiellement une société urbaine à la fois dans l’espace et dans le temps et à en donner une lecture en y appliquant une grille définie à l’avance en termes de classes. C’est justement la porosité et la mouvance des limites entre les groupes sociaux qui doivent retenir l’attention, à travers notamment le suivi des itinéraires individuels et surtout des trajectoires familiales effectuées au fil des générations.
C) Un essai d’histoire sociale comparée
1. Histoire sociale, histoire locale
a) Histoire et sociologie
52Si la démarche adoptée ici suppose ainsi qu’on l’a dit de s’affranchir des contraintes de la temporalité historienne et de la périodisation qui la sous-tend, elle emprunte aussi sa logique aux autres sciences de l’homme et plus particulièrement à la sociologie. Plus que de restituer le cours d’une évolution au long d’une séquence chronologique déterminée, il s’agit en effet d’observer et d’évaluer réciproquement deux situations séparées par un intervalle de temps pendant lequel les acteurs sociaux ont eu à connaître un bouleversement plus ou moins complet des institutions et une transformation de leur environnement économique et culturel. La problématique générale qu’on se propose de traiter repose donc essentiellement sur une interrogation quant au changement social90. Cependant, alors que la mise en œuvre de l’interdisciplinarité apparaît de plus en plus comme le corollaire nécessaire à la structuration du savoir en une multiplicité croissante de disciplines et de branches spécialisées91, la communication et la coopération semblent singulièrement difficiles entre les praticiens de l’histoire et les sociologues qui entretiennent depuis plus d’un siècle des relations conflictuelles dont les aiguillons sont en permanence réactivés. Le fait que la sociologie s’identifie comme une science essentiellement nomothétique à la différence de l’histoire ne semble pas être directement en cause92 puisque d’autres sciences sociales comme l’économie et la démographie ont aussi comme ambition de construire des modèles93. C’est plutôt la communauté de leur terrain d’étude et surtout son extension, qui dans un cas comme dans l’autre peut prétendre à englober pratiquement tous les aspects de la réalité sociale, qui est à l’origine des différends entre historiens et sociologues94. Des deux côtés la reconnaissance d’une confusion idéale des deux disciplines induit inévitablement des réflexes défensifs, qui gênent la circulation des concepts et des informations entre les deux disciplines.
b) La « crise » del’histoiresociale
53L’impossibilité d’une collaboration ou même d’un échange de vues constructif entre historiens et sociologues n’est sans doute pas pour rien dans les difficultés que rencontre aujourd’hui la mise en œuvre d’une histoire sociale. Après avoir occupé durant plusieurs décennies une position centrale dans le champ de la production historienne, l’histoire sociale, en conséquence même de cette position, a fait l’objet de remises en cause à l’occasion des différents « tournants » historiographiques qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années. On a pu légitimement reprocher à certains travaux d’avoir opéré une lecture du social en se fondant sur une partition en classes ou en groupes sociaux définis à l’avance, ceux-ci étant souvent délimités par des niveaux de fortune95. De même l’ambition globalisante a sans doute trop systématiquement donné lieu à un découpage de la réalité en niveaux dont l’ordre de superposition reposait sur le primat accordé aux aspects économiques et matériels.
54Mais, plus profondément encore, c’est la validité même d’un projet d’histoire sociale qui a paru mise en cause et qui semble parfois focaliser les traits de ceux qui se réclament d’une révision de la démarche de l’historien et d’une redéfinition de son objet. Ces différents courants qui se succèdent à un rythme soutenu depuis trois décennies sont tous plus ou moins ancrés au « tournant épistémologique qu’a pris la réflexion des historiens sur leur discipline au début des années 1970»96. Les révolutions historiographiques qui sont intervenues depuis lors ont en effet en commun de poser comme préalable au travail de l’historien la validation philosophique de sa démarche. La remise en cause de l’histoire sociale est devenue le terreau d’une pluralité de nouvelles approches pour lesquelles la valeur de la recherche se mesure moins à l’intérêt et à la nouveauté des résultats auxquels elle parvient qu’à la légitimité de ses présupposés théoriques. L’effacement de la réalité et de l’expérience derrière les représentations et les discours s’accompagne d’un retour de l’auteur qui prend le pas sur le chercheur.
55Car les « nouveaux paradigmes»97 ne sont pas l’aboutissement de programmes collectifs de recherches mais prennent plutôt l’allure de proclamations individuelles qui entendent toutes donner leur vérité sur la bonne façon de faire de l’histoire. Du fait de leur multiplicité, mais aussi en raison des postulats qui les supportent et de l’impossibilité d’assurer la validité de ces derniers, les orientations historiographiques apparemment les plus novatrices n’ont guère d’efficience pour impulser et encadrer le travail des historiens de base, notamment à l’étape initiale et essentielle de la recherche que constitue la thèse de doctorat. Au-delà des polémiques et d’une dynamique débridée de l’innovation qui alimentent un débat sur la crise de l’histoire qui paraît en définitive ne concerner qu’une très petite fraction de la communauté historienne, certains continuent cependant à penser que le projet d’une histoire sociale n’est pas dénué de fondement, à condition de renoncer aux ambitions démesurées et de s’affranchir de certains présupposés.
c) L’incontournable nomenclature professionnelle
56L’exploration de nouvelles pistes de recherche et l’invention de nouveaux objets d’étude ne doit pas d’ailleurs disqualifier l’utilisation des données les plus traditionnellement exploitées en histoire sociale, au premier rang desquelles viennent les qualifications professionnelles des individus telles qu’elles sont mentionnées dans la documentation statistique et fiscale de l’époque98. Celles-ci restent indispensables à l’approche de la place du travail dans les sociétés urbaines, mais leur exploitation doit tenir compte des statuts juridiques des personnes d’une part et s’accompagner si possible d’autre part d’un recours à l’anthroponymie et la toponymie qui, à travers une approche de type prosopographique donne aux liens de parenté la place qui leur revient et qui permette d’avoir une lecture dynamique des faits sociaux. Par ailleurs l’exploitation des qualifications professionnelles, au lieu de chercher à délimiter des classe sociales, peut viser à cerner la façon dont en milieu urbain la définition des occupations et des fonctions des habitants a évolué au moment où a disparu la société d’Ancien Régime et où les individus ont été amenés progressivement à redéfinir leur position au sein de la société99. Mais il ne faut y voir qu’un des aspects de la façon dont les individus se définissent et sont définis au sein de leur environnement, l’âge, la religion, l’appartenance familiale, l’origine géographique ou ethnique, constituant autant d’autres façons pour chacun d’exister et de se situer par rapport aux autres et réciproquement d’être perçu et identifié par eux.
57Pour autant, ce qu’on a pu parfois faire dire aux désignations professionnelles, en les croisant notamment avec des niveaux de fortune100, et les constructions contestables auxquelles elles ont donné lieu ne sauraient suffire pour invalider leur exploitation. Si l’on reprend l’idée que toute réalité historique doit être envisagée comme élément d’un discours avant même d’être appropriée et médiatisée par les représentations qu’en formulent les historiens, il faut considérer que la façon dont les individus se qualifient et sont qualifiés à travers une occupation professionnelle, et plus généralement par une fonction ou un état social, fait partie constitutive des discours produits par une société. Ces appellations sont des segments particulièrement vivants de ce discours dans la mesure où ils donnent lieu à des variations dans leur usage et où la définition de leur valeur sémiologique est en constante évolution. Plus généralement la documentation dite sérielle peut être appréhendée comme n’importe quel autre document écrit et les termes qui le composent doivent être analysés, quand ils passent par le repérage, l’identification et la caractérisation des personnes, comme un enjeu entre les logiques de ces dernières et de ceux qui en sont les initiateurs.
58S’il y a bien d’autres façons, mais malheureusement souvent plus difficiles à mettre en œuvre, pour approcher les processus d’identification et de positionnement des individus qui sont nécessaires à leurs relations et donc à l’existence et au fonctionnement de la société, il faut souligner que l’époque qui nous intéresse est celle où le travail a commencé à s’affirmer comme l’élément premier dans la définition de la place occupée par un individu dans la société. Il s’agit alors d’observer dans quelle mesure et comment de façon concrète le passage au premier plan de l’acte laborieux dans les représentations théoriques de la société s’est accompagné de glissements, de changements de sens, de remplacements et de superpositions dans l’usage à la fois institutionnel et populaire des segments discursifs qui permettaient de définir la position d’un individu.
d) Les limites de la monographie
59Cependant la crise que rencontre l’histoire sociale tient à la fois à la définition de son objet et à l’évolution des méthodes d’investigation. C’est surtout une macro histoire sociale dont l’ambition était « de saisir toute une société en mouvement ou toute une classe sous tous ses aspects»101 qui semble désormais condamnée. L’adoption de perspectives micro historiques sous l’influence d’une anthropologie en renouveau avec laquelle les historiens se découvrent certaines affinités102 induit non seulement « un changement d’échelle des objets sociaux observés»103, mais aussi une modification dans la façon de les appréhender. Cependant la micro histoire, qui voit dans le singulier une façon d’atteindre, sinon le général, du moins le représentatif, est tributaire d’une définition essentiellement monographique de son objet, qui continue à être appréhendé dans un continuum spatio-temporel délimité.
60Or, si l’histoire sociale a trop tendu à se réduire à celle de groupes constitués à partir d’un découpage préétabli et si elle a péché par la tentation illusoire de circonscrire tous les aspects de la réalité historique en un temps et en un lieu donné, c’est aussi parce qu’elle consistait principalement en monographies qui en délimitant un terrain d’étude apparemment homogène et cohérent étaient censées satisfaire ses ambitions104. Se pose ici la question du degré de représentativité des objets d’analyse et donc de la possibilité de tirer des conclusions d’ordre général de l’exploitation de données monographiques105. S’écarter de ce type d’études peut conduire à mettre en place des questionnements transversaux en privilégiant un type de sources à explorer sur une pluralité de terrains d’investigation. Dans un domaine qui touche à ce qui nous préoccupe ici, c’est en quelque sorte ce qu’a fait Michael Sonenscher en exploitant les archives judiciaires pour aborder les conflits du travail au XVIIIe siècle et donner un nouvel éclairage sur le monde artisanal de l’Ancien Régime106.
2. Du comparatisme historique à l’histoire comparée
a) Une voie souvent évoquée mais peu empruntée
61Une autre voie s’offre cependant, qui a été jusqu’à présent finalement assez peu empruntée bien que souvent évoquée, c’est celle de l’histoire comparée. Jean-Marie Hannick, dans un ouvrage collectif et pluridisciplinaire consacré au comparatisme dans les sciences de l’homme, montre que le comparatisme « mis en œuvre sur une large échelle par les praticiens des sciences sociales », mais à travers un travail qui est surtout « de seconde main », semble rester une démarche suspecte et en tout cas peu empruntée par les historiens107. La démarche comparatiste appliquée à l’histoire a donné lieu principalement à deux types de contributions, qui amènent d’ailleurs toutes deux à reposer la question de la place de l’histoire au sein des sciences de l’homme : celles qui émanent d’historiens menant une réflexion théorique sur leur discipline et celles qui se placent à l’échelle des civilisations mais qui échappent largement aux historiens. Le comparatisme historique a eu en effet ses heures de gloire, mais les précurseurs en ce domaine ont surtout été des sociologues. La comparaison était alors mise au service d’une vision globale de l’histoire humaine, qu’il s’agisse d’une courbe cyclique comme celle de la loi générale de l’évolution de Spengler ou d’un processus linéaire comme celui de la division du travail selon Durkheim ou celui du développement des techniques qui permit à Lewis Mumford de définir les trois phases (éotechnique, paléotechnique et néo-technique) de l’Histoire108. Dans une perspective similaire se placent les quatre types sociétaux caractérisés par Alain Touraine en fonction de leur système d’action historique, de la société agraire à la société programmée ou postindustrielle en passant par les sociétés marchande et industrielle109. Quant aux réflexions théoriques sur l’histoire comparée, on retiendra celles de Marc Bloch qui, après Gustave Glotz et Henri Pirenne, appelait à sa mise en œuvre110 ainsi que la remise en cause du continuum spatio-temporel par Paul Veyne mettant en avant de la valeur heuristique de l’histoire comparée111.
62Mais entre les grandes synthèses qui échappent plus ou moins au champ du travail historien et les louanges théoriques de la méthode comparative, il existe finalement peu d’ouvrages ou de revues qui se placent sur ce terrain et peu de domaines de l’histoire qui aient été abordés sous cet angle. Jean-Marie Hannick relève à cet égard des travaux concernant les institutions médiévales, le colonialisme et les fascismes, sans oublier les contributions, qui nous concernent ici plus particulièrement, consacrées aux révolutions, notamment celles qui mettent en parallèle révolutions française et américaine112. On pourrait encore y ajouter les travaux qui établissent des comparaisons entre les pays à propos de l’industrialisation, que la confrontation concerne des processus approximativement synchroniques comme dans le cas de l’Angleterre et de la France au XIXe siècle ou au contraire séparés par de larges intervalles de temps comme dans le cas des auteurs qui se sont interrogés sur la question du développement113. Mais si Marc Bloch affirmait dans les années vingt que la méthode comparative « peut, doit pénétrer les recherches de détail » ajoutant même que « l’avenir de l’histoire était peut-être à ce prix»114, on ne peut que constater au seuil du XXIe siècle, alors que la démarche elle-même n’a fait l’objet d’aucun rejet argumenté, que la moisson des travaux qu’elle a impulsée reste extrêmement maigre. Récemment cependant un regain de l’approche comparative en histoire mais plus généralement en sciences sociales se manifeste chez certains chercheurs comme le montre par exemple le numéro de janvier-février 2002 des Annales115.
b) Les conditions d’élaboration de la connaissance historique
63Il convient en effet de distinguer l’attitude visant à mettre en comparaison deux ou plusieurs objets préalablement définis de la position des auteurs d’ouvrages de synthèse, cette dernière constituant idéalement une étape supplémentaire dans la réalisation de l’objectif de généralisation et de compréhension des phénomènes macro-historiques. Car si la comparaison est toujours sous-jacente dans l’écriture de l’histoire, elle reste souvent implicite et fait donc généralement l’économie des procédures formalisées qui seraient pourtant nécessaire à sa validation scientifique. L’histoire comme toute discipline scientifique procède en effet le plus souvent en deux étapes : d’une part, la collecte initiale des données qui à travers le décryptage des sources aboutit à mettre en lumière des phénomènes observés dans un milieu donné et d’autre part, dans un second temps, la mise en relation d’une multiplicité d’observations effectuées sur autant de terrains singuliers et leur interprétation dans une perspective généralisante.
64Des évaluations comparatives interviennent nécessairement, que ce soit au moment de l’interprétation des résultats par le chercheur lui-même, qui s’efforce alors de relier son travail à ceux de ses devanciers, réalisés sur des terrains voisins, et à lui donner un sens grâce aux modèles explicatifs que des historiens reconnus ont élaborés, ou précisément à ce second stade de la construction de la connaissance historique qui vise à faire la synthèse des multiples enquêtes menées à différentes échelles dans des perspectives originales. Mais à aucun moment la comparaison de résultats provenant de terrains distincts n’est l’objet même du travail comme c’est le cas dans les sciences expérimentales. Dès lors la mise en relation des configurations historiques, leur ordonnance et leur appréciation se fondent généralement sur des approximations et manquent de fiabilité. Ce défaut est particulièrement manifeste en ce qui concerne les grilles socioprofessionnelles, souvent obtenues à partir de présupposés non explicites qui rendent très délicate une évaluation des structures mises en évidence dans l’étude de cas à l’aune des situations qui prévalent ailleurs.
65Au stade de la recherche de terrain, qui se réalise pour une bonne part à l’occasion des thèses de doctorat, la définition des sujets reste le plus souvent rivée au cadre monographique et le chercheur, confronté à une documentation dont la persistance jusqu’à lui relève du domaine de l’aléatoire, a trop souvent tendance à se consacrer à l’exploitation optimale d’un corpus d’archives. Cette attitude renvoie également au caractère essentiellement individuel du travail historien et à la faiblesse de l’emprise des projet collectifs, à une époque où les tendances à l’atomisation et à la personnalisation du travail historien semblent au contraire se renforcer116. La mise en comparaison d’un ensemble de données avec d’autres du même type dans un autre milieu n’est donc que très rarement mise en œuvre dans le travail d’investigation117.
c) Mise en œuvre de la méthode comparative
66C’est ce constat qui a conduit à envisager la réalisation d’une enquête à mener parallèlement sur plusieurs terrains dans une même perspective et en ayant en permanence le souci de pouvoir réaliser une comparaison fondée et cohérente. Dans le cas d’un travail individuel et limité dans sa durée comme dans ses moyens, borner la comparaison à deux termes est apparu raisonnable. L’essentiel est de savoir ce qu’elle peut apporter par rapport à la problématique générale de l’avènement du monde contemporain118 et qui est ici abordée à travers deux questionnements principaux. Le premier cherche à savoir en quoi la disparition des corps de métiers a représenté une rupture essentielle dans l’évolution du monde du travail et au-delà à réévaluer le sens et l’impact social de la Révolution française. Le second vise à examiner l’importance des transformations enregistrées par les sociétés urbaines à l’aube de l’industrialisation et en marge de ses foyers initiaux et à reformuler à cette occasion certaines interrogations sur la Révolution industrielle.
67À ces deux niveaux la comparaison entre la France et l’Espagne présente un intérêt particulier puisque la seconde a connu d’une part une décomposition progressive des corporations de métiers, dont le maintien durant tout le premier tiers du XIXe siècle constitue une expérience qui contraste avec la brutale et précoce abolition française, et que, d’autre part, son industrialisation est restée extrêmement ponctuelle jusqu’aux dernières décennies du siècle, offrant ainsi un bon terrain pour évaluer l’ampleur des transformations sociales dans les villes les moins directement concernées par le phénomène industriel. Quant à la perspective transnationale, si elle est un axe constitutif de la mise en œuvre d’une démarche comparative en histoire119, là aussi les ouvrages de synthèse, au niveau européen par exemple, sont encore dans une assez large mesure des productions nationales qui se placent dans la perspective du chercheur et du lecteur du pays dans lequel elles s’élaborent et qui se constituent par juxtaposition d’enquêtes menées dans des cadres nationaux avec les perspectives et les catégories qui leurs sont propres120.
68Il est par ailleurs fondamental de mettre en comparaison deux terrains d’enquêtes ayant suffisamment de similitudes pour que les différences prennent sens et puissent être interprétées. À partir d’un projet initialement consacré au cas de Toulouse, et compte tenu du fait que la mise en parallèle entre la France et l’Espagne présentait un intérêt particulier dans la perspective choisie, le regard s’est tourné naturellement du côté de Saragosse. Celle-ci s’avère en définitive la seule cité comparable à l’ancienne capitale languedocienne, les autres villes espagnoles d’un niveau approximativement équivalent à Toulouse se trouvant en position littorale. Mais il ne s’agit pour autant nullement d’un choix par défaut dans la mesure où l’étendue des similitudes entre les deux villes est loin de s’arrêter à cette première et primordiale communauté de situation et a déjà été soulignée à diverses reprises dans un passé récent ou lointain121.
69La première étape de l’investigation parallèle consiste d’ailleurs à poser les termes de la comparaison en confrontant les données nationales et locales aussi bien sur le plan administratif et institutionnel qu’au niveau économique, telles qu’elles se présentent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et à déterminer les sources dont on dispose et la manière dont on peut les exploiter dans une perspective comparative. À partir de ce premier volet, qui s’appuie essentiellement sur l’historiographie existante, la comparaison peut être menée en deux temps : le premier cherche à appréhender dans chacune des deux cités la configuration et la situation de l’artisanat et plus globalement des groupes impliqués dans les activités de transformation et de commercialisation des marchandises à un moment où l’organisation corporative du travail reste la règle et s’efforce d’évaluer l’ampleur des écarts et de faire ressortir les points communs ; le second est consacré à l’appréhension et à la mesure comparée de l’évolution enregistrée dans la place et les structures du monde du travail à l’issue de la phase de troubles qu’a connue chacun des deux pays.
Notes de bas de page
1 Russie non comprise. Cf. Paul Bairoch, « Population urbaine et taille des villes en Europe de 1600 à 1970 : Présentation des séries statistiques », in Démographie urbaine – XVe-XXe siècles, Lyon, Centre d’Histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1977, p. 1-42, p. 7.
2 Paul M. Hohenberg et Lynn H. Lees, La formation de l’Europe urbaine – 1000-1950 [traduit de The making of Urban Europe – 1000-1950, 1985], Paris, PUF, 1992, p. 235-236 et suivantes. Cf. aussi René Leboute, « Les bassins industriels en Europe Production et mutation d’un espace 1750-1992 », EUI Working Paper HEC N°93/1 », European University Institute, Florence, Department of History and Civilization, 1993, p. 20.
3 Cf. notamment « Proto-industrialization, the first phase of the industrialization process », Journal of Economic History, n° 32, 1972 ; « Les temps de l’industrie et les temps de l’agriculture. Logique d’une analyse régionale de la proto-industrialisation », Revue du Nord, n° 248, 1981, p. 21-33, p. 28. Pour une approche des travaux qui ont porté sur la proto-industrialisation en France, cf. Travail et famille dans l’Europe pré-industrielle, Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age – Temps modernes, n° 2, 1987. Un regard plus critique : Pierre Deyon, « Fécondité et limites du modèle protoindustriel : premier plan », Annales ESC, n° 5, 1981, p. 868-881, p. 869. Le numéro est consacré au thème « Industrialisation et désindustrialisation » et plusieurs articles rendent compte des débats à propos des « formes protoindustrielles ».
4 Paul M. Hohenberg et Lynn H. Lees, La formation de l’Europe…, p. 294-299. Pour le cas français, cf. Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1750-1830), Paris, Albin Michel, 1988, p. 450-453 (annexe 2).
5 Selon Paul M. Hohenberg et Lynn H. Lees, La formation de l’Europe…, p. 301, « le cas français montre qu’il y a un seuil de taille, environ 20 000 personnes au début du XIXe siècle, au dessus duquel toutes les villes réussissent à s’accroître ou au moins à maintenir leur taille ». Au cours de la période qui s’étend entre 1750 et 1900, il est très rare que la taille des très grandes villes diminue, la plupart faisant plus que doubler le nombre de leurs habitants. Toulouse et Saragosse n’appartiennent pas à la liste des 40 premières villes européennes, mais en 1750 ne sont pas loin du seuil des 50 000 habitants correspondant à la quarantième (Leiden) selon T.C handler et G.F ox, 3000 Years of Urban Growth, New-York, Academic Press, 1974, p. 322- 328, p. 337-339.
6 Emmanuel Le Roy Ladurie (sous la direction de), La ville des temps modernes de la Renaissance aux révolutions (Histoire de la France urbaine, III), Paris, Seuil, 1998 (1e éd. 1980), p. 294.
7 Paul M. Hohenberg. et Lynn H. Lees, La formation de l’Europe…, p. 25-27.
8 Patrick Verley, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997, p. 33-39.
9 Simon Kuznets, « Population Change and Agregate Output », Demographic and Economic Change in Developed Countries - A Conference of Universities – National Bureau of Economic Research, Princeton, Princeton University Press, 1960, p. 329. Paul Bairoch, Taille des villes, conditions de vie et développement économique, Paris, Éditions de l’EHESS, 1977.
10 René Leboute, « Les bassins industriels… », p. 20 ; Jan De Vries, European Urbanization – 1500- 1800, Harvard University Press, Cambridge Mass., 1984.
11 John Komlos, « Penser la Révolution industrielle », Histoire, Économie et Société, oct.-déc. 1996, n° 4, p. 615-629, p. 626-629.
12 Le dernier ouvrage paru en langue française est la riche synthèse de Patrick Verley, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 1997, dont la première partie intitulée : « La Révolution industrielle : histoire d’un problème », permet de faire à peu près le point sur l’historiographie de la question.
13 Dans le cas de la France signalons les travaux pionniers des années 1970 dont a rendu compte le numéro 97 de la revue Le Mouvement social (1976) : Serge Chassagne, « La formation de la population d’une agglomération industrielle, Corbeil-Essonnes (1750-1850) », p. 89-108 ainsi que Serge Chassagne, Alain Dewerpe, Yves Gaulupeau, « Les ouvriers de la manufacture de toiles imprimées d’Oberkampf à Jouy-en-Josas (1760-1815) », p. 39-88.
14 Patrick Verley, La Révolution industrielle, p. 47-76.
15 Parmi les auteurs qui se sont le plus attachés à situer le phénomène dans la longue durée, mentionnons Carlo M. Cipolla, The Economic History of World Population, 7e éd., Harmondsworth GB, Pelican Books, 1978 ainsi que Eric L. Jones, The European Miracle, Environnements, Economies and Geopolitics in the History of Europe and Asia, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
16 Jean-Marc Olivier a récemment développé et illustré le concept d’industrialisation douce. Cf. Des clous, des horloges et des lunettes – Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, Éditions du CTHS, 2004.
17 Cf. les auteurs mentionnés supra ainsi que Rondo Cameron, « The Industrial Revolution : A Misnomer », The History Teacher 15, 1982, p. 377-384 ou encore du même auteur « A New View of European Industrialization », Economic History Review 2e s., 38, 1985, p. 1-23. L’article déjà cité de John Komlos, paru dans Histoire, Économie et Société en 1996, permet de faire le point sur cette vision de la révolution industrielle.
18 Cf. notamment Jean Gimpel, La révolution industrielle au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1975.
19 David Landes, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré – Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard, 1975 (1969, Cambrige University Press pour la première édition anglaise). Paul Bairoch, Victoires et déboires – Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, tome 1, Paris, Gallimard, 1997, p. 216-219 notamment.
20 Patrick Verley, La Révolution industrielle, p. 100.
21 Ibid., p. 18.
22 Cf. John Komlos, « Penser la Révolution industrielle », Histoire, Économie et Société, n° 4, 1996, p. 615- 629.
23 C. Knick Harley, « Una nueva evaluación macroeconómica de la revolución industrial », Revista de Historia Económica, Primavera-Verano 1993, n° 2, p. 259-303, p. 270-74.
24 Edward Anthony Wrigley, « Le processus de modernisation et la Révolution industrielle en Angleterre », Annales ESC, n° 2, mars-avril 1973 ; Continuity, Chance and Change – The characters of the Industrial Revolution in England, Cambridge University Press, 1988.
25 Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de la population, 1798.
26 Sur la faveur et l’usage du mot révolution, Jean-Pierre Bardet, « Autour du concept de Révolution : Jeux de mots et reflets culturels », Histoire, Économie et Société, n° 1, 1991, p. 7-16 (Le Concept de révolution : Actes du Colloque de l’Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident Moderne, samedi 10 mars 1990, p. 7-76).
27 Son usage par un diplomate français dès 1799 signalant que « la révolution industrielle est commencée en France », semble plutôt se référer au sens plus général du mot industrie tel que l’entendaient les hommes du XVIIIe siècle et encore au début du XIXe.
28 Eric J. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Paris, Fayard, 1969 (1962 pour la 1e édition anglaise).
29 Cf. Georges Hanne, « Le travail et son monde : transition historique et représentations historiennes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 44-4, octobre-décembre 1997, p. 683- 710.
30 Cf. les œuvres des grands historiens de la Révolution : Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, Armand Colin, 1959 (1922-27 pour la 1e édition), Georges Lefèbvre, La Révolution française, Paris, PUF, 1963 (1951 pour la 1e édition de la seconde version) ou Albert Soboul, Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1964.
31 Cf. notamment Jacques Godechot, Les Révolutions (1770-1799), Paris, PUF, 1970.
32 Pierre Goubert, L’Ancien Régime – II - Les pouvoirs, Paris, A. Colin, 1973, p. 242-247.
33 Cf. Georges Hanne, Le travail et son monde…
34 Il faut à cet égard tenir compte du fait que la discipline historique s’est constituée en France justement durant la première moitié du XIXe siècle à partir d’une interrogation politico-idéologique sur la portée de la Révolution et sur la nécessité de consolider ou au contraire de mettre à bas le modèle d’organisation sociale et politique qui en était issu. Cf. Michel Simon, « Introduction », Historiens et sociologues aujourd’hui (Journées d’Études annuelles de la Société Française de Sociologie, Université de Lille, 14-15 juin 1984), Paris, 1986, p. 9-10 et la contribution de Bernard-Pierre Lécuyer, « Historiens et enquêteurs sociaux : quelques réflexions sur leur ignorance mutuelle sous la monarchie censitaire », p. 21-25.
35 Cf. notamment Edward. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Hautes Études - Gallimard-Seuil, 1988 (1963 pour la première édition anglaise) et plus récemment William H. Sewell, Gens de métier et révolutions, Aubier, 1983 (1980 pour l’édition américaine) dont le sous-titre est explicite à cet égard (Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848).
36 Guy Lemarchand, « Le féodalisme dans la France rurale dans les temps modernes, essai de caractérisation, Annales historiques de la Révolution française, janvier-mars 1969, n° 195, p. 77-108 ou encore la publication du Centre d’études et de recherches marxistes, Sur le féodalisme, Paris, Éditions Sociales, 1971. Cf. la mise en perspective de Jacques Solé, La Révolution en questions, Le Seuil, 1988, p. 11-12. Remarquons que la situation politique singulière de l’Espagne y a entraîné une amplification à retardement de la référence marxiste qui a pris une redondance d’autant plus singulière qu’elle intervenait au moment où ailleurs, et notamment en France, elle était mise en question et parfois dénigrée aussi violemment qu’elle avait été adoptée avec ferveur.
37 Pierre Jeannin, « La proto-industrialisation, développement ou impasse », Annales ESC, 1980, n° 1, p. 52-65.
38 Gail Bossenga, « La révolution française et les corporations : trois exemples lillois », Annales ESC, mars-avril 1988, p. 405-426.
39 Cf. notamment Alain Dewerpe, Le Monde du Travail en France 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1989, p. 11.
40 Cette conception qui faisait de l’histoire une opération de traduction des réalités passées à l’usage des hommes du présent, occultait les déterminants conceptuels et les influences intellectuelles et idéologiques qui pèsent inévitablement sur le travail de l’historien.
41 L’émergence des nouvelles modalités de production ne concerne pas uniquement la Grande-Bretagne, même si dans tous les autres pays il s’agit d’un phénomène encore plus restreint et ponctuel qu’outre-Manche.
42 François Caron, Le résistible déclin des révolutions industrielles, Paris, Perrin, 1985, p. 21.
43 Karl Polanyi, La Grande Transformation – Aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
44 Max Weber, Histoire économique – Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, tr. fr. Paris, Gallimard, 1991 ; et surtout L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (pour l’édition française). Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Paris, Gallimard 1967 ; Homo aequalis – Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 et Essais sur l’individualisme – Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
45 De nombreux auteurs ont souligné l’importance de ce glissement sémantique, depuis Henri Sée, « À propos du mot industrie », Revue historique n° 149, 1925, p. 58-61 et de Henri Hauser dans le n°suivant de la même revue, « Le mot industrie chez Roland de la Platière », p. 189- 193 à William H. Sewel, Gens de métier et révolutions – Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier Montaigne, 1983 (1e édition anglaise 1980).
46 Cf. les définitions du dictionnaire Littré.
47 L’étude des concepts et des acteurs de la physiocratie se trouve dans les ouvrages classiques de Guy Weulersse : Le Mouvement physiocratique en France de 1756 à 1770, Paris, 1910, 2 vol. ; La Physiocratie à la fin du règne de Louis XV – 1770-1774, Paris, 1959 ; La Physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker – 1774-1781, Paris, 1950 ; La Physiocratie à l’aube de la Révolution – 1781-1792, Paris 1985. Cf. également l’ouvrage plus récent et de perspective plus large de Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992. Mais la doctrine physiocratique et libérale avait ses partisans dans la plupart des pays européens, notamment en Espagne : Cf. Lluis Argemí et Ernest Lluch, Agrononomía y fisiocracia en España (1750-1820), Valencia, Edicions Alfons El Magnanim-IVEI, 1985 ; Gonzalo Anes, Economia e Ilustración en la España del siglo XVIII, Barcelone, Ariel, 1969 ; Antonio Elorza, La Ideología liberal en la Ilustración española, Madrid, Tecnos, 1970 ; et plus récemment José Antonio Maravall, Estudios de historia del pensamiento español – Siglo XVIII, Madrid, 1991.
48 Cf. Miguel Artola, La hacienda del Antiguo Régimen, Madrid, Alianza Editorial/Banco de España, 1982.
49 Cf. Antonio Peiró Arroyo, « La hacienda aragonesa en el siglo XVIII. Una aproximación al sistema recaudatorio », Cuadernos Aragoneses de Economía, 1978-79 (3), p. 119-131, p. 126-127.
50 Cf. Marcel Marion, Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Picard, 1989 (réimpression de l’édition originale de 1923), p. 556.
51 Dominique Méda, Le travail – Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995, p. 60-91.
52 Cf. l’ouvrage le plus souvent mis à contribution comme auto-représentation de la société d’Ancien Régime, Charles Loyseau, Traité des ordres et simples dignités, 1966 (1e édition 1610), p. 43.
53 Steven L. Kaplan, Cynthia Koepp, « Introduction », Work in France. Representation, meaning, organization and practice, Ithaca-London, Cornell University Press, 1986.
54 Louis Dumont, Homo aequalis…, ainsi que C. Larere, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1992.
55 Pedro Rodriguez, conde de Campomanes, Discurso sobre el fomento de la industria, 1774 et Discurso sobre la educación popular de los artesanos y su fomento, 1775.
56 Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ?, Paris, Flamarion, 1988 (1e édition 1789).
57 Michael Sonenscher, « Les sans-culottes de l’an II : repenser le langage du travail dans la France pré-révolutionnaire », Annales ESC, septembre-octobre 1985, p. 1087-1108.
58 Jacques Rancière, « The Myth of the Artisan : Critical Reflection on a Category of Social History », Work in France, 1986, p. 317-34.
59 Sébastien Le Preste de Vauban, Projet de dîme royale, Paris, 1707.
60 Sur la façon dont est envisagée l’assistance depuis le Moyen Âge, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale – Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
61 Dans le fil des préoccupations de Vauban, de nombreux ouvrages sont parus qui cherchent notamment à évaluer la quantité de blé nécessaire pour faire vivre une famille type de manouvriers ou de tisserands, parmi lesquels les plus connus sont Quesnay, Dupont d e Nemours, Necker, Tolosan, Lavoisier ou encore Arthur Young. À ce sujet on peut se reporter au livre de Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle…
62 Steven L. Kaplan, Les ventres de Paris – Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1996 (pour la trad. fr.) ; « Réflexions sur la police du monde du travail », Revue Historique, janvier-mars 1979, p. 17-77.
63 Ange Guépin, Nantes au XIXe siècle. Statistique topographique industrielle et morale, 1835 ; Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, Paris, 1840 ; Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840 (cf. aussi la préface et la réédition qu’en ont données Jean-Pierre Chaline et Francis Demier en 1989, qui comprend une chronologie des enquêtes sociales du premier XIXe siècle, p. 77-9).
64 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris, pendant la première moité du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958. Dans la même tranche chronologique, Giovanna Procacci, Gouverner la misère – La question sociale en France 1789-1848, Paris, Le Seuil, 1993.
65 Sur cette question, outre les travaux déjà mentionnés de Steven L. Kaplan, on peut se reporter à l’ouvrage de Daniel Roche, Le peuple de Paris, Paris, Aubier Montaigne, 1981, notamment la conclusion intitulée « Le peuple et les polices », p. 278-284.
66 Eugène Buret, De la misère des classes…
67 Notamment le docteur Louis René Villermé, Tableau de l’état physique…
68 Concernant l’examen de l’historiographie du travail, cf. Georges Hanne, « Le travail et son monde… ».
69 Emile Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France depuis 1789 jusqu’à nos jours, Paris, Hachette, 1867, notamment la conclusion.
70 Les principales histoires du travail sont les suivantes : Etienne Lamouzelle, Précis d’histoire du travail en France des origines à 1914, 1923 ; Édouard Dolléans et Gérard Dehove, Histoire de travail en France, Paris, Domat Montchrestien, 1953 (1e éd. 1943) ; Georges Lefranc, Histoire du travail et des travailleurs, Paris, Flamarion, 1975 (1e éd. 1957). Maurice Bouvier-Ajam, Histoire du travail en France des origines à la Révolution, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence Pichon et Durand-Auzias, 1957 et Histoire du travail en France depuis la Révolution, 1969 ; Louis-Henri Parias (sous la direction de), Histoire universelle du travail, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1959-60 (le tome III, L’ère des révolutions 1765-1914, est dû à François Bédarida et à Claude Fohlen qui consacre une sous-partie de sa contribution à « L’ascension des cadres » ; le tome IV est l’œuvre du sociologue Alain Touraine, initiateur de la sociologie du travail en France) ; dernière en date, le petit ouvrage d’Alain Dewerpe, Histoire du travail, Paris, PUF, collection Que sais-je ?, 2001.
71 Les principaux auteurs qui ont abordé la question au niveau général sont les suivants : Étienne Martin Saint-Léon, Histoire des corporations de métiers, Paris, F. Alcan, 1925 (1e éd. 1897) ; François Olivier-Martin, L’organisation corporative de la France d’Ancien Régime, paris, Sirey, 1938 et Émile Coornaert, Les corporations en France avant 1789, Paris, Éditions ouvrières, 1968 (1e éd. 1941). On peut se faire une idée de l’abondance de la production historiographique qu’avait déjà suscité le thème au cours du XIXe siècle en consultant le répertoire de Hippolyte Blanc, Bibliographie des corporations ouvrières, Paris, 1885.
72 Cf. sur l’application du concept de révolution bourgeoise à l’Espagne Alberto Gil Novales, « Del Antiguo al Nuevo Régimen – Ensayo de interpretación », Del Antiguo al Nuevo Régimen, Caracas, Biblioteca de la Academia Nacional de la Historia, 1986.
73 Jean Montreuil, Histoire du mouvement ouvrier des origines à nos jours, Paris, Aubier-Montaigne, 1946. Edouard Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A. Colin, 1957 (1e édition 1936). Octave Festy, Le mouvement ouvrier au début de la Monarchie de Juillet entre 1830 et 1834, 1908 sur lequel Edouard Dolléans s’appuie largement ; un point de vue original pour son époque avec Jean Bruhat, « Le Mouvement ouvrier français du début du XIXe siècle et les survivances d’Ancien Régime », La Pensée, 1968, n° 142, p. 44-56. Jean Bron, Histoire du Mouvement Ouvrier français, I, Paris, Éditions ouvrières, 1970. Essentiel est bien entendu le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières.
74 Cf. par exemple les travaux de Rolande Trempé sur Les Mineurs de Carmaux, Paris, Éditions ouvrières, 1971, 2 vol. Parmi les recherches plus récentes consacrées à la combinaison du travail agricole et du travail industriel, Michel Pigenet (Les ouvriers du Cher – fin XVIIIe-1914, Montreuil, Institut CGT d’histoire sociale, 1990) met l’accent sur les liens entre culture ouvrière et traditions rurales.
75 Georges Lefranc, Histoire du travail…, p. 11.
76 Maurice Agulhon, « Les Chambrées en Basse Provence », Revue historique, avril-juin 1971 ; repris avec des modifications sous le titre « Un problème d’ethnologie historique : les chambrées en Basse-Provence au XIXe siècle », Ethnologie et Histoire – Forces productives et problèmes de transition, 1975, p. 539-60 ; « Vers une histoire des associations », Esprit, n° 6, 1976, p. 13-18 ; La sociabilité méridionale – Confréries et associations en Provence orientale à la fin de l’Ancien Régime, 1966, réédité sous le titre Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence – Essais sur la sociabilité méridionale, 1968 ; La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, 1970 ; La République au village (les populations du Var de la Révolution à la seconde République), 1970. À travers ces trois ouvrages on peut suivre le cheminement de l’auteur qui repère les continuités sociologiques et culturelles unissant l’Ancien Régime au XIXe siècle.
77 Daniel Roche, Le peuple de Paris ; La culture des apparences, Paris, Fayard, 1989 ; Histoire des choses banales, Paris, Fayard, 1997.
78 Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, nov-déc 1989, p. 1505- 1519. Sur l’utilisation du concept de représentation par les historiens, Alain Boureau, « Propositions pour une histoire restreinte des mentalités », Annales ESC, nov-déc 1989, p. 1491-1504.
79 Cynthia Koepp et Steven L. Kaplan, « Introduction », Work in France, p. 13-53, p. 21.
80 Ceux-ci sont souvent originaires de « sociétés où la réalité associative est à la fois davantage présente et plus diversifiée « qu’en France, comme l’a justement observé Jacques Revel, « Présentation », Annales ESC, mars-avril 1988, p. 295-9 ; cinq articles suivent, regroupés autour du thème « Corps et communautés d’Ancien Régime ».
81 L’ouvrage récent dirigé par Steven L. Kaplan et Philippe Minard, La France, malade de corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004, s’inscrit tout à fait dans le prolongement de cette remise en question.
82 Albert Soboul, Les sans-culotte parisiens de l’an II, 1958 et Raymonde Monnier, Le Faubourg Saint-Antoine 1789-1815, 1981.
83 William H. Sewell, Gens de métier…, et « Vision of Labor : Illustration of the Mechanical Arts before, in and after Diderot’s Encyclopédie », in Work in France, op. cit., p. 258-86. p. 11-34.
84 Steven L. Kaplan, « Les corporations, les ‘faux-ouvriers’ et le faubourg Saint-Antoine, au XVIIIe siècle », Annales ESC, mars-avril 1988, p. 353-78.
85 Michael Sonenscher, « Journeymen, the Courts and the French Trades, 1781-1791 », Past and Present, n° 114, 1987, p. 77-109 ; « Journeymen’s Migrations and Workshop organization in Eighteenth-Century France », Work in France, p. 74-96 ; Work and Wages, Natural Law, politics and the eighteenth century French trades, 1989.
86 Fernand Braudel et Ernest Labrousse (sous la direction de), Histoire économique et sociale de la France, III, I, 1977, p. 220 ; Alain Dewerpe, Le monde du travail en France 1800-1950, A. Colin, 1989, p. 10 ; Patrick Verley, La révolution industrielle, p. 88 ; Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1994 ; Yves Lequin, « Apprenticeship in Neneteenth-Century France : A continuing Tradition or a Break with the Past ? », in Work in France, p. 457-474.
87 Cf. Le Mouvement Social, n° 97, 1976, « Présentation » de Rolande Trempé, p. 3-12 ; Serge Chassagne, Alain Dewerpe, Yves Gaulupeau, « Les ouvriers de… », p. 39-88 ; Serge Chassagne, « La formation de… », p. 89-108 ; cf. aussi la contribution d’Yves Lequin « La formation du prolétariat industriel dans la région lyonnaise au XIXe siècle : approches méthodologiques et premiers résultats », p. 131-138, qui, bien que ne concernant que le XIXe siècle, est essentielle pour la remise en cause de l’idée de rupture dans le processus social de constitution du prolétariat.
88 Michael P.H anagan, « Proletarian Families and social Protest : Production and reproduction as Issues of social conflict in Nineteenth-Century france », Work in France, p. 418-56.
89 Jean-Luc Pinol, « Lectures transversales et longitudinales d’une société urbaine : Lyon aux XIXe et XXe siècles », Histoire, Économie et Société, n° 3, 1994, p. 543-549 ; voir aussi Les mobilités de la grande ville – Lyon fin XIXe-début XXe, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991.
90 L’expression renvoie à des transformations qui s’inscrivent dans le cours ou moyen terme et s’écarte des théories de type évolutionniste telles qu’ont pu en formuler les pères fondateurs de la sociologie (Comte, Spencer, Durkheim…). Le cas du marxisme est particulier dans la mesure où ce sont plus les héritiers de la pensée de Marx que Marx lui-même qui ont développé les éléments d’un évolutionnisme fondé sur le développement des forces productives. Par ailleurs le changement social diffère également de l’événement social, qui peut ne pas entraîner de transformations dans la structure sociale, et se définit aussi par le fait d’être repérable dans le temps, durable et de nature collective. Cf. Raymond Boudon, François Bourricaud, Dictionnaire critique de la Sociologie, Paris, PUF, 1994 (1e éd. 1980), p. 279- 287.
91 Gérard Noiriel, Sur la ‘crise’ de l’Histoire, Paris, Belin, 1996.
92 La sociologie, vise en effet essentiellement à faire apparaître des lois, que celles-ci soient d’ordre général (mise en évidence des facteurs déterminants d’un phénomène), de type évolutif (reconnaissance des étapes nécessaires dans le déroulement d’un processus) ou s’apparentent à la construction de modèles structurels (identification d’un mécanisme social susceptible de s’appliquer à différents types de phénomènes), même si cette ambition est contrariée par l’impossibilité de définir de façon précise et exhaustive les conditions de validité des lois énoncées. Par ailleurs le sociologue se donne généralement pour objet un phénomène macro social qu’il s’autorise à isoler du flux historique et à propos duquel il formule un questionnement précis auquel il s’efforce de répondre par l’analyse de cas singuliers. Les interrogations qui sous-tendent le travail sociologique prennent donc le plus souvent l’allure de question fermées, voire d’hypothèses explicatives Cf. Raymond Boudon et François Bourricaud, Dictionnaire critique…, p. 279-287 (article « Histoire et Sociologie »).
93 Bien des historiens qui se spécialisent dans les questions économiques ou démographiques ont une production qui s’intègre à celle des économistes ou des démographes, de même que ces derniers font aussi parfois œuvre d’historiens. On peut citer comme exemple en économie les travaux de l’historien Paul Bairoch ou en démographie ceux dirigés par Jacques Dupâquier. Réciproquement le Manuel de dépouillement et d’exploitation de l’état civil ancien, publié en 1956 par les démographes M. Fleury et L. Henry et plus généralement la méthode mise au point par Louis Henry de la technique de reconstitution des familles ont représenté un apport considérable pour les historiens
94 Il y a au départ le fameux débat entre les tenants de la méthode historique et l’école durkheimienne, et plus particulièrement l’attaque menée par François Simiand contre Charles Seignobos dans sa communication intitulée « Méthode historique et science sociale », Revue de synthèse historique, 1903, 6, p. 1-22 ; 129-57. Cf. notamment à ce sujet Philippe Besnard, « L’impérialisme sociologique face à l’Histoire », Historiens et sociologues aujourd’hui (Journées d’Études annuelles de la Société Française de Sociologie, Université de Lille I, 1984), 1986, qui rappelle que la controverse ne se réduisait pas à une question de frontières mais portait sur le droit à l’existence des deux disciplines. De la même façon, on peut parler pour les années 1950 et 1960 d’une sorte d’impérialisme de l’histoire et plus particulièrement de l’école des Annales, la création de la VIe section de l’École Pratiques des Hautes Études (bientôt École des Hautes Études en Sciences Sociales) manifestant la victoire remportée par l’histoire, qui semble alors obtenir une sorte de leadership sur les autres sciences sociales. L’objectif, maintes fois réaffirmé, de Fernand Braudel, directeur de l’institution à partir de 1956, n’était-il pas de « favoriser l’unification des sciences de l’homme sous l’égide de l’histoire » (cf. Gérard Noiriel, Sur la ‘crise’…, p. 93, qui se réfère à Écrits sur l’histoire, Paris, Flamarion, 1969). Plus récemment et en sens inverse Pierre Bourdieu a déclaré que l’histoire et la sociologie se présentent comme « deux dimensions de la science sociale « artificiellement séparées et (qui) devraient être réunifiées », énoncé à partir duquel il s’autorise à juger de l’intérêt historique des travaux réalisés par les historiens (cf. Gérard Noiriel, Ibid., p. 164-165, qui se réfère à « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France. Entretien avec Raphaël Lutz », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 106-107, mars 1995, p. 108-122).
95 Cf. par exemple Adeline Daumard, « L’évolution des structures sociales en France à l’époque de l’industrialisation (1815-1914) », Revue historique, 1972, n° 502, p. 325-346 ou Adeline Daumard et Ernest Labrousse (sous la direction de), Recherches sur la fortune en France au XIXe siècle, 1973.
96 Gérard Noiriel, Sur la ‘crise’…, p. 124-125. Une des racines de la virulence des attaques dont a fait l’objet l’histoire sociale provient de la tutelle qu’elle a pu exercer outre-Atlantique sur l’histoire intellectuelle et culturelle, dont l’affranchissement est inséparable du linguistic turn intervenu dans les années 1980. Les développements sur la crise de l’histoire sociale doivent beaucoup au livre de Gérard Noiriel.
97 Ibid., chapitre 4 (La crise des « paradigmes »).
98 Sur ce point précisons que nous adoptons une définition large du concept de profession qui correspond en anglais au vocable occupation. Cf. sur cette distinction, la contribution d’Yvette Lucas, « Qu’est-ce qu’une sociologie des groupes professionnels ? », en introduction au colloque tenu à Paris en novembre 1992, intitulé Genèse et Dynamique des groupes professionnels et publié en 1994 sous le même nom. Remarquons cependant que ce sont essentiellement les métiers qui sont ici visés et que ceux-ci occupaient sous l’Ancien Régime une position qui les caractérisait comme des organes semi-publics, car porteurs d’une compétence et investis d’une fonction relevant du bien public, la spécificité des « professions », au sens anglo-saxon étant d’une certaine façon héritée de celle des anciens corps de métier.
99 De la même façon l’appréhension de l’ensemble du spectre socioprofessionnel d’une ville à un moment donné n’a pas pour objet de procurer une vision globale de la société de son époque dont elle constituerait une sorte d’échantillon.
100 Cf. notamment Adeline Daumard, « Une référence pour l’étude des sociétés urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles : projet de code socio-professionnel », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet 1963. Ernest Labrousse (dir.), Histoire sociale : sources et méthodes, Paris, PUF, 1965.
101 Christophe Charle, « Macro-histoire sociale et micro-histoire sociale. Quelques réflexions sur les effets des changements de méthode depuis quinze ans en histoire sociale », in Christophe Charle (dir), Histoire sociale Histoire globale ? (Actes du colloque des 27-28 janvier 1989), CNRS, Paris, 1989, p. 47.
102 Cf. Jacques Revel (textes rassemblés par), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Le Seuil-Gallimard, 1996, notamment les contributions de Giovanni Levi, « Comportements, ressources, procès : avant la « révolution » de la consommation », p. 187-207 et Maurizio Gribaudi, « Échelles, pertinence, configuration », p. 113-139, ainsi que la contribution du même auteur et d’Alain Blum, « Des catégories aux liens individuels : l’analyse statistique de l’espace social », Annales ESC, n° 6, p. 1365-1402 et, dans le champ historiographique du travail, Itinéraires ouvriers : espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe siècle, 1987 ainsi que Espaces temporalités stratifications, Paris, EHESS, 1999.
103 Christophe Charle, « Macro-histoire sociale… », p. 45.
104 Cf. Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, nov.-déc. 1989, p. 1505-1519, où l’auteur définit la nouvelle façon de faire de l’histoire par le triple renoncement qu’on vient d’évoquer par rapport aux orientations de la recherche en histoire sociale qui s’imposaient notamment dans la définition et le traitement des sujets des thèses de doctorat.
105 Comme le fit remarquer Jacques Dupâquier au cours de la discussion à l’occasion du colloque de 1989, Histoire sociale…, p. 65.
106 Michael Sonenscher, Work and wages…
107 Jean-Marie Hannick, « Brève histoire de l’histoire comparée », in G. Jucquois et Chr. Vielle (éd.), Le comparatisme dans les sciences de l’homme – Approches pluridisciplinaires, Bruxelles, 2000, p. 301-327.
108 Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, 1918. Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893. Lewis Mumford, Technique et Civilisation, Paris Le Seuil, 1950 (1946 pour la première édition anglaise).
109 Alain Touraine, La production de la société, Paris, Librairie générale française, 1993 (1e éd. 1973, Le Seuil).
110 Jean-Marie Hannick, art. cit., p. 301-302. Gustave Glotz, « Réflexions sur le but et la méthode de l’histoire », Revue Internationale de l’Enseignement, t. 5, 1907, p. 481-495. Henri Pirenne, « De la méthode comparative en histoire », in G. Des Marez et F. L. Ganshof (éd.), Compte rendu du Ve Congrès International des Sciences Historiques, Bruxelles, 1923, p. 19-32. Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de Synthèse Historique, 1928, t. 46, p. 15-50. Cf. également le colloque qui lui a été consacré : Hartmut Atsma et André Burguière, Marc Bloch aujourd’hui. Histoire comparée et Sciences sociales, Paris, EHESS, 1990, actes du colloque tenu à Paris du 16 au 18 juin 1986 par l’EHESS et l’Institut Historique Allemand de Paris.
111 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire - Essai d’épistémologie, Paris, 1971, p. 152-157.
112 Concernant le premier thème il faut d’abord rappeler la thèse de Marc Bloch, Les rois Thaumaturges – Essai le caractère surnaturel attribué à la puissance royale en France et en Angleterre, Paris, 1983 (1e édition 1924). Cf. aussi W. Kaeuper, Guerre, Justice et ordre public – La France et l’Angleterre à la fin du Moyen Âge, Paris, 1994. Pour la colonisation et le fascisme nous ne citons que l’ouvrage le plus récent paru en français sur la question : Marc Ferro, Histoire de colonisations – Des conquêtes aux indépendances – XIIIe-XXe siècles, Paris, 1994 et Pierre Milza, Les fascismes, Paris, 1985. Dans le domaine de l’histoire sociale il faut citer le travail de François-Joseph Ruggiu, Les élites et les villes moyennes en France et en Angleterre (XVIIe-XVIIIe siècles), L’Harmatan, 1997. À propos de la révolution et plus particulièrement la mise en comparaison de l’expérience française avec celles vécues par d’autres pays, Hannick cite les auteurs et les travaux suivants : C. Brinton, The Anatomy of Revolution, New York, 1938 ; Robert Roswell Palmer, 1789. Les révolutions de la liberté et de l’égalité, Paris, 1968. Jacques Godechot, Les révolutions (1770-1799), Paris, PUF, 1986 (4e éd.). G. Gusdorf, Les révolutions de France et d’Amérique – La violence et la sagesse, Paris, Passé simple, 1988. Theda Skopol, States and Social revolutions – A Comparative Analysis of France, Russia and China, Cambridge, 1979.
113 François Crouzet, « Angleterre et France au XVIIIe siècle. Essai d’analyse comparée de deux croissances économiques », Annales ESC, mars-avril 1966 ; Maurice Lévy-Leboyer, « Les processus d’industrialisation : le cas de l’Angleterre et de la France », Revue historique, avril-juin 1968 ; P. O’Brien et C. Keider, Economic Growth in Britain and France (1780-1914), Londres, 1978 et « Les voies de passage vers la société industrielle en Grande Bretagne et en France (1780-1914) », Annales ESC, novembre décembre 1979 ; William W. Rostow, Les étapes de la croissance économique, Paris, Le Seuil, 1963 (1960 pour la première édition anglaise) ; Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement, Paris, 1963 et l’article de même titre au sujet de ce livre par Jacqueline Guilliot-Lageat, Annales ESC, novembre-décembre 1964, p. 1195-1207 ; dans une perpective synchronique et plus ciblée, J. Batou, Cent ans de résistance au sous-développement – Étude comparée des tentatives d’industrialisation du Moyen-Orient et de l’Amérique latine (1870-1970), Genève, 1990.
114 Marc Bloch, « Pour une histoire comparée… », p. 15-16.
115 Annales HSS, n° 1, 2002. On relèvera aussi la fondation récente de la revue Histoire et société qui affiche clairement une ambition comparatiste dans le cadre européen (et où le travail est une thématique essentielle).
116 Gérard Noiriel, Sur la ‘crise’…, p. 91-121 (chapitre 3 : « Le retour de l’auteur »).
117 D’une façon générale, les conditions actuelles de la recherche en histoire font que le temps et les possibilités matérielles font le plus souvent défaut pour permettre des études parallèles de phénomènes similaires dans des contextes distincts.
118 Plusieurs ordres de phénomènes se juxtaposent en effet pour marquer l’entrée dans une ère nouvelle qui est celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui : la mise en œuvre à grande échelle de certaines innovations techniques et la croissance extraordinaire de la production et des échanges qui en a résulté, le tour nouveau pris par le mouvement des populations qui correspond à l’entrée dans la première phase de la transition démographique, l’urbanisation, une nouvelle donne politique et un remaniement institutionnel sont parmi les aspects les plus souvent mis en avant pour rendre compte de ce qui est perçu comme l’entrée dans la contemporanéité.
119 L’approche transnationale de phénomènes n’implique pourtant pas nécessairement l’adoption d’une démarche comparative, mais peut consister en une simple mise en parallèle qui traite successivement chaque cas national. La constitution d’une typologie tient souvent plus du regroupement en fonction d’un ou deux critères que de la véritable comparaison qui prend en considération des objets d’études et s’efforce de passer au crible l’ensemble, ou du moins l’essentiel, de leurs caractères.
120 Il faut cependant signaler la démarche de René Leboutte qui aborde l’industrialisation à travers la thématique des bassins industriels et qui introduit une perspective comparative dans l’approche de son objet d’étude : « Les bassins… » et Pour une histoire des bassins industriels en Europe, 1995.
121 Cf. Jean Sermet, Toulouse et Zaragoza – Comparaison de deux villes, Bonner Geographische Abhanlungen, Heft 39, 1969, qui se réfère aux observations du Général Lejeune qui s’est trouvé en 1830 en chagre d’un commandement à Toulouse et qui avait assisté aux sièges de Saragosse en 1808-1809 (p. 7-8). Mais les ressemblances entre les deux cités avaient déjà frappé Barthélémy Joly au début du XVIIe siècle : « Saragosse ressemble mieux à Tholose qu’autre ville de France que j’aie vu, ayant de même ces grands logis de briques ; seulement elle n’est pas si forte ; mais en récompense, les rues plus belles et larges… ». Cf Bartolomé et Lucile Bennassar, Le voyage en Espagne - Anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, Paris, Laffont, 1998, p. 592.
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