1L’ouvrage que voici offre une version ramassée et remaniée de la thèse que Georges Hanne a consacrée, comme l’indique le sous-titre, à une « étude comparée » des deux villes qui occupent une place symétrique de part et d’autre des Pyrénées : Toulouse et Saragosse. Deux cités d’origine romaine, qui ont l’une et l’autre tenu et tiennent toujours le rôle de capitales régionales d’un territoire étendu : l’ancien royaume d’Aragon au sud des Pyrénées, et au nord une région composite à cheval sur la Garonne, longtemps divisée entre Haut Languedoc, Gascogne, Rouergue et Quercy, comté de Foix et autres pays pyrénéens – sur lesquels l’attraction toulousaine finit par s’imposer pour dessiner l’actuelle région Midi-Pyrénées. Deux destinées urbaines parallèles, donc, qu’il était tentant de confronter.

2En centrant son étude sur leurs fonctions productives respectives et la population qui s’y consacrait, Georges Hanne a évidemment pris en compte les questions posées actuellement par l’historiographie sur la place du travail dans les sociétés urbaines à la fin de l’Ancien Régime et sur la nature des mutations engendrées par la révolution industrielle. On sait que celle-ci, loin de se traduire par une évolution synchrone et homogène, s’est développée à partir de foyers bien précis, n’exerçant qu’une influence réduite ou indirecte en de nombreux lieux : tel fut le cas, entre autres, des capitales de l’Aragon et du Languedoc, où la prédominance des formes traditionnelles d’activités s’est durablement prolongée. Un autre facteur de décalage chronologique est d’ordre institutionnel : il s’agit de la rupture brutale avec l’organisation corporative d’Ancien Régime, abolie par la Révolution française pour faire place à un modèle libéral qui finira par s’imposer avec un retard plus ou moins grand dans les pays voisins, avec l’éviction de tous les corps de métier. Ce double questionnement tend à remettre en cause l’idée reçue d’une rupture radicale, inscrite en filigrane dans l’usage généralisé du concept de « révolution » dans sa double acception, économique avec le paradigme de la révolution industrielle suivant le modèle anglais, et politique avec le choc frontal d’une Révolution française faisant table rase de l’ancienne société. Il appelle à un réexamen des rythmes et des modalités du passage de l’économie ancienne à l’économie industrielle dans le cadre urbain. D’où le parti de confronter, avant et après l’abolition de l’Ancien Régime, la place et l’organisation du monde du travail dans deux villes restées en marge des foyers technologiques de la révolution industrielle.

3La méthode retenue par Georges Hanne renonce donc au cadre éprouvé de la monographie, qui permet un sondage approfondi, sinon exhaustif, de l’ensemble des sources conservées. Le pari du test comparatif est évidemment plus risqué, puisqu’il consiste à confronter, dans deux pays voisins, deux sociétés urbaines d’une taille équivalente, présentant assez d’analogies pour rendre possible l’élaboration de données de même nature à partir de ressources documentaires de nature dissemblable. Ce qui impose de renoncer à exploiter les autres sources quand elles se révèlent hétérogènes ! Rarement mise en œuvre par l’historien en raison de ses difficultés, la méthode comparative est seule capable de dépasser l’analyse des contingences locales pour faire la part des analogies structurelles et des rythmes d’évolution spécifique. Dans la première partie de l’ouvrage, le lecteur se voit présenter avec clarté « les données de la comparaison » à laquelle il est invité entre les deux versants des Pyrénées. En s’appuyant sur des lectures étendues, l’auteur étend son regard aux contextes nationaux, non sans similitudes, de la France des Lumières et de l’Espagne de l’Ilustración, qui traversent toutes deux une ère d’affirmation de l’État et de contrôle de la société par une monarchie administrative éclairée, qui se rallie à partir du milieu du XVIII^e siècle à une politique économique libérale et dont l’échec final ouvre – selon des modalités différentes – l’effondrement de l’Ancien Régime. Ainsi replacées dans leur cadre administratif respectifs, les « deux métropoles régionales d’Ancien Régime » que sont Toulouse et Saragosse présentent plus d’un point commun, ne serait-ce que leur rayonnement dans un espace régional jouissant d’un fort degré d’autonomie, ou la présence d’un pouvoir municipal influent et reconnu ou leurs fonctions judiciaires. Les conditions de l’activité industrielle observées de part et d’autre offrent également des analogies, en particulier une organisation des corps de métiers contrôlée par les pouvoirs publics, coexistant avec la présence d’une abondante main d’œuvre non qualifiée d’origine rurale, la primauté des industries textiles constatée de part et d’autre, dans un tissu industriel plus diversifié malgré tout au bord de la Garonne que sur les rives de l’Èbre. L’essai de mesure quantifiée de la population active, mené à partir des sources fiscales et des recensements de la fin de l’Ancien Régime, s’appuie sur une analyse précise des sources, situant respectivement la population de Saragosse et de Toulouse aux alentours de 40 000 et de 60 000 habitants à la fin des années 1780 : l’avance de la capitale du Languedoc, appréciable en chiffres absolus, n’est plus aussi marquée si l’on rapporte cette population urbaine à celle de la région qu’elle domine : c’est alors dans un Aragon faiblement peuplé que la « macrocéphalie » urbaine est la plus apparente.

4Le titre de la deuxième partie, « l’économie urbaine corporative », ne doit pas induire en erreur : ne se bornant pas à envisager le seul monde professionnel organisé en corps (ou gremios dans le cas de l’Espagne), l’auteur le situe en rapprochant ses effectifs de ceux des autres formes d’occupations et de statuts. Ainsi le chapitre 5 se livre-t-il à une typologie des élites urbaines privilégiées, dont la domination se fait sentir de part et d’autre, mettant en relief le poids prépondérant du clergé à Saragosse, celui de la noblesse parlementaire à Toulouse. Dans les deux cas leur présence attire et entretient « une domesticité pléthorique » fournissant grosso modo un emploi sur quatre ! Le chapitre suivant aborde les rapports du travail et du marché – c’est-à-dire de la consommation urbaine -, montrant la place plus grande tenue par le secteur agricole au bord de l’Èbre que sur la Garonne. L’homologie est beaucoup plus marquée dans la sphère de l’artisanat et celle du commerce, dans lesquelles la place subordonnée du salariat est analogue : « deux indépendants pour un employé ». L’analyse du « monde des corporations », qui forme un temps fort de l’ouvrage, révèle non seulement un même modèle institutionnel, mais encore une parenté de la nomenclature des métiers et des analogies significatives dans la répartition de leurs effectifs respectifs. On observe en particulier qu’en dépit des inévitables discordances linguistiques les taxinomies socioprofessionnelles reflètent somme toute des niveaux comparables de développement des deux économies urbaines. Ce constat est affiné et nuancé ensuite avec l’inventaire des différents secteurs productifs, faisant apparaître dans la plupart des cas une avance assez nette de la cité languedocienne sur sa voisine aragonaise.

5La troisième partie entreprend de repérer les grands traits de l’évolution observée dans les deux villes à la suite des bouleversements et des épreuves qui les ont frappées de façon très différente, des secousses révolutionnaires que connaît la France des années 1790 aux conséquences de la politique napoléonienne, dont l’impact atteint particulièrement Saragosse. Les rythmes et les formes du changement social s’en trouvent fortement décalées, comme l’auteur entreprend de le montrer dans les chapitres consacrés aux dynamiques respectives au cours des premières décennies du XIX^e siècle. Si l’effacement de l’organisation corporative ouvre la voie de part et d’autre à un renouvellement des rapports économiques et sociaux, il faut observer non seulement le décalage chronologique de presque un demi-siècle entre la France et l’Espagne, mais aussi les rémanences parfois durables des pratiques anciennes dans la société nouvelle. En particulier l’héritage des métiers traditionnels est encore perceptible dans les premières décennies du XIX^e siècle, si l’on se fie au test de l’anthroponymie pour évaluer la part que garde le lien familial dans les métiers au-delà de la disparition des corporations. Dans ces villes restées à distance de la révolution industrielle, celle-ci atteint plus directement les formes de consommation des citadins qu’elle ne bouleverse ce qui subsiste de leur appareil productif.

6Nul doute que ce travail novateur, qui illustre la pertinence de la méthode comparative appliquée à deux objets offrant un réel degré d’analogie, ouvre un large champ à des études recourant à d’autres sources (on pense bien sûr à la documentation notariale). S’appuyant exclusivement sur les séries comparables des sources fiscales et des recensements, il permet de dégager un modèle de société urbaine – un modèle de l’Europe méridionale - offrant des caractères communs tels que la place dominante des classes privilégiées, l’interdépendance à l’égard du monde rural environnant, la forte organisation corporative, le faible développement de la manufacture, la place importante de la domesticité et de l’indigence… Ces traits communs ne dégagent que mieux les spécificités des deux villes, témoignant plus largement des décalages du développement inégal de leurs régions respectives et des marchés nationaux en voie de formation. Dans le miroir qu’elles se tendent se reflètent autant les affinités que les personnalités propres à deux cités au destin symétrique par-delà la barrière pyrénéenne : en définitive, leur situation périphérique dans le cadre de la première révolution industrielle pourrait avoir ménagé leurs chances de participer aux étapes ultérieures de l’industrialisation. Mais ceci est une autre histoire, qui ouvre le champ à d’autres recherches !