1Au début du règne de Charlemagne, la situation de l’Aquitaine était loin d’être stabilisée : les guerres menées par les Pippinides pour vaincre la résistance des ducs locaux, qui se donnaient le nom de principes et revendiquaient leur indépendance contre le pouvoir franc, avaient ruiné le pays et dévasté les campagnes1. D’où le souci de Charlemagne d’apaiser le particularisme aquitain en donnant aux habitants de la région un roi né et élevé chez eux et participant de leur culture, son fils Louis. Le jeune roi n’avait cependant qu’une autonomie limitée2. Avant de repartir vers le Nord, Charlemagne avait également procédé à une réorganisation du nouveau royaume.

2Dès lors commença une période de reprise en main et de réorganisation économique, administrative et religieuse. Selon l’Astronome, après s’être assuré de la coopération des évêques, Charlemagne nomma dans toute l’Aquitaine des comtes, des abbés et beaucoup de vassi francs auxquels il confia le royaume, la défense des frontières et la gestion des domaines royaux3. Ces nominations n’étaient pas destinées à remplacer les comtes goths par des fidèles francs, car les neuf vassi nommés ne représentaient pas la totalité des comtes aquitains, comme l’a montré Philippe Wolff, et la majorité des comtes d’origine gothique ont continué d’exercer leur fonction4. Par ailleurs, Charles confiait à un tuteur, le bajulus Arnold, aidé par des « hommes de son service », c’est-à-dire des fidèles issus du palais de Charlemagne, le soin de veiller sur le jeune Louis et d’éviter ainsi qu’il fût élevé dans une culture étrangère aux Francs5.

3L’objet de cette contribution est de préciser le rôle des comtes francs et goths dans les événements et la politique de la marche6. À cette occasion, on essaiera dans un premier temps de préciser les fonctions de Guillaume de Toulouse et son rôle au sein de la politique carolingienne, puis de donner un aperçu des jeux de pouvoir entre comtes goths et francs, à travers le personnage de Béra.

Guillaume de Gellone et la politique carolingienne

4Il n’est pas question ici d’écrire une biographie de Guillaume de Gellone, que l’on commence à bien connaître, mais de mettre en relief son rôle au sein du royaume et de la politique de Charlemagne7.

5À cette époque, le siège du gouvernement de l’Aquitaine se trouvait probablement à Toulouse, où se tinrent trois des quatre assemblées convoquées par le roi Louis, en 790, 798 et 8018. Le royaume était en effet doté du minimum de structures administratives indispensables à son fonctionnement et son autonomie était très fortement limitée. Le gouvernement de la res publica du royaume d’Aquitaine était exercé par le roi en collaboration avec les Grands selon l’Astronome9.

6On voit Guillaume apparaître dans les sources narratives à l’occasion de l’affaire d’Adalaric10. En effet, en 787, Chorson, le duc de Toulouse, fut attiré dans un piège et capturé par un Wascon du nom d’Adalaric, qui ne le relâcha qu’après lui avoir fait prêter serment. Louis convoqua alors une assemblée générale, qui se réunit à Mourgoudou (Mors Gothorum), puisque Adalaric tenait Toulouse. Celui-ci n’accepta de s’y présenter qu’après avoir assuré sa sécurité par un échange d’otages et en repartit libre en 788, ce qui montre l’importance politique d’Adalaric et les soutiens dont il disposait. Informé de cet échec retentissant de son fils et du conseil qui l’entourait, Charles convoqua son fils en 790 à Worms en même temps qu’Adalaric et celui-ci fut condamné à l’exil. Par la même occasion, Chorson fut destitué et remplacé par Guillaume11. Charles avait donc été obligé de régler la question lui-même, et en avait profité pour placer auprès de son fils un de ses fidèles. Guillaume fut alors chargé de la répression de la rébellion des Wascons et leur imposa la paix par la ruse et la force12. L’assemblée suivante fut tenue par Louis à Toulouse, ce qui indique un retour à la normale. L’expression de l’Astronome à propos de Chorson est intéressante : « a ducatu semoto » , ce qui désigne le duché comme une institution, au-delà du titre de duc, qui est normalement provisoire et lié à un commandement militaire. Certes, le chroniqueur ne désigne jamais Guillaume du nom de duc, mais Ermold le Noir confirme l’idée de duché par l’expression « dux ab urbe Tolosana »13. Il semble donc s’agir d’une véritable entité, que L. Auzias qualifie de « grande marche méridionale d’Aquitaine »14. Cependant, l’existence d’un duché de Toulouse n’implique pas nécessairement l’exercice d’une autorité sur les autres comtés d’Aquitaine, ce qui aurait été contraire à la politique de Charlemagne15.

7Au printemps 794, si l’on en croit l’Astronome, Louis ne put apporter à Aix les munera habituels et dut avouer qu’il ne pouvait pas les fournir « car les Grands du royaume s’étaient emparés des biens de l’État et il n’était plus seigneur que de nom, puisqu’il était presque entièrement dépourvu de ressources «16. L’autorité royale étant en jeu, Charlemagne envoya ses missi Willebert, futur archevêque de Rouen, et le comte Richard, provisor regiarum villarum, récupérer les domaines du fisc usurpés par les grands à la suite de donations imprudentes faites par Louis à ceux-ci17. En corollaire de la réorganisation du fisc aquitain, Charlemagne cantonna son fils dans les quatre palais de Doué, Chasseneuil, Angeac, Ebreuil18. Cette mesure est présentée par l’Astronome comme une initiative du roi d’Aquitaine, destinée à diminuer pour ses sujets les charges des séjours royaux en les répartissant entre quatre domaines, mais il faut bien remarquer que ceux-ci se situaient dans le nord du royaume d’Aquitaine, donc plus près du centre du pouvoir carolingien. Par ailleurs, l’Astronome semble lier la récupération des biens fiscaux usurpés et la décision d’établir les quartiers d’hiver du roi d’Aquitaine alternativement dans les quatre palais du nord du royaume19. Cette décision laissait l’ancienne capitale du royaume d’Aquitaine entre les mains de Guillaume20. Celui-ci détenait ainsi des fonctions administratives et militaires sans équivalent dans le royaume d’Aquitaine. Ce statut particulier se remarque aussi dans le récit de la bataille de l’Orbieu en 793, au cours de laquelle Guillaume assura la direction des armées franques, les autres comtes apparaissant comme ses socii. La chronique de Moissac, qui rapporte l’événement, précise que Guillaume n’abandonna le combat qu’à la suite de la défection de ceux-ci, thème qui sera repris par la chanson de geste21.

8Au printemps 800, le roi Louis réunit l’assemblée générale d’Aquitaine, au moment des raids habituels de pillage. Si l’on s’en tient au récit d’Ermold, le premier à répondre au roi est Loup Sanche : deux précisions intéressantes il est wasconum princeps et Caroli nutrimine fretus22. Le titre de princeps, lié évidemment à la tradition politique et juridique romaine, a chez Ermold un caractère ethnique accentué : le princeps est le chef d’un peuple. Loup Sanche est par ailleurs un nutritus du roi Charles, c’est-à-dire un aristocrate qui, enfant ou jeune homme, avait été envoyé au palais et retenu pour y être élevé et formé aux fonctions administratives, ou peut-être tout simplement retenu en otage. Ceci explique les termes d’Ermold : Loup est chef de son peuple, mais aussi homme de Charlemagne ; il opte pour la paix et la tranquillité, ce qui ne veut pas dire renoncer aux razzias habituelles du printemps.

9Le deuxième à prendre la parole est Guillaume, dux ab urbe Tolosana : l’expression, on l’a vu, est intéressante, et le terme dux évoque bien une responsabilité militaire supérieure, mais il ne faut peut-être pas le traduire systématiquement par marquis comme le proposait Jan Dhondt23. Quoi qu’il en soit, Guillaume, duc de Toulouse vote la guerre, qui seule peut amener « la paix et la tranquillité », expression qui répond à celle de Loup en lui opposant l’argument inverse24. Le roi Louis le serre alors dans ses bras et échange avec lui des baisers, qui matérialisent l’acceptation du conseil de Guillaume et s’adresse à lui en le qualifiant de « dux bone », ce qui confirme son titre. Certes, Ermold insiste sur le rôle actif de Louis, mais c’est bien Guillaume qui selon lui est à l’origine de la guerre contre Barcelone, les autres chroniques précisant pourtant que Charlemagne en avait donné l’ordre25.

10Le récit du siège de Barcelone confirme le rôle déterminant de Guillaume26. Celui-ci y était en effet, selon l’Astronome, primus signifer des armées impériales, c’est-à-dire premier porte-étendard27. Ce titre, qui mérite attention, avait déjà été remarqué par Léonce Auzias28. Il est probablement équivalent à celui de primus dux et se rencontre déjà dans la littérature latine classique associé à celui de dux29. Il souligne la prééminence militaire de Guillaume, chef de l’armée, que Ermold pour sa part exprime par le terme de princeps, terme à portée politique et ethnique30. Chez l’Astronome, comme chez Ermold, Guillaume est mentionné en première position des chefs francs. On retrouve par ailleurs le terme de signifer en 846, dans le capitulaire de Lothaire relatif à l’expédition contre les Sarrasins, dans le contexte géographique des marches : les signiferi y sont les chefs des scarae franques31. On rencontre à nouveau le titre de signifer dans le contexte aquitain, dans les Annales de Fulda, à l’année 844 : après l’exécution de Bernard de Barcelone, les troupes de Pépin écrasent celles de Charles et, parmi les comtes fidèles à celui-ci, un signifer Raban trouve la mort32. Il est donc possible que ce terme ait revêtu une signification particulière de direction des troupes dans les marches carolingiennes. Il est plus étonnant de le retrouver dans le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle : « Ceux qui vont à Saint-Jacques par la route de Toulouse doivent rendre visite au corps du bienheureux confesseur Guillaume. Le très saint porte-enseigne Guillaume était un comte de l’entourage du roi Charlemagne et non des moindres, soldat très courageux, expert dans les choses de la guerre »33. Certes, on ne peut guère accorder de crédit aux événements historiques relatés par la suite de ce texte du XII^e siècle, telle la prise d’Orange et de Nîmes, qui font partie de la légende postérieure du saint, mais il est possible qu’il ait pris l’expression technique de « signifer egregius » dans un texte plus ancien, qui n’est peut-être pas la chronique de l’Astronome car, si c’était le cas, il en aurait profité pour reprendre le rôle glorieux du comte dans les batailles de l’Orbieu et de Barcelone. Le fait qu’il associe celui-ci au roi Charlemagne et non à Louis le Pieux est également remarquable et plaide pour le souvenir d’un document antérieur.

11Dans la suite du récit d’Ermold, les troupes convoquées à l’ost arrivent devant Barcelone en un ordre révélateur de la hiérarchie des comtes. Ainsi, le premier à planter sa tente est le princeps Vilhelm, suivi de son fils Herbert, de Liuthard, Bigo, Bero, Santio, Libulfus, Hilthibreth et Hisimbard, et d’autres qui ne sont pas cités34. Aucun ne porte de titre, sauf Guillaume, les autres sont des comtes, francs, wascons ou goths, d’après leur nom. Il est aisé de voir qu’Ermold veut montrer que Guillaume a la préséance. Il faut noter la première apparition de Béra, ici Bero, sans que son titre ou son rapport à Guillaume soient mentionnés, et au vers313, Ermold résume en disant que se trouvent rassemblés là Francus, Wasco, Getha, sive Aquitania cohors. Chacun, ordine suo, est assis selon son rang et attend le discours du roi Louis35. Celui-ci les appelle de manière indifférenciée « proceres » , et le plus intéressant n’est pas le discours de Louis ou la préparation du siège, mais les propos que Ermold prête aux Musulmans assiégés : « celui qui attaque, ce n’est point Bero, le princeps gothorum, dont notre lance a si souvent repoussé les assauts, c’est Louis » . Dans l’extrait cité, il faut souligner que le chef musulman parle du princeps des Goths Béra, dont les attaques ont été si souvent repoussées : bien que le discours soit totalement imaginaire, cette précision montre qu’il était normal de penser que Béra se trouvait en permanence au contact des Musulmans et que c’est lui qui menait habituellement et depuis longtemps les razzias chez ses voisins.

12Béra est donc présenté comme un Goth, et il est même leur princeps. On voit donc que Ermold distingue maintenant trois principes : celui des Wascons, Loup, celui des Francs, Guillaume et celui des Goths, Béra. Le vocabulaire utilisé fait donc bien la différence entre direction d’un peuple et responsabilité militaire. Le chef des armées assiégeant Barcelone semble être ici Guillaume, en tant que d ux , et l’on sait par ailleurs par l’Astronome que Louis ne se présenta devant la ville que quand celle-ci fut sur le point de tomber, pour recueillir l’honneur de sa prise36. Viennent ensuite les défis classiques de l’épopée, qui seront plus tard ceux de la chanson de geste, et que se lancent assiégés et assiégeants, avec les rodomontades habituelles, dans lesquelles il ne faut pas chercher de vérité37 ; néanmoins, celui qui répond au défi du chef Maure est Guillaume, ce qui indique encore qu’Ermold avait à l’esprit son rôle de commandement38. C’est ce que confirme la suite du texte : le chef maure Zado est capturé par hasard et c’est Guillaume qui l’amène devant la cité pour lui faire ordonner d’ouvrir les portes. Bien sûr, le maure trahit sa confiance, puisqu’il est présenté comme mauvais, et le duc se retient de peu de le mettre à mort39. Il est bien évident que tout ceci est fantaisiste, mais concourt à mettre en valeur l’initiative et le commandement du duc de Toulouse, bien qu’Ermold cherche le plus souvent à flatter le roi d’Aquitaine. Après la chute de la ville, le butin et le chef prisonnier Zado sont envoyés à Charlemagne, ce que confirment les Annales royales et la Chronique de Moissac. La mission est confiée à Bégon, amatus (ou amicus) de Louis, et qui fut toujours son messager et homme de confiance40.

13Malgré son rôle central dans cette affaire, Guillaume n’apparaît plus dans la suite du poème d’Ermold, ni dans les autres sources narratives à l’occasion des campagnes menées dans la marche contre les Musulmans.

14Les sources permettent ainsi de mieux cerner l’étendue du pouvoir de Guillaume de Toulouse, fidèle et représentant direct de Charlemagne, comte et duc de Toulouse et chef des armées du royaume d’Aquitaine. Il convient en revanche de préciser ce que recouvre le titre de duc et de savoir si Guillaume a été marquis, comme l’affirmait Jan Dhondt41. Guillaume, à la suite de Chorson, aurait ainsi dirigé une marche qui s’étendait du Toulousain à la Septimanie. On peut en douter, car les sources législatives du temps de Charlemagne évitent d’attribuer ce titre à des individus ; la désignation est collective : « nos marquis »42. Dans les sources narratives de l’époque de Louis le Pieux, les responsables des marches sont désignés par les périphrases de « custodes limitis » ou « praefecti limitis » , ce qui n’est pas le cas de Guillaume43. Pour le reste, la marche de Toulouse apparaît pour la première fois en 817 dans l’Ordinatio imperii, concédée à Pépin et individualisée de la Septimanie, mais sans indication de titulaire44.

15À la lecture des sources, le rôle de Guillaume prend donc une dimension particulière : il était en Aquitaine l’homme de confiance de Charlemagne, qui lui confia à plusieurs reprises la direction des armées franques avec le titre de comte de Toulouse et de duc. Cette direction n’était pas permanente et ne s’exerçait que lors d’opérations de grande envergure, nécessitant la levée de contingents d’origine ethnique diverse. En revanche, il n’est pas sûr que Guillaume ait fait partie des proches de Louis, lequel ne lui confia pas de missions particulières et se tournait davantage vers les comtes Adhémar et Bégon.

16Les sources narratives ne disent plus rien de la vie de Guillaume entre 801 et 806, mais il convient de s’interroger sur le devenir des honores et des biens du comte de Toulouse. La Vie de saint Benoît d’Aniane, presque contemporaine des événements qu’elle rapporte, propose un chapitre entier (c.30) consacré au comte Guillaume et à sa conversion, qui peut en partie éclairer cette question45. L’authenticité de ce chapitre est controversée et il fut longtemps soupçonné d’être une forgerie du XI^e siècle au service de l’abbaye d’Aniane46. La ressemblance entre le personnage de Benoît et de Guillaume semblait notamment suspecte. Le chapitre a été cependant récemment réhabilité par P. Bonnerue, qui a démontré son authenticité, laquelle semble aujourd’hui admise47.

17Cependant, si ce texte est authentique, il pose un problème à l’historien. S’il indique au début du chapitre30 que le comte Guilhem était « au palais de l’empereur le plus illustre de tous »48, il donne un peu plus loin une précision difficile à interpréter : « Avec l’aide de ses fils, qu’il avait mis à la tête de ses comtés, et des comtes voisins, il put bientôt terminer la construction du monastère qu’il avait commencée «49 Si l’on en croit Ardon, Guillaume aurait ainsi lui-même procédé à la répartition de ses honores en entrant au monastère en 806. Cela paraît invraisemblable à cette époque : en effet, si l’on suit Jan Dhondt, une telle évolution ne se fit qu’à partir de la dernière partie du IX^e siècle, et encore avec bien des hésitations50. L’étude des modes de désignation des comtes dans le royaume d’Aquitaine, tels Béra ou Bégon, montre qu’à la fin du VIII^e et au début du IX^e siècle l’empereur en gardait la maîtrise, et non le roi d’Aquitaine lui-même. Deux possibilités s’offrent donc : soit le texte est un faux, soit il faut le comprendre d’une manière un peu différente. En effet, vue du monastère, la succession comtale semblait continue et la décision impériale paraissait, sauf exceptions, entériner une continuité logique. On peut penser par ailleurs que, même si l’empereur gardait la décision finale de nomination, on avait déjà tendance à respecter la succession héréditaire des comtés, pour peu que le candidat fût fidèle. Cela ne posait pas problème, si l’on en croit K. F. Werner, qui affirme que, dès le début de l’époque carolingienne, il a existé des dynasties de comtes « longtemps avant que, vers la fin du IX^e siècle, le comté lui-même ne devienne héréditaire en fait sinon en droit » , puisque le choix des comtes se faisait parmi un nombre limité de familles51. Il semble cependant que le successeur de Guillaume au comté de Toulouse fut Bégon, un fidèle du roi Louis, et non un des enfants de Guillaume, mais cela n’est pas certain52.

Béra est-il le fils de Guillaume de Gellone ?

18L’identification du comte Béra I^er a soulevé depuis un siècle une controverse nourrie. Il convient tout d’abord de faire la liste des occurrences de son nom dans les sources et des fonctions qui lui sont attribuées53.

19On insistera tout d’abord sur le témoignage d’Ermold, qui est de loin le plus précis et le plus développé. Après avoir précisé que la garde de Barcelone avait été laissée au comte Béra avec des troupes gothiques, Ermold le fait réapparaître en 820 dans un procès jugé à la cour impériale, dans lequel il est accusé d’infidélité par un autre Goth, Sanila, dans une affaire qui est loin d’être claire54. Le procès se déroula à Aix, au cours de l’assemblée générale des Francs et se termina par un duel judiciaire, qui a fortement impressionné les contemporains, car toutes les sources le relatent : dans les Annales royales, « Bero, comte de Barcelone, depuis longtemps accusé d’infidélité par ses voisins, se mesura dans un combat à cheval avec son accusateur. Il fut vaincu. Condamné à mort pour crime de lèse-majesté, il fut grâcié par l’empereur et déporté à Rouen »55. Le témoignage d’Ermold est cependant le plus détaillé : à peu près 70 vers. Outre l’intérêt capital que présente ce document pour l’histoire de la procédure, il nous donne des informations utiles sur Béra : il est dit dives opum nimium, praepotens, c’est-à-dire très riche et particulièrement puissant. Au vers suivant vient la précision principale : Béra a été nommé comte de Barcelone par Charlemagne, et non par Louis le Pieux, à la suite de la bataille de 801, ce qui est normal puisque c’est l’empereur qui effectuait les nominations, le royaume d’Aquitaine n’étant pas totalement indépendant. L’Astronome semble dire que cette dernière décision était due à l’initiative de Louis, mais le témoignage d’Ermold le Noir, que l’on ne peut suspecter d’antipathie envers le roi d’Aquitaine, affirme que l’ordre de nomination avait été donné par Charlemagne56. Béra perdit le combat et fut ainsi convaincu de lèse-majesté, mais ne fut pas condamné à mort : il fut probablement dépouillé de ses honores, mais conserva ses biens propres et fut exilé à Rouen : c’est donc que l’empereur ne le croyait pas coupable.

20En résumé, Béra apparaît ainsi comme un homme important et influent : il était princeps de son peuple, et depuis longtemps il menait des incursions en pays dominé par les Maures ; son titre comtal lui avait été octroyé par Charlemagne. Dans cette source détaillée et bien documentée, aucune relation particulière n’apparaît cependant entre Guillaume et Béra.

21Béra apparaît, on l’a vu, dans les Annales royales à l’année 820 comme « comes Barcinonae », mais aussi en 827 comme père de Willemundus, lors de la révolte d’Aizo : « Filius Berani nomine Willemundus ». On le rencontre aussi à cinq reprises dans le récit de l’Astronome : au chapitre 13 en 805 sous la forme « Bera comite », il est simplement nommé Béra au c. 14 (806) et au c. 15 (809), mais son titre est entièrement énoncé au c.33 : « Bera, comes Barcinonensis » ; au c.41 (827), on rencontre « Willemundus, Bere filius ».

22Dans la Vita Karoli d’Eginhard, il n’apparaît qu’une fois, mais de manière remarquable, au chapitre33, parmi les témoins du testament de Charlemagne en 811, dans la liste des comtes57. Cité sous le nom de Bero, comme chez Ermold, il est dans cette liste le troisième avant la fin. Les premiers sont de très grands personnages de l’entourage impérial, tels Wala et Unroch, le père d’Eberhard de Frioul, les autres sont plutôt en relation avec les marges de l’empire. C’est le cas de Gerold, duc de la marche orientale de 811 à 832.

23Un acte impérial mentionne une autre dimension du personnage de Béra : il s’agit du diplôme de Charlemagne du 2 avril 812 donnant satisfaction aux revendication des Hispani aprisionnaires, que huit comtes des régions de la marche opprimaient par le prélèvement de cens indus58. Ces huit comtes sont, dans l’ordre de leur énumération, Béra, Gaucelme, Gisclafred, Odilon, Ermengaire, Adhémar, Liebulfe, Erlin, et une comparaison avec le diplôme de Louis le Pieux du 10 février 816 permet de supposer que les sept comtés qui y sont mentionnés sont ceux de Barcelone, Ampurias, Gérone, Roussillon, Narbonne, Carcassonne, Béziers, Liebulfe étant à l’époque seulement missus59. Il est très possible que l’ordre de nomination reflète l’ordre de préséance, et le rang de Béra dans cette liste serait alors confirmé par sa présence auprès de Charlemagne parmi les souscripteurs du testament de celui-ci. Au comte Béra correspondait le comté de Barcelone. Dans le diplôme de 812, l’empereur demandait à l’archevêque Jean d’Arles de communiquer à Louis, roi d’Aquitaine, sa décision et de la faire appliquer auprès des comtes, ce qui montre bien que la marge d’autonomie du roi Louis restait limitée et que l’autorité de l’empereur restait souveraine dans les affaires intérieures du royaume, ou à tout le moins dans la marche60. Le nom de Béra revient naturellement dans la relation faite en 833 du procès intenté à l’aprisionnaire Jean par le comte Adhémar, et qui a pu avoir lieu à la fin de l’année 81461. Lors de ce procès, à la différence de la plainte des aprisionnaires en 812, les comtes accusés ont été convoqués et se sont rendus à la cour impériale. Ce sont, dans l’ordre, Gaucelm, Béra, Gisclafred, Odilon et Ermengaire : puisque Adhémar était ici le plaignant, il manquait donc le nom d’Erlin, comte de Béziers, qui avait peut-être appliqué les ordres impériaux et avait renoncé à exploiter les aprisionnaires.

24On trouve ensuite un acte supposé de remise au pape de l’abbaye d’Alet, vers 813, par le comte Béra, « fils du comte Guillaume récemment décédé », et son épouse Romella62. La question de son authenticité fera l’objet d’une discussion plus approfondie ci-dessous. Cette charte, aujourd’hui disparue, avait été découverte par dom Vaissète dans les archives de l’Église de Narbonne. Par ailleurs, les archives anciennes de l’abbaye d’Alet n’existent plus, puisqu’elles ont été détruites avec le monastère par les Protestants en 1573. Dom Vaissète croyait déjà en l’authenticité du document et pensait que Béra était fils d’un premier lit de Guillaume, duc de Toulouse, en proposant la date de 813 pour la charte puisque Guillaume était mort en 812. Auguste Molinier, examinant cette conjecture, supposa qu’il y avait donc eu deux Béra, l’un comte de Barcelone et goth d’origine, l’autre étant comte de Razès et fils du duc Guillaume.

25Un acte de vente daté du30 juillet 844 est établi par le comte Argila, « qui sum filius quondam Berani » en faveur de son fils Béra (II), ce qui nous indique que le comte Béra était mort à cette date63. On sait par ailleurs qu’Argila a été comte de Conflent, par un jugement du comte Salomon d’Urgell-Cerdagne du 22 mars 865 au sujet d’une villa située en Conflent64.

26Enfin, une charte de Rotrude, « veuve du comte Alaric, et fille du feu comte Béra et de Romilla » est datée du 9 novembre 844 et concerne la vente d’une série de domaines sis en Roussillon et Conflent, en faveur de son fils Auriol65.

27On peut noter dès à présent qu’aucune source en dehors de la charte d’Alet ne mentionne une filiation entre Guillaume et Béra (I). Dans trois articles écrits respectivement en 1951, 1980 et 1989, Pierre Ponsich réexamina complètement le problème de l’identité de ce dernier, en proposant d’identifier le comte Béra de Barcelone et celui de Razès comme un même personnage, issu d’un premier mariage du duc Guillaume de Toulouse avec une aristocrate d’origine wisigothique66. Ce r aiso n ne ment ingénieux, sout enu p ar une sé rie d’arguments textuels et anthroponymiques, permettait de reconstituer deux branches de la lignée de Guillaume, l’une wisigothique, l’autre franque et de régler le problème des deux Béra.

28L’essentiel du raisonnement repose sur l’exploitation de la charte de 813 de l’abbaye d’Alet publiée par Devic et Vaissète et d’une bulle du pape Pascal II, datée du 23 novembre 1116, qui ne mentionne pas Béra, mais cite parmi les « munimina » d’Alet une donation du monastère Saint-Polycarpe de Razès faite par un comte Guillelmund au monastère d’Alet du temps de l’empereur Charles67. Cependant, l’authenticité de la charte d’Alet avait été rapidement mise en cause sur le fait que la liste des abbés d’Alet est tardive et que le premier abbé connu en était Benoît, en 970, mais Ponsich réfuta cet argument avec raison, puisque d’autres établissements sont dans ce cas, bien que l’on ait des preuves de leur existence antérieure68. L’argument a silentio ne peut en effet convaincre seul.

29En fait, comme l’avait bien vu Ponsich, « prouver que ce Willemund était comte de Razès équivaut à rétablir son père Béra I à la tête de ce comté »69. Pour ce faire, il invoque la bulle de Pascal II de 1116 confirmant au monastère d’Alet la possession de Saint-Polycarpe de Razès, que lui disputait la puissante abbaye de Lagrasse, en en traduisant l’extrait suivant : « Les titres de votre monastère ont été mis sous nos yeux parmi lesquels une donation écrite du comte Guillelmund, qu’il avait faite de ladite église de Saint-Polycarpe au monastère d’Alet, du temps de l’empereur Charles » . Il conclut : « Tout se passe donc comme si Willemund, fils de Béra I^er de Barcelone (l’Astronome) avait gouverné le Razès, sans doute déjà comme associé de son père, au temps de Charlemagne »70. Dans la réalité, Ponsich combinait le texte d’Alet avec une information tirée des Annales royales et confirmée par l’Astronome, selon laquelle le Guillemund qui s’était rangé en 827 au côté des rebelles d’Aizo était fils de Béra. Cependant, la bulle de Pascal II ne le dit pas : elle ne mentionne que la donation d’un comte Willemund, réalisée à l’époque d’un empereur Charles, qui pourrait tout aussi bien être Charles le Chauve ou Charles le Gros que Charlemagne. L’identité du père de Willemund n’y est pas précisée.

30Malgré cette confusion de deux textes que rien n’autorise à unir, Ponsich concluait que les moines dAlet n’avaient pu forger à la fois la fondation de leur abbaye par Béra, fils de Guillaume, et tromper la cour romaine avec une nouvelle forgerie concernant Saint-Polycarpe. Il affirmait donc avec force l’authenticité de l’acte de 813, en ajoutant d’autres arguments :

• la comtesse Romella mentionnée en 813 se retrouve sous le nom de Romilla comme « épouse de feu le comte Béra » et mère de la comtesse Rotrude, veuve d’Alaric, comte d’Empories, dans la donation de Rotrude du 9 novembre 844, issue du cartulaire d’Elne.

• le30 juillet 844, Argila, « fils de feu le comte Béra » cède à son fils Béra II des biens en Donnezan, qui appartient au Razès.

• Béra, « fils du comte Guillem récemment décédé » dans l’acte de 813, a eu un fils appelé Willelmund, forme gothique du nom de Guillem.

• Béra a le titre particulier de « princeps Gothorum » au siège de Barcelone selon Ermold et est gratifié dès la prise de la ville par le comte Guillem du titre de comte de Barcelone, puis porte le titre de comte palatin admis à contresigner le testament de Charlemagne en 811, puis de premier marquis de Gothie en 817, trois ans avant de succomber aux intrigues de son demi-frère, le comte Gaucelme71.

31Cette argumentation impressionnante et bien construite a entraîné l’adhésion de la plupart des chercheurs actuels, malgré les doutes et réserves de J. Calmette, de P. Tisset et surtout de Ph. Wolff. Il convient donc de reprendre ces arguments.

32La charte d’Alet, miraculeusement retrouvée par Vaissète dans les archives de l’Église de Narbonne (comme la bulle de Pascal II) ne peut être étudiée dans ses caractéristiques externes, puisqu’elle a disparu. Cependant, son analyse interne montre des éléments anormaux et anachroniques :

33– Tout d’abord, le comte Béra, à la première ligne, se qualifie de « gratia Dei comes » , ce qui est parfaitement anachronique pour cette époque, et ne commence à se rencontrer qu’avec la dilution progressive du pouvoir central carolingien. Certes, on objectera que ce titre apparaît dans la version du manuscrit 1 J 1014 de l’acte de fondation de l’abbaye de Gellone, mais P. Chastang a bien montré que cette charte est un faux réalisé par le scriptorium de cette abbaye, dans le contexte de la querelle qui l’opposait à sa rivale voisine, Aniane72. Le cas semble similaire, car il ne faut pas oublier que le document d’Alet et la donation de Willelmund ont été utilisés dans la querelle qui opposait Lagrasse et Alet pour la possession de Saint-Polycarpe en Razès. Dans la région, la première référence sûre à un « gratia Dei comes » concerne Bernard en 871 « gratia Dei comes, dux atque marchio » dans un précepte pour Alaon73. Il est donc impensable qu’un comte se soit permis une telle titulature en 813.

34– Par ailleurs, l’épouse de Béra, Romella est qualifiée à deux reprises dans l’acte de 813 de comitissa, titre anachronique à cette époque et dans ce type de document. Si l’on en croit Niermeyer, il n’apparaît que bien plus tard74. Il faut d’ailleurs noter que dans l’acte de Rotrude de novembre 844, probablement authentique, ce titre n’apparaît pas, contrairement à ce que dit Ponsich75.

35– À la ligne 9 de l’acte, on constate que le domaine concédé est censé venir des biens propres (« proprium ») qu’ont conféré à Béra son père et « dominus » le comte Guillaume, et son « senior » Charles. Ce terme, surtout appliqué à l’empereur, est aussi anachronique.

36– Tout aussi surprenante est la remise en 813 au pape Léon par un comte carolingien du monastère et du village d’Alet, en sorte que « nulla magna parvaque persona, neque dux neque comes » n’y prélèvent des taxes et que nulle puissance ecclésiastique ou laïque n’ait pouvoir sur lui ! Bien que l’on ait quelques exemples exceptionnels antérieurs, par exemple celui de Bobbio, une telle exemption est absolument inconciliable avec la politique des premiers empereurs carolingiens. Ceux-ci préféraient au contraire contrôler les monastères en leur accordant l’immunité impériale et en les prenant sous leur tuitio, comme l’avait déjà constaté É. Magnou-Nortier, laquelle fait également remarquer que le vocabulaire utilisé par cette charte n’est pas celui du début du neuvième siècle, mais celui du onzième siècle76. Par ailleurs, le cens trisannuel d’une livre d’argent, déjà suspect en soi, et qui aurait dû être versé au siège romain depuis 813, demeure parfaitement inconnu du Liber censuum de l’Église romaine77.

37– On se contentera de citer quelques-unes des autres incongruités du texte, qui sont multiples : la familiarité avec laquelle le comte s’adresse au pape, l’exigence que nul ne prélève de « marchionaticum » , terme dont la seule occurrence apparaît dans ce document, on y parle de « phalangia » de clercs et de laïcs, il n’y a ni actum , ni datum malgré l’annonce et la souscription des témoins ; seul le titre de Béra apparaît, car il est utile, ceux de Recosindus, Astremirus et Prodisus ne sont pas indiqués. La prétendue comtesse ne souscrit pas non plus.

38– Quant à la relique de la sainte Croix que Béra demande au pape pour le monastère d’Alet, il semble bien que l’importance de la fondation supposée ne justifiait pas un privilège aussi extraordinaire. Là encore, le modèle de Gellone, qui aurait reçu une telle relique dans la légende de sa fondation, mais de Charlemagne et non du pape, a vraisemblablement joué. Ce thème apparaît à Gellone entre 1120 et 1130, époque qui correspond bien aux démarches faites par le monastère d’Alet auprès de différents papes, comme nous le verrons plus bas78.

39L’acte de 813 est donc à l’évidence un faux, destiné à accréditer les prétentions du monastère d’Alet, et la référence au comte Guillaume, que ce texte est le seul à associer à Béra, est éminemment suspecte. Notons que l’opinion de Ponsich selon laquelle Béra était comte de Razès repose exclusivement sur ce texte et que, si l’on admet que c’est un faux, elle doit également être revue.

40Ajoutons qu’un essai d’identification des témoins supposés de l’acte confirme la transposition d’une époque bien postérieure à 813 : le nom d’Austremirus apparaît dans un diplôme de confirmation adressé en 844 par Charles le Chauve à l’abbé Centulle de Saint-Polycarpe79. Recosindus est pour sa part le mandataire du comte Salomon d’Urgell-Cerdagne en 868, dans un procès contre les moines de Saint-André d’Exalada80. Une enquête rapide n’a pas permis pour l’instant d’identifier Prodisus, mais tout ramène au règne de Charles le Chauve. Il est donc probable que les faussaires ont travaillé à l’aide de documents authentiques postérieurs.

41Que reste-t-il de ce texte ? On peut penser que sa rédaction peut comporter au moins un élément véridique, le mariage du comte Béra et d’une Romilla, puisqu’il est confirmé par la donation de Rotrude en 844, qui ne concerne cependant pas des biens en Razès. Les moines d’Alet ont pu avoir connaissance des liens unissant Béra et Romilla, étant donné que le cartulaire d’Elne les mentionne également.

42Si l’on se penche maintenant sur le second document de base justifiant l’hypothèse de P. Ponsich, la bulle du pape Pascal II en 1116, le tableau est très différent. Il s’agit manifestement d’un document authentique dans sa forme et son fond. Après avoir exposé le détail de la querelle qui opposait les abbayes de Lagrasse et d’Alet au sujet de l’église de Saint-Polycarpe en Razès, le document donne deux précisions importantes : on a présenté au pape parmi les titres d’Alet une donation écrite du comte Willelmund, faite du temps de l’empereur Charles, c’est-à-dire avant 814 si l’on pense qu’il s’agit de Charlemagne. Ceci fait difficulté, si l’on veut croire avec Ponsich que le comte Willelmund de la bulle est identique au Guillemund des Annales royales et de l’Astronome, et que l’on voit se révolter en 827 auprès d’Aizo. En réalité, ces deux dernières sources ne lui donnent pas le titre de comte, car il ne pouvait pas l’être, étant donné que Béra, après le duel judiciaire de 820, qui lui avait été défavorable, avait échappé à la décapitation, mais avait été exilé à Rouen après s’être vu retirer ses honores. Certes, il avait pu par grâce de l’empereur, conserver ses biens familiaux, mais son fils Guillemund ne pouvait pas hériter du titre comtal. Celui-ci avait échu à Rampon, puis à Gaucelme, le fils de Guillaume de Toulouse et de Guiburge. Ceci est confirmé par le fait que le diplôme donné par Argila en juin 844 rappelle que Gaucelme et Bernard, tous deux fils de Guillaume, avaient fixé ensemble les limites des domaines de Saint-Polycarpe de Razès : c’est donc que le Razès faisait partie de leur juridiction. Le Willelmund dont on a montré la donation au pape ne pouvait donc pas être Guillemund, fils de Béra, simple noble goth rebelle. Si l’on s’en tenait au texte de la bulle de Pascal II disant que la donation a eu lieu du temps de l’empereur Charles, il faudrait donc chercher un Guillaume ayant vécu sous Charles le Chauve ou Charles le Gros81.

43Il faut souligner que le diplôme du 20 juin 844 donné par Charles le Chauve en faveur du monastère de Saint-Polycarpe de Razès et de son abbé Centulle, mentionné plus haut, donne des indications essentielles pour notre propos : le roi Charles y donne au monastère le privilège d’immunité et le prend sous la tuitio royale, comme c’était devenu la politique des Carolingiens. On ne trouve nulle part une quelconque sujétion au monastère d’Alet, qui n’existait probablement pas encore à cette époque. L’abbaye de Saint-Polycarpe était donc bien indépendante en 844 et, par ailleurs, le diplôme précise qu’il renouvelait un acte, perdu aujourd’hui, de Louis le Pieux, donc délivré avant 840. Dernière indication : le roi garantit les droits des hommes libres vivant « infra terminos ejusdem monasterii » , ces limites ayant été définies sur mission confiée par son père (Louis le Pieux) aux comtes Gaucelme et Bernard82. Confirmant s’il était besoin la fausseté du prétendu acte de Béra plaçant le monastère d’Alet sous la protection pontificale en 81³, le diplôme de 844 montre qu’il est donc complètement impossible qu’un comte Willelmund, fils de Béra, ait donné Saint-Polycarpe au monastère d’Alet au temps de Charlemagne. Il montre aussi que le Razès était sous la direction de Gaucelme ou Bernard, et non de Béra. Ce n’est qu’après la disgrâce des Guilhelmides qu’il revint à un descendant de Béra, Argila.

44Quant à savoir si le diplôme de Willelmund présenté au pape Pascal II était authentique ou faux, nul ne peut plus le dire puisqu’il était déjà perdu au temps de Devic et Vaissète. Il peut tout aussi bien s’agir d’un faux, complétant l’arsenal de l’abbaye d’Alet. C’est ce que tendent à faire penser deux textes plus tardifs, qui n’ont pas suffisamment été utilisés par la recherche : une bulle de Callixte II datée du 19 juin 1119 et une autre d’Alexandre III, donnée le 2 mai 1162, toutes deux confirmant les biens du monastère d’Alet83. La première, adressée à l’abbé Raymond, rappelle la teneur de la charte de 813, la fondation du monastère par Béra, qui la remet au Saint-Siège sous un cens trisannuel d’une livre d’argent84, puis, quelques lignes plus loin, rappelle également le don de l’église Saint-Polycarpe de Razès, confirmé par le pape Pascal II au même abbé trois ans auparavant. La boucle était ainsi bouclée : le faux de 813 et la donation, vraie ou fausse, de Willelmund se trouvaient unis dans un seul texte de confirmation, qui en profitait pour valider également la possession des autres biens de l’abbaye. Les faux se confirmant l’un l’autre, il n’était pas si difficile d’abuser la cour romaine, et la bulle d’Alexandre III ne fait que reprendre l’ensemble des éléments accumulés. En revanche, aucun des deux textes ne parle plus de la relique de la sainte Croix, trop invraisemblable, peut-être.

45Il n’en reste pas moins que les arguments anthroponymiques avancés par P. Ponsich gardent une valeur certaine : Béra a eu un fils du nom de Guillemund, forme gothique du nom de Guillaume (Wilhelmus) et une fille du no m de Rot rud e , qui é voquent i ncontestablem e n t le capita l anthroponymique de la famille carolingienne. Il faut donc bien qu’il y ait eu, à un moment ou un autre, une alliance avec les Guilhelmides. Il ne faut pas oublier que, même si l’acte d’Alet en 813 est un faux, on a pu se souvenir au XII^e siècle que Béra était fils de Guillaume. Il convient donc de réexaminer ce dernier problème.

46L’hypothèse de dom Vaissète de la filiation Guillaume-Béra a été mise en doute au siècle dernier par J. Calmette, qui remarquait que « un personnage aussi considérable que le comte de Razès, s’il eût été de la famille qui nous intéresse, aurait sa place marquée dans le Manuel de Dhuoda »85. En effet, Dhuoda ne pouvait ignorer Béra s’il était de la famille de son mari ; l’argument est cependant contesté par P. Ponsich, au fait que Dhuoda ne mentionnerait que ceux des enfants défunts de Guillaume qu’elle a connus86. On peut aussi objecter que Dhuoda pouvait répugner à mentionner un comte condamné par l’empereur pour trahison et dépouillé de ses ho nores87. À notre sens, cet argument ne tient pas, car si Béra avait été fils de Guillaume, il aurait été un descendant direct des Pippinides, et Dhuoda n’aurait pu manquer de le citer dans sa liste des morts à honorer, d’autant plus qu’elle cite déjà Cunégonde, première épouse de Guillaume, et supposée mère de Béra88. Par ailleurs, Ermold le Noir n’hésite pas à mentionner le rôle de Béra dans la prise de Barcelone et son titre de comte, malgré la condamnation de 820 et la disgrâce du comte.

47Cependant, P. Tisset a avancé deux arguments de poids : outre le fait que les sources narratives nous présentent Béra comme un goth, et même « princeps gothorum » , le récit du duel judiciaire qu’il perdit montre qu’il relevait du droit wisigothique, même si ce type de duel n’était pas une institution wisigothique89. En effet, la chronique de l’Astronome précise que le combat eut lieu sous la loi des combattants, Béra et Sanila, « quia uterque gothus erat, equestri proelio congressus est »90. Or, l’origine des combattants détermine la loi selon laquelle le combat aura lieu, qui détermine ici le choix des armes. L’ascendance gothique de Béra semble donc indiscutable. Le dernier argument de Ponsich selon lequel Béra était particulièrement proche de Guillaume lors du siège de Barcelone et aurait été récompensé par celui-ci du comté de Barcelone ne tient pas non plus. Ermold ne le décrit jamais comme un des proches du duc. Au contraire, autant l’énergie de Guillaume est mise en valeur lors de l’assemblée de Toulouse91, autant Ermold met l’accent sur l’ironie des Maures se moquant de Béra, dont leur lance avait si souvent repoussé les assauts92. Par ailleurs, le titre de comte avait été attribué à Béra non par Guillaume, mais par l’empereur lui-même. Il faut bien se rendre à l’évidence : aucune source authentique ne mentionne de filiation entre Guillaume de Toulouse et Béra.

48Cependant, certains descendants de ce dernier, au moins à la première génération, portent des noms carolingiens. Une hypothèse originale a été énoncée par J.-B. Elzière qui, examinant les textes de fondation de différents monastères, en est arrivé à douter fortement de la filiation Guillaume de Toulouse / Béra. Il propose ainsi de voir en Béra non le fils, mais le gendre de Guillaume, Romilla étant la fille de Cunégonde93. Cette solution séduisante n’a malheureusement pas de confirmation dans les textes et ne doit selon nous être considérée que comme une hypothèse vraisemblable, mais elle expliquerait bien le silence des textes narratifs et l’hostilité des descendants légitimes de Guillaume envers Béra et ses héritiers94.

49Que peut-on donc savoir des fonctions de Béra ? Il s’agit bien évidemment d’un personnage essentiel des années 800-820. « Princeps Gothorum », c’est-à-dire chef des troupes d’origine gothique, si l’on en croit Ermold, il a conduit de nombreuses opérations en territoire musulman avant et après la prise de Barcelone et, même si le poète tente de minimiser son rôle pour mettre en valeur ceux de Guillaume et du roi Louis, les autres sources – Eginhard et le mandement de Charlemagne de 812 en faveur des aprisionnaires – montrent qu’il avait accès au palais impérial. Il y est même probablement resté de 811 à 812, puisqu’il n’a pas participé aux opérations militaires de la marche pendant cette période. En revanche, on ne sait où Ponsich a pu trouver qu’il était « de 817 à sa disgrâce de 820, marquis de Septimanie et de la marche d’Espagne »95. Aucune source n’en fait état et aucune non plus ne montre un membre de sa famille comte du Razès avant Argila. En revanche, il était déjà titulaire d’un comté avant le siège de Barcelone, si l’on se fie à la formulation de l’Astronome : « Ensuite, laissant là le comte Béra pour la garder avec une garnison de Goths… »96. Peut-être était-il comte de Conflent avant de devenir également comte de Barcelone97.

50Par ailleurs, Béra était probablement le descendant d’une très ancienne famille wisigothique. En effet, on rencontre déjà son nom dans un texte qui, à notre connaissance, n’a pas encore été versé au dossier, la Vita Wambae, premier ouvrage connu de l’archevêque Julien de Tolède, écrit probablement à la fin des années67098. Ce texte décrit, après une présentation élogieuse des débuts du règne du roi wisigoth Wamba, la répression en672-673 d’une révolte menée par le comte Paul, qualifié de tyrannus , c’est-à- dire d’usurpateur. Malgré le secours d’un contingent franc, Paul fut vaincu et capturé, après la prise de Nîmes, par les troupes de Wamba. Julien énumère alors les personnalités locales qui avaient soutenu la révolte de Paul et avaient été vaincus : parmi de nombreux noms wisigothiques, on trouve celui d’un Béra, sans mention de titre ni de fonction99. On ignore ce que sont devenus les captifs, mais une interrogation de la base de données de la Patrologie Latine permet de constater qu’il s’agit de la seule occurrence précarolingienne du nom de Béra. Ce dernier était donc un noble wisigoth septimanien ayant pris parti pour l’usurpateur contre Wamba, premier roi sacré de l’Europe médiévale, en672. Puisque le capital anthroponymique se transmettait, on peut émettre l’hypothèse qu’un siècle plus tard, le comte Béra pouvait être un descendant de l’allié du comte Paul, possessionné comme lui en Septimanie, à la fin du VIII^e siècle. On comprendrait mieux alors la présence de Béra parmi les témoins du testament de Charlemagne : cet honneur insigne correspondrait au rang d’un noble wisigoth, issu d’une vieille famille septimanienne et nommé comte de Barcelone après la prise de la ville par les Francs, laquelle étendait considérablement la marche. Ce contact permanent avec l’ennemi musulman lui donnait un rôle capital dans la stratégie franque en Aquitaine. Il ne faut pas oublier que d’autres représentants des marches figurent parmi les souscripteurs du testament de Charlemagne, tels Gerold, comte et duc de la marche orientale de 811 à 832, ou Ercangarius, comte de Padoue.

51Si l’on veut bien accepter l’examen des sources et les raisonnements qui précèdent, on se retrouve devant un tableau de la situation politique qui diffère quelque peu de celui que présente l’historiographie traditionnelle.

52La position politique de Guillaume de Gellone doit s’apprécier selon nous dans le cadre plus général de la stratégie de Charlemagne dans les marches. Bien qu’ayant satisfait au particularisme aquitain en conservant un royaume d’Aquitaine en sous ordre et en y nommant roi son fils Louis, il continua à diriger de très près la politique et les opérations militaires dans la région, ne laissant que peu d’autonomie à son fils. Son homme de confiance et véritable tuteur du royaume d’Aquitaine était Guillaume, comte de Toulouse et duc, c’est-à-dire chef des armées. Celui-ci n’était pas forcément un proche du roi Louis, bien qu’Ermold nous présente volontiers ce dernier s’appuyant sur son épaule100 : on a vu en effet que le roi d’Aquitaine confiait plus volontiers des missions à ses fidèles Adhémar et Bégon. Celui-ci remplaça d’ailleurs peut-être Guillaume à Toulouse quand le comte embrassa la vie monastique.

53Il faut aussi probablement renoncer à la filiation Guillaume / Béra, malgré les perspectives anthroponymiques qu’elle ouvrait. Cependant, les informations que l’on recueille ainsi sont tout aussi intéressantes. Béra, noble issu d’une ancienne famille septimanienne ayant pris parti pour les Francs était, de par sa position de « princeps » goth au contact avec l’ennemi, un élément important de la politique de Charlemagne. Sa disgrâce de 820 peut être vue comme l’aboutissement de manœuvres menées contre lui par le fils de Guillaume, Gaucelme. L’animosité, qui se poursuivit entre les deux familles au cours des générations suivantes, donne ainsi le cadre des rivalités aristocratiques pour le pouvoir dans la marche.