Le réemploi tardif d’une tenture du duc de Bedford en chasuble
p. 143-147
Texte intégral
1La maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, qui abrite les collections du Musée d’art sacré du Gard, a hébergé la famille de Piolenc pendant plus de six cents ans. Ce noble lignage était acquis à la cause du roi de France depuis la fin du XIIIe siècle. Sur les plafonds de ses salles d’apparat, Guillaume de Piolenc peint en 1450 le rêve d’une France moderne réunie autour de Charles VII, le souverain plutôt qu’un suzerain1. On comprend que le professeur Philippe Contamine ait suivi la découverte des décors médiévaux de cette demeure avec attention et qu’il ait été surpris de trouver dans les collections du musée une pièce de tissu renvoyant à la guerre de Cent ans, côté anglais.
2Il s’agit d’une chasuble de deux pans d’étoffe assez raides, droit à l’arrière et en boîte à violon à l’avant, qui ne couvrent pas les bras2 (Fig. 54). La régularité de la disposition du motif décoratif représentant une racine en fait une marque personnelle. Le rapprochement avec les inventaires après décès du duc de Bedford (1389-1435) permet d’identifier ce vêtement liturgique comme pouvant provenir de la chapelle du régent anglais du royaume de France. D’emblée cependant, la forme même du vêtement liturgique et l’inversion de l’emblème héraldique posent problème. Les remarques qui suivent font état de la question, en attendant une étude plus exhaustive conduite conjointement avec Jenny Stratford qui a publié les inventaires Bedford au moment où, heureuse coïncidence, cette chasuble entrait dans les collections du musée3.
3Acquise en 1992 dans le commerce lyonnais, cette chasuble avait été vendue une première fois en 1989 par la maison Fisher en Suisse, si bien qu’il est aujourd’hui impossible de connaître sa provenance ou, du moins, de savoir quel fut son dernier collectionneur. Le revers porte deux marques à l’encre non identifiées qui semblent du XIXe siècle4.
4La chasuble, bordée d’un galon vert d’eau, est formée de la réunion de deux pièces de velours coupé de soie rouge. On sait que la beauté du velours et le mystère de sa réactivité à la lumière en font un tissu de luxe destiné à flatter l’image des puissants, depuis le XIVe siècle. Il est rehaussé d’applications cousues de broderies de lin ou de soie et de fils guipés d’or très oxydés et placées en quinconce. Un orfroi5, lui aussi bordé d’un semblable galon, les rassemble. Il est disposé en forme de croix sur le dos et en bande verticale sur le devant. Ce sergé de lin est orné d’un décor de fils de soie polychrome bleue, verte et or. Les motifs floraux stylisés sont séparés par des écriteaux portant en alternance les noms IHESUS et MARIA en lettres capitales (Fig. 56). Cette écriture à dominante d’onciales se caractérise par des lettres fermées par des déliés, propres à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. Cet orfroi, qui s’apparente au type du galon de Cologne, peut, selon toute vraisemblance, dater de cette époque. Un grand soin a été porté à la symétrie du décor des bras de la croix, tant au niveau des motifs que des couleurs. Le revers de la chasuble, quant à lui, est constitué d’une grosse toile forte et gommée en coton qui sert de soutien rigide. Les deux pièces se chevauchent au centre. Ce type de bougran et l’utilisation qui en est faite correspondent à une pratique postérieure au Moyen Age.
5Les broderies cousues sur le velours évoquent un arbre d’épines6. Cet emblème ne semble pas issu du domaine de la liturgie, quoique Petrus Christus l’ait associé à la représentation de la Vierge vers 1465. Son panneau, Notre-Dame de l’arbre sec, conservé dans la collection Thyssen-Bornemisza, montre l’arbre de la connaissance du jardin d’Eden, desséché après la faute d’Eve7. En fait, sur la chasuble, le motif est présenté à l’envers. Il s’agit donc d’un tronc d’arbre coupé avec indication des cernes de croissance. Cette racine coupée au tronc porte des racines adventives prenant sur la tige et des radicelles. Une racine au centre est toujours coudée de la même manière, de la gauche vers la droite (Fig. 55).
6Cette particularité se répète sur toutes les broderies. On est en présence d’un travail en série. Cet emblème héraldique peu fréquent identifie, nous l’avons déjà précisé, Jean de Lancastre, duc de Bedford, troisième fils né en 1389 du roi d’Angleterre Henry IV et régent du royaume de France, de 1422 à sa mort en 1435. Conscient de fonder une nouvelle dynastie, il prend la racine comme marque distinctive personnelle à partir de 1423. L’inventaire de ses biens après décès le précise : « racine qui estoit la devise dudit defuncte8. » Ces « racines d’or et de soye de plusieurs couleurs brodées sur toile blanche9 » étaient apposées sur tous les objets qui appartenaient à Bedford comme marque de reconnaissance et signe de propriété. L’inventaire précise que le duc possédait chez lui « deux coffres pleins de racines… prestes pour assoier sur drap10. » On rencontrait la « racine de Monseigneur11 » non seulement sur la « coverture » du lit de parade mais aussi sur toutes les tentures12, dont beaucoup sont en satin13 et en velours14 et, évidemment, sur les ouvrages d’orfèvrerie15, les sceaux, le monnayage16 et les livres17. Une enluminure des Heures du duc et de la duchesse de Bedford montre le prince agenouillé devant une tenture semblable, sur laquelle est rajoutée une autre devise, « a vous entier », également cousue18 (Fig. 57).
7Dans son testament de 1435, le duc donne à la chapelle où il sera enterré des ornements liturgiques brodés de racines d’or sur velours rouge19. En 1432, il en avait fait faire une par Jean Duval, chasublier du roi à Paris20. La chasuble du Musée d’art sacré du Gard peut-elle être l’une d’elles ? D’emblée la forme en violon du devant invite à la plus élémentaire prudence. On sait néanmoins que nombre de chasubles médiévales ont été retaillées tardivement, comme celle qui se trouve dans le trésor de la cathédrale d’Embrun21 ou celles de Boniface VIII à Anagni ou de Pie II à Pienza, pour ne s’en tenir qu’à des exemples célèbres22. On pourrait donc être en présence d’une chasuble ancienne restructurée.
8Il faut revenir une fois encore sur les traces d’usure du velours avant de proposer une réponse. Celles-ci ne paraissent pas consécutives à un usage liturgique, mais antérieures. Elles sont parallèles, régulières, verticales et pas toujours profondes, occasionnées fort vraisemblablement par un frottement régulier dû à un usage de longue durée et toujours le même. En particulier, on ne rencontre pas de traces perpendiculaires, pas de pli, pas de cassure du tissu liés à un usage particulier, comme un habit. Les deux pièces qui composent la chasuble ne peuvent donc pas provenir d’un grand vêtement ample de coupe circulaire ou en trois quarts de cercle comme ce type d’ornement l’était à la fin du Moyen Age. Si cela avait été le cas, soumis à divers frottements, elles auraient présenté des plis irréguliers. On peut penser qu’elles sont un remploi d’une tenture qui ornait la demeure du duc et que montre l’enluminure déjà mentionnée de ses Heures23. Tout semble donc concorder : la chasuble actuelle n’a pas été confectionnée du temps du duc de Bedford, même si les pièces de tissu et les racines héraldiques qui y sont cousues proviennent bien du décor de sa maison. A quelle date a-t-elle été fabriquée ?
9La chasuble a-t-elle pu être réalisée peu après la mort du duc, à partir d’une étoffe d’ameublement lui ayant appartenu ? L’héraldique du Moyen Age ne représente, on le sait, que des personnages vivants, hormis sur les monuments funéraires. A sa mort, la racine ne signalant plus le duc, peut-être l’emblème identitaire a-t-il été transformé en motif décoratif, comme un arbre d’épines ? C’est difficile à admettre car une grande partie des tissus et objets inventoriés sont revenus au cardinal Henri de Beaufort, évêque de Winchester et oncle de Bedford, mort en 1447. On l’imagine mal ne pas avoir en mémoire l’emblème de son neveu au cours de la décennie suivant le décès de ce dernier. De plus, les chasubles avaient encore au milieu du XVe siècle une forme ample et souple. On devrait donc trouver des plis et des traces irrégulières de frottement. Or, avons-nous déjà précisé, il n’en est rien.
10Dans ces conditions tout porte à croire que cette chasuble a été confectionnée très tardivement, peut-être au XVIIe siècle ou même au siècle suivant. On aurait recoupé un tissu dont on ne comprenait plus la signification et dont on aurait inversé le sens pour lui donner, peut-être, une lecture religieuse. La forme française en boîte à violon qu’adopte le vêtement n’est pas médiévale. De plus, l’irrégularité de l’encolure avec trois pièces de velours à gauche et deux à droite montre qu’on a manqué de tissu et qu’on a fait avec ce qu’on avait. Enfin, le galon qui la borde est tardif.
11Un dernier examen de l’orfroi renforce cette datation. Sa forme en croix latine invite une fois de plus à la prudence, quoique la croix fourchue à deux ou trois dents tende au cours du XVe siècle à être remplacée par la croix latine, comme le montrent la chasuble Erpingham antérieure à 1428 du Victoria and Albert Museum de Londres24 ou encore à la fin du siècle la représentation de La messe de saint Gilles du Maître de Saint Gilles, sur le panneau conservé à la National Gallery de Londres25. Mais le choix délibéré d’équilibrer les motifs relève d’un parti artistique qui paraît moderne.
12L’analyse qui précède peut paraître laborieuse. En fait, nous avons voulu conserver toutes les étapes de l’enquête afin de montrer l’aspect hétéroclite de cet assemblage, sa forme tardive et de mettre en valeur des pratiques liturgiques renvoyant vers l’époque moderne, tout ceci en vue de démontrer que cette chasuble n’a jamais appartenu à la chapelle du duc de Bedford. Un tissu jugé précieux et de qualité a été affecté au culte à l’époque moderne. Ce n’est pas un exemple isolé.
13Il n’empêche que dans cette Maison des chevaliers, dont les salles d’apparat de Guillaume de Piolenc sont à l’avantage de Charles VII, roi très victorieux, la présentation de cette chasuble prend une valeur de revanche symbolique sur l’Histoire, comme si le temps pouvait donner une morale à cette dernière, à moins qu’il ne cherche à nous persuader que tout honneur et toute gloire n’appartiennent qu’à Dieu seul dans la succession des siècles, ce qui est peut-être, en définitive, l’explication même du remploi de cette tenture en chasuble.
Notes de bas de page
1 A. GIRARD, La maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, t. I, La demeure des Piolenc, Pont-Saint-Esprit, 2001, p. 90-92.
2 dos : 1085 mm de hauteur et 610 de largeur – devant : 954 et 530 (échancrure : 293). Cette chasuble porte le numéro d’inventaire CD. 92. 2. 5 dans les collections du musée.
3 J. STRATFORD, The Bedford inventories, Londres, The Society of Antiquaries of London, n° XLIX, 1993.
4 La première indique au niveau de l’encolure le numéro 15130 surmontant un mot illisible (euun/rund ?) ; la seconde au bas du dos est un cachet bleu circulaire divisé en deux moitiés avec en haut la marque Koll (pour Kollektion ?) en demi-lune autour d’un trèfle et en bas la lettre x et un cœur.
5 Largeur : 85 mm.
6 Hauteur : 132 mm et largeur maximale : 164.
7 M. AINSWORTH et M. MARTENS, Petrus Christus, Gand, Ludion, 1995, p. 162-165.
8 STRATFORD, op. cit., C257, p. 99.
9 Ibidem, B 39.
10 Ibidem, C 98.
11 Ibidem, B 100.
12 Ibidem, C 80.
13 Ibidem, C 234.
14 Ibidem, C 63 et seq.
15 Ibidem, B 100.
16 Ibidem, pl. XIV, C et XXII.
17 C. STERLING, La peinture médiévale à Paris, 1300-1500, Paris, La bibliothèque des arts, tome I, 1987, p. 424.
18 Londres, British Library, Add. MS. 18850, fol. 256 v.
19 STRATFORD, op. cit., p. 394 : « ornamenta… que habet brodata de radicibus auri super velutum rubeum. »
20 Ibidem, p. 393, n° 11.
21 Les trésors des églises de France, catalogue d’exposition du Musée des arts décoratifs, Paris, 1965, n° 664 et pl. 211.
22 B. BERTHOD et E. HARDOUIN-FUGIER, Paramentica, catalogue de l’exposition du Musée de Fourvière, Lyon, 1992, p. 23, n. 25.
23 Voir la note 18.
24 STRATFORD, op. cit., pl. LX.
25 C. STERLING, La peinture médiévale à Paris, 1300-1500, Paris, la bibliothèque des arts, tome II, 1990, p. 264.
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