Étoffes neuves ou de réemploi. Les matières premières des vêtements liturgiques à la fin du Moyen Âge
p. 17-27
Texte intégral
1Les ornements conservés dans les sacristies de cathédrales ou mis au jour lors de l’ouverture de sépultures où reposent les dépouilles d’ecclésiastiques de haut rang permettent d’examiner ces vêtements dans leur plus infime détail : leur coupe, les techniques de couture, les modifications, transformations et même ravaudages qui leur ont été apportés au cours du temps. Les documents d’archives disponibles pour les derniers siècles du Moyen Âge n’autorisent pas des examens aussi précis. Même les plus complets des inventaires mobiliers, qui s’attachent à énumérer le contenu de trésors des cathédrales, des églises de pèlerinage ou encore des chapelles royales ou princières ne parviennent pas à fournir autant d’informations que l’analyse visuelle ou, éventuellement, les analyses chimiques. Pourtant, ces documents bien connus – publiés pour la plupart – mériteraient d’être exploités de manière systématique pour obtenir une vue d’ensemble des ornements liturgiques de luxe. L’étude en parallèle des comptabilités royales, lorsqu’elles sont conservées, pourrait compléter les descriptions, dater les évolutions et, peut-être, révéler les transformations subies par certaines pièces. Les paramètres descriptifs que contiennent ces deux types de documents sont surtout des noms d’étoffes, parmi les plus riches, des notations relatives à leur couleur et à la présence d’or ou d’argent, à leur ornementation tissée, brodée ou peinte, à l’application d’orfrois ou de joyaux. La composition des ensembles, différents selon qu’ils étaient destinés à un évêque ou à un prêtre, assisté ou non d’un diacre ou/et de sous-diacre(s), donne une idée de la majesté des célébrations où brillaient la soie et l’or (Fig. 1). En revanche, il faudrait tenter d’expliquer la présence, dans le même contexte social, de pièces isolées : vestiges d’ensembles désormais usés, découpés pour servir à d’autres fins, distribués ailleurs, ou offrandes de provenance plus modeste ? Plus exceptionnellement, les vêtements liturgiques sont accompagnés de diverses tentures et garnitures d’autel qui leur sont assorties, constituant alors des ensembles de grande valeur appelés « chapelle ».
2Une recherche systématique, rapprochant des séries d’archives importantes, permettrait de suivre les évolutions dans le temps, selon les régions, des types d’étoffes utilisés, des couleurs et des décors préférés. Confrontés aux documents iconographiques et aux ornements liturgiques conservés – provenant pour la plupart des trésors épiscopaux ou princiers –, les résultats d’une telle enquête permettraient sans doute de replacer ces objets dans leur contexte d’acquisition et d’utilisation.
3Pour peu que l’on ne veuille pas se limiter aux documents qui décrivent les vêtements liturgiques les plus somptueux, le champ de la recherche est immense et, pour réunir les données disponibles, exigerait un effort de collecte considérable. Des inventaires existent en effet, qui décrivent les biens d’ecclésiastiques plus modestes, d’églises urbaines, de chapelles privées appartenant à de petits seigneurs ou à de riches citadins, ou encore de stocks commerciaux. Ces inventaires sont malheureusement éparpillés dans des fonds d’archives disparates, ceux des notaires dans les pays de droit écrit, mais aussi dans des séries moins « classiques ». Par exemple, pour la Bourgogne des XIVe et XVe siècles figurent, dispersés dans les registres comptables des châtellenies et bailliages, des listes de biens ayant appartenu à des mainmortables, des bâtards, des condamnés ou des délinquants en fuite, aussi bien que des inventaires de châteaux. De son côté, la justice de la mairie de Dijon, soucieuse de protéger les intérêts des héritiers mineurs, absents de la ville, ou encore non identifiés, a regroupé dès 1380, dans d’épaisses liasses, des inventaires provenant de presque toutes les catégories sociales représentées dans la ville. Malgré le nombre de documents réunis, un peu plus d’un millier au total, les informations relatives aux ornements liturgiques ne sont pas très nombreuses. Elles ouvrent toutefois des aperçus sur une grande diversité de situations, rarement prises en considération dans les études relatives à ce sujet.
4Notons, de prime abord, que les inventaires de simples prêtres comportent peu de vêtements liturgiques. Ceux-ci appartiennent habituellement aux églises ou chapelles, non aux prêtres qui les desservent. Deux inventaires de prêtres dijonnais le confirment expressément. Dans l’un d’entre eux, la mention d’une « chasuble de sandal perce fourree de sandal noir, ensemble l’estolle et le manuble parelz »1 a été biffée par le clerc, au motif que ces objets ont été rendus à l’église qui en était propriétaire2. Un ensemble comportant d’autres éléments est décrit dans l’inventaire de « Messire Jaques Le Nurret », composé de « une chasuble de sandel violet, une aube, ung amy, ensemble les autres ornemens d’autel » ; ils n’ont pas été prisés « pour ce que l’on dit que sont d’une chapelle de Chastoillenois que ledit messire Jaques desservoit »3. Cette mention offre l’intérêt d’indiquer que les vêtements faits de toile, portés sous la chasuble, sont bien considérés au XVe siècle comme faisant partie des ornements liturgiques ; il est d’ailleurs fréquent que les aubes de toile soient ornées au bas d’un « parement » richement décoré de broderies ou d’orfrois colorés, tout comme l’amict, rectangle de toile posé sur les épaules et entourant le cou, revêtu entre l’aube et la chasuble.
5L’inventaire de « Messire Jaques Le Nurret » démontre que ces pièces vestimentaires de toile pouvaient appartenir aux édifices du culte. Pourtant, certains prêtres possédaient en propre des aubes de toile de lin, longues tuniques blanches portées sur leur vêtement ordinaire sous la chasuble et ses accessoires. On relève aussi dans leur garde-robe la présence de « surpelis » et de « roichot » de toile4 ; plus courts que l’aube, ils étaient portés à l’intérieur de l’église pour les offices canoniaux ou à l’occasion de certains rites et hors de l’église pour les processions. L’iconographie des saints prêtres nous a familiarisé avec ces longs surplis, appelés aussi « surpelissons ». L’un de nos prêtres dijonnais, Messire Hugues Passequoy, disposait de « IIII surpelis, les II sans manches [...] autres II a manches »5. Il faut prendre garde toutefois au fait que les termes surplis et rochet apparaissent aussi parmi les vêtements portés par les laïcs. Mais la nature du matériau dans lequel étaient taillés les uns et les autres fait toute la différence ; il s’agit de toile de lin pour les surplis énumérés chez les prêtres, étoffe très coûteuse qui, en raison de sa délicatesse et de sa blancheur, a été associée, dans l’Occident chrétien comme dans d’autres civilisations, aux rites sacrés. Chez les paysans et les artisans, lorsque la matière première est spécifiée, il s’agit de « grosse toile » ou de toile de chanvre, plutôt évocatrice de blouses de travail.
6Aubes, rochets, surplis et aussi amicts de toile de lin se retrouvent, mais en petit nombre, dans les chapelles des châteaux que possédaient les ducs à travers leurs domaines de Bourgogne (Fig. 2). Au moment où un nouveau châtelain prenait ses fonctions, un inventaire était dressé des biens appartenant au duc. L’équipement des chapelles castrales, généralement assez médiocre, y est décrit avec peu de soin : les matériaux des ornements, leur couleur, sont souvent omis, au point que les doublures de cendal ou de toile sont plus souvent spécifiées que l’étoffe utilisée pour l’endroit du vêtement. Si cette dernière est mentionnée, l’indication « soie » reste imprécise. Rares sont les descriptions plus détaillées, comme celles de la chape appartenant à la chapelle du château de Brasey « de drap de soie ouvré de lions »6, ou de la chasuble de Germoles en « filz violet figuré de bourre de soye »7. Ces mentions attirent l’attention, comme dans les inventaires de prêtres dijonnais, sur la couleur des doublures de chasubles et sur le contraste qu’elles formaient avec la surface du vêtement. Ainsi, dans deux inventaires du château d’Aisey, dressés à trois ans d’intervalle, nous trouvons citée une chasuble blanche « fourrée de toille perse » en 1377 et, en 1380, « de teulle noire »8. S’agit-il du même vêtement ? Sa doublure a-t-elle été remplacée ? Sinon, la toile « perse » est-elle d’un bleu si sombre qu’elle ait pu être décrite comme « noire » ? Ce n’est pas impossible car, à cette époque, le terme « noir » peut définir une nuance sombre et être accolé à un nom de couleur, par exemple pers noir, vert noir.
7Destinés aux services religieux que suivait le personnel permanent du château – le châtelain étant habituellement un membre de la petite noblesse –, il n’est pas étonnant que les chasubles conservées dans les châteaux des ducs de Bourgogne dépassent rarement en qualité celles qui figuraient dans une maison forte du Beaunois en 1367. À cette date, leurs possesseurs, deux frères, simples écuyers, se voyaient confisquer au profit du duc la moitié de leurs biens car l’un d’entre eux, trahissant le duc, son suzerain, avait pris le parti des Grandes Compagnies. Il est presque surprenant de découvrir chez eux « I vestemant de prestre garni de chasuble et est de samin roige » et « I autre vestemant a prestre garni dont la chasuble est de samin noir, viéz »9. L’expression « vestemant de prestre garni » désigne vraisemblablement l’ensemble des ornements liturgiques utilisés par un prêtre ; quant au « samin » ou samit dont ils sont faits l’un et l’autre, il s’agit d’une soierie relativement épaisse, à armure plus complexe que celle du cendal – mais ces qualités sont dépréciées ici par le qualificatif « vieux » du second « vestemant ».
8Parmi les maisons dijonnaises dont l’inventaire mobilier nous est parvenu, quelques-unes possèdent une « chapelle ». Même si leurs caractéristiques architecturales ont permis aux rédacteurs du document de les identifier comme telles, la liste des biens qu’elles contiennent montre que certaines d’entre elles ont été détournées de leur destination première, même dans des maisons nobles. Chez « dame Julienne, vesve de feu noble homme Messire Henry le Berruyer, chevalier »10, les rédacteurs et experts n’ont trouvé que du froment. Dans la chapelle de Maître Pierre de Jalerainges, un « mabre »11 rappelait la vocation religieuse de cet espace, utilisé au moment de la mort de ce « sage en lois » comme garde-meuble et garage pour une charrette12.
9Telles qu’elles sont décrites, seules deux chapelles sont en état de remplir leur fonction, entièrement équipées et pourvues de « vestement d’auté » et un troisième document décrit un ensemble d’ornements très complet, bien que la chapelle ne soit pas mentionnée. L’ensemble, peut-être incomplet, de l’hôpital Saint-Jacques, modeste fondation de sept lits, est composé d’« aube, ami, estoles, manuples »13. Au contraire, dans la vaste demeure de Renaud Chevalier14, tailleur de Philippe le Hardi, dont le volume et le mobilier luxueux évoque un train de vie quasi seigneurial, les vêtements et tentures rencontrés dans sa chapelle sont détaillés avec soin (Fig. 3). L’aube, avec sa ceinture de « fil d’Espineul a siendre l’aube » et l’amict de lin, accompagnent trois ensembles comportant chasuble, étole et manipule, tous taillés dans des draps d’or ; l’un d’eux est « ouvré » d’oiseaux d’or, l’autre de cygnes d’or. Sur le troisième « il a escrit “Y me tarde” », devise de Philippe le Hardi, vraisemblablement brodée. À son propos, la question se pose de savoir s’il s’agit de pièces réalisées pour la chapelle ducale, dont Philippe le Hardi aurait fait don ultérieurement à son tailleur. Une autre hypothèse paraît plus vraisemblable, dans la mesure où les décors religieux confectionnés pour les princes font appel à des thèmes héraldiques ou/et religieux plutôt qu’à des « devises » profanes. Il est possible que cette chasuble et ses accessoires aient été retaillés dans des étoffes ou un vêtement brodés pour le duc, ce que tend à confirmer la présence, dans l’un des coffres de Renaud Chevalier, d’« ung pam d’un habit de soie ovrey ou il escript [sic] “Y me tarde” » et de « VII petites pieces dudit habit... ». C’est sans doute à partir de l’une de ces amples houppelandes ornées de devises, souvent représentées dans les miniatures des manuscrits royaux et princiers de la fin du XIVe siècle, qu’ont été confectionnés ces ornements liturgiques appartenant au tailleur. Comme il a été remarqué à propos des emplois vestimentaires de la soie, l’appartenance à la cour ducale, fût-ce dans des fonctions relativement modestes, tient lieu parfois de quartiers de noblesse et autorise à transgresser les règles des hiérarchies vestimentaires15.
10Avec cet ensemble de vêtements d’autel, tous taillés dans des draps d’or, le tailleur du duc surpasse en splendeur l’un des citadins éminents de la ville, Guillemot Porteret, « jadis bourgeois de Dijon »16. Si ce dernier l’emporte, numériquement, avec quatre chasubles, une seule est faite d’un drap d’or, d’ailleurs déprécié par le qualificatif « vieux ». Une autre « chasube de velu vermeille garnie d’estoille et de maniple » estimée douze francs relève de la consommation textile de luxe, tant pour le type de tissage que pour la qualité de sa teinture (Fig. 4). Beaucoup plus modestes sont les deux autres chasubles, l’une d’« ostade noire », l’autre de « fustaine blanche royé », sans doute mieux adaptées aux célébrations des jours ordinaires. Par comparaison, les ornements énumérés chez le tailleur semblent correspondre plus au désir de thésauriser ou de collectionner des pièces de valeur exceptionnelle qu’au souci de constituer une « garde robe » adaptée à sa fonction et aux circonstances de leur emploi17.
11C’est un véritable trésor – et considéré comme tel à l’époque – que révèle l’inventaire d’un « coffre tout couvert de fer estant au revestaire de l’église et monastere de Saint Bénigne »18. Toutefois, son contenu n’appartient pas à la puissante abbaye dijonnaise mais, comme le précise le préambule du document, y a été mis à l’abri par les prêtres desservant l’église de Grancey19. Ici, parmi les aubes de lin, figurent aussi deux aubes de soie blanche ; les parements qui les ornent, au bas, sont des orfrois pour les aubes de lin, des morceaux de drap d’or pour celles de soie. Grâce à la description détaillée de leur matériau et de leur couleur, il est possible de reconnaître que ces parements sont assortis aux chasubles et aux autres ornements du culte destinés au prêtre, au diacre et au sous-diacre. Il s’agit, dans les deux cas, d’étoffes de soie somptueuses appartenant à la catégorie des « draps d’or ». L’un est un « drap ynde20 eschaquaté moitié or et moitié velu », alternant des carreaux de velours bleu et des carreaux tissés de fil d’or ; deux chapes et plusieurs tentures d’autel étaient faites de la même étoffe. L’aspect exact de l’autre ensemble, assorti à une aube de soie, n’est pas décrit avec la même précision ; il est dit « de drap d’or blans » et son parement d’aube « de drapt fait de fil d’or, blanc ». Le décor tissé ou brodé obtenu grâce à ces fils d’or n’est pas décrit. Le troisième groupe de vêtements, destinés à un prêtre, un diacre et un sous-diacre ne s’assortit pas à une aube de soie. Il est taillé également dans un « drap d’or figuree de diverses lettres estranges ». Comme les inventaires sont dressés par des clercs de la mairie, gens de culture classique, il est vraisemblable que l’alphabet étranger à leurs yeux n’était ni latin ni grec. D’après ce que l’on sait des types de soieries diffusés dans l’Occident médiéval, il s’agissait probablement de caractères arabes21 tissés avec un fil de trame doré ou de couleur. D’autres vêtements liturgiques appartenant à l’église de Grancey se présentaient séparément ; parmi eux, deux chasubles, elles aussi scintillantes de fils d’or. L’une d’entre elles, de « drapt de damas vermeil figuré de pellicans de fil d’or garny d’offroy, armoyé aux armes de dame Yoland de Bar », avait sans doute été offerte à l’église lors d’une visite de cette puissante dame, comme le suggère le décor héraldique, surajouté au symbolisme christique du pélican. La seconde, décrite de façon plus énigmatique, était « vermeille, semee de broiche, de chiens et d’autres oyseaulx et fil d’or ». Isolés de tout ensemble, des étoles et des manipules « de diverses couleurs » sont aussi conservés dans le coffre de fer, ainsi que des parements d’aube « batuz a or, sur champ d’or ou de soie vermeille ».
12Ces vêtements liturgiques, où les reflets de la soie mettaient en valeur l’éclat des motifs dorés, étaient certainement réalisés sur commande, par des artisans d’une habileté exceptionnelle. Il était d’autres moyens de s’en procurer tout faits, plus modestes certes, même dans une ville d’importance moyenne comme Dijon, ainsi qu’en témoigne, dans la liste des marchandises offertes à la vente chez l’un de ses merciers22, la présence de seize chasubles et une chape. Les descriptions sont succinctes ; elles permettent tout de même de constater que les matières premières ne sont pas médiocres, et d’ailleurs ne se retrouvent pas, ou très rarement, dans le costume civil. Le matériau de la chape et de plusieurs chasubles « bourt » ou « bourg » doit être de la bourre de soie ; une autre chasuble est également en soie (« taffe taffe »). D’autres, faites de futaine, étoffe mixte qui mêlait des textiles de qualité, tels que le lin et le coton, pouvaient présenter des armures complexes à effet décoratif. Des ornements liturgiques en futaine se trouvent même dans l’inventaire d’une cathédrale aussi importante que Saint-Paul de Londres23 et, à Dijon, une chasuble de futaine figure parmi les biens d’un riche bourgeois24. Chez notre mercier dijonnais, le seul élément décoratif mentionné est la présence de « roies » sur fond blanc, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’un effet ton sur ton obtenu par tissage ou d’insertions de fils de couleur. Un autre matériau est mentionné, la « sae » ou saie dont est faite une chasuble blanche « garnie d’orffroy noir ». Lorsque son nom est orthographié « saye », cette étoffe a souvent été confondue avec la soie, « soye » en ancien français. Il s’agit en réalité d’un lainage léger, largement diffusé à la fin du Moyen Âge. Son aspect et ses caractéristiques techniques aux différentes époques restent toutefois difficiles à identifier à travers les textes d’archives médiévaux25. À Dijon, chez Étienne Mermet, il s’agit d’une étoffe blanche sur laquelle sont appliqués des orfrois sur fond noir. Grâce à d’autres documents, nous savons ces bandes de soie décorées de thèmes religieux, brodés ou peints. Pour compléter le choix d’ornements liturgiques présents dans cette boutique, six autres chasubles ont été coupées dans une autre étoffe, une toile teinte en noir et « figuree ». Dans ce contexte, et s’agissant d’un décor sur fond de toile, la technique employée est, sans doute possible, celle de la peinture sur étoffe, qui connaît un essor remarquable dans le courant du XVe siècle, époque où elle est fréquemment employée pour décorer des tentures d’Église26.
13Les testaments médiévaux qui, dans certaines régions, sont conservés en grand nombre à partir du XIIIe siècle, sont également riches d’informations sur les vêtements liturgiques, leurs matières premières et la provenance de ces dernières. En effet, parmi les legs destinés à assurer le repos de leur âme, de nombreux testateurs, plus ou moins aisés, prévoyaient des dons de cette nature, destinés à des églises ou à des autels envers lesquels ils témoignaient une dévotion particulière. Les observations qui suivent, concernant le Forez et le Lyonnais, ne sont pas le fruit de recherches personnelles dans les fonds d’archives. Elles sont fondées sur les ouvrages publiés par Marguerite Gonon27, principalement celui consacré au Lyonnais car ce dernier fournit, sous la forme d’une édition de textes abrégée, de très riches données relatives à la culture matérielle. Pour le Forez, le dépouillement de testaments publiés intégralement28 et datant du début du XIVe siècle a procuré quelques mentions significatives de cette forme de legs pieux.
14Au cours des premières années du XIVe siècle, en Forez, les seules personnes qui observent cette pratique sont des membres de familles nobles ou un proche du comte de Forez. En 1308 Girine de Saint-Jean-de-Panissières lègue à l’église du lieu « un bon drap de soie qui convienne pour faire une chasuble »29. Trois ans plus tard, Pierre de Barges, « nobilis vir », fonde une chapelle et la dote des ornements nécessaires « tant sacerdotaux que d’autel »30. Dressé la même année, le testament de Falcone de Ronchivol détaille avec plus de soin ses dernières volontés : cette noble veuve veut que le drap de soie déposé sur son cercueil durant la cérémonie funèbre soit transformé ultérieurement en une chasuble donnée à l’église Saint-Laurent31. Quoique la stipulation soit moins précise, c’est sans doute à la même destination que pensait Pierre Raymbaud, clerc proche du comte de Forez, lorsqu’il prescrivait, en 1310, l’achat d’un drap de soie, pour le poser sur son cercueil, puis le « donner et leguer » à une église32.
15En Lyonnais, les pratiques sont les mêmes, mais le corpus, plus copieux et couvrant une période de plusieurs siècles, est souvent rédigé de manière plus explicite. Les ensembles d’ornements liturgiques légués à des institutions religieuses s’y retrouvent naturellement. Ainsi, l’église Sainte Croix bénéficie en 1398 d’un legs de la part de l’ancien maire de Lyon, Aymar de Villeneuve : des « vetements d’église de soie violette »33. Tout en prévoyant l’aménagement dans l’église de Saint-Symphorien d’une chapelle comportant une arche de pierre et une crypte, P. Chardon la dote d’un ensemble complet de « vetements et ornemens » de cendal rouge, y compris la chape34.
16De la même façon, Falcone, veuve de Barthélémy de Molon, ordonne que soit posé sur son cercueil « un drap de bocassin noir portant au milieu une croix rouge », dont sera faite ensuite une chasuble pour l’église Saint Paul35. En réalité, le plus grand nombre des ornements qui font l’objet de legs sont, au moment où est rédigé le testament, des objets virtuels. Ils supposent l’achat, parfois tarifé par le légataire36, des matières premières nécessaires et, de la part des héritiers, le respect scrupuleux des stipulations du testateur.
17Certains documents révèlent un autre processus d’enrichissement des églises et chapelles, en matière de vêtements taillés dans des textiles précieux. Des ornements déjà existants leur sont légués. Ainsi voit-on des personnages qualifiés de « noble homme » en prélever parmi leurs biens propres – ce qui laisse supposer qu’ils disposent d’une chapelle à leur domicile. J. Paterin donne à l’église paroissiale Sainte-Croix « sa chasuble de satin rouge renforcé et figuré ou est un orfroi d’or fin et les apotres sont peints à l’or fin »37 : il s’agit déjà d’un vêtement somptueux. Un autre Lyonnais, Humbert « de Vareyo », estimant sans doute que « sa chasuble existante de satin noir »38 n’est pas un legs suffisant, précise qu’un certain « Audebert, marchand » devra être payé pour la broderie.
18Ce même document prévoit également une autre catégorie de legs, celui d’une pièce vestimentaire existante, déjà portée par le testateur, en vue de sa transformation en ornement liturgique. Ce personnage donne en effet à l’abbaye d’Ainay « l’etoffe de son vetement de damas noir pour en faire une chasuble »39. Déjà mentionné dans des documents plus anciens concernant de grands personnages, ce type de legs n’est pas exceptionnel dans le fonds Lyonnais, mais il concerne majoritairement un milieu restreint, composé de « nobles » hommes ou femmes. Leurs mentions sont parfois accompagnées d’une description assez détaillée du vêtement concerné. Guigone de Chiurière, par exemple, disposant de « soi vêtement de satin noir fourré de [petit] gris », indique que l’étoffe doit aller à l’église Sainte Croix tandis que le prix de vente de la fourrure sera consacré à faire dire des messes40. Sans toutefois entrer dans autant de détails, la veuve d’un « noble homme », « jadis bourgeois d’Ambronay », destine son « vêtement de satin blanc »41 à l’église paroissiale de la ville.
19La coutume des dons posthumes d’effets civils à certaines églises en vue de réaliser des ornements du culte ne semble pas réservée exclusivement aux « nobles ». Parmi les personnes qui la pratiquent, le trompette du comte de Savoie, désigné seulement par l’initiale J, n’est pas qualifié comme tel. Pourtant, cet homme stipule que « soit faite une chasuble d’un certain vetement appelé brocart d’or »42. Le testament de Maître J. Caul, juriste et chanoine, procure des données très détaillées sur le vêtement qu’il souhaite faire transformer en chape ou en chasuble43. Le legs pieux ne concerne, en fait, que la doublure d’un surcot présent dans sa maison, un « caffatan », la partie apparente de cet habit étant léguée à sa sœur. En quelques mots, ce texte suggère une série de pistes et d’hypothèses, malheureusement invérifiables, quant à la nature de cette doublure, jugée digne de faire l’objet d’un legs à une église et désignée par un nom exotique d’étymologie turque, évocateur d’une provenance méditerranéenne. S’il s’agit bien d’une importation, il est probable que le matériau utilisé était une étoffe de soie. Plusieurs arguments rendent cette hypothèse vraisemblable : d’une part, la place importante prise par la production et le commerce de la soie, sous toutes ses formes, dans les régions de l’Est méditerranéen et, d’autre part, le fait qu’à travers les mentions d’archives, les dons et legs faits aux églises semblent ne concerner que ce matériau. En outre, l’habitude de doubler de soie les vêtements de drap de laine est bien attestée, en Occident, dès la fin du XIIIe siècle dans les milieux fortunés.
20La transformation des vêtements civils en chasubles posait assurément des difficultés techniques. Pour obtenir l’ampleur exigée par la coupe pratiquement circulaire, habituelle à l’époque, il devait être nécessaire de procéder à un assemblage minutieux des morceaux provenant du vêtement d’origine, travail difficile à rendre invisible une fois terminé. Il s’agissait bien alors d’un « ravaudage », pour obtenir, à partir du démontage des manches et des diverses pièces qui constituaient le corps, une grande surface d’étoffe. Les documents ne permettent pas d’évaluer la part relative des étoffes neuves, des chasubles déjà portées dans un autre contexte et de celles qui sont retaillées dans des effets civils ayant appartenu au mourant. À propos de ce type de legs, ne peut-on aussi supposer que les testateurs entendaient assurer, par la matérialité de l’étoffe, la continuité de leur présence au culte et aux prières de la communauté à laquelle ils avaient appartenu ?
Notes de bas de page
1 Cet ensemble, comportant une chasuble, une étole et un manipule assortis, est fait d’une soierie légère à armure toile (sandal=cendal) de couleur bleue (pers) doublée d’un autre cendal noir (Archives départementales de la Côte d’Or (ci-après : A.C.O.), B II/356, cote 22, pièce III, 1440).
2 Il est noté en marge que ces objets ont été « Rendus pour ce qu’elle [sic] est de Saint-Nicolas, du consentement desdits héritiers ».
3 A.C.O., B II/356, cote 20, pièce V, 1439.
4 Par exemple « III surpelis de lin [...] ung surplis appelé roichot », B II/356, cote 16, pièce XXVI, sans date.
5 B II/356, cote 14, pièce f. 3, 1427.
6 A.C.O., B 3460.
7 A.C.O., B4801, f. 163, 1440.
8 A.C.O., B2081, f. 22 et 55.
9 A.C.O., B2155, f. 9.
10 A.C.O., B II/356, cote 3, pièce XXIII, 1403.
11 Synonyme d’autel, comme le prouve l’inventaire de Catherine de Bourgogne mentionnant un « autier pour chanter [la messe] » et « un mabre pour chanter », cité par Dom Plancher, Histoire de Bourgogne, t. III, p. 167.
12 A.C.O., B II/356, cote 4, pièce XI, 1408.
13 A.C.O., B II/356, cote 4, pièce 80, 1408.
14 A.C.O., B II/356, cote 2, pièce III, 1395.
15 F. PIPONNIER, « Usages et diffusion de la soie en France à la fin du Moyen Âge », La seta in Europa, secc. XII-XVIII, Actes du colloque de Prato 1992, Florence, 1993, p. 785-800.
16 A.C.O., B II/356, cote 16, pièce XII, 1432.
17 On ne peut exclure cependant que la chapelle du tailleur ait possédé des ornements d’église de qualité plus ordinaire, que les clercs de la mairie n’ont pas jugé utile de répertorier.
18 B II/356, cote 17, pièce XVI, 1434.
19 Chef-lieu de canton de l’arrondissement de Dijon, peut-être cette « église » était-elle celle du « prieuré dépendant de Saint-Bénigne de Dijon » mentionnée par Alphonse Roserot, Dictionnaire topographique du département de la Côte-d’Or, Paris, Imprimerie nationale, 1924.
20 Ce terme désigne à la fois le colorant extrait de l’indigo et la couleur obtenue par cette teinture.
21 S. DESROSIERS et G. VIAL, avec la collaboration de D. De Jonghe, « Cloth of Aresta. A Preliminary Study and Method of Weaving », Ancient and Medieval Textiles. Studies in Honour of Donald King, Textile History, 20-2, 1989, p. 199-223.
22 A.C.O., B II/356, cote 19, pièce V, Étienne Mermet, 1438.
23 Inventaire de 1295, cité par Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, 1929, s.v. fustaine : « Casula de fustian quae fuit Galfridi de Lucy [...] Unum vestimentum plenarium cum casula de fustia... ».
24 Cf. note 30.
25 D. CARDON, La draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 484-489.
26 Voir les articles de D. CARDON, « À la découverte d’un métier médiéval, la teinture, l’impression et la peinture des tentures et des tissus d’ameublement » et M. FAVRE-COMMUNAL, « La Passion du Musée de Reims, étude technique et iconographique de toiles peintes du XVe siècle », dans Tentures médiévales dans le monde occidental et arabo-islamique, sous la direction de F. Piponnier, MEFRM 111-1991-1.
27 La vie familiale en Forez au XIVe siècle et son vocabulaire d’après les testaments, Paris, Les Belles Lettres, 1968 et La vie quotidienne en Lyonnais d’après les testaments XIVe-XVIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1969 ; ouvrage mentionné ci-après : Lyonnais.
28 L. BOYER, Introduction à l’étude du testament forézien, suivie des testaments enregistrés à la cour du Forez (1310-1313), Maçon, 1964 ; ouvrage mentionné ci-après : Forez.
29 « Pannum siricum bonum et convenientem pro planota facienda », Forez, p. 297, n° 124, 1311.
30 « Necessariis ornamentis tam sacer dotalibus quam altaris », Forez, p. 308, n° 128, 1311.
31 « De panno aureo qui deportabitur super nos fiat une casula in ecclesia Sancti Laurenti », Forez, p. 167, n° 74, 1311.
32 « Volo et precipio quod ematur quidam pannus de serico et ponatur super me et ipsum ecclesie Sancti Ragueberti do et lego semel usque ad valorem IIIIxx (80 sous tournois) », Forez, p. 126, n° 60, 1310.
33 « Vestimenta de sirico violet », Lyonnais, p. 331, n° 1330, 1398.
34 « Unam capam cendalis rubei et omnia alia vestimenta et ornamenta », Lyonnais, p. 331, n° 1328, 1411.
35 « Unum panum bocassino nigro habens de super in medio panni unam magnam crucem rubeam », Lyonnais, p. 318, n° 1240, 1400.
36 Cf., par exemple, note 30.
37 « Casulam suam de satino rubeo renforciato et ramasiato ubi est unem orfrey fino auro et sunt apostoli picti de auro fino », Lyonnais, p. 386, n° 1682, 1436.
38 « Casulam suam de satino nigro existentem », Lyonnais, p. 388, n° 1692, 1439.
39 « Pannum vestis sue de damasco nigro pro faciendo unam casulam », Lyonnais, ibid.
40 « Panum sue vestis de sactyno nigro foderatam de gris pro faciendo unam casulam », Lyonnais, p. 390, n° 1705, 1441.
41 « Suam vestem de satino albo », Lyonnais, p. 419, n° 1887, 1466.
42 « De quadam veste appellata brocart d’or unam chasubla », Lyonnais, p. 297, n° 1152, 1382.
43 « Volo quod fiat una capa sive chasubla per heredes meos de caffatan quod habeo in domo mea in quodam supertunicali. Item robam in qua subtus est dictum caffatan et de quo est forrate, dicte J. do [...] », Lyonnais, p. 149, n° 138, 1337.
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