1Selon Serge Chassagne, « l’indiennage attira des capitaux, mobilisa de la main-d’œuvre, fixa en France des techniciens étrangers et accrut les échanges. Ces facteurs positifs de développement ne doivent toutefois pas nous faire oublier qu’il s’agit là d’une industrie de biens de consommation et non de biens d’équipement. Ni par les moyens de production requis, ni par les biens produits, l’impression sur étoffes ne pouvait réellement constituer un moteur de l’industrialisation »1.

2L’enclave mulhousienne apparaît donc, selon toute vraisemblance, comme le cas particulier ou l’exception qui confirme la règle, puisque l’essor de l’indiennage tel qu’il se produit dans la petite république au milieu du xviii^e siècle, constitue bel et bien l’élément déclencheur de l’industrialisation de la ville et de sa région.

3Cas particulier, la cité l’est déjà par sa situation géographique, politique, religieuse et économique : elle se qualifie de république indépendante réformée, enclavée dans la province d’Alsace, alliée des Suisses et du roi de France. Le commerce domine l’activité économique depuis la seconde moitié du xvii^e siècle ; favorisée par le contexte politique international, Mulhouse est devenue une ville d’échanges qui joue un rôle déterminant dans la régulation du marché régional des céréales et dont la population bourgeoise s’enrichit par le négoce en tous genres. La reconnaissance de l’activité commerciale, avec la mise en place d’une législation spécifique et la création d’un Corps des marchands dès la fin du xvii^e siècle, devient l’élément décisif qui va, au siècle suivant, faire entrer les négociants dans la sphère du pouvoir et déterminer une administration entièrement dévouée à la prospérité économique de la cité.

4L’accumulation de capitaux issus du commerce est révélée par les inventaires après décès des grands négociants : le patrimoine transmis aux héritiers est réinvesti dans l’activité commerciale. L’apparition de sociétés en nom collectif, basées sur la solidarité des associés, permet la mise en commun des moyens financiers et des risques ; nous assistons à la formation d’un capitalisme marchand qui ne va pas tarder à se mettre au service d’une nouvelle activité. Pour les pionniers de l’impression sur étoffes, la fabrication et la vente de tissus de coton imprimés dits indiennes sont envisagées comme un négoce lucratif lié à un phénomène de mode, une opportunité commerciale à saisir. En aucun cas, ils n’ont conscience de l’ampleur de la mutation économique, sociale et politique qu’ils vont contribuer à mettre en mouvement.

5Assez logiquement d’ailleurs, la création de la première manufacture est suivie d’une période d’observation de plusieurs années, qui permet de confirmer le succès de l’entreprise et suscite la création de sept autres fabriques durant les années 1750. Comme le souligne la commission réunie en juillet 17532, l’essor des manufactures provoque un large débat de société et la nécessité de leur donner un statut distinct du système corporatif. L’indiennage étant validé comme « art libre », le gouvernement de la république va faire preuve d’un grand libéralisme et d’un véritable sens des affaires à l’encontre de cette activité en pleine expansion, ce qui paraît constituer un splendide paradoxe dans une société strictement encadrée par ses principes religieux.

6En réalité, il existe un souci omniprésent des autorités mulhousiennes d’œuvrer pour le bien public, l’intérêt de la communauté : en 1738, le greffier de la cité ne constate-t-il pas avec satisfaction que le commerce et les affaires contribuent largement à la prospérité de la république et à l’enrichissement des personnes3 ? Le législateur s’adapte en permanence à l’évolution du contexte économique : depuis l’ordonnance de 16664 (premier règlement écrit consacré aux marchands qui nous soit parvenu) et jusqu’au milieu du xviii^e siècle, le Magistrat est soumis à une production intensive de textes de lois relatifs au commerce. Nous constatons après 1750, cette même volonté d’ajustement de la législation au décollage manufacturier (introduction d’une taxation spécifique aux ventes d’indiennes, ordonnances relatives aux ouvriers étrangers, création de la Commission des fabriques, interdiction des commandites étrangères dans les entreprises, tenue du livre des raisons sociales…) ; le cas mulhousien est un exemple de libéralisme économique dans un cadre législatif et administratif bien délimité, qui explique en grande partie la réussite du développement industriel des années 1760-1780.

7L’indiennage est désormais au cœur de la ville : financé par les capitaux du négoce et les prêts municipaux (et non par les capitaux bâlois, faut-il le souligner encore une fois), il occupe tout l’espace disponible à l’intérieur de la cité et s’installe hors les murs, en monopolisant la rivière Steinbächlein puisque l’impression sur étoffes est grande consommatrice d’eau. Rappelons que l’essor industriel mulhousien est indissociable des propriétés bien particulières des deux eaux disponibles sur le territoire de la cité. À une période où le processus de fabrication des indiennes relève plus de l’empirisme que d’une connaissance technique approfondie, notamment dans le domaine de la chimie, l’opportunité de disposer de deux types d’eaux (calcaire et douce) est déterminante dans la réussite d’une telle activité. Cependant nous savons qu’à Mulhouse, à la fin du xviii^e siècle, la technique de l’impression sur étoffes connaît des évolutions déterminantes comme l’utilisation de rouleaux en bois à incrustations métalliques, de plaques de cuivre gravées en taille-douce et la mise au point de nouvelles teintes solides telles le jaune et le vert. L’extraordinaire richesse de la production d’indiennes mulhousienne est dévoilée par le « catalogue » inédit de l’entreprise Tobias Hartmann père et fils, tiré de son inventaire de 1769. Ce document n’a pas d’équivalent en ce qui concerne les manufactures de la petite république : il révèle un usage des tissus imprimés dans tous les domaines de l’habillement et de l’ameublement.

8La croissance manufacturière transforme la petite république en pôle d’attraction pour sa région ; l’afflux de populations étrangères inquiète les autorités qui imposent, dès 1754, un dispositif de contrôle régulièrement revu et renforcé. À la fin des années 1760, Mulhouse offre déjà l’image d’une ville à l’habitat saturé, avec tous les problèmes sociaux que cela implique. L’indigence de la classe ouvrière accentuée par le chômage de la période hivernale, incite l’ensemble des fabricants d’indiennes à créer en juillet 1770, une caisse de secours et de prévoyance dans chaque entreprise5. Cette démarche novatrice est à souligner et à considérer comme les prémices d’une philanthropie patronale qui a simplement un demi-siècle d’avance.

9Il est vrai que l’essor de l’activité industrielle à Mulhouse ne se produit pas sans innovations : de nouvelles branches d’activité gravitent autour de l’indiennage telles la fabrication de toiles de coton (très majoritairement installée dans les vallées vosgiennes), la production d’amidon ; à partir de 1768, les manufactures vont utiliser le charbon comme carburant pour leurs chaudières6. Par contre, la tentative d’implantation d’ateliers destinés au pinceautage des toiles imprimées se solde par un échec car la main-d’œuvre féminine sollicitée pour ce travail est débauchée dans la filature ; le risque de conflit entre corps de métiers et fabricants incitent les autorités à intervenir. De fait, le Magistrat a toujours maintenu une stricte séparation des activités professionnelles : chaque métier dispose d’un domaine de compétences bien délimité et l’arrivée des manufactures ne lève pas l’interdiction faite aux Mulhousiens de cumuler deux professions.

10C’est sans doute là que s’ébauche la scission entre négoce et fabrique puisqu’il y a impossibilité pour un négociant d’associer son activité d’origine à celle de fabricant. La césure s’accentue lorsque la deuxième génération d’entrepreneurs remplace celle des « négociants-fabricants » ; les fils (vingt-cinq sont formés dans l’indiennage mulhousien entre 1767 et 1785) sont devenus des chefs d’entreprise : ils gèrent les hommes, les moyens de production, la division et la répartition du travail, la vente et la diffusion des articles fabriqués, mais également les capitaux fournis par les différents associés et commanditaires éventuels, le tout dans un esprit de profit maximal pour l’entreprise.

11L’impression sur étoffes entre ainsi dans l’ère du capitalisme industriel ; les années 1781 à 1783 symbolisent le point culminant d’une activité qui peut être considérée comme le moteur économique de la ville et de sa région. S’il faut mettre un bémol à cette réussite évidente, nous devons considérer que, contrairement à l’indiennage français qui peut se permettre tous les types de financement, les entreprises de la république sont limitées par l’interdiction d’utiliser les associés et commandites étrangers jusqu’en 1795. Nous estimons que cette mesure restrictive sur une durée de trente ans, aura certainement freiné le développement de sociétés de personnes et de capitaux au xviii^e siècle.

12La croissance des manufactures mulhousiennes aurait sans doute poursuivi son rythme régulier sans les difficultés politiques et économiques enclenchées en 1785, par le rétablissement de la Compagnie française des Indes et des relations commerciales tendues entre la France et l’Angleterre. À cette période, les imprimés mulhousiens partent à la conquête du marché européen : en 1790, l’entreprise Dollfus frères et Compagnie est en relation avec des maisons de négoce de Paris, Marseille, Milan, Bruxelles, Francfort, Amsterdam, Manchester, Varsovie, Riga… Les années 1789 et 1790 annoncent malheureusement un contexte de crise politique et économique majeure : le recul des barrières douanières aux frontières politiques de la France, la création des départements et la montée en puissance des industriels alsaciens très présents au sein du Conseil Général du Haut-Rhin, sont les précurseurs du blocus douanier décrété à partir de novembre 1792 autour de la petite république. Nous constatons cependant que les années de blocus sont moins catastrophiques que décrites comme telles : une comparaison des chiffres de la population entre 1782 et 1798, montre que l’exode des étrangers n’a pas eu lieu ; or ce sont eux qui constituent en grande majorité la classe ouvrière mulhousienne. Treize entreprises au moins réussissent à maintenir leur activité, aidées pour deux d’entre-elles seulement, par des commanditaires étrangers. Le savoir-faire technique et la capacité de gestion acquis sur quatre décennies, permettent à la troisième génération d’entrepreneurs de maintenir la puissance industrielle de Mulhouse et de la transmettre à la France par la Réunion de 1798.