Négoce et industrie à Mulhouse
|Cinquième partie. L’ouverture (1785-1798)
Chapitre 1. Le paradoxe mulhousien
Texte intégral
1L’année 1785 constitue une date essentielle pour la république de Mulhouse : elle représente le point d’origine de difficultés croissantes dans ses relations politiques et économiques avec le royaume de France, qui vont mener à la Réunion de 1798. La cité, enclavée en terre alsacienne, est devenue un centre industriel reconnu dans une province dite « à l’instar de l’étranger effectif », c’est-à-dire libre de ses communications commerciales avec les pays étrangers mais soumise à des péages douaniers pour toutes ses importations vers le royaume de France.
- 1 AN ; cote F12 1403 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 26 octobre 1686.
- 2 AN ; cote AD XI 52 : Lettres patentes du Roi du 5 septembre 1759.
- 3 AN ; cote AD XI 52 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 19 juillet 1760, article IV. Le droit est fi (...)
- 4 AN ; cote AD XI 52 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 13 août 1772. AMM ; cote XIIIQ, 6. Voir LÉVY (...)
- 5 Rappelons que la ferme est un organisme de prélèvement des impôts indirects affermés ; le royaume d (...)
2Rappelons que le commerce extérieur mulhousien est assimilé à celui de l’Alsace depuis l’arrêt du Conseil d’État du Roi du 3 octobre 1680, et qu’après avoir été prohibées par l’arrêt d’octobre 16861 puis autorisées par les lettres patentes de septembre 1759, « les toiles de coton, de lin ou de chanvre peintes, venant de l’étranger »2 peuvent entrer librement sur le territoire français, moyennant un droit spécifique établi, en juillet 1760, sur le poids des toiles et non leur valeur3. Robert Lévy souligne que ce droit trop élevé provoque rapidement le retour de la contrebande et incite le gouvernement français à le réduire jusqu’à 90 livres par quintal, en août 17724. Les manufactures d’indiennes de la république de Mulhouse bénéficient, au même titre que les fabriques alsaciennes, de ce tarif douanier à l’entrée de leurs produits dans le royaume de France, c’est-à-dire sur l’espace géographique des cinq grosses fermes5.
I. L’arrêt de juillet 1785 et ses conséquences
- 6 AMM ; cote XIIIP, 2 : « Verhandlungen mit Frankreich », Arrêt du Conseil d’État du Roi du 10 juille (...)
- 7 SCHMITT Jean-Marie : Aux origines de la Révolution Industrielle en Alsace. Investissements et relat (...)
3Le 10 juillet 1785, un arrêt du Conseil d’État du Roi « renouvelle les anciennes défenses d’introduire dans le Royaume aucunes Toiles de coton et Mousselines venant de l’Étranger, autres que celles de l’Inde apportées par le commerce national ; et interdit le débit des Toiles peintes, Gazes et Linons de Fabrique étrangère, sauf le délai fixé pour celles existantes dans le Royaume »6. Le rétablissement de la Compagnie française des Indes en avril 1785 et le projet de signature d’un traité de commerce avec l’Angleterre, sont les causes de ce revirement politique et économique fort préjudiciable à l’industrie mulhousienne de l’impression sur étoffes. L’arrêt de juillet 1785 « devait constituer un moyen de pression efficace pour hâter la conclusion du traité dans un sens favorable pour la France, en menaçant les intérêts de la Compagnie anglaise des Indes Orientales par l’interdiction des importations de toiles écrues ou imprimées, à l’exception des toiles blanches introduites dans le royaume par la Compagnie Française »7. Inversément des règlements prohibitifs empêchent l’entrée des toiles de coton françaises en Angleterre ; un traité de commerce franco-anglais pourrait lever ces interdictions.
- 8 AMM ; cote XIIIP, 2 : Préambule de l’arrêt du 10 juillet 1785.
4« L’intérêt de l’État exige de la Sagesse de Sa Majesté qu’Elle continue d’exclure de son Royaume, ou de n’y laisser importer que par le commerce national, celles des marchandises étrangères dont la libre introduction nuiroit aux Manufactures du Royaume, et pourroit faire pencher à son désavantage la balance du commerce »8. Le but de cette nouvelle loi est évidemment de favoriser la Compagnie française des Indes, en lui assurant le monopole de la vente des toiles étrangères et contrairement à la prohibition mise en place jusqu’en septembre 1759, le gouvernement cherche cette fois à encourager la production de toiles blanches et imprimées par les manufactures du royaume.
- 9 AMM ; cote IIA1,33 : « Indienne u. Baumw. Fabriquen », 17 août 1785, pp. 751 – 752.
- 10 Calonne est nommé contrôleur général des Finances après la première démission de Necker en 1783 ; i (...)
- 11 AMM ; cote XIIIP, 2. Par la date du 30 août 1760, le baron de Spon fait référence à une convention (...)
5L’arrêt de juillet 1785 provoque une grande inquiétude chez les fabricants mulhousiens et alsaciens, car, comme le remarque Robert Lévy, l’avenir des manufactures dépend de la manière dont le texte est appliqué à leur égard puisqu’il ne précise pas le cas de l’Alsace (et de Mulhouse). Fin juillet et début août, le Conseil de la petite république envoie plusieurs courriers à l’Intendant d’Alsace qui se trouve à Paris9. Le baron de Spon, premier président du Conseil souverain d’Alsace, adresse plusieurs lettres à Calonne, contrôleur général des Finances10 : « C’est, comme j’ai eu l’honneur de vous le marquer, par ma lettre du 26 juillet dernier, à Mulhausen petite ville enclavée en Alsace où sont les établissements les plus considérables, en fait de toiles peintes et écrues… » ; « Les Mulhausiens ont établi des atteliers et des factoreries pour le filage et le tissage depuis Belfort jusqu’à Schlestatt (Sélestat), de manière qu’outre le nombre de 10 000 ouvriers alsaciens qu’ils emploient dans leurs fabriques, ils font vivre plus de 60 000 habitants de cette province par la filature et le tissage » ; « … il a été reconnu de tout temps, et notamment par les arrêts du Conseil du 3 octobre 1680 et 30 août 1760, que son commerce ne pouvoit être séparé de celui de la province, avec lequel il se trouvoit nécessairement et utilement confondu »11.
- 12 AMM ; cote IIA1,33 : « Fabriquen Geschäft », 17 septembre 1785, pp. 776 – 778.
- 13 AMM ; cote XIIIG, 30.
6Le 16 septembre 1785, « das Corps der samtlichen fabricanten » (le corps de l’ensemble des fabricants) décide d’envoyer des représentants à Paris parce qu’ils estiment que l’affaire concerne non seulement les fabricants mais toute la bourgeoisie de la cité et les intérêts de la république12. Au mois d’octobre, un mémoire non signé présente au gouvernement français, les arguments qui doivent l’inciter à considérer les fabriques de Mülhausen comme alsaciennes et à soumettre la ville « aux mêmes formalités que l’on établira en Alsace »13 ; nous les résumons ici :
-
les toiles de Mulhouse ne viennent pas de Suisse
-
la population s’élève à neuf ou dix mille personnes, Illzach et Modenheim inclus
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les manufactures occupent plus de quarante mille personnes
-
l’enthousiasme républicain est « très énergique » à Mulhouse, où l’on considère la France comme une puissance protectrice « dont la bienveillance est très favorable au commerce des Mülhausiens ».
7« Cet avantage apparent de faire sans coup férir la conquête d’un État très petit, il est vrai, mais dans lequel se trouvent plusieurs capitalistes fort riches, a paru mériter considération ». « Si la France usait de sa souveraineté pour déposséder Mülhausen de la sienne », l’auteur déclare que « les patriotes se retireraient et emporteraient leur fortune à Basle, Berne ou Zürich, pour ne pas cesser d’être Suisses ». « Les manufactures n’ont d’existence et de succès qu’en raison des capitaux qui les alimentent, et si un quart seulement des capitalistes de Mülhausen se transportaient en Suisse, il s’en suivrait qu’au lieu de quarante mille Alsaciens que les manufactures de Mülhausen font vivre, Elles n’en pourraient plus soutenir que trente mille, et que dix mille autres seraient sans Pain ».
8Ces extraits sont révélateurs à plusieurs titres : l’auteur de ces lignes sous-entend que la petite république n’hésiterait pas à faire du chantage aux capitaux, si son autonomie politique était menacée. Mulhouse est considérée comme un centre économique de première importance, où l’activité manufacturière s’est développée et maintenue par la présence de ces capitaux.
- 14 BRAUDEL Fernand : Civilisation matérielle, économie et capitalisme (xve-xviiie siècle). Paris, Arma (...)
9Le vocabulaire employé est très intéressant : le texte (d’octobre 1785) fait apparaître les termes « capitaux » et « capitalistes » dans le sens de richesses et détenteurs de ces richesses. C’est la signification la plus courante en cette fin de siècle, comme le souligne Fernand Braudel, lorsqu’il s’interroge sur la date de naissance de ces vocables dont l’usage actuel s’avère délicat pour la période moderne14. Nous en reparlerons dans le chapitre suivant.
- 15 AMM ; cote XIIIP, 2 : 5 et 7 novembre 1785.
- 16 AMM ; cote XIIIP, 2 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 13 novembre 1785, article X.
- 17 AMM ; cote IIA1,33 : « Fabriquen Geschäft », pp. 836 – 838.
10En novembre 178515, dans un échange de correspondance entre le Conseil de la république et le ministre des Affaires étrangères Vergennes, les Mulhousiens soulignent que les fabricants de la cité et ceux d’Alsace ne peuvent d’une part, acheter uniquement des toiles de la Compagnie française des Indes, et d’autre part, payer les taxes d’entrée en tant qu’étrangers. L’arrêt du Conseil d’État du Roi du 13 novembre 1785, « Qui permet aux Fabricans étrangers de s’établir dans le Royaume », exempte l’indiennage alsacien de droits d’entrée à condition d’imprimer exclusivement sur les toiles de la Compagnie des Indes ou celles de l’intérieur du royaume ou encore celles tissées dans la province même16. Cet arrêt constitue une ouverture pour les fabricants mulhousiens puisque, rappelons-le, leur production de toiles de coton pour l’impression se situe essentiellement sur le sol alsacien, depuis l’ordonnance du 9 décembre 1754. Le grand Conseil réuni le 5 janvier 1786, se veut optimiste quant à la suite des négociations avec le gouvernement français mais précise que rien n’a encore officiellement été fixé pour Mulhouse17.
II. Une réouverture douanière sous conditions
- 18 AMM ; cote XIIIP, 3 : « Verhandlungen mit Frankreich », Arrêt du Conseil d’État du Roi du 26 janvie (...)
- 19 794 tables sont comptabilisées pour 19 manufactures alors qu’elles sont au nombre de 22 en 1786, c’ (...)
11L’arrêt du 26 janvier 178618 souhaite lutter contre la contrebande qui ressurgit inévitablement avec l’interdiction d’importer des toiles blanches et imprimées étrangères ; un nouveau règlement institue un inspecteur pour les manufactures d’Alsace, des bureaux de visite et des préposés à la marque des toiles avec l’instauration du « chef de pièce » : « Seront pareillement tenus lesdits Fabricans et Entrepreneurs de Manufactures de toiles peintes, de laisser à la tête et à la queue de chaque pièce de toile qu’ils destineront pour l’intérieur du royaume, une bande blanche de trois doigts de largeur, sur laquelle ils mettront, du côté de l’impression, la première lettre de leur nom, et sans abréviation leur surnom, ainsi que le lieu de leur demeure ; sera le modèle de ladite inscription déposé au Bureau de visite le plus voisin, et enregistré par l’Inspecteur des Manufactures ». L’article XI précise que toutes les toiles imprimées en Alsace à compter du 1er avril 1786 (qu’elles soient de fabrication alsacienne, achetées aux fabriques de l’intérieur du royaume ou à la Compagnie des Indes), sont « revêtues aux deux chefs d’un plomb rond de neuf lignes de diamètre, portant d’un côté ces mots : Toiles peintes nationales ; et de l’autre le nom du Bureau de visite… ». L’article VII de l’arrêt décrit la marque des toiles blanches fabriquées en Alsace : « … forme octogone, qui contiendra quatre lettres de l’alphabet indicatives de l’année où lesdites pièces auront été marquées… ». Les fabricants sont également tenus de déclarer annuellement au bureau de visite et à l’inspecteur, le nombre de tables d’impression en activité dans leur entreprise. Nous ne disposons malheureusement pas de ces précieuses indications ; nos seuls indices sont le nombre global de tables d’impression pour l’année 1786, soit un minimum de 800 tables19 et celui de l’entreprise Friederich Cornetz en 1789, soit 34 tables, ce qui pourrait représenter un chiffre moyen par manufacture à Mulhouse, en imaginant que toutes les fabriques de la ville aient la même envergure, ce qui n’est pas le cas.
- 20 AMM ; cote XIIIP, 3. AD ; cote C1122.
12L’arrêt du 17 février 1786 constitue une réponse aux remarques formulées par le Conseil de la république au Contrôleur général Vergennes en novembre 1785 : les tissus imprimés en Alsace sur des toiles fabriquées à l’intérieur du royaume ou provenant du commerce de la Compagnie des Indes, sont exemptés du droit de 90 livres par quintal et sont simplement soumis aux droits de mercerie (de 4 livres le quintal). D’autre part, l’arrêt autorise l’entrée des indiennes d’Alsace au tarif de 90 livres le quintal, jusqu’au 1er janvier 1787, quelle que soit l’origine des toiles blanches utilisées pour l’impression20.
- 21 AD ; cote C1122. AMM ; cote XIIIP, 3 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 23 février 1786. Voir auss (...)
13L’arrêt du 23 février 1786, « qui rend communs avec les Fabricans de toiles blanches et imprimées de Mulhausen, l’article X de l’Arrêt du 13 novembre 1785 et l’Arrêt du 26 janvier 1786 », déclare enfin les dispositions précédentes applicables à la république de Mulhouse » : « Permet en conséquence Sa Majesté que les Négocians de cette ville, jouissent pour la fabrication et vente de leurs toiles, des faveurs accordées à ceux de la province d’Alsace, en se conformant, sous l’autorité du Magistrat de ladite ville, aux Réglemens publiés ou à publier relativement aux Manufactures de toiles blanches ou imprimées d’Alsace, et à la charge par lesdits Fabricans de se soumettre, conformément à la déclaration qu’en ont faite les Députés de ladite ville, aux visites et inspections prescrites pour les Manufactures de toiles blanches et imprimées de ladite Province »21. Le gouvernement français n’est pas demeuré insensible à l’argument décisif constitué par le poids économique de la petite république pour sa région : « d’ailleurs ce sont les habitans de ladite ville qui ont les établissements les plus considérables de filature et de tissage dans ladite province, et que le travail de leurs fabriques et blanchisseries, dont partie est située sur terres d’Alsace, se fait principalement par des Sujets de sa Majesté ».
- 22 AMM ; cote IIA1,34 : « Fabriquen Geschäft », 27 mars 1786, pp. 30 – 31.
- 23 AMM ; cote IIA1,34 : « Ind. und Baumw. Fabriquen », 27 avril 1786, pp. 55 – 57.
- 24 AMM ; cote IIA1,34 : « Indienne und Baumw. Fabric. », 6 juillet 1786, pp. 102 – 104.
- 25 AMM ; cote IIA1,34 : « Bureau », 16 août 1786, p. 114.
14L’assimilation du commerce de la petite république à celui de l’Alsace est confirmée par le Conseil, qui informe les fabricants de la création d’un bureau de visite et de marque des toiles ; l’inspecteur des manufactures d’Alsace visitera le bureau de Mulhouse, conformément au nouveau règlement en vigueur22. Le 22 avril 1786, le négociant Buob de Colmar, nommé inspecteur des fabriques d’Alsace, décrète le lancement de la marque sur les toiles de Mulhouse et fait une lecture commentée du règlement devant les fabricants réunis en assemblée23. Le 6 juillet 1786, les fabricants mulhousiens choisissent d’apposer la marque des manufactures d’Alsace sur leurs pièces de toiles24 ; le Magistrat leur précise que cette marque n’est pas synonyme d’imposition mais simplement une autorisation d’exporter les toiles vers la France. Le « Bureau für die Indienne und Baumwollen fabriquen » est installé dans un bâtiment appartenant au bourgmestre Dollfus, à côté de sa fabrique située dans l’ancienne hôtellerie des Trois-Rois25. La ville prend à sa charge l’indemnité de 8 000 livres tournois consentie au bourgmestre et les fabricants sont tenus de verser annuellement 4 % de la somme aux trésoriers municipaux.
- 26 AMM ; cote IIA1,34 : « Indienne Fabriquen und Baumw. Fabric. », 27 mars 1786, p. 41.
- 27 AMM ; cote IVB, 33 : « Cassa Buch Rechnung über die Gelder im Gewölb », p. 19.
- 28 AMM ; cote IVB, 33 : p. 20.
15Les entreprises subissant les conséquences financières de l’arrêt royal de juillet 1785, demandent au Magistrat la création d’un fonds spécial qu’elles rembourseront partiellement chaque année de manière solidaire et qui leur permettra de faire face à leurs frais de douane. Ce fonds pourra également être utilisé par les fabricants de toiles de coton26. Entre le 8 avril et le 21 juin 1786, les trésoriers municipaux puisent dans les réserves monétaires de la cité et procèdent, par changes successifs d’espèces à Strasbourg, à la constitution d’une réserve de 60 000 livres tournois destinée aux manufactures27. Les fabricants d’indiennes et de toiles de coton sont en mesure d’effectuer un premier remboursement de 15 000 livres en décembre 1786, suivi d’un second versement de 12 000 livres en décembre 178728.
- 29 AMM ; cote IIA1,34 : « Neue Fabriquen », p. 41.
16Les conditions économiques particulières expliquent, le 6 avril 1786, la suppression de la franchise de taxe appliquée jusque là aux nouvelles fabriques29. Le Magistrat estime que les manufactures bénéficiant de l’exemption de taxe durant leur première année de production, suivie de trois années à demi-tarif, se trouvent en situation de privilège par rapport aux entreprises qui supportent au même moment les conséquences de l’interdiction de vendre leurs toiles blanches et imprimées dans le royaume de France.
- 30 BUTEL Paul : op. cit., pp. 104 – 105.
- 31 AD ; cote C1122.
- 32 LÉVY Robert : op. cit., p. 219.
17Le 26 septembre 1786 intervient la signature du « traité de navigation et de commerce » franco-anglais qui entre en vigueur au mois de mai 178730. Ce traité favorise involontairement les toiles anglaises aux dépens des toiles alsaciennes, par une taxation moins élevée qui prend en compte la valeur des articles importés ; les fabricants français inquiets de l’expansion du marché alsacien des toiles imprimées, ont réclamé le maintien de la taxe de 90 livres par quintal sur les toiles alsaciennes à leur entrée dans le royaume. Ces réclamations sont sans doute à l’origine de l’arrêt du 21 décembre 1786, qui soumet les fabricants alsaciens et mulhousiens à une législation contradictoire, puisque « Sa Majesté veut que les Toiles peintes et imprimées dans lesdites provinces, continuent d’être admises dans les autres Provinces du Royaume par le bureau de Saint-Dizier, où elles payeront le droit de 90 livres du quintal »31, c’est-à-dire toiles blanches de l’intérieur du royaume et toiles de la Compagnie des Indes incluses, ce qui est contraire à l’arrêt du 17 février 1786. De plus, le délai fixé précédemment au 1er janvier 1787, pour l’entrée de la production alsacienne quelle que soit l’origine des toiles blanches utilisées pour l’impression, est prorogé à une date indéterminée. Comme le souligne Robert Levy, durant l’année 1787, les toiles imprimées alsaciennes et mulhousiennes s’entassent dans les entrepôts du bureau de Saint-Dizier, parce qu’acheteurs et vendeurs refusent de s’acquitter des droits de douane exigés par le dernier texte en vigueur32.
18L’arrêt du 17 février 1786, en introduisant des droits de douane très favorables, veut inciter les manufactures d’Alsace et de Mulhouse à utiliser les toiles blanches de fabrication française ou achetées à la Compagnie des Indes. En revanche, l’arrêt du 21 décembre 1786, en rétablissant les droits de 90 livres par quintal sur toutes les toiles (françaises et Compagnie des Indes incluses), incite les entreprises mulhousiennes à « boycotter » la production du royaume et à se tourner vers leur propre fabrication ou les tissus de coton étrangers.
- 33 BUTEL Paul : op. cit., p. 105.
- 34 RUPIED : L’art d’imprimer sur toile en Alsace, 1786. Manuscrit n° 8827 du MISE.
19Par ailleurs, l’année 1787 constitue une période de forte importation des tissus de coton anglais en France car les droits d’entrée initialement prévus par le traité de commerce franco-anglais, sur les toiles anglaises, s’avèrent nettement inférieurs et pénalisent de ce fait la production française33. Comme le signale Rupied, élève-inspecteur des manufactures, les fabricants alsaciens achètent des toiles d’origine très diversifiée en 1786 : « Les toiles propres à l’impression proviennent tant des Compagnies des Indes angloises et danoises, pour les ventes en Hollande, Allemagne et Italie, que de la Compagnie françoise des Indes à L’Orient pour la consommation intérieure, comme aussi quelques unes siamoises et tout coton des manufactures de Normandie et Beaujolais, ou enfin de la fabrication d’Alsace et Lorraine »34. Les toiles des Compagnies des Indes anglaise et danoise étant achetées par les fabricants alsaciens, on peut supposer mais pas affirmer qu’elles sont également utilisées par les entreprises mulhousiennes, pour leurs ventes vers l’Allemagne et l’Italie.
- 35 BUTEL Paul : op. cit., pp. 274 – 275.
20Il faut noter l’inquiétude soulevée par la signature de l’accord commercial franco-britannique : dès le mois d’octobre 1786, le comité spécial réuni par Calonne pour examiner les conséquences du traité, recommande « l’exécution du projet de marché unifié intérieur »35, les barrières douanières intérieures étant considérées comme un frein à la croissance industrielle. Comme le souligne Paul Butel, ce sont les provinces réputées étrangères et à l’instar de l’étranger effectif, qui s’opposent le plus vigoureusement au projet d’unification car elles seraient alors soumises à des taxes (comme la gabelle) auxquelles elles échappent grâce à leur statut. Pourtant l’existence de droits intérieurs en France maintient des coûts de production et de commercialisation élevés, et oblige le gouvernement à conserver des tarifs douaniers très élevés sur les importations étrangères, ce qui n’avantage pas une province comme l’Alsace ni la république de Mulhouse.
- 36 AMM ; cote XIIIP, 4.
- 37 AMM ; cote XIIIP, 4.
21L’arrêt du Conseil d’État du Roi du 11 février 1788 ordonne « un règlement qui pût maintenir à l’avenir l’équilibre entre ces manufactures (d’Alsace) et celles établies dans l’intérieur des provinces des cinq grosses fermes »36 et prévoit de « concilier avec l’avantage général du commerce de son royaume, l’exécution des promesses qui ont été faites tant aux Fabricans de ladite province, qu’aux Négocians étrangers qui sont venus s’y établir », les fabricants mulhousiens étant directement concernés par cette dernière phrase. Des dédommagements aux manufactures sont donc prévus pour inexécution des arrêts des 13 novembre 1785, 26 janvier et 17 février 1786. Pour assurer des compensations financières équitables, le gouvernement français demande qu’un état de l’origine et de la quantité de toiles blanches soit dressé par des sous-inspecteurs des manufactures, pour chaque fabrique et pour les années 1786 et 1787. Chaque état devra distinguer les toiles de coton tissées en Alsace, celles achetées à la Compagnie des Indes (à Lorient) ou celles tirées des manufactures de l’intérieur du royaume. Des passeports seront accordés aux fabricants, au moment du paiement des droits de mercerie, pour l’entrée de leurs toiles par le bureau de Saint-Dizier. L’« État de la quantité de Mousselines et de Toiles blanches de Coton qui ont été fabriquées dans les Manufactures de la ville de Mulhausen ainsi que celles qui ont été tirées du Commerce de l’Intérieur du Royaume et des Ventes de l’Orient… comme enfin des Toiles peintes qui ont été imprimées pendant les années 1786 et 1787 », est certifié véritable par les sous-inspecteurs préposés à la marque des toiles, Ackermann et Rupied, le 27 janvier 1788, d’après les registres du bureau de visite de Mulhouse37.
- 38 AMM ; cote XIIIP, 4.
- 39 AD ; cote C1122.
22Le 20 février 1788, Bussmann, député des manufacturiers de toiles en Alsace, signe un « Mémoire pour les fabricants d’Alsace adonnés au Commerce de Toiles blanches et peintes »38 : « Les Fabricans de plusieurs provinces du royaume prétendent que l’industrie Alsacienne prend un trop grand essor, et qu’il ne faut point se lasser de la réprimer ». « Lors du tarif de 1764, l’Alsace n’avoit point de manufactures, et c’est seulement depuis cette époque qu’on a vu se former ses fabriques de toiles imprimées ». « … la continuation de l’impôt sur les Fabriques Alsaciennes ne serviroit qu’à les ruiner, et à tromper tous les consommateurs du royaume, au profit des Fabricans de l’intérieur ». Ce mémoire est une réponse à ceux adressés, les 11 et 17 février 1788, par les fabricants de toiles imprimées de Jouy, Nantes, Rouen, Beauvais, Saint-Denis, Corbeil, Melun, Troyes, Orléans, Bordeaux, Lyon, Bolbec et Bourges39.
- 40 AMM ; cote XIIIP, 4.
23Le 4 mars 1788, « Il est accordé aux fabriques de Mulhausen et d’Alsace, le privilège d’entrer 60 000 pièces de toiles peintes, toiles de cotton et mousselines divers, pourvu qu’elles soient accompagné d’un passeport des fabriques certifié par l’inspection… »40.
- 41 AMM ; cote XIIIP, 4.
24Le 7 mars 1788, le greffier Josua Hofer dresse un « État et Répartition des 44 760 Pièces de Mousselines, Toiles de Coton Nationales d’Alsace et de celles tirées de l’Intérieur, accordées aux Manufacturiers de Mulhausen pour le quart de leur fabrication des années 1786 et 1787, avec Permission de les faire Entrer par le Bureau de Saint-Dizier au Droit de £ 4 par Cent et 10 sols par Livre »41. L’indemnité accordée aux fabricants correspond donc au simple droit de mercerie, soit 4 livres par quintal, appliqué à un quart de la quantité annuelle de toiles fabriquées en 1786 et 1787.
III. Aggravation du dispositif douanier à l’égard de Mulhouse
- 42 AD ; cote C1122.
- 43 Voir tableaux dans le chapitre suivant.
- 44 AMM ; cote IIA1,35 : « Neu erichtete Departement in Elsass », 26 juillet 1790, p. 334 et « Publica (...)
- 45 AMM ; cote IIA1,35 : « Wahl auf den E. Zunften », 27 septembre 1790, p. 392 et « Publica », 21 octo (...)
25Plusieurs arrêts du Conseil d’État du Roi du 3 mars 1789 annoncent de nouvelles dispositions douanières concernant la fabrication alsacienne et mulhousienne. Les toiles imprimées en Alsace sur des tissus fabriqués dans la province, à l’intérieur du royaume ou achetés à la Compagnie des Indes, sont soumises à une taxe de 53 livres le quintal ; les indiennes imprimées sur toiles blanches d’origine étrangère sont taxées à 90 livres le quintal. Mulhouse doit supporter un arrêt particulier qui révoque le dispositif douanier consenti en février 1786 et réinstaure la taxe d’entrée de 90 livres par quintal de tissus imprimés dans la cité42. Le chiffre d’affaires global des manufactures subit une baisse de 40 % en 1789 et une diminution par fabrique oscillant entre 25 et 80 %43. Nous pouvons considérer cette date comme le début d’une politique d’isolement économique à l’encontre de Mulhouse, qui va s’amplifier avec la création des départements français en mars 1790, bientôt synonyme de recul des frontières douanières aux limites politiques du pays44. La petite république se retrouve donc enclavée dans le département du Haut-Rhin et prend conscience d’une remise en question inévitable de la politique commerciale de la France à son égard. La nécessité d’enclencher des négociations provoque la nomination de quarante représentants supplémentaires des tribus pour siéger au Grand Conseil, l’envoi de quatre députés mulhousiens à Paris et de courriers à destination de la Confédération helvétique45.
- 46 AMM ; cote XIIIP, 5a : « Negotiationen mit Frankreich », 1790-1792, n° 8.
- 47 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 9a, sans date.
26L’Adresse à l’Assemblée Nationale de France… par les députés de la république de Mulhausen » datée du 18 novembre 179046, demande l’assimilation du commerce de la république à celui de l’Alsace : « Elle est raisonnable, en ce que par sa position notre ville isolée, pour ainsi dire, et entièrement enclavée dans votre département du haut-Rhin, doit naturellement chercher ses liaisons habituelles et principales avec l’empire qui l’entoure, et à qui, eu égard à son insuffisance territoriale, elle est forcée de recourir pour soutenir son industrie et alimenter son commerce ». C’est le Conseil Général du département du Haut-Rhin qui déclenche véritablement la question d’une nouvelle politique commerciale à l’encontre de Mulhouse, en refusant l’assimilation de son commerce à celui de la province : « jamais nos négocians ne pourroient soutenir la concurrence contre vingt-deux manufactures Mulhousiennes exemptes de tout impôt direct »47 ; Mulhouse est également accusée de profiter de ses privilèges d’enclave : « la petite République de Mulhausen quoi que située au centre de notre département, n’entretient avec nous d’autres relations que celles qui tendent à l’enrichir à nos dépens ». Pour les administrateurs du département, qui entendent défendre les intérêts des manufacturiers alsaciens, la petite république ne peut à la fois bénéficier d’une assimilation de son commerce et revendiquer une complète indépendance politique et économique.
- 48 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 12.
- 49 AMM ; cote XIIIP, 5a : « Copie de la lettre des trois fabriques de Cernai au département du Haut-Rh (...)
27L’Assemblée Nationale exige l’ouverture d’une enquête auprès des entrepreneurs hauts-rhinois, à laquelle vont répondre les manufactures de Wesserling, Munster, Sainte-Marie-aux-Mines, Colmar, Thann et Cernay48. À Wesserling et à Munster, on estime que les fabriques de Mulhouse peuvent être intégrées au commerce français, à condition de payer un impôt annuel sous forme d’abonnement. À Sainte-Marie-aux-Mines, la consigne est que la petite république doit se soumettre sans condition à l’autorité française. Pour les entrepreneurs thannois, c’est uniquement le grand négoce de la cité qui doit être placé sous la législation de son voisin, le commerce intérieur demeurant une affaire strictement mulhousienne. Les trois fabriques de Cernay estiment qu’il serait dangereux (pour elles) que Mulhouse soit exclue du commerce français ; la cité en tant que centre de fabrication des indiennes le plus important dans la province d’Alsace, attire les représentants de maisons de commerce parfois fort éloignées, qui ne se déplaceraient certainement plus si les manufactures de Mulhouse étaient exclues du commerce national49. Enfin les fabricants colmariens donnent un avis favorable à l’assimilation de commerce de la petite république, mais pour une durée limitée qui conduira la cité à demander son rattachement politique à la France. Au niveau administratif, le district de Colmar se révèle favorable à une convention de commerce entre le Roi de France et Mulhouse, avec paiement d’un abonnement annuel, car il estime que la ville contribue largement à l’économie régionale ; si elle est traitée comme étrangère, elle deviendra inévitablement un foyer de contrebande.
28À travers les différents avis des manufacturiers alsaciens, nous pouvons observer que les intérêts particuliers entraînent des réponses parfois opposées. Cependant pour la grande majorité des entrepreneurs, il est préférable que la petite république bénéficie d’une assimilation de son négoce à celui de la France, en payant un impôt de compensation. À terme, un rattachement économique et politique doit être envisagé comme l’issue la plus vraisemblable.
- 50 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 9 bis.
29Le 29 décembre 1790, les députés de la petite république adressent un nouveau mémoire, « en réponse à la Lettre écrite aux Comités Diplomatique et d’Agriculture et de Commerce de l’Assemblée Nationale par les administrateurs composant le Conseil Général du Département du Haut-Rhin »50. La question des moyens de communication revêt une importance particulière aux yeux des quatre représentants mulhousiens : « Mulhouse se trouve le centre de toutes les villes du département du Haut-Rhin et ce n’est nullement pour cette ville que vos routes sont établies. Pour éviter notre territoire, vous seriez obligés d’allonger vos chemins et de construire nombre de ponts que jusqu’ici nous avons fournis à la commodité de votre communication ».
- 51 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 14, sans date. Rappel : une lieue représente environ 5 km.
30À la même période, des notes sur la ville de Mulhausen, certainement fournies en complément du mémoire adressé à l’Assemblée Nationale, justifient l’installation des fabriques : « Mulhausen a une position fort avantageuse. D’abord les fabriquants employent une infinité de bras dans toute la distance de la Province au filage et tissage, mais il y a encore un nombre infini de gens qui viennent travailler journellement en ville ; cette ville faisant le centre d’un àlentour ou tous les habitans du voisinage, à la distance d’un quart d’une demie, d’une et deux lieues peuvent y venir comodement et s’en retourner du même jour »51.
- 52 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 18, document imprimé et copie en allemand à la cote XIIIP, 6. Sont présen (...)
- 53 URSCH-BERNIER Isabelle et JACQUE Bernard : « Mulhouse et ses voisins à l’heure du négoce et des man (...)
- 54 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 19, document imprimé et copie en allemand à la cote XIIIP, 6.
31Le 20 janvier 1791, les fabricants français de tissus imprimés, à l’initiative de l’entrepreneur Oberkampf de Jouy-en-Josas, passent à l’offensive en répondant aux députés mulhousiens par une pétition à l’Assemblée Nationale52. Ils estiment que l’assimilation du commerce de la petite république à celui de la France ainsi que la suppression de la taxe rétablie en mars 1789, amèneraient les fabricants mulhousiens à « écraser infailliblement toute l’industrie nationale en toiles peintes, si leur demande étoit accueillie ; il seroit impossible de balancer leur concurrence ». Les manufacturiers français font valoir des arguments identiques à ceux du Conseil Général du Haut-Rhin : la demande de Mulhouse constitue selon eux un paradoxe, puisqu’il leur paraît inconcevable de vouloir demeurer indépendant politiquement et économiquement tout en demandant une assimilation de commerce53. La réponse des quatre députés de la petite république est datée du 26 février 179154 : elle souligne que l’activité industrielle mulhousienne et ses ramifications, représente un bassin pour l’emploi accessible à des milliers de personnes dans la province. Les services rendus par la cité aux habitants de sa région, justifie sa demande d’assimilation.
- 55 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 33.
- 56 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 36 et document isolé n° 8565.
32Un projet de convention commerciale entre le Roi de France et la république de Mulhausen est envisagé dès le mois de mars 179155. La ville se déclare prête à payer la patente, nouvel impôt direct applicable au commerce et à l’industrie. Le Magistrat fait établir un « État des établissemens commerciaux de la Ville et République de Mulhausen, avec l’évaluation de l’impôt de Patente qu’ils rendroient à la France s’ils étoient transportés sur son territoire… »56. Les dix-huit « Etablissements d’impression sur les toiles de coton » apporteraient évidemment la contribution la plus élevée avec un montant de 8 100 livres tournois sur un total de 20 827 livres, estimation faussée par la prise en compte de la valeur des maisons d’habitation pour l’ensemble des métiers.
- 57 AMM ; cote IX, 12.
- 58 AMM ; cote XIIIP, 4.
33La loi du 15 mars 1791, sur le « Tarif général des Droits qui seront perçus à toutes les entrées et sorties du royaume », est transcrite en deux langues par délibération du Directoire du département du Bas-Rhin le 18 avril 179157. Le tarif d’entrée des « toiles teintes et peintes » est de 135 livres le quintal, pour 75 livres aux toiles de coton blanches ou de fil et coton. Les mousselines rayées et unies sont taxées à 300 livres ; brodées, elles atteignent 400 livres la centaine. Ce tarif prohibitif explique leur très rare présence dans l’« État de la quantité de Mousselines et de Toiles blanches de Coton qui ont été fabriquées dans les Manufactures de la ville de Mulhausen… » effectué par Rupied et Ackerman en janvier 178858.
- 59 AMM ; cote XIIIP, 5 : « Réclamation de la ci-devant province d’Alsace… » du 15 mai 1791.
34Au mois de mai 179159, la manufacture Haussmann frères et Cie de Colmar pose une réclamation de la part de la province d’Alsace, contre l’attitude des députés extraordinaires qui siègent aux commissions d’agriculture et de commerce de l’Assemblée Nationale : ils sont accusés de mettre en avant les intérêts de la Compagnie française des Indes (certains étant actionnaires) au détriment d’une province nouvellement intégrée aux frontières politiques et douanières du royaume. Les fabricants alsaciens réclament la conservation du commerce avec l’étranger, notamment par l’achat de toiles blanches dont la qualité et le prix s’avèrent nettement plus intéressants que les toiles de coton françaises. Ils demandent la suppression des droits de 75 livres (par quintal), exigés sur les tissus de coton étrangers, en soulignant les bénéfices considérables réalisées par la France grâce à l’exportation massive des entreprises alsaciennes d’impression sur étoffes. Mulhouse est concernée par la réclamation précédente puisqu’elle sollicite une assimilation de son commerce avec la province.
- 60 AMM ; cotes XIIIP, 5a et XIIIP, 6 ; voir aussi document isolé n° 8566.
- 61 AMM ; cote XIIIP, 6 : « Reunion an Frankreich », 1791-1794.
35La convention de commerce entre le Roi et la république de Mulhausen est signée le 22 septembre 179160 ; pour être validée, elle doit être ratifiée par le corps législatif. Les fabricants de toiles imprimées du royaume réagissent immédiatement en envoyant une « Pétition à l’Assemblée Nationale… contre le projet de décret qui adopte la convention faite par le roi, avec la république de Mulhausen… ». Une lettre des députés mulhousiens datée du 14 octobre 1791 et adressée au Conseil de la ville, souligne avec inquiétude que l’Assemblée Nationale s’est séparée sans statuer61. En décembre 1791, le greffier mentionne la visite du négociant Peter Thierry au président du Conseil Général Johannot et au procureur général Reubell, pour leur recommander le commerce de la cité et leur signaler que des négociations ont lieu à Paris à ce sujet. Le Conseil du district d’Altkirch a présenté une pétition contre Mulhouse, exigeant que la ville soit imposée ou encerclée.
- 62 AMM ; cote IIA1,36 : « Contrebande Handel », 23 décembre 1791, p. 38.
- 63 AMM ; cote IIA1,36 : « Contrebande Handel », 5 janvier 1792, pp. 45 – 47.
36Les tarifs douaniers défavorables à la petite république font inévitablement ressurgir le commerce de contrebande (« Contrebande Waaren ») : le magistrat mentionne des dépôts de marchandises à destination de la France et charge le Directoire de la répression de ce « Gefährlichen Handel » (négoce dangereux)62. En janvier 1792, le Conseil est amené à prendre une ordonnance pour lutter contre le commerce parallèle qui fleurit dans la cité, « nachdem seit einem Jahr die Zollstocke von der innere Provinze Frankreichs auf die aussere Grenzen des Elsasses verlegt » : « depuis que les limites douanières des provinces de l’intérieur de la France ont été amenées jusqu’aux frontières extérieures de l’Alsace, il y a un an »63. Il est décrété qu’aucun habitant de la ville n’est autorisé à amener et à utiliser des marchandises de contrebande, sous peine de sanctions. Aucun bourgeois, admis à protection ou étranger résidant n’est autorisé à constituer des dépôts ou magazins de marchandises de contrebande. Personne ne peut prendre de commission de la part d’étrangers ou de Mulhousiens sur des marchandises interdites.
- 64 AMM ; cote XIIIP, 6.
- 65 AMM ; cote XIIIP, 6.
- 66 AMM ; cote XIIIP, 6.
37Le Magistrat, par une missive du 31 décembre 1791, adressée au président de l’Assemblée Nationale, souligne que le projet de convention n’est toujours pas voté et mentionne l’inquiétude croissante des Mulhousiens64. Le tableau de travail de l’Assemblée prévoit une « Discussion sur la république de Mulhausen » pour le samedi 28 avril 1792, à la séance du soir, en point n° 465. Finalement, le procès-verbal de la séance du 14 août 1792, précise que le rapport définitif du comité de commerce à l’Assemblée Nationale est ajourné : la ratification du traité entre la petite république et la France n’aura pas lieu66.
- 67 AMM ; cote XIIIP, 6.
- 68 AMM ; cote XIIIP, 6.
- 69 AMM ; cote IIA1,36 : 22 novembre 1792, p. 344. Voir OBERLÉ Raymond : Mulhouse ou la genèse d’une vi (...)
38Un extrait du registre des séances tenues par le Conseil Général du département du Haut-Rhin annonce, à la date du 2 novembre 1792, que « Mulhouse sera incessamment cerné d’une ligne forte »67. Le texte souligne que l’édification de barrières douanières autour de la cité était déjà prévue par un arrêté du 22 septembre 1792 mais que le Conseil Général attendait sa validation par le Conseil exécutif provisoire de la nouvelle république française. Un courrier émanant de l’instance gouvernementale française et daté du 30 novembre 1792, accuse l’administration haut-rhinoise d’avoir usurpé des droits réservés au Corps législatif68. Depuis le 14 novembre, Mulhouse est entourée de onze bureaux répartis sur les villages de Habsheim, Bruebach, Rixheim, Riedisheim, Sausheim, Kingersheim, Schönensteinbach, Pfastatt, Dornach, Lutterbach et Brunstatt69. Sur ces onze villages, huit vont accueillir un receveur des douanes et neuf, une brigade de cinq hommes.
- 70 AMM ; cote IIA1,36 : « Fabricanten Extanzen Haus des Bureau », p. 370.
- 71 AMM ; cote IIA1,36 : « Frz. Geschäft Schreiben », 7 décembre 1792, pp. 358 – 359.
39En décembre 1792, les fabricants d’indiennes et de toiles de coton de la petite république, parviennent à s’acquitter entièrement du solde des 60 000 livres tournois avancées par les trésoriers en 178670. Le Magistrat mentionne les rapports du Conseil Général laissant entendre que la république française tolère difficilement Mulhouse en tant que gouvernement étranger sur son territoire : l’incorporation risque de devenir la seule issue permettant à la ville de faire transiter ses marchandises par l’Alsace71.
Conclusion
40À partir du mois de juillet 1785, la république de Mulhausen subit la politique économique française au moment où celle-ci relance l’activité de la Compagnie des Indes puis tente de s’allier le marché anglais du textile, en suscitant des mesures douanières défavorables pour les provinces récemment rattachées au royaume, telle l’Alsace. L’activité manufacturière de la cité, florissante jusqu’à cette date, amorce une crise de production qui menace l’existence de certaines entreprises. La tentative de traité de commerce avec le roi de France soulève l’opposition des fabricants français, inquiets de la concurrence de Mulhouse sur le marché national. Les années 1785-1790, symbole des premières difficultés politiques et économiques pour « l’enclave des indiennes », consacrent également la petite république comme centre industriel ; il s’agit d’une véritable reconnaissance de la part de ses concurrents régionaux et internationaux. L’affaiblissement du pouvoir royal français permet au Conseil Général du Haut-Rhin (dont le souhait est d’intégrer Mulhouse au département) de faire valoir les intérêts des manufacturiers alsaciens, en menaçant la puissance industrielle de la petite république par le chantage économique du cordon douanier. La seule issue politique semble bien être la réunion de l’enclave à son puissant voisin.
Notes
1 AN ; cote F12 1403 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 26 octobre 1686.
2 AN ; cote AD XI 52 : Lettres patentes du Roi du 5 septembre 1759.
3 AN ; cote AD XI 52 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 19 juillet 1760, article IV. Le droit est fixé à 150 livres tournois par quintal de toiles, c’est-à-dire 25 %, car les toiles imprimées étrangères sont alors évaluées à 600 livres le quintal.
4 AN ; cote AD XI 52 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 13 août 1772. AMM ; cote XIIIQ, 6. Voir LÉVY Robert : Histoire économique de l’Industrie Cotonnière en Alsace. Étude de sociologie descriptive. Paris, 1912, p. 212.
5 Rappelons que la ferme est un organisme de prélèvement des impôts indirects affermés ; le royaume de France, hors provinces réputées étrangères, provinces à l’instar de l’étranger effectif et zones non françaises, est divisé en cinq grosses fermes. Voir DELSALLE Paul : Vocabulaire historique de la France Moderne (xvie-xviie-xviiie siècles). Paris, Nathan Université, 1996, carte des traites p. 118.
6 AMM ; cote XIIIP, 2 : « Verhandlungen mit Frankreich », Arrêt du Conseil d’État du Roi du 10 juillet 1785. Voir aussi Robert LÉVY : op. cit., pp. 212 – 213.
7 SCHMITT Jean-Marie : Aux origines de la Révolution Industrielle en Alsace. Investissements et relations sociales dans la vallée de Saint-Amarin au xviiie siècle. Strasbourg, Istra, 1980, p. 255. Voir aussi BUTEL Paul : L’économie française au xviiie siècle. Paris, SEDES, Regards sur l’histoire, 1993, pp. 104 – 105.
8 AMM ; cote XIIIP, 2 : Préambule de l’arrêt du 10 juillet 1785.
9 AMM ; cote IIA1,33 : « Indienne u. Baumw. Fabriquen », 17 août 1785, pp. 751 – 752.
10 Calonne est nommé contrôleur général des Finances après la première démission de Necker en 1783 ; il demeure en poste jusqu’en avril 1787.
11 AMM ; cote XIIIP, 2. Par la date du 30 août 1760, le baron de Spon fait référence à une convention concernant la production de cuirs de Mulhouse : elle reconnaît l’assimilation de ce commerce à celui de l’Alsace et impose une marque spécifique sur les cuirs vendus par la petite république.
12 AMM ; cote IIA1,33 : « Fabriquen Geschäft », 17 septembre 1785, pp. 776 – 778.
13 AMM ; cote XIIIG, 30.
14 BRAUDEL Fernand : Civilisation matérielle, économie et capitalisme (xve-xviiie siècle). Paris, Armand Colin, 1979, tome 2. Réédition Le Livre de Poche références, 1993, tome 2 : Les jeux de l’échange.
15 AMM ; cote XIIIP, 2 : 5 et 7 novembre 1785.
16 AMM ; cote XIIIP, 2 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 13 novembre 1785, article X.
17 AMM ; cote IIA1,33 : « Fabriquen Geschäft », pp. 836 – 838.
18 AMM ; cote XIIIP, 3 : « Verhandlungen mit Frankreich », Arrêt du Conseil d’État du Roi du 26 janvier 1786, articles I, II et X. Voir LÉVY Robert : op. cit., p. 216 et PERICHAUT Yann : op. cit., p. 46.
19 794 tables sont comptabilisées pour 19 manufactures alors qu’elles sont au nombre de 22 en 1786, c’est-à-dire qu’il faut envisager un chiffre supérieur à de 800 tables ; voir le chapitre suivant sur les entreprises et la cote C1118 aux Archives Départementales du Haut-Rhin.
20 AMM ; cote XIIIP, 3. AD ; cote C1122.
21 AD ; cote C1122. AMM ; cote XIIIP, 3 : Arrêt du Conseil d’État du Roi du 23 février 1786. Voir aussi LÉVY Robert : op. cit., p. 217.
22 AMM ; cote IIA1,34 : « Fabriquen Geschäft », 27 mars 1786, pp. 30 – 31.
23 AMM ; cote IIA1,34 : « Ind. und Baumw. Fabriquen », 27 avril 1786, pp. 55 – 57.
24 AMM ; cote IIA1,34 : « Indienne und Baumw. Fabric. », 6 juillet 1786, pp. 102 – 104.
25 AMM ; cote IIA1,34 : « Bureau », 16 août 1786, p. 114.
26 AMM ; cote IIA1,34 : « Indienne Fabriquen und Baumw. Fabric. », 27 mars 1786, p. 41.
27 AMM ; cote IVB, 33 : « Cassa Buch Rechnung über die Gelder im Gewölb », p. 19.
28 AMM ; cote IVB, 33 : p. 20.
29 AMM ; cote IIA1,34 : « Neue Fabriquen », p. 41.
30 BUTEL Paul : op. cit., pp. 104 – 105.
31 AD ; cote C1122.
32 LÉVY Robert : op. cit., p. 219.
33 BUTEL Paul : op. cit., p. 105.
34 RUPIED : L’art d’imprimer sur toile en Alsace, 1786. Manuscrit n° 8827 du MISE.
35 BUTEL Paul : op. cit., pp. 274 – 275.
36 AMM ; cote XIIIP, 4.
37 AMM ; cote XIIIP, 4.
38 AMM ; cote XIIIP, 4.
39 AD ; cote C1122.
40 AMM ; cote XIIIP, 4.
41 AMM ; cote XIIIP, 4.
42 AD ; cote C1122.
43 Voir tableaux dans le chapitre suivant.
44 AMM ; cote IIA1,35 : « Neu erichtete Departement in Elsass », 26 juillet 1790, p. 334 et « Publica », 6 septembre 1790, p. 360.
45 AMM ; cote IIA1,35 : « Wahl auf den E. Zunften », 27 septembre 1790, p. 392 et « Publica », 21 octobre 1790, pp. 408 – 410.
46 AMM ; cote XIIIP, 5a : « Negotiationen mit Frankreich », 1790-1792, n° 8.
47 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 9a, sans date.
48 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 12.
49 AMM ; cote XIIIP, 5a : « Copie de la lettre des trois fabriques de Cernai au département du Haut-Rhin concernant la pétition de la République de Mulhausen du 2 décembre 1790 ».
50 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 9 bis.
51 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 14, sans date. Rappel : une lieue représente environ 5 km.
52 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 18, document imprimé et copie en allemand à la cote XIIIP, 6. Sont présents également les manufacturiers de Rouen, Troyes, Beauvais, Nantes.
53 URSCH-BERNIER Isabelle et JACQUE Bernard : « Mulhouse et ses voisins à l’heure du négoce et des manufactures », à paraître dans l’Annuaire Historique de Mulhouse, tome 16, 2005.
54 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 19, document imprimé et copie en allemand à la cote XIIIP, 6.
55 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 33.
56 AMM ; cote XIIIP, 5a : n° 36 et document isolé n° 8565.
57 AMM ; cote IX, 12.
58 AMM ; cote XIIIP, 4.
59 AMM ; cote XIIIP, 5 : « Réclamation de la ci-devant province d’Alsace… » du 15 mai 1791.
60 AMM ; cotes XIIIP, 5a et XIIIP, 6 ; voir aussi document isolé n° 8566.
61 AMM ; cote XIIIP, 6 : « Reunion an Frankreich », 1791-1794.
62 AMM ; cote IIA1,36 : « Contrebande Handel », 23 décembre 1791, p. 38.
63 AMM ; cote IIA1,36 : « Contrebande Handel », 5 janvier 1792, pp. 45 – 47.
64 AMM ; cote XIIIP, 6.
65 AMM ; cote XIIIP, 6.
66 AMM ; cote XIIIP, 6.
67 AMM ; cote XIIIP, 6.
68 AMM ; cote XIIIP, 6.
69 AMM ; cote IIA1,36 : 22 novembre 1792, p. 344. Voir OBERLÉ Raymond : Mulhouse ou la genèse d’une ville. Editions du Rhin, 1985, p. 199. Voir également la carte « Localité de Mulhausen ».
70 AMM ; cote IIA1,36 : « Fabricanten Extanzen Haus des Bureau », p. 370.
71 AMM ; cote IIA1,36 : « Frz. Geschäft Schreiben », 7 décembre 1792, pp. 358 – 359.
© Presses universitaires du Midi, 2008