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Négoce et industrie à Mulhouse

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Isabelle Bernier

Troisième partie. L’indiennage au cœur de la ville (1759-1785)

Chapitre 1. La Commission des fabriques

Texte intégral

1Le travail de la Commission des fabriques débute en octobre 1759 ; la dernière affaire est enregistrée le 7 août 1797 et les registres de la Commission sont clos le 11 mai 1798, Mulhouse ayant officialisé sa Réunion à la France deux mois auparavant. La nécessité pour le Conseil de créer une instance juridique, désignée spécialement pour régler les conflits au sein des fabriques, traduit l’emprise de la nouvelle activité industrielle sur le cadre politique et social de la cité. Le Magistrat peut cependant statuer sur des affaires impliquant entrepreneurs ou travailleurs, lorsqu’il y a appel du jugement de la Commission ou que l’enjeu de la décision dépasse le contexte des manufactures.

La diversité des litiges réglés par la Commission

  • 1 AMM ; cotes IX, 4 (1759-1777) et IX, 5 (1778-1797).

2Les deux registres1 renfermant les procès-verbaux de la Commission n’ont pas fait, à notre connaissance, l’objet d’un travail de recherche spécifique. Les renseignements qu’ils contiennent sont d’une très grande richesse car chaque litige précise la nature de la plainte, la qualification du ou des ouvrier(s) concerné(s), la manufacture impliquée dans l’affaire. Les documents font apparaître quatre catégories de requêtes que nous avons classées de la sorte : fabricants contre ouvriers, ouvriers contre fabricants, fabricants contre fabricants, ouvriers contre ouvriers. Le tableau suivant présente de manière synthétique, l’ensemble des litiges traités par la Commission des fabriques entre octobre 1759 et août 1797 :

litiges fabricants/ouvriers ouvriers/fabricants fabricants ouvriers
359 109 177 11 62
100 % 30,4 % 49,3 % 3 % 17,3 %

3Nous constatons que le nombre de litiges exposés sur une période de trente-huit ans est relativement modéré puisqu’il correspond à une moyenne de neuf à dix dépôts de plainte annuels. Un procès-verbal est dressé pour chaque dépôt de plainte ; la décision des commissaires est rendue à l’issue de la séance. Les requérants et les prévenus ayant la possibilité de faire appel du jugement devant le Conseil, les assignations suivantes ne figurent pas nécessairement dans les registres des commissaires. Dans la majorité des cas, le plaignant est assisté par un procureur (« Procurator ») considéré comme son avocat (« Anwald »).

4Les réclamations déposées par des ouvriers à l’encontre de manufactures (en principe, celle qui les emploie) sont nettement majoritaires et représentent presque un contentieux sur deux. Inversément, trois procès-verbaux sur dix sont constitués par des doléances de fabricants vis-à-vis de leurs ouvriers. Dans cette catégorie, nous avons rencontré des plaintes émanant d’entreprises étrangères (bâloises). Notons que les conflits entre manufactures, jugés par les commissaires, se révèlent peu fréquents avec seulement 3 % de l’ensemble des litiges.

5Notre intention n’est de reprendre un à un tous les procès-verbaux de la Commission des fabriques ; nous avons donc effectué une sélection, d’après la fréquence de certaines plaintes. Le début des années 1760 se caractérise par de nombreuses dénonciations d’ouvriers spécialisés pratiquant la gravure de planches et formant des apprentis à domicile. La question du sous-effectif des techniciens de l’indiennage par rapport à la forte demande des manufactures, constitue dans les années 1760, une proportion importante de litiges relatifs au débauchage à outrance de ces ouvriers spécialisés. Le problème de la mobilité ouvrière et du non-respect des contrats demeure une constante dans les procès-verbaux de la Commission ; nous leur avons donc consacré un paragraphe particulier. Les plaintes provoquées par des désaccords sur les salaires sont sans doute les plus nombreuses et couvrent toute la période qui nous intéresse. Enfin, il serait dommage de ne pas mentionner les litiges relatifs à la technique bien spécifique de l’impression sur étoffes.

A. La question du travail à domicile

  • 2 AMM ; cote IX, 4 : 12 octobre 1759, p. 1.
  • 3 Rappel : le village d’Illzach fait partie du ban de Mulhouse depuis 1437.

6Le premier procès-verbal2 évoque une plainte de l’ensemble des fabricants d’indiennes contre Heinrich Stietler, technicien originaire du comté de Neuchâtel, qui fait imprimer des draps de coton au château d’Illzach3 et en donne à teindre au maître teinturier Johannes Gerber. Cet imprimeur travaille donc à son compte, hors du cadre de la manufacture mulhousienne qui l’emploie.

  • 4 AMM : cote IIA1,26 : « Modelstecher », 19 décembre 1759, p. 368.

7Ce genre de situation semble se reproduire fréquemment ; il amène le Conseil (et non la Commission des fabriques) à régler, par le décret du 19 décembre 17594, un problème spécifique aux techniciens de l’indiennage. Les graveurs et imprimeurs des manufactures portent préjudice à leur entreprise en travaillant également à domicile. Avec le consentement des fabricants et sous peine de 20 livres tournois d’amende, ils s’engagent à respecter les principes suivants : premièrement, aucun graveur ou imprimeur ne peut pratiquer la gravure à domicile sans l’accord formel de son employeur ; deuxièmement, aucun graveur ou imprimeur n’est autorisé à former chez lui, des apprentis dans l’art de graver et dessiner. Ceux qui souhaitent apprendre la gravure et le dessin doivent impérativement se former dans une fabrique.

  • 5 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, pp. 3 et 4.

8Certains techniciens de l’indiennage paraissent difficiles à convaincre puisque la Commission reçoit les doléances de l’ensemble des graveurs (ou « Modelstecher ») contre Georg Haury5, qui pratique sans l’accord formel d’une manufacture, la gravure des planches à domicile et enseigne son art à un apprenti. Haury déclare qu’il travaille uniquement pour l’entreprise Hofer, Rissler et Cie avec son approbation orale, ce qu’il estime largement suffisant puisqu’il procède de cette façon depuis trois ans.

  • 6 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 5.

9Le graveur Jacob Gyssinger est accusé d’instruire des apprentis graveurs et dessinateurs dans sa maison6 ; il prétend former un imprimeur de sa fabrique à la gravure, dans l’optique avouée d’obtenir des compensations financières de la part de son employeur. Il enseigne également l’art du dessin à un apprenti, avec l’accord entier de ses patrons (« mit gänzlicher Bewilligung der Herren Patronen »). Le terme « patron » est très intéressant à relever car il apparaît avec le sens que nous lui donnons à l’heure actuelle. De même, le vocable « Principal » est souvent employé comme synonyme de « patron » pour désigner l’entrepreneur.

  • 7 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 6.
  • 8 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 7 et mai 1760, p. 14.

10Le graveur Gaspard Weiss7 fait l’objet d’une plainte émanant de l’ensemble de la profession : il pratique la gravure à domicile sans l’agrément de son employeur et se permet de former des apprentis. Weiss répond qu’il a bien reçu l’accord des frères Hügeny mais qu’il a congédié ses apprentis depuis le décret du 19 décembre 1759. Une dénonciation frappe le « Meister » (maître) Hunzinger8, qui affirme graver des planches pour la manufacture Schmalzer et Cornetz, avec l’accord de celle-ci. En fait, une autorisation orale va être donnée à Hunzinger au mois de mai 1760 mais la Commission des fabriques exige désormais un accord écrit (« schriftlichen accord ») de la part des entrepreneurs.

  • 9 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, pp. 7 et 8.

11Le graveur Schmelensky9 travaille à son domicile sans l’autorisation d’une manufacture : il souligne qu’aucun fabricant ne l’emploie et pense donc pouvoir graver à volonté, se considérant comme indépendant. La Commission déclare son statut irrégulier : à Mulhouse, la profession de graveur de planches à imprimer n’existe pas dans le cadre d’un corps de métier et n’est pas admise hors du cadre de la fabrique. Ce dernier exemple est particulièrement intéressant : le travail au sein d’une fabrique, défini comme un « art libre » en juillet 1753, est astreint à une nouvelle structure hiérarchisée représentée par l’entreprise, que l’on peut mettre en parallèle avec celle qui existe entre maîtres, compagnons, apprentis et corporations.

12Nous devons souligner que les plaintes précédemment mentionnées interviennent durant la période hivernale, qui constitue un intervalle de temps chômé par les ouvriers de l’indiennage, pour cause de conditions climatiques. La pratique de la gravure et de la formation d’apprentis à domicile, durant les mois d’hiver, constitue une source de revenu supplémentaire.

B. Une situation de suremploi révélée par la Commission des fabriques

  • 10 AMM ; cote IX, 4 : 20 mai 1760, p. 12.

13Certaines plaintes exposées aux commissaires évoquent l’insuffisance du nombre d’ouvriers et la grande mobilité des techniciens qui n’hésitent pas à rejoindre l’entreprise la plus attractive financièrement. La manufacture Köchlin, Dollfus et Cie souligne ce problème en mai 176010, en précisant que de nombreux jeunes gens originaires du comté de Montbéliard aimeraient travailler dans les fabriques de la cité. Elle a fait venir deux ouvriers montbéliardais à Mulhouse, avec la promesse d’en obtenir un troisième, mais les jeunes gens ont été immédiatement engagés par la fabrique Hartmann et Cie. L’impression sur étoffes génère un pôle d’attraction industriel et comme nous le verrons ultérieurement dans le chapitre consacré aux travailleurs de l’indiennage, la région de Montbéliard va constituer un réservoir de main d’œuvre dès le début des années 1760.

  • 11 AMM ; cote IX, 4 : 23 juillet 1760, pp. 23 et 24.
  • 12 AMM ; cote IX, 4 : 27 octobre 1760, p. 29.

14L’entreprise Köchlin, Dollfus et Cie porte plainte en juillet 176011 contre Abram Remond, son ancien graveur sous la raison sociale Köchlin, Schmalzer et Cie, attribué à l’associé Johann Jacob Feer au moment de la scission de la société durant l’été 1758. Remond déclare que Feer l’a congédié et qu’il est donc libre de travailler où il le désire. Les entrepreneurs prétendent que le contrat passé le 19 mai 1756 avec Abram Remond est toujours valable et qu’il doit venir travailler à la manufacture. Ces mêmes fabricants déposent une réclamation vis-à-vis de leur graveur David Recordon12, qui a quitté l’entreprise durant six mois pour graver des planches dans une autre fabrique, au mépris des conditions inscrites dans le contrat établi le 28 mars 1760. Pour cette raison, ils suspendent le billet de congé qu’ils lui avaient accordé.

  • 13 AMM ; cote IIB, 4 : pp. 1041 et 1042.
  • 14 AMM ; cote IIB, 4 : 2 mai 1759, p. 1041.

15Nous assistons à une lutte acharnée de la part des fabricants d’indiennes pour conserver leurs techniciens, la mobilité de ces derniers accentuant visiblement un problème de sous-effectif ; le nombre d’ouvriers qualifiés ne croît pas à la même vitesse que le nombre de manufactures car leur formation ne peut s’effectuer qu’auprès des spécialistes existants. Or, dans les années 1750, les fabriques mulhousiennes sont obligées « d’importer » de la Confédération helvétique, les dessinateurs, graveurs et imprimeurs susceptibles de former ensuite de nouveaux techniciens. Soulignons qu’en août et septembre 175913, le greffier Hofer entretient une correspondance avec son homologue bâlois, au sujet d’un projet de « Concordat » entre fabricants des deux cités, relatif à leurs ouvriers. Le projet d’accord n’aboutira pas mais il révèle le problème posé par la forte demande en spécialistes de l’indiennage à cette période. Un décret du 2 mai 175914 sous-entend déjà une insuffisance de l’effectif ouvrier : en effet, le Magistrat déclare qu’aucun maître artisan ne peut empêcher un compagnon de quitter son corps de métier afin d’être embauché dans une fabrique. En 1760, neuf manufactures d’impression sur étoffes mulhousiennes se disputent un nombre insuffisant de travailleurs ; ces derniers ont tout loisir d’utiliser leur grande mobilité comme moyen de pression, le salaire constituant évidemment un enjeu essentiel.

C. La mobilité ouvrière et le non-respect des contrats

  • 15 AMM ; cote IIA1,26 : « Fabricanten Arbeiter », pp. 795 – 798. Voir aussi cote IX, 4 : ordo (...)

16La mobilité ouvrière, le non-respect des contrats et le débauchage par les manufactures sont évoqués par la Commission des fabriques assistée du greffier Hofer en juin 1761 : les conclusions des commissaires permettent au Magistrat de promulguer l’ordonnance du 9 juillet 176115, diffusée dans toutes les manufactures mulhousiennes. Un fabricant qui tente de débaucher un ouvrier sous contrat, s’expose à 50 livres tournois d’amende, deux jours de prison et la restitution d’un trimestre de salaire à l’entreprise qui a subi le préjudice. Lorsque c’est un technicien qui pratique le débauchage d’ouvriers, son patron peut le congédier immédiatement et il ne sera plus autorisé à travailler dans une fabrique de la ville avant trois ans.

  • 16 AMM ; cote IX, 4 : 24 mai 1762, p. 81.
  • 17 AMM ; cote IX, 4 : 2 juin 1762, p. 83.

17Les apprentis en cours de formation dans l’indiennage, constituent des cibles privilégiées pour les manufactures à la recherche d’ouvriers : en mai 1762, l’entreprise Köchlin, Dollfus et Cie porte plainte pour rupture de contrat et débauchage16, contre Peter Degert d’Illzach, jeune imprimeur engagé pour cinq ans selon l’accord du 8 mars 1759. La même manufacture pose réclamation en juin 176217, contre l’apprenti imprimeur Niclaus Wermann, engagé le 1er mai 1757 pour une période de cinq ans ; Wermann a cassé son contrat de façon déloyale (« treulosser Weiss ») le 22 mars 1761 et s’est fait engagé dans une autre fabrique. Les fabricants demandent l’application de l’ordonnance du 9 juillet 1761.

  • 18 AMM ; cote IX, 4 : 27 août 1764, pp. 110 – 111 et 25 octobre 1764, p. 113.

18En août et octobre 176418, la fabrique bâloise Samuel Ryhiner l’aîné et fils accuse trois de ses imprimeurs d’avoir cassé leur contrat pour venir travailler dans une manufacture mulhousienne. Les ouvriers reçoivent l’interdiction formelle de travailler dans une fabrique de la cité et l’obligation d’honorer leur contrat chez Ryhiner ou de l’indemniser. Nous constatons que les compétences de la Commission lui permettent de juger des affaires faisant intervenir des entreprises étrangères. Nous avons dénombré au moins quatre litiges de ce type sur l’ensemble des procès-verbaux.

  • 19 AMM ; cote IX, 5 : 30 janvier 1788, p. 155.
  • 20 AMM ; cote IX, 5 : 18 février 1788, p. 157.

19Le 30 janvier 1788, l’entreprise Vetter et Blech assigne son dessinateur Jacob Birr devant la Commission19 : ayant acquis la fabrique de Cernay, Birr a quitté la manufacture mulhousienne avant le terme de son contrat. Les fabricants exigent un dédommagement de 6 000 livres tournois pour quatre années non effectuées chez eux par le technicien. Le dessinateur est généralement l’ouvrier spécialisé situé au sommet de la hiérarchie de l’impression sur étoffes et de ce fait, directeur de fabrication, puisque les entrepreneurs fournissent les fonds mais ne gèrent pas la partie technique. Jacob Birr ne possédait pas encore son établissement lorsqu’il a signé l’accord avec Vetter et Blech ; comme il est redevable de plus de trois ans de travail à ses anciens patrons, les commissaires lui imposent une amende de 5 000 livres tournois20.

D. La question des salaires

  • 21 Les pinceauteuses sont des jeunes filles qui appliquent au pinceau, des touches de couleur (...)

20Les discussions sur les salaires associées à la mobilité ouvrière constituent des motifs réguliers de plaintes exposées à la Commission des fabriques. Martin Stum, maître des pinceauteuses21 chez Schmalzer et Cornetz, porte plainte contre Catharina Zundel qui s’est engagée, selon l’accord du 2 janvier 1761, à travailler chez eux pour la prochaine campagne d’indiennage. La jeune fille est cependant partie dans une autre fabrique car elle n’était pas satisfaite des conditions de salaire.

  • 22 AMM ; cote IX, 4 : 19 septembre 1768, pp. 171 – 172.

21Au mois de septembre 176822, l’entreprise Dollfus et Hofer exige le retour de six pinceauteuses qui ont quitté leur emploi parce qu’elles n’obtenaient pas une rétribution globale de 12 livres tournois, soit 2 livres par personne et par semaine. Les jeunes filles sont contraintes de réintégrer leur poste et se voient infliger une amende par la Commission des fabriques.

  • 23 AMM ; cote IX, 4 : 27 mai 1769, pp. 180 – 182.

22En mai 176923, le coloriste berlinois Gustav Heinrich Lange porte plainte contre la manufacture Nicolaus Rissler et Cie qui l’a engagé pour douze ans, par l’accord conclu entre les deux parties le 1er septembre 1768. Selon la version du plaignant, l’entreprise l’a congédié sans motif apparent ; si les termes du contrat ne sont pas respectés, le technicien exige une indemnité de 1 200 livres tournois (qui correspond à une année de salaire).

  • 24 AMM ; cote IX, 4 : « Debauche der Arbeiter », 4 février 1773, pp. 212 – 213.
  • 25 AMM ; cote IX, 4 : 8 août 1776, pp. 231 – 232.

23En février 177324, l’entreprise Dollfus, Vetter et Cie porte plainte contre ses imprimeurs Jacob Steiner, Peter Rissler et Christian Dritthard parce qu’ils prétendent se faire embaucher par le directeur de la manufacture Eck, Schwarz et Cie, avec un salaire hebdomadaire de 8 livres tournois augmenté d’un Louis d’or de pourboire. Au mois d’août 177625, Rudolf Kyburth imprimeur chez Daniel Hügeny l’aîné, menace de quitter la fabrique sans attendre la fin de son contrat car son patron lui maintient un salaire de 8 livres tournois au lieu des 9,5 livres réclamées par l’ouvrier, en lui proposant cependant d’être payé à la pièce ou à la semaine. L’imprimeur se voit contraint de demeurer chez son employeur avec un traitement identique, jusqu’à la fin de la campagne d’indiennage fixée au mois de décembre.

  • 26 AMM ; cote IX, 5 : 13 octobre 1779, pp. 23 – 24.
  • 27 AMM ; cote IX, 5 : 27 mars 1781, pp. 32 – 33.
  • 28 Voir également le chapitre 3, consacré aux ouvriers de l’indiennage.

24En octobre 177926, deux pinceauteuses embauchées pour 55 sols par semaine chez Johannes Dollfus, souhaitent obtenir leur billet de congé car le fabricant Friederich Cornetz leur a proposé trois livres pour le même travail. Dollfus signale que deux ans auparavant, il a souffert de mauvaises conditions de fabrication et éprouvé des difficultés à conserver ses travailleurs. Les deux ouvrières ont signé le contrat proposé par Johannes Dollfus (deux ans à 55 sols hebdomadaires) et se sont même engagées à demeurer cinq ans : l’entrepreneur exige le retour des pinceauteuses, pour une année au salaire fixé, et le respect du règlement de la fabrique. Il est approuvé par la Commission. La question de la rémunération des pinceauteuses revient devant les commissaires en mars 178127, à l’occasion d’une plainte déposée par les ouvrières de l’entreprise Eck, Schwarz et Cie : elles estiment leurs 30 sols hebdomadaires insuffisants par rapport aux 50 sols versés aux pinceauteuses travaillant chez Schmalzer. La manufacture accepte un compromis en proposant 30 sols aux jeunes filles débutantes, qui doivent demeurer deux ans dans la fabrique et 45 sols aux trois plus anciennes, qui ont l’obligation de terminer la campagne. Les deux plaintes précédemment exposées mettent en évidence les différences de salaires qui peuvent être liées au niveau de qualification ou à l’offre et la demande effectives sur le marché du travail28.

  • 29 AMM ; cote IX, 5 : 17 décembre 1788, pp. 166 – 167.

25En décembre 1788, Johannes Wehrlin graveur chez Friederich Cornetz, proteste contre une baisse d’un tiers de son salaire, fixé à 18 livres par le contrat du 1er juillet 1787 et ramené à 12 livres depuis le début du mois de décembre29. L’entrepreneur explique que les ouvriers demeurant sous contrat avec la fabrique durant les trois mois d’hiver, voient leur salaire amputé d’un tiers ; Wehrlin est le seul technicien à refuser cette baisse de rémunération. La Commission confirme la décision du fabricant : cette pratique de « l’hivernage » permet aux manufactures de conserver les ouvriers pour la campagne suivante et assure à ces derniers un revenu minimum pendant la période de chômage liée aux conditions climatiques.

  • 30 AMM ; cote IX, 5 : 18 février 1789, p. 167.

26Le 18 février 178930, un coloriste travaillant à la fabrique Wolf, Rissler et Cie pose réclamation pour un salaire non respecté par son employeur, malgré les clauses du contrat signé en avril 1788. Le coloriste perçoit 30 livres hebdomadaires alors que l’accord prévoyait 2 000 livres annuelles, correspondant selon lui à 40 livres par semaine.

E. Problèmes techniques motifs de litiges

  • 31 Cet argument pose la question de l’eau utilisée par les manufactures, qui sera traitée dan (...)

27La technique très particulière de l’impression sur étoffes peut également, comme la question du suremploi ou de la mobilité ouvrière, constituer un handicap pour les manufactures mulhousiennes. Voyons à ce sujet la plainte déposée par Alexander Flandin, coloriste chez Eck, Schwarz et Cie, d’après le contrat signé le 13 septembre 1762: l’entreprise l’accuse de ne rien comprendre à la fabrication des couleurs et souhaite le congédier. Le technicien réclame le respect des termes du contrat ou une indemnité de 1 000 « Thaler » (c’est-à-dire 3 000 livres tournois), ce qui laisse présager de l’importance de son salaire. Les fabricants reprochent au coloriste d’avoir gaspiller plusieurs pots de couleur rouge et de couleur bleue, et exigent un dédommagement de 120 livres tournois. Flandin rétorque que la couleur rouge ne prend pas bien sur les toiles car les propriétés de l’eau de la ville lui sont encore inconnues (« dass Ihm zwahr die rothe farb nicht wohl ausgefallen wegen dass Ihm die Eigenschaften der hiesigen Wasser noch unbekand »)31. Les membres de la Commission demande à l’entreprise Eck, Schwarz et Cie de laisser Flandin effectuer d’autres essais de fabrication de couleurs.

  • 32 AMM ; cote IX, 4 : « Bescheid », 8 septembre 1772, pp. 208 – 209.
  • 33 AMM ; cote IX, 4 : 18 septembre 1772, pp. 210 – 212.

28En septembre 177232, la manufacture Samuel Köchlin porte plainte contre Eck, Schwarz et Cie pour un problème de pollution de l’eau : des ouvriers ont vidangé le contenu des chaudières de teinture dans le ruisseau, entraînant la détérioration de 105 pièces d’indiennes appartenant au plaignant. Samuel Köchlin réclame une indemnisation ; Johannes Eck répond que le lieu où les toiles sont mises à tremper comporte des risques (de pollution) et que le bain de garance a été vidé sans l’ordre du contremaître. Il précise qu’il utilise seulement de l’eau pure et non de l’huile de vitriol (acide sulfurique) car son mélange avec l’eau de la rivière rend le rinçage des toiles inefficace. La Commission des fabriques impose un remboursement des pièces détériorées à l’entreprise Eck, Schwarz et Cie mais lui accorde plusieurs possibilités d’indemnisation33.

  • 34 AMM ; cote IX, 5 : 4 septembre 1786, pp. 123 – 124.
  • 35 S’il s’agit de bleu d’indigo, il contient de l’arsenic et s’il s’agit de bleu de Prusse, i (...)

29Le 4 septembre 178634, l’imprimeur Hans Ulrich Bärr assigne la manufacture Dollfus père, fils et Cie devant les commissaires : cette entreprise possède deux ateliers d’impression sur le ban de Mulhouse et l’un des deux est utilisé pour l’application du bleu. L’ouvrier refuse d’imprimer en bleu car il affirme que cette couleur est mauvaise pour sa santé35. Il requiert la possibilité de travailler uniquement à l’imprimerie située dans la Cour de Lorraine ou la délivrance de son billet de congé. Les prévenus soulignent que le technicien a été envoyé à l’atelier du bleu, durant quatre semaines, pour remplacer un imprimeur défaillant. Le plaignant est contraint d’accepter le poste car son contrat ne précise pas de lieu de travail particulier.

  • 36 AMM ; cote XII, 62 : « Sanitäts Raths Protocoll » (1777-1797), 13 mai 1777, p. 5. Créé en (...)

30La question du danger représenté par certains produits utilisés dans l’impression sur étoffes, est déjà évoquée par les membres du Conseil sanitaire en mai 177736 : ils décrètent que, dans chaque fabrique, l’arsenic et le mercure sublimé soient entreposés au « magazin des couleurs », dans une caisse fermée dont seul le « Patron » ou le coloriste détient la clef. Les fabricants qui préparent leurs drogues sans l’aide d’un coloriste, sont contraints de manipuler eux-mêmes l’arsenic et le mercure sublimé. Il est assez surprenant de ne pas rencontrer, dans les registres de la Commission des fabriques, davantage de plaintes relatives à des intoxications ou des maladies provoquées par l’utilisation de matières dangereuses. Les accidents ne doivent pourtant pas manquer dans une activité qui a recours à de tels produits, sans véritables spécialistes de la chimie des colorants ou, pour être plus juste, avec le savoir empirique du xviiie siècle.

Conclusion

31La Commission des fabriques apparaît comme un moyen d’exprimer les problèmes liés au travail spécifique de la fabrique et la catégorie professionnelle la plus exposée se retrouve logiquement majoritaire dans les rapports des commissaires. L’étude des procès-verbaux démontre notamment que la moitié des plaintes sont déposées par des ouvriers contre des fabricants.

32L’institution dont les membres sont toujours choisis au sein du grand Conseil, s’avère essentielle pour gérer les conflits du travail qui augmentent au fur et à mesure de la croissance des manufactures à Mulhouse. Elle peut être considérée, avec un mode de fonctionnement cependant très différent, comme un ancêtre des conseils de prud’hommes.

Notes

1 AMM ; cotes IX, 4 (1759-1777) et IX, 5 (1778-1797).

2 AMM ; cote IX, 4 : 12 octobre 1759, p. 1.

3 Rappel : le village d’Illzach fait partie du ban de Mulhouse depuis 1437.

4 AMM : cote IIA1,26 : « Modelstecher », 19 décembre 1759, p. 368.

5 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, pp. 3 et 4.

6 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 5.

7 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 6.

8 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, p. 7 et mai 1760, p. 14.

9 AMM ; cote IX, 4 : 4 février 1760, pp. 7 et 8.

10 AMM ; cote IX, 4 : 20 mai 1760, p. 12.

11 AMM ; cote IX, 4 : 23 juillet 1760, pp. 23 et 24.

12 AMM ; cote IX, 4 : 27 octobre 1760, p. 29.

13 AMM ; cote IIB, 4 : pp. 1041 et 1042.

14 AMM ; cote IIB, 4 : 2 mai 1759, p. 1041.

15 AMM ; cote IIA1,26 : « Fabricanten Arbeiter », pp. 795 – 798. Voir aussi cote IX, 4 : ordonnance reprise en fin de registre et cote IIB, 4 : p. 1110.

16 AMM ; cote IX, 4 : 24 mai 1762, p. 81.

17 AMM ; cote IX, 4 : 2 juin 1762, p. 83.

18 AMM ; cote IX, 4 : 27 août 1764, pp. 110 – 111 et 25 octobre 1764, p. 113.

19 AMM ; cote IX, 5 : 30 janvier 1788, p. 155.

20 AMM ; cote IX, 5 : 18 février 1788, p. 157.

21 Les pinceauteuses sont des jeunes filles qui appliquent au pinceau, des touches de couleur en finition sur les toiles imprimées.

22 AMM ; cote IX, 4 : 19 septembre 1768, pp. 171 – 172.

23 AMM ; cote IX, 4 : 27 mai 1769, pp. 180 – 182.

24 AMM ; cote IX, 4 : « Debauche der Arbeiter », 4 février 1773, pp. 212 – 213.

25 AMM ; cote IX, 4 : 8 août 1776, pp. 231 – 232.

26 AMM ; cote IX, 5 : 13 octobre 1779, pp. 23 – 24.

27 AMM ; cote IX, 5 : 27 mars 1781, pp. 32 – 33.

28 Voir également le chapitre 3, consacré aux ouvriers de l’indiennage.

29 AMM ; cote IX, 5 : 17 décembre 1788, pp. 166 – 167.

30 AMM ; cote IX, 5 : 18 février 1789, p. 167.

31 Cet argument pose la question de l’eau utilisée par les manufactures, qui sera traitée dans la quatrième partie « Technique de l’impression sur étoffes ».

32 AMM ; cote IX, 4 : « Bescheid », 8 septembre 1772, pp. 208 – 209.

33 AMM ; cote IX, 4 : 18 septembre 1772, pp. 210 – 212.

34 AMM ; cote IX, 5 : 4 septembre 1786, pp. 123 – 124.

35 S’il s’agit de bleu d’indigo, il contient de l’arsenic et s’il s’agit de bleu de Prusse, il contient du cyanure. Voir partie sur la technique de l’impression sur étoffes.

36 AMM ; cote XII, 62 : « Sanitäts Raths Protocoll » (1777-1797), 13 mai 1777, p. 5. Créé en janvier 1744, le Conseil sanitaire est composé de trois médecins, un pharmacien, un chirurgien et deux Conseillers. Il est consulté pour tous les sujets de santé publique (épidémies, épizooties, hygiène, …).

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