1Cet ouvrage d’Isabelle Bernier est l’aboutissement d’une recherche commencée il y a une douzaine d’années à l’Université de Haute-Alsace à Mulhouse. En 1994, depuis quatre ans, j’y enseignais l’archivistique (à la suite de Raymond Oberlé et d’Odile Kammerer) et l’histoire industrielle. Sous la houlette du dynamique doyen de la Faculté des Lettres, Gérard Freyburger, nous venions de créer la « maîtrise d’histoire » tandis qu’Isabelle, mère de famille, reprenait courageusement des études.

2Très attirée par l’histoire textile, elle m’a aussitôt proposé de travailler sur « La première manufacture de toiles peintes de Mulhouse » (1746-1758) ». Perfectionniste, elle a beaucoup puisé dans les richesses des fonds conservés aux Archives municipales de Mulhouse et a soutenu son mémoire en 1997. Encouragée par les résultats obtenus, Isabelle a franchi l’étape suivante, en obtenant dans la foulée (1998) un Diplôme d’études approfondies, passage alors obligé vers la thèse, avec un nouveau mémoire intitulé « Négoce et industrie à Mulhouse au xviii^e siècle (1715-1798) ».

3Les qualités contenues dans ces deux travaux préparatoires se sont retrouvées, largement amplifiées, dans la thèse, élaborée entre 1998 et 2005. Isabelle Bernier a surmonté de nombreux obstacles. Pour traiter un tel sujet, il était d’abord nécessaire de dominer la langue allemande utilisée dans de nombreux documents d’archives. Il fallait ensuite être capable de transcrire les documents grâce à la maîtrise de la paléographie germanique. Enfin, il convenait de comprendre des textes extrêmement complexes, à dominante financière et juridique, principales sources du présent travail.

4L’ensemble proposé au jury lors de la soutenance de la thèse, le samedi 3 décembre 2005, est correctement charpenté, bien argumenté, écrit de façon simple, sans fioritures inutiles, ni remplissage ni bavardage. La seule fantaisie se trouve dans la présentation de la bibliographie, plus proche des habitudes des scientifiques que des usages académiques des historiens, mais cela permet, tout compte fait, de mettre en évidence l’évolution historiographique du sujet.

5Le travail obtenu est méritoire puisque, à l’origine, tout semblait indiquer « qu’il n’y avait pas de sources et rien à trouver ». Isabelle Bernier ne s’est pas laissée décourager. Son obstination a fini par payer, grâce à la découverte qu’elle a faite de documents, et à leur exégèse. L’auteur insiste bien sur le rôle moteur joué par la municipalité (qui se comporte comme une banque) dans le développement industriel de la ville et de son agglomération ; elle relativise l’importance des prêts bâlois accordés à certaines manufactures ; elle souligne l’atout constitué par le milieu géographique, notamment la qualité de l’eau, sans pour autant parler de déterminisme.

6On aurait tort de reprocher à Isabelle Bernier le manque d’éléments de comparaison. En réalité, le cas de Mulhouse est unique. C’est une ville-État, une enclave, spécialisée dans une production économique originale (les Indiennes). Elle est, par nature, incomparable. Son système politique, son fonctionnement municipal, ses institutions (corps des marchands, corps de métiers appelés « tribus », directoire de commerce, commission des fabriques, etc.), sa structure économique et sociale, en font un cas exceptionnel, très attachant.

7Une des prouesses accomplies par Isabelle Bernier a été de réussir à démêler l’écheveau d’une multitude d’entreprises familiales, pleines de ramifications et d’imbrications. Par une approche « prosopographique », elle parvient à en reconstituer la généalogie commerciale et industrielle, offrant pour chacune d’elles une véritable fiche de synthèse permettant de comprendre un tout, au premier abord inextricable, en distinguant toutes les étapes chronologiques du développement économique. On saisit la pression foncière dans cette rivalité « entrepreneuriale ».

8En définitive, l’ouvrage d’Isabelle Bernier comble une lacune importante, corrige bien des idées reçues, par exemple sur le financement bâlois. Lors de la soutenance de la thèse, nous avions formé le vœu qu’elle soit rapidement publiée : c’est chose faite, grâce à la compréhension et à l’efficacité de la maison d’édition du laboratoire FRAMESPA du CNRS (Université de Toulouse-Le Mirail), dans le cadre de sa collection « Méridiennes ».

9Qu’il me soit permis de terminer sur une note personnelle. J’ai suivi les travaux d’Isabelle pendant plus de dix ans. J’ai observé son évolution, sa façon de poser les problèmes, de chercher les informations et de les mettre en œuvre. J’ai apprécié sa prudence, parfois excessive, son refus des systèmes préconçus et des idées a priori, sa volonté de placer l’Homme au cœur de toute chose dans l’aventure économique. Nous avons eu de longues discussions, à Mulhouse puis à Besançon, et des correspondances fructueuses. Ce fut toujours un plaisir pour moi car Isabelle m’a beaucoup appris, sur Mulhouse, son histoire industrielle si singulière, son patronat et ses ouvriers, ses hommes et ses femmes.