1Le rôle du général Jean-Baptiste Bernadotte dans les projets bonapartistes de reconstituer la Nouvelle-France demeure mal connu. Ainsi, la synthèse récente de Gilles Havard et Cécile Vidal n’évoque même pas son nom1. Pourtant, entre 1798 et 1803, l’ambition de participer à une grande aventure américaine était bien réelle chez ce remarquable meneur d’hommes qui a accumulé de nombreux documents sur la Louisiane au tournant du xix^e siècle. Le destin très particulier de Bernadotte, devenu prince héritier de Suède en 1810 puis roi de 1818 à 1844, explique peut-être cet oubli. En effet, c’est dans les archives royales du château de Kungliga à Stockholm que sont conservés ces documents sur le bassin du Mississipi2. Ceux-ci décrivent l’état de cette ancienne possession française en Amérique à la fin du xviii^e siècle. Certains sont connus, comme le mémoire de Tastanégy rédigé en l’an V, mais d’autres sont inédits. Ce sont ces archives et notre connaissance des relations complexes entre Bonaparte et Bernadotte qui nourrissent cette étude3. Toutefois, il apparaît nécessaire de rappeler rapidement dans quel contexte une réinstallation de l’autorité française en Louisiane est envisagée en 1803, après quarante années d’absence.

2La défaite française au Canada est scellée en 1760 par la chute de Montréal. Choiseul, ministre de Louis XV, réussit cependant à impliquer l’Espagne dans le conflit dès 1761 en réactivant le pacte de famille entre les Bourbons. Cette alliance n’eut pas le résultat escompté, les Anglais occupant même La Havane. Pour que l’Espagne retrouve Cuba, Choiseul imagine un échange complexe aux dépens de l’immense Louisiane française qu’il estime sans intérêt. Ainsi, il cède la partie orientale de cette dernière, l’Est du Mississipi, à l’Angleterre, et offre la partie occidentale, l’Ouest du Mississipi, à l’Espagne, afin qu’elle accepte de donner la Floride à l’Angleterre qui lui rend en échange Cuba4. Cette permutation est confirmée par le traité de Paris de 1763 qui met fin à la guerre de Sept Ans. L’installation de l’administration espagnole et de ses lois s’effectue très lentement, suscitant cependant une révolte en 1768 réprimée l’année suivante5. Mais les motifs de la révolte sont surtout commerciaux – refus de « l’exclusif » espagnol – et le patriotisme français n’y joue qu’un rôle secondaire. Toutefois, par l’arrivée des Acadiens6 et de divers réfugiés, en particulier de Saint-Domingue, la Louisiane demeure plus francophone qu’hispanophone. Cependant, le traité de Paris de 1783 n’envisage pas un retour de la Louisiane à la France, il redistribue seulement les territoires, l’Espagne récupérant la Floride et les États-Unis obtenant la Louisiane orientale cédée par l’Angleterre. Finalement, il faut attendre le bouillonnement révolutionnaire pour que soit envisagée une véritable reconquête. Dès le 30 septembre 1800, la convention de Mortefontaine rétablit l’amitié et le libre commerce avec les États-Unis. Surtout, le 1^er octobre 1800, le traité secret de San Ildefonso entre l’Espagne et la France prévoit la restitution de la Louisiane occidentale en échange de la Toscane promise au duc de Parme, beau-frère du roi d’Espagne7.

3C’est à ce moment qu’intervient l’épisode Bernadotte qui fut le projet le plus ambitieux échafaudé dans le sillage de la reprise en main éphémère de l’île de Saint-Domingue en 1802-18038. Une grande hésitation semble caractériser cet instant et l’on ne peut mesurer l’ampleur des enjeux qu’en comprenant bien les relations entre le Premier Consul Bonaparte et le général Bernadotte nommé gouverneur de la Louisiane par ce dernier. Cette clé de lecture constituera l’essentiel de la première partie de cet article. Dans un deuxième temps, l’analyse de l’importante documentation accumulée par Bernadotte autorise une présentation précise de la Louisiane vers 1797-1803. Enfin, le plan de reprise en main de cette ancienne colonie française, puis son abandon, feront l’objet d’une dernière partie.

Les relations complexes entre Jean-Baptiste Bernadotte et Napoléon Bonaparte

4Napoléon Bonaparte et Jean-Baptiste Bernadotte se connaissent personnellement depuis le début de l’année 1797, quand l’armée du Rhin dirigée par Bernadotte renforce celle d’Italie qui vient de se couvrir de gloire sous le commandement de Bonaparte. Tout oppose les deux hommes, Bernadotte trouve « le Corse » froid et cynique en politique, tandis que Bonaparte ne supporte pas ce grand gascon à fière allure, affublé d’une « jactance méridionale »9. Lors d’un dîner en octobre 1797, Bonaparte humilie Bernadotte en utilisant de nombreuses références littéraires et historiques auxquelles ce dernier n’a pas eu accès car il s’est engagé comme simple soldat dans l’armée française dès l’âge de 17 ans, en 1780, suite au décès de son père10. Depuis cette rencontre houleuse, Bernadotte s’est plongé dans de multiples lectures et il fait désormais bonne figure dans les repas officiels. Sa curiosité pour les espaces lointains ne cesse de s’aiguiser et dès la fin de l’année 1797, mécontent de la dissolution de son armée, il demande un commandement éloigné, aux Indes, à l’île Maurice ou dans les îles ioniennes. Le Directoire lui propose alors de prendre la tête de l’armée d’Italie en raison du départ de Bonaparte pour l’Égypte. Ce dernier s’inquiète et met tout en œuvre pour empêcher cette promotion, obtenant finalement la nomination de Bernadotte comme ambassadeur à Vienne11.

5Les deux hommes apparaissent donc comme deux grands rivaux, mais leurs destins deviennent inséparables, car aux événements politiques et militaires auxquels ils étaient mêlés simultanément s’ajoutent des liens familiaux. En effet, en 1798 Jean-Baptiste Bernadotte épouse Désirée Clary qui a été la fiancée de Bonaparte pendant quelques mois12. Mieux encore, le frère de Napoléon, Joseph, épouse Julie Clary, la sœur de Désirée. Les deux sœurs étant très proches après avoir résidé ensemble à Paris, Bernadotte devient un familier de la famille Bonaparte et il se lie d’amitié avec son beau-frère Joseph.

6Le retour de Bonaparte d’Égypte et le coup d’État du 18 Brumaire an VIII (9 novembre 1799) mettent Bernadotte dans une situation délicate. Il refuse de soutenir le nouveau consul qui l’avait pourtant sollicité à plusieurs reprises. Plus grave, fervent républicain, il indique à son rival qu’il interviendrait contre lui si le Directoire lui en donne l’ordre, ordre qui ne fut jamais transmis officiellement. Après son succès, Bonaparte décide d’éloigner Bernadotte des coteries jacobines et des complots où son nom apparaît parfois13. Il ne peut pas le faire emprisonner en raison des réticences de sa famille et Bernadotte ne supporte plus d’être inactif en raison de sa disgrâce, alors quand il évoque devant Bonaparte son intention de franchir l’Atlantique pour s’installer aux États-Unis, ce dernier le prend au mot et lui propose le gouvernement de la Louisiane à l’automne 180214. La paix d’Amiens, signée avec l’Angleterre le 25 mars 1802, rend alors tout possible, en particulier la reconquête de la partie occidentale de Saint-Domingue qui s’achève le 7 juin 1802 par la capture de Toussaint Louverture. Jean-Baptiste Bernadotte croit alors à son destin américain et il accumule des informations sur la Louisiane.

La Louisiane au tournant du xix^e siècle selon les archives Bernadotte

7Les documents rassemblés par Bernadotte sont d’origines très diverses, il s’agit de lettres provenant de différents employés des ministères ayant connu la Louisiane ou l’ayant administrée, d’extraits de documents publiés comme le dictionnaire Puchet, de mémoires sur la situation en Louisiane ou sur son intérêt économique, commercial et stratégique. Un « plan de commerce » et un projet de compagnie commerciale, tous deux datés de l’an X, complètent ce dossier très pragmatique15.

8À cela il faut ajouter le fameux mémoire de Tastanégy, « Grand chef de guerre de la nation Creek », daté de l’an V. Il s’agit des souvenirs de « l’indien blanc » Antoine Milfort, un aventurier qui a vécu vingt ans chez les Creeks où il est devenu un chef de guerre réputé sous le nom de « Tastanégy ». De retour d’Amérique en 1796, il défend l’idée d’une alliance entre les Creeks et la France pour reconquérir la Louisiane16. Dans son mémoire, il souligne sa connaissance intime du territoire et des Indiens. Bernadotte a eu entre les mains le mémoire original daté de l’an V17, et non le livre publié en 1802. Dans ce mémoire adressé au Directoire, l’auteur, qui s’intitule « François Tastanégy », propose de repartir anonymement en Amérique sur un navire anglais afin de soulever les Creeks en leur rappelant les excellentes relations qu’ils avaient avec les Français par opposition à la menace que constituent les Anglo-Saxons et les Espagnols qui ne respectent pas leurs coutumes18. Tastanégy rêve d’une Louisiane « commune à deux peuples unis par d’antiques liens, et que les mêmes intérêts doivent unir davantage encore »19.

9Toutefois, la très grande majorité des documents traite de choses beaucoup plus terre à terre. Ainsi, toutes les ressources, existantes ou potentielles, sont passées en revue. Le climat est considéré comme tempéré et beaucoup moins dangereux que celui des Antilles pour les Européens, ce qui ouvre des possibilités de colonisation agricole.

10Des évaluations démographiques sont donc établies. La population blanche totale est estimée autour de 80 000 habitants en l’an X (1801-1802) pour toute la Louisiane occidentale qui va jusqu’aux grands lacs, mais il est indiqué que l’essentiel de cette population se concentre dans la basse vallée du Mississipi20. La seule ville de la Nouvelle-Orléans rassemblerait environ 6 000 âmes21. Les Indiens, souvent appelés « indigènes », sont estimés entre 30 000 et 40 000 sur la rive droite, mais il est précisé dans ce rapport de l’an X que « ces peuplades se font souvent la guerre et diminuent tous les jours »22. À cela s’ajoutent 30 000 esclaves noirs et 6 000 gens de couleur libres. Le rapport de l’an X précise : « Ordinairement on les achète à Saint-Domingue à l’arrivée des vaisseaux de traite, on en eut acheté 100 mille de plus depuis 10 ans, mais le gouvernement espagnol s’y est opposé de crainte d’avoir à réprimer des excès pareils à ceux qui ont eu lieu dans nos Isles »23. L’auteur du rapport ajoute : « J’observerai que le préjugé européen par rapport aux alliances avec les noirs subsiste, mais il n’a point lieu relativement aux indigènes ». Enfin, il est affirmé que « tous les habitants sont catholiques romains ».

11Dans le domaine économique, l’agriculture prédomine et les informateurs de Bernadotte signalent que l’activité commerciale de la Nouvelle-Orléans est conduite par de grands propriétaires d’exploitations. Les productions annuelles sont estimées à :

• un million de livres (pesant) de tabac ;
• 600 mille livres (pesant) de coton ;
• 200 mille livres (pesant) d’indigo ;
• 20 mille barils de riz ;
• du sucre très beau ;
• du bois de construction et des planches ;
• et les Indiens du haut du fleuve apportent plus de cent mille livres (pesant) de pelleterie24.

12De petites installations permettent une transformation sur place, on recense 23 sucreries et 80 moulins à scie. Enfin, « plusieurs habitants de la Nouvelle-Orléans ont des vaisseaux à eux avec lesquels ils entretiennent des relations de commerce avec les États-Unis, les Antilles, Carthagène, Vera-Cruz et surtout La Havane ». Parallèlement, la majeure partie des marchandises importées est fournie par l’Angleterre et indirectement par les États-Unis.

13Au total, ce sont des chiffres très modestes quand on sait qu’il y a eu jusqu’à 500 000 esclaves sur la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue25. C’est pourquoi Bernadotte a de grands projets de développement.

De grands projets pour faire face à l’avancée des colons américains

14Parmi ses documents, Jean-Baptiste Bernadotte en a précieusement conservé deux de l’an X qui semblent provenir du même conseiller, un dénommé Guien26. Celui-ci propose d’établir une compagnie à laquelle serait concédée pendant vingt années l’exploitation exclusive du commerce de la Louisiane. Afin de justifier cette demande, l’auteur de la proposition joint un mémoire intitulé « Coup d’œil sur les productions de la Louisiane » dans lequel il met en exergue la sous-utilisation des potentialités naturelles. Il insiste sur la richesse des forêts, la possibilité de planter des arbres fruitiers comme les orangers et les citronniers. Il indique plus loin qu’il existe de la vigne dans les environs de la Nouvelle-Orléans et le vin qu’on en tire « n’est pas mauvais… . On y a même vu un cep de vigne donner deux récoltes dans l’année ». Il relève également l’abondance des animaux et l’absence paradoxale de tanneries en écrivant ce passage qui révèle sa bonne connaissance des grandes plaines27 :

Une des merveilles du monde, ce sont les prairies de la Louisiane. On en voit partout qui ont une étendue de 20 à 30 lieues d’arpents, toutes couvertes comme on a vu ci-dessus d’animaux sauvages de toutes espèces. Dans la saison où l’herbe atteint la pleine maturité, elle a de 9 à 10 pieds de haut. En automne, les indiens y mettent le feu pour en chasser les animaux sauvages qu’ils attendent dans les défilés, où ils en tuent par milliers. Mais dans bien des endroits, ils se contentent d’enlever la langue des bœufs, la peau des cerfs et les nerfs des chevreuils. Ils exposent ces nerfs au soleil, les battent ensuite, en tirent un fil aussi blanc et aussi fin, mais bien plus fort que le fil le plus renommé de la Flandre. Quel dommage qu’ils ne soient pas encouragés à tanner les cuirs de ces animaux, à en saler la viande, et à en extraire le suif. Ils pourraient approvisionner toutes ces isles, et même l’Europe entière de ces trois articles. Assurément, leurs forêts immenses leur fournissent assez d’écorce et leurs salines assez de sel pour les deux premières de ces opérations (…)

15D’autres conseillers de Bernadotte soulignent la position stratégique de la Louisiane et surtout de la Nouvelle-Orléans qui verrouille le débouché des grands fleuves américains (Mississipi, Missouri et Ohio). En cas de réimplantation forte des Français, une bonne partie des États-Unis dépendrait à jamais de leur commerce pour écouler ses bois et ses salaisons. Les Américains des territoires de l’Ouest, dont le nombre augmente très rapidement – une lettre du 8 Prairial an VI parle d’un doublement de la population des États-Unis tous les 25 ans28 – sont également présentés comme des consommateurs d’eau de vie, de draps et de couvertures apportés par les grands fleuves depuis la Nouvelle-Orléans.

16Mais le rapport de l’an X s’inquiète aussi des progrès des « Anglo-Américains » pendant les 18 dernières années de paix (1783-1801)29. Il précise la nature de cette menace qui découle directement de l’annexion de la rive gauche du Mississipi par les États-Unis suite au traité de Paris de 1783 :

Les Américains ont tout de suite sauté l’intervalle qui les séparait du Mississipi et ont construit un petit fort au Natchez sur les bords du fleuve à 24 lieues au-dessus de la Nouvelle-Orléans. Ainsi a disparu toute la portion de la Louisiane à l’Est du fleuve, et les deux Florides se trouvent réduites à une étroite bande de terre qui dans certaines parties n’a pas plus de six lieues de large (…) Il n’est pas douteux que puisque les Géorgiens se sont établis sur les bords du Mississipi, tous les settlers (colons) des États-Unis se porteront sur le vaste territoire que ce poste a laissé derrière lui, et que les Louisianais et les Floridiens auront incessamment sur leurs épaules une immense population de gens laborieux et inquiets, dont le naturel bien connu est de ne savoir s’arrêter et de ne reconnaître aucune limite.30

17Conscient de cette menace et du faible peuplement de la Louisiane française, Bernadotte met « pour condition à son départ : qu’il emmènerait, outre trois mille soldats, un pareil nombre de cultivateurs, et qu’il serait d’ailleurs pourvu de tout ce qui est nécessaire dans un éloignement qui peut l’empêcher, pendant un temps plus ou moins long, de communiquer avec la métropole »31. Le Premier Consul refuse d’examiner ces conditions en déclarant qu’il ne le ferait pas pour un de ses frères ; alors Bernadotte, à regret, refuse le poste. Il accepte ensuite celui d’ambassadeur plénipotentiaire aux États-Unis, mais son départ est annulé par la vente de la Louisiane. Napoléon espère en tirer cinquante millions de francs or, finalement il en obtient quatre-vingts millions sur lesquels vingt sont retenus pour indemnisation de navires saisis32. Cette vente surprenante, conclue le 3 mai 1803, intervient dans un contexte de montée des tensions avec l’Angleterre qui reprend les hostilités le 10 mai.

18Finalement, ce sont surtout des facteurs extérieurs, comme la dégradation de la situation à Saint-Domingue et la menace d’une reprise de la guerre en Europe, qui font échouer ces vastes projets. Ceux-ci ne sont pas totalement utopiques à cette date, car les Français peuvent compter sur l’alliance des Espagnols et des Américains à partir du moment où l’esclavage est rétabli. Or, dès l’an III, la Convention thermidorienne instaure le travail forcé et la réquisition de la main-d’œuvre dans les colonies pour les récoltes de sucre. Cette législation est confirmée par le Directoire. Puis, la loi de Bonaparte du 20 Floréal an X (10 mai 1802) va beaucoup plus loin en restaurant le statut des personnes antérieur à 1789, c’est-à-dire l’esclavage et l’inégalité des droits des mulâtres par rapport aux autres citoyens33. À cette législation qui apaise les puissances esclavagistes voisines, s’ajoute une présence encore forte de la culture française, en particulier sa langue et la religion catholique diffusées par des congrégations actives bien au-delà de 1803 comme les ursulines de la Nouvelle-Orléans étudiées par Emily Clark34. Enfin, les coureurs des bois français conservent encore des relations privilégiées avec les peuples indiens comme le démontre l’aide capitale qu’ils apportent à l’expédition de Lewis et Clark entre 1804 et 180635.