La quête identitaire : une continuité de l’historiographie nigérienne

1La recherche historiographique africaine s’est attachée, de concert avec d’autres disciplines, à affirmer l’existence d’une identité africaine multiséculaire, irréductible aux dynamiques de mutations, en particulier celles venant de l’extérieur : résistante aux agressions extérieures, en premier lieu à celle venue d’Occident, cette identité africaine transcende les âges. Elle se joue de la période de la traite comme de la colonisation. Depuis l’époque où les actes, politiques ou intellectuels, sciemment dirigés contre la colonisation se sont développés, les élites intellectuelles africaines ont affirmé cette irréductibilité identitaire des peuples noirs. La tâche assignée aux historiens post-coloniaux est claire et essentielle : il s’agit de traquer, jusque dans les moindres replis du passé le plus lointain du continent noir, tout ce qui en personnalise ses individus et ses sociétés.

2Cette quête d’une identité donne lieu, au niveau des discours historiographiques, à des constructions plus ou moins étayées, des hypothèses qui, aux dires des spécialistes qui les formulent, seraient difficilement vérifiables en l’état actuel des recherches. Tous les historiens nigériens se sont attachés à détecter des permanences, irréductibles au temps, aux facteurs d’érosion, d’évolution ou de désintégration. Telles des masses de granit éternelles, ces données identitaires transcendent souvent la période coloniale pour se manifester, à peine altérées, jusque dans les périodes très contemporaines. L’historien nigérien, afin de détecter les traces nécessaires, fait feu de tout bois : il les débusque à l’orée des multiples analyses consacrées aux divers ensembles politiques, innombrables, dont les descriptions balisent et structurent les travaux consacrés aux périodes précoloniales. Tous les champs de l’étude sont mis à contribution : les échanges économiques, les phénomènes mentaux donnant une cohésion à tel groupe dans son rapport au monde (voir le rôle du mythe chez les Zarma tel que l’interprète Boubé Gado en préface de sa thèse aux E. N.), ou même au niveau de la conceptualisation historiographique de certains faits ou dynamiques (étatisation, relation multiséculaires entre Ayar et Hausa, rôle de la guerre, de l’affrontement, dans la dynamique du changement social…), ou bien encore dans la persistance des rapports de force et de domination au niveau politique (idée d’une pérennisation de la chefferie traditionnelle pendant et au-delà de la colonisation)…

3Depuis les travaux des premiers pionniers en histoire africaine écrits par les africains (Boubou Hama) jusque dans les thèses les plus récentes, on rencontre cette préoccupation, cet impératif. L’acte est bien entendu loin d’être insignifiant : il s’inscrit moins dans une réalité scientifique obligatoire que dans un besoin de répondre à une certaine demande sociale, une sensibilité. La recherche des racines comble un besoin, par le biais de ces stratégies des discours et des représentations collectives, elle contribue à refermer ces plaies, ces blessures et traumatismes que les individus et les sociétés africaines ont subies, dans leurs rapports avec l’homme et les sociétés occidentales au cours des siècles passés et jusqu’au présent le plus actuel. La recherche identitaire qui passe par une histoire réhabilitée et souvent idéalisée est ainsi souvent interprétée comme une sorte d’acte thérapeutique, dans lequel tout aussi bien l’individu que le groupe y trouve son compte. Telle est en fait l’interprétation que l’on donne communément à cette quête identitaire dans les milieux scientifiques occidentaux, aussi bien de la part de généralistes (M. Ferro) que de spécialistes de l’Afrique et de son histoire : « Sans doute les périodes de crise secrètent-t-elles des inquiétudes favorables à la recherche des paradis perdus dont les traces, lorsqu’on les révèle, rassurent et réactivent la recherche d’une forme achevée d’organisation sociale » (M.-H. Piault, op. cit., p. 23).

4Ainsi réifiée et sacralisée, l’histoire nigérienne semble acquérir une dimension sociale essentielle, clairement revendiquée par les historiens dans les préfaces et introductions de leurs travaux de recherche (I. Kimba, D.Hamani). L’historien prétend accéder au rôle de nouveau démiurge : il est celui qui, par un travail quasi-magique de recherche et de découverte des fondements cachés de l’identité nigérienne, doit permettre aux acteurs de la société de se libérer des traumatismes handicapants et paralysants. Ainsi réifié, instrumentalisé, le discours historique jettera les bases des conditions mentales indispensables au « take-off », au décollage du pays… La connaissance du passé doit servir à la construction de l’identité nationale nigérienne. Quels rapprochements pourrait-on tenter entre ces historiens et ceux de la France au XIX^e? L’histoire et les historiens – africains en général, nigériens en particulier – paraissent prendre de plus en plus de recul, au fil des décennies, par rapport aux stratégies de pérennisation et de reproduction idéologique de l’État issu de la décolonisation. Pourtant, ils continuent à revendiquer, en écho à une certaine attente sociale, le droit et la légitimité de participer à l’élaboration d’identités nationales, dans le contexte des États post-coloniaux.

5Paradoxe ? L’historiographie, en se penchant sur l’immuable, l’immobile, les permanences ou au contraire les ruptures, le plus souvent, provoquées par le « viol colonial » de ce paradigme identitaire, vise à se positionner dans un rôle social résolument actif. Loin d’être perçue comme un simple repli sur soi, face aux difficultés qui ne cessent de s’accumuler, elle propose d’explorer les moindres replis de l’âge d’or pré-colonial afin d’en dégager les postulats fondateurs d’une ère nouvelle émancipée des âges sombres.

6La quête identitaire prend tout son sens lorsque elle se confronte à la période coloniale. Les vertus thérapeutiques d’une histoire faisant le procès des processus de sujétion et d’arbitraires coloniaux sont censées se déployer pour en contrer ses effets. La liste du réquisitoire s’allonge au fil de chaque étude, ou presque… D’autre part, l’histoire écrite par les historiens nigériens a dû se positionner, dès ses origines, par rapport aux écritures antérieures de l’histoire du continent noir. Confrontation décisive, à l’issue de laquelle l’historiographie nationale, engageant – ou du moins l’annonçant telle quelle – ce processus de décolonisation tout azimut, devait opérer une véritable révolution épistémologique et conquérir, davantage que les autres sciences sociales, la littérature et les arts en général, une place prééminente dans l’entreprise de construction et d’autonomisation de la culture nigérienne. La tâche paraît immense, complexe, loin d’être achevée. Elle se conjugue, au Niger, d’une construction pure et simple de l’accumulation des savoirs qui continue à justifier les orientations générales de la recherche universitaire depuis les années 70. Les historiens en appellent encore, à l’instar des recommandations énoncées dans les années 60 au sein du CRDTO/CEHLTO, à un travail d’accumulation des sources nécessaires à l’élaboration de la « nouvelle histoire », qu’elles soient écrites, orales ou archéologiques… Les objectifs de recherche ne semblaient pas avoir beaucoup varié au commencement de la décennie2000… Ils demeuraient toujours orientés vers l’exploration des terroirs considérés comme terra incognita pour les connaissances historiques : l’accomplissement total de cet horizon d’attente, lié à la construction identitaire et nationale sous lequel l’histoire et les historiens agissent souvent en toute conscience est à ce prix1. L’autre paradigme concerne sans doute ce fameux clivage, revendiqué et entretenu, avec l’historiographie coloniale et ses prolongements présumés au-delà de l’indépendance, parmi nombre de productions émanant d’historiens de l’intérieur. L’une des finalités demeure encore, comme lors des premières décennies, la révision des discours historiques falsificateurs :

Il y a de bons et de mauvais historiens, mais il n’en existe pas de neutres car l’historien n’est jamais seul face à son œuvre. C’est beaucoup plus notre temps qui nous aide à comprendre l’histoire plutôt que l’histoire qui nous aide à comprendre notre temps. J’appuie une lecture de l’histoire “à rebours” : car pour mieux connaître le singe, il faut d’abord comprendre l’homme. Une histoire engagée dans le présent n’est ni moins érudite ni moins rigoureuse que d’autres. L’exigence de la vérité et la mise hors la loi des falsificateurs et des négationnistes constituent, dans tous les cas, les principes qui fondent la discipline.2

7Les historiens nigériens, qu’ils aient été autodidactes ou issus des universités occidentales ou africaines, ont tôt occupé le devant de la scène politique et celle de la société civile. B. Hama constitue un des premiers maillons de cette chaîne d’historiens engagés en qualité de responsables, dans les affaires de la cité. Il apparaît clairement que leur place doit beaucoup à l’envergure du projet politique porté par leur propre discipline…

Une crise de l’historiographie nigérienne ? Un débat essentiel

8C’est un fait que l’ensemble des observateurs du champ des sciences sociales nigériennes admettent volontiers : l’histoire, qu’elle se joue à l’université ou sur les bancs de l’école, connaît depuis longtemps des difficultés croissantes. Après une sorte « d’âge d’or », la recherche universitaire accuse un ralentissement de plus en plus important de ses productions. Où situer le tournant ? Pour certains, les décennies fastes se situent surtout au niveau des années soixante et de la décennie suivante, lorsque l’ensemble des chercheurs, toutes disciplines confondues, « faisaient de l’histoire », car c’était alors un domaine pionnier. D’autres, plus conciliants, admettent que cette période faste perdure pendant une bonne partie des années quatre-vingt. Ensuite, une combinaison de facteurs, tous liés à la dégradation de la conjoncture économique et sociale ambiante, seraient venus gripper la machine.

9L’appauvrissement des moyens alloués au fonctionnement du département d’histoire et des rares instituts de recherche locaux (l’IRSH) n’aurait plus permis d’assurer un encadrement satisfaisant, ni une diffusion un tant soit peu correcte des productions3. Une note manuscrite, retrouvée au hasard d’un manuscrit de maîtrise, révèle en effet les conditions de plus en plus difficile : face à la suppression des crédits alloués par l’université pour la publication des quatre ou cinq mémoires une fois ceux-ci terminés, l’étudiant signale qu’il n’est plus en mesure de déposer son travail au centre de documentation de l’IRSH… À partir de la fin des années 80, les maîtrises soutenues ne sont plus disponibles qu’au sein du bureau faisant office de secrétariat du département d’histoire de la faculté : une armoire de fer modeste, des locaux inadaptés à la consultation libre… En même temps, la coopération avec l’extérieur se tarit ; le gouvernement nigérien n’octroie plus de bourses en vue de préparer des recherches de troisième cycle dans les organismes de recherche à l’extérieur du Niger, tandis que les programmes de coopération sous l’égide des centres universitaires du Nord se sont raréfiés.

10La fermeture aux grands courants internationaux prend divers aspects, tout aussi préoccupants. L’ensemble des membres de la petite communauté des enseignants chercheurs que nous avons pu interroger déplore le manque d’accès aux mouvements d’idées internationaux. Le tarissement drastique des moyens financiers disponibles ne permet plus un accès significatifs aux périodiques et publications qui auraient permis d’actualiser des connaissances de bases qui, faute de mieux, continuent à se transmettre par le biais d’une documentation surannée, héritage des décennies précédentes4.

11Dans ces conditions, faire de la recherche, comme de l’enseignement, relèverait du morceau de bravoure. Confrontés à des problèmes matériels et financiers de plus en plus grands dans leur vie quotidienne, les universitaires chercheraient, tout comme leurs étudiants, des réponses en dehors de leurs missions de scientifiques et de pédagogues. Les carrières politiques, l’expertise au service de programmes de coopération et d’aide au développement, auraient séduit un nombre croissant d’universitaires : I. Kimba mentionne que depuis sa création, la faculté de Niamey aurait ainsi perdu soixante enseignants5, partis vers d’autres horizons plus rémunérateurs et valorisants… Les contingences multiples, les charges d’enseignement de plus en plus lourdes tandis que les dysfonctionnements administratifs s’accumulent, découragent nombre de chercheurs qui hésitent à poursuivre leurs travaux de recherche, sachant que ceux-ci risquent de ne pas être valorisés d’une quelconque façon…

12Sous un ciel sombre et lourd de menaces, le frêle radeau de l’histoire nigérienne tente ainsi de maintenir un cap de plus en plus incertain, et d’accomplir cette mission de passeur identitaire. Les investigations que nous avons entreprises, les différents acteurs interpellés, permettent de mettre en place certains éléments d’un puzzle dont il n’existe finalement que de faibles échos. Nous disposons seulement de deux réflexions que des historiens nigériens ont émises sur le développement de leur propre champ disciplinaire : un article que Boubé Gado fit paraître dans un numéro de Mu Kara Sane au début des années 80 et un texte plus récent d’Idrissa Kimba, dont nous avons déjà cité d’amples extraits. Ils ont non seulement le mérite d’exister, mais d’offrir une sorte d’arrêt sur, à deux moments-clé, des représentations et discours que les spécialistes du passé mettent sur eux-mêmes et leurs activités. En 1982, Boubé Gado fait un bilan dynamique : l’état des lieux qu’il dresse vise à sensibiliser les futurs chercheurs afin de les inciter à intensifier la collecte des traditions orales et d’achever la couverture du territoire national : les critiques formulées concernent surtout les choix effectués au niveau des problématiques et des méthodes de travail. L’exposé détaillé des travaux menés depuis l’époque coloniale mêle sans aucune distinction les travaux de nigériens et de chercheurs étrangers, ceux labellisés « histoire » et tout ceux, les plus importants encore à cette époque, qui relèvent d’autres domaines des sciences sociales. Si l’auteur déplore le déficit de collaboration transdisciplinaire, la documentation exposée montre que la frontière de l’un à l’autre de ces différents domaines n’est pas étanche.

13Vingt ans plus tard, comme nous l’avons vu, le discours est nettement plus pessimiste… Il révèle une fermeture croissante aux apports extérieurs. La césure entre histoires endogènes et exogènes est totale : en ne prenant en compte que les travaux issus de la recherche universitaire nigérienne, c’est en effet tout un pan important de l’édifice qui n’est pas pris en compte. Les apports des travaux entrepris avant la mise en place du département d’histoire de l’université de Niamey, tout comme ceux menés par des spécialistes qui n’appartiennent pas au microcosme des historiens nigériens ne sont pas pris en compte. Or, leur apport apparaît décisif pour tenter une évaluation globale de la situation des sciences historiques depuis l’indépendance. D’importantes thématiques, qui ne semblent pas avoir beaucoup attiré l’attention des spécialistes locaux ont en revanche été davantage explorées par ces acteurs « de l’extérieur » : sur certaines d’entre elles, leur apport semble même, pour l’instant, très important.

14Le déficit d’échange et d’ouverture joue à plusieurs niveaux. Les intéressés avancent souvent comme causalité essentielle l’aggravation des conditions matérielles et financières, tant personnelles que professionnelles. La prise en compte de certaines considérations, au fil des entretiens menés avec des non historiens qui pratiquent de longue date au Niger, met en lumière d’autres éléments d’interprétation qui interpellent davantage les jeux et stratégies des protagonistes du champ académique des sciences historiques sur place. Dès le départ, selon certains, les échanges internes, entre chercheurs, auraient été réduits. L’historiographie nigérienne serait construite en dehors de tout débat interne significatif… les auteurs s’ignoreraient les uns des autres, travaillant chacun de leur côté. Ces pratiques empêcheraient la mise en œuvre de procédés significatifs de validation des résultats. Il n’y aurait pas eu, ou peu, de démarches cumulatives, ceci dès les commencements. La plupart de ces connaissances ont été liées au contexte de dictature, où le débat scientifique était entravé, voire instrumentalisé à des fins précises – nous avons vu combien le pouvoir politique s’est investi, jusqu’à la fin des années 80, dans l’entreprise de construction nationale par l’histoire… D’autre part, le fait qu’il soit très rare de voir des historiens « faire de vieux os » dans l’histoire – celle-ci ayant constitué le plus souvent un outil qui les a identifiés et propulsés sur des scènes autres et qui les y a valorisés – pourrait expliquer l’absence de débats forts. Quand ces débats existent, ils seraient pour la plupart oraux, émis à l’occasion de conférences, discussions, causeries. Celles-ci ne sont presque jamais portées sur des supports écrits, qui auraient pu les pérenniser et créer ainsi les conditions d’une discussion sur les résultats et les méthodes6.

15Pour certains, les thématiques et les problématiques auraient fort peu progressé depuis les débuts de la recherche universitaire. Son penchant pour la dénonciation des méfaits de la colonisation et la valorisation d’un certain passé anté-colonial – autant de thématiques susceptibles de conforter les objectifs identitaires – confineraient au ressassement et à la sclérose du fait de l’isolement croissant des courants de réflexion internationaux, d’un manque de lectures consécutif à l’abandon précoce du métier de scientifique au profit de la consultance7.

Les problèmes rencontrés par l’historiographie nigérienne s’inscrivent-ils dans un mouvement général des champs scientifiques nationaux d’Afrique noire ?

16L’évolution de la production des connaissances historiques nigériennes suit sans doute une pente similaire à celles de beaucoup d’autres pays du continent. Elle a dû à l’instar des autres anciennes colonies, répondre à des impératifs de construction nationale, plus ou moins dictés par le champ politique, tout en demeurant proche d’un projet global, tel qu’il fut énoncé dans les années soixante. Elle subit en fin de compte une crise profonde et durable. Au Niger comme ailleurs, les interrogations et les angoisses ont laissé depuis longtemps la place à l’optimisme d’un champ de connaissances porteur qui prévalait lors des décennies précédentes. À l’instar des mouvements d’introspection déjà fortement amorcés au niveau d’autres sphères scientifiques érigées en véritables « écoles » (Dakar, Ibadan-Zaria…), la petite communauté des historiens nigériens commence à se pencher sur la valeur du parcours accompli depuis la naissance de leur département universitaire de recherche et d’enseignement.

17L’espace scientifique nigérien a pris une part active au « mouvement de décolonisation de l’histoire africaine » dans les années 60 et 70, notamment au niveau de la légitimation et de l’utilisation des sources orales, dans le cadre des conférences UNESCO puis du CEHLTO. Cet engagement constitue à notre avis une particularité forte de notre champ d’étude, peu connu au regard de certains pôles régionaux qui ont revendiqué, au niveau de leur propre histoire, un rôle moteur dans cette entreprise de décolonisation et d’autonomisation scientifique. L’usage des traditions orales structure dès les années 60 la majeure partie des entreprises nigériennes d’histoire, depuis les travaux de Boubou Hama et ceux du CRDTO aux recherches des spécialistes labellisés par l’institution académique à partir de la fin des années 70. Ceux-ci se lancent résolument – et tardivement par rapport à d’autres écoles plus anciennes – dans cette dynamique générale à l’échelle de la recherche africaine, la révision des savoirs coloniaux identifiés à l’appareil idéologique qui permettait de justifier la mainmise et la dépendance extérieure8.

18Cependant, les repères se brouillent quelque peu lorsque l’on s’efforce de tenter une périodisation trop précise. Rien d’étonnant à cela au premier abord, pour un champ scientifique qui ne possède ni la longévité ni la somme de travaux que l’on rencontre au niveau d’autres espaces de production ouest-africains. La césure majeure qui organise notre propre recherche représente sans doute la prise de relais par le département d’histoire de la faculté de Niamey des recherches à caractère historique, qui entrent ainsi dans un cadre de spécialité disciplinaire. Nous aurions cependant bien du mal à dissocier complètement les deux périodes entre elles : les dialectiques qui se nouent de l’une à l’autre s’organisent moins en terme de ruptures ou d’inflexions décisives de tendances thématiques ou épistémologiques et davantage en fonction d’influences et d’interactions. Ainsi, si l’on ne peut nier la réalité de la « dynamique révisionniste » vis-à-vis des savoirs coloniaux ni la volonté de forger des méthodes et des démarches nouvelles appuyées sur les sources orales, on ne peut que constater la continuité des pratiques depuis les travaux d’Y.Urvoy. Les recherches les plus récentes continuent à appliquer une démarche heuristique similaire qui utilise la combinaison des sources orales et écrites avec, pour ces dernières, l’emploi des travaux des administrateurs coloniaux (compilation de traditions orales recueillies à une époque où elles ne sont pas encore « polluées » par la succession des chercheurs auprès des mêmes informateurs) et de la documentation écrite autochtone, constituée par ces manuscrits en langues arabe et ajami, par exemple les fameuses chroniques d’Agades. Le programme critique des savoirs jugés trop tendancieux semble prendre une tournure particulière au Niger : commencé dans les années 70, il se poursuit aujourd’hui avec la même acuité. Les travaux de Y.Rash lui ont même donné un point d’ancrage beaucoup plus vigoureux que ceux que de la plupart des travaux de l’époque coloniale, dont beaucoup continuent d’être utilisés en tant que travaux à partir desquels se construit la progression analytique. La révision des thèses relatives à l’absence de résistance à la colonisation ou à la situation du Damergou à la veille de l’installation française projettent l’entreprise de décolonisation de l’histoire nigérienne vers les décennies post-coloniales : une part importante de ce corpus externe d’écriture focalise le déploiement critique de beaucoup de travaux d’origine nigérienne, parfois fort récents.

19L’autre discordance réside peut-être dans le fait que la distinction entre l’historiographie académique et les autres secteurs de production d’un discours sur le passé nigérien. L’histoire de l’histoire au Niger montre en effet que les sciences sociales autres que la discipline proprement dite ont toujours joué un rôle essentiel dans cette aventure. La tentative d’hégémonie des historiens labellisés fait-elle long feu ? De l’aveu même que le professeur Kimba formule dans cet article récent consacré à l’historiographie nigérienne, la césure entre leur mince communauté et l’œuvre accomplie par les linguistes, sociologues, anthropologues et politologues depuis les années 60 n’a pas lieu d’être. La nouvelle dynamique interdisciplinaire qui semble se développer à partir du LASDEL rappelle à cet effet la situation qui prévalait pendant les années 60, lorsque les avancées les plus significatives relatives à l’élaboration de l’atelier de l’historien nigérien étaient l’œuvre d’artisans issus d’autres horizons. Trois décennies plus tard, assisterait-on à une nouvelle entreprise de réactivation scientifique, qui s’effectuerait une fois de plus (mais dans un contexte fort différent) en deçà du champ historique universitaire local ?

Histoires et mémoires : une lecture de l’historiographie nigérienne en fonction des opérations et processus de surinterprétation/occultation

20Cette approche offre l’avantage de dépasser les tentatives de périodisation trop rigides. Elle permet de poser un regard sur une évolution soumise à des stratégies d’acteurs représentatifs de groupes qui eurent, depuis l’indépendance, un intérêt quelconque à « l’instrumentalisation » de clio. Nous avons cru pouvoir distinguer trois catégories :

1- La prédilection pour « l’histoire d’en haut ». La valorisation des discours des élites par le biais des traditions orales est un phénomène bien connu des spécialistes : ce travers a été souligné à maintes reprises, notamment au niveau de l’approche monographique de terroir. Cet état de fait se conjugue avec l’idée, souvent exposée au niveau des mémoires de maîtrise soutenus à Niamey, qu’il faut être originaire du lieu d’étude pour prétendre retranscrire leur histoire de façon valable. Une telle posture permet d’évacuer à moindres frais les regards portés à partir d’une position extérieure à cette sorte de norme. Les positions apparaissent cependant moins tranchées qu’elles n’y paraissent ; outre l’engagement pris au niveau de certains travaux de nature anthropologique, des recherches d’historiens nigériens ont tenté de proposer, sur certaines thématiques précises, une analyse à partir d’autres types de témoignages oraux.

2- La prédominance, jusqu’aux années 80, d’une histoire de l’ouest nigérien, en particulier du monde songhay et zarma. Celle-ci résulte sans doute d’une situation qui relève moins d’une intention que d’un contexte politique et scientifique hérité de l’époque coloniale. Boubou Hama au niveau des recherches historiques (et J. Rouch pour le volet anthropologique) en serait l’une des figures principales. La valorisation du passé songhay par ses écrits politico-historiques au détriment d’autres aires, la prise en compte, au niveau du manuel des classes de cours élémentaires de 1965, de la bataille de Tondibi comme repère chronologique fondamental pour retracer l’évolution générale de la période pré-coloniale, en seraient les signes les plus prégnants. Cette inflexion ne semble pas s’être accompagnée d’opérations discriminantes, au contraire : l’ensemble des observateurs que nous avons interrogés admettent que B. Hama a favorisé la mise en œuvre de travaux pour les autres régions du Niger, en particulier celles du centre et de l’est9. Cette situation procède sans doute de l’orientation générale de la recherche dans les années 60, même si l’histoire est finalement mise au service d’un projet national clair, visant à conforter la légitimité de l’Etat-nation dans un contexte de construction identitaire ordonné à partir du territoire hérité des cadres coloniaux. Cette instrumentalisation s’est d’abord effectuée avec les connaissances en place, mais elle n’excluait nullement l’intégration du passé de l’ensemble des autres peuples du pays, une fois celui-ci exploré par les chercheurs à l’ouvrage10.

3- La mise en avant d’une histoire du Niger centre et est, à partir des années 80. Les thèses liées aux mondes de cultures hausaphones, touarègues et kanuries du Niger-centre et est, ainsi que les travaux, collectifs ou individuels, les plus récents de l’historiographie universitaire (en particulier, les actes du colloque de 1999), montrent de façon claire le glissé qui s’opère. Le centre de gravité semble se déplacer de l’ouest vers l’est. La bataille de Tondibi ne constitue plus un repère essentiel : la période jihadiste constitue désormais une référence majeure. Présenté comme un processus historique endogène majeur, il révèle d’importantes inflexions en terme d’enjeux d’histoire et de mémoire. L’un, et non des moindres, vise à un étroit ancrage du pôle universitaire nigérien à son voisin nigérian, celui de « l’école de Zaria ». Les thématiques liées aux relations nord-sud entre les mondes touaregs et hausas, la prise de participation des historiens nigériens aux problèmes des origines des cités-états hausas ou de celles du mouvement jihadiste à partir d’une évaluation positive de la contribution des acteurs et des terroirs constitutifs du Niger à ce tels phénomènes soulignent le renforcement des liens entre chercheurs de part et d’autre de la frontière méridionale. Cette montée en puissance s’accompagne d’opérations de rééquilibrages en faveur des espaces hausaphones. La contestation du « paradigme » de la domination du monde Songhay sur le Hausa à l’époque de l’empire des Soni et des Askia (thèses défendues par des historiens de l’ouest, Boubou Hama, Adam Konaré…) permet de réhabiliter et de revaloriser l’histoire des régions de l’est : la naissance de l’état ou l’affirmation ancienne de certains traits culturels (religieux en particulier, comme l’islam), ne constitueraient pas des apports issus de l’ouest soudanien à la faveur d’une éventuelle domination du monde songhay, tout comme les dialectiques d’affrontement et de domination n’auraient pas été la constante des rapports entre l’est et l’ouest du pays.

21L’accent porté par certains historiens nigériens sur l’espace hausaphone et la production de savoir des universités du nord du Nigéria permettrait-il de passer un cap qualitatif ? Il semble en effet qu’une attention particulière soit portée aux sources écrites précoloniales qui forment un corpus documentaire en arabe et ajami qui auraient été jusqu’à présent peu utilisé ; le département des manuscrits de l’IRSH possèderait, d’après son directeur, un fonds qui permettrait d’entreprendre d’autres approches du passé es sociétés coloniales, par le biais de documents propres aux mentalité à une élite qui aurait forgé ses référents culturels à l’aune des apports arabisants et islamiques fondus dans le creuset local. Une telle inflexion ne confère pas aux historiens nigériens une originalité : les potentialités de ce corpus de sources ont été soulignées depuis longtemps. Cependant, elle traduit un constat que certains de ces spécialistes formulent lors des entretiens : l’utilisation des sources orales, pour retranscrire le passé des périodes les plus lointaines, a désormais atteint ses limites. Cet intérêt pour la documentation écrite marque sans doute une évolution importante et récente au sein d’un milieu scientifique qui fut, dès ses origines, marqué par les efforts de légitimation et de méthodologie de l’oralité pour l’étude du passé. Le blocage essentiel réside dans l’incapacité de la plupart des spécialistes nigériens à retranscrire la documentation en langue arabe ou ajami (un seul historien était arabisant en 2005).

22L’étroite accointance qui semble se nouer à partir des années 80 entre les ateliers nigériens et nord-nigérians permet aussi la réactivation de certains enjeux identitaires à partir de bases renouvelées, en fonction de deux enjeux éminemment stratégiques et fortement liés l’un à l’autre : la mémoire de la colonisation et le questionnement sur les performances et le devenir de l’État-nation qui en procède depuis l’indépendance.

23L’histoire nigérienne engage, à partir des années 70, le procès de l’époque coloniale, en élargissant progressivement les thématiques et les aspects de la sujétion et de la mise en dépendance. Sur ce plan, les historiens locaux ne semblent pas faire preuve d’originalité par rapport aux pôles universitaires voisins engagés dans cette entreprise depuis les années 60, au contraire. La crise de l’état, de la société et de l’économie sont ainsi mis au passif de la colonisation. Si certaines recherches se sont efforcées de contextualiser en intégrant dans des processus historiques plus vastes certains phénomènes tels que les famines ou la violence de la conquête, aucun historien nigérien ne s’est encore penché sur le rôle que certaines élites politiques locales prirent dans les nouveaux positionnements et reclassements de pouvoirs. Cette question, ainsi que celle de l’impact effectif qu’un faible nombre d’administrateurs sans grands moyens pouvaient avoir sur un espace aussi vaste et difficile à contrôler, demeurent encore largement ignorées par « l’histoire de l’intérieur ». Les crispations et les rancoeurs demeurent fortes et semblent mêmes s’accentuer, comme le montrent les contenus des manuels scolaires les plus récents. Ceux-ci posent (et imposent ?) à la mémoire collective de retenir l’héroïque résistance de tout un peuple à une domination étrangère qui devait imposer aux populations une rupture tragique avec ses repères et ses équilibres ancestraux dont elle n’est toujours pas remise aujourd’hui. Ce raidissement fut sans doute considérablement avivé par l’affrontement entre historiens « nationaux » et idéologues de la rébellion touarègue : la mémoire coloniale fut en effet l’une des pierres angulaires de la polémique. Face aux revendications autonomistes ou séparatistes qui cherchaient dans la mise en valeur positive de la période coloniale avec le projet de la constitution de territoires sahariens autonomes censé avoir jeté les bases étouffées dans l’œuf d’un état tamachek indépendant, les historiens de Niamey rappelèrent avec force les atrocités commises par les troupes coloniales chargées de la pacification en Aïr.

24La mise en avant des valeurs ancestrales que l’action des colonisateurs ne put altérer, en particulier l’islam dont le dynamisme ne serait plus à démontrer depuis la période jihadiste, ne permettrait-il pas de fonder un nouveau contrat politique sur les décombres d’un État-nation hérité de la période coloniale ? Telle semble apparaître l’un des nouveaux champs d’intrumentalisation possibles de l’histoire nigérienne, en liaison avec son homologue nord-nigériane.

25L’historiographie nigérienne possède sans doute encore d’importants atouts. Elle est sans doute confrontée, depuis les années 80, à des problèmes très importants, tout à la fois liés aux conjonctures externes et aux caractéristiques propres à l’organisation et au fonctionnement interne du champ scientifique nigérien d’ensemble dans lequel elle s’intègre. Il nous paraît cependant un peu trop rapide de jeter le bébé avec l’eau du bain. La production de connaissances accumulées depuis les indépendances demeure encore, de nos jours, la plus importante en termes de résultats, parmi toutes les disciplines scientifiques concernées. D’ailleurs, les réflexions et les critiques qui prennent pour objet cette production – notre propre travail s’inscrit d’ailleurs sans ce registre – peuvent s’exprimer parce que justement elles existent en nombre suffisant. Quoi qu’il advienne, cette accumulation continuera à l’avenir de servir de point de repère et de référence.

26Enfin, la mission de ces clercs n’aurait-elle pas réussi, du moins en partie ? Les efforts en matière d‘identité nationale n’ont-il pas porté leurs fruits ? Nous sommes en présence d’une historiographie de combat. Voilà un pays confronté à de terribles difficultés de tout ordre. Dès l’indépendance, l’État dispose, pour la gestion d’une superficie étendue, de fort peu de moyens. L’instabilité politique forte après 27 ans de régime autoritaire, la crise économique et sociale de plus en plus grave, une rébellion importante, la pluviométrie de plus en plus aléatoire, la présence et l’influence envahissante de voisins plus puissants… les composantes d’une telle liste noire sont bien connues. Or, la cohésion est maintenue, vaille que vaille. Les diverses composantes de la société nigérienne semblent avoir su, pour l’instant, juguler l’action dévastatrice de telles forces centripètes. L’édifice national tient, malgré tout.

27Nous espérons que notre travail aura permis de montrer que les historiens ont sans doute tenu un rôle non négligeable dans le maintien (voire le renforcement) d’une cohésion commune, au travers de leur action de recherche et des tentatives de vulgarisation, aussi modestes soient-elles.