Histoire et mémoire au Niger
|Deuxième partie. Les enjeux de la "nouvelle histoire"
Chapitre VI. Nomades et sédentaires : les relations entre les peuples du Nord et du Sud nigérien
Texte intégral
1Les considérations que D. Hamani développe à propos de l’Aïr, le rôle central que l’historien confère à cette région dans le passé précolonial du Niger, révèle la place essentielle occupée par la question des relations que les peuples nigériens nouèrent entre eux dans le passé. Dans l’optique de cette historiographie nationale que nous tentons d’analyser, il n’est pas surprenant de souligner l’attention qu’on aurait accordée à cette problématique. Elle permet de valoriser un ensemble d’analyses utiles en vue d’enraciner dans l’histoire l’identité nationale qu’il reste à forger : il apparaît en effet plus facile d’entreprendre une telle initiative en exhumant des éléments de cohérence historique, au niveau relationnel, entre les espaces et les peuples concernés.
2Les relations entre nomades et sédentaires ont toujours attiré l’attention des spécialistes du Niger. Avec l’indépendance, la « question touarègue » prend une dimension particulièrement importante. Elle révèle l’importance des enjeux liés aux rapports entre peuples et espaces situés au nord et au sud du pays. La découverte puis l’exploitation de l’uranium dans les années 70 confère une importance économique majeure à des espaces jusque-là demeurés en marge du territoire nigérien depuis l’époque coloniale.
3Les années 90, avec le déclenchement de la rébellion touarègue, mettent en avant de façon dramatique l’une des lignes de fractures essentielles, susceptible de menacer le fragile équilibre national.
4En abordant de front la question des rapports entre nomades et sédentaires, et celle des rapports entre les espaces septentrionaux et méridionaux, l’historiographie prend prise – parfois malgré elle ? – dans un débat capital pour le devenir de la nation nigérienne.
1. Les relations entre nomades et sédentaires : thème essentiel de « l’histoire nationale » nigérienne
a. Un sujet anciennement exploré
- 1 Un mémoire de maîtrise est consacré à cette thématique : Goni Malam Adji, Le sel du Mangar (...)
- 2 Stephen Baier, An Economic History of Central Niger, Clarendon Press, Oxford, 1980.
5Fréquemment évoquées par beaucoup d’études nigériennes, les relations entre nomades et sédentaires qui évoluaient dans l’espace saharien et ses bordures sahéliennes, occupèrent une place essentielle au sein des sociétés concernées par ces échanges. Elles se basaient sur la complémentarité des ressources disponibles au niveau des différents terroirs de cette partie du Soudan. Le Nord-Est nigérien – en gros la région des oasis du Kawar – recelait de précieux gisements de sel1, acheminé vers les zones sédentaires des marges sahariennes méridionales par les caravanes. L’activité caravanière permettait l’établissement de contacts entre des régions fort éloignées les unes des autres. Ces relations eurent ainsi pour vecteur essentiel le nomadisme touareg : ils échangeaient la précieuse marchandise ainsi que les produits issus de leurs activités pastorales (viande, lait, peaux) contre du mil et d’autres denrées alimentaires qu’ils acheminaient vers les espaces septentrionaux, notamment vers le sultanat d’Agades, où les conditions naturelles ne permettaient pas d’en produire en quantités suffisantes. Ces produits, vitaux pour la subsistance des hommes et des bêtes représentaient sans doute la partie la plus importante des denrées qui faisaient l’objet de ce commerce régional. D’autres articles, issus ceux-là de l’artisanat local ou du commerce lointain, vinrent cependant étoffer ces échanges, et stimuler certains pans des économies locales : « Operating in networks which sometimes joined and sometimes remained separate from external trade, local longdistance traders channelled salt, dates, and animals from the desert and returned grain, gold, cloth, and articles manufactured from wood and leather » (Évoluant au cœur de réseaux d’échange, intégrés ou parfois déconnectés du commerce local, les marchands du commerce de longue distance convoyaient le sel, les dates et les animaux du désert et lui fournissaient en retour les grains, l’or, des habits et des produits artisanaux de bois et de cuir)2.
6En France, cette thématique continue de structurer une bonne partie des savoirs scolaires relatifs à cette partie de l’Afrique. En sixième et en cinquième, les documents des manuels proposent la plupart du temps des situations qui invitent l’enseignant et les élèves à réfléchir sur les indispensables échanges qui se nouaient entre populations des oasis et les caravanes qui sillonnaient le Sahara avant que celui-ci ne s’ouvre à la modernisation et aux transports « modernes ».
7À l’échelle du Soudan Central nigérien, la question des rapports entre l’Aïr et ses bordures méridionales semble avoir attiré fort tôt l’attention d’un certain nombre d’observateurs européens. Les connaissances s’accumulent dès les débuts de la colonisation sur ce sujet. Avant la conquête française, certains explorateurs qui évoluent dans cette zone au XIXe siècle évoquent à leur retour les relations ancestrales tissées entre certaines fractions touarègues – en particulier les Kel Eweys- et les espaces hausas situés au niveau des franges septentrionales de l’aire sahélienne, sur lesquelles une activité agricole permanente est rendue possible grâce à une pluviométrie suffisante. Dans l’introduction d’un article publié en 1984 dans la revue Mu Kara Sane, Gerd Spittler rappelait que la fraction des touaregs Kel Eweys a été bien connue en Europe au XIXe par le biais de nombreux explorateurs allemands : Friedrich Hornnemann, Heinrich Barth, Erwin Von Bary… Selon le chercheur allemand, ces observateurs soulignèrent dans leurs écrits la prépondérance que certains groupes touaregs exerçaient tant sur les plans économiques que politiques. Pour eux, ces rapports entre peuples nomades et sédentaires auraient été moins façonnés par une nécessité vitale d’échanger des produits dont chaque groupe aurait été sans cela privé que par des rapports de force favorables aux nomades. Ceux-ci étaient les indispensables intermédiaires de ces circuits d’échanges dont ils maîtrisaient l’ensemble de la chaîne.
- 3 Y. Urvoy, op. cit., p. 267.
8Dans le sillage de ces premières approches des phénomènes de contact entre sociétés sahariennes et soudanaises, les savoirs africanistes qui se développent avec la présence coloniale française tendent eux aussi dans leur ensemble à valoriser le rôle exercé par les touaregs tout au long de l’histoire du Niger-centre à l’époque pré-coloniale. Le moteur de cette histoire semble se trouver, à l’exclusion de tout autre acteur potentiel, dans les dynamiques d’affrontement ou de compétition entre peuples nomades assimilés à la culture touarègue et populations soudaniennes, « noires » et sédentaires. Ces logiques de confrontation auraient abouti, dans la plupart des cas, à la domination politique et économique de certains groupes tamacheks sur les communautés paysannes. L’incontournable ouvrage d’Urvoy paru en 1936 est émaillé de passages qui mettent en scène, ces deux types de sociétés en relations au sein d’espaces distincts. Parmi les passages du livre qui paraissent importants pour la mise en place de certaines thématiques importantes de l’historiographie nigérienne moderne, nous y trouvons, comme nous l’avons déjà signalé, de nombreuses allusions relatives aux relations entre groupes touaregs et soudaniens qui se tissèrent au sein de deux régions particulières de par leur situation géographique, l’Adar et le Damergou. Urvoy fut le premier sans doute à souligner la position remarquable de ces deux régions, qu’il se plut à définir comme deux « presqu’îles de cultivateurs noirs poussées dans la steppe nomade»3. Là encore, l’histoire de ces relations s’effectue en défaveur des populations soudaniennes, dominées par les intérêts des pasteurs touaregs qui sont présentés par le biais des sources disponibles à cette époque, essentiellement orales, comme les véritables acteurs des évolutions historiques censées avoir déterminé la plupart des événements dans lesquels les peuples en question se virent impliqués. Leur histoire aurait ainsi, selon les conclusions du capitaine, été exclusivement façonnée par les actions que nécessitait la sauvegarde des intérêts respectifs aux diverses factions touarègues en présence. La préface de l’ouvrage évoque, quoique très brièvement, les contacts qui se nouèrent entre touaregs et paysans hausa, à l’échelle de l’ensemble du Niger-centre :
- 4 Y. Urvoy, histoire des populations du Soudan Central, 1936, p. 9.
Le plan adopté essaye de retrouver autant que possible les articulations réelles. Je distingue trois aires historiques et ethnologiques : le Moyen-Niger qui comprend la partie orientale de l’Empire Songhaï et ses héritiers (Djermas, Dendis, Peuls, Oullimidens de la rive droite) ; les Touaregs Kel-Aïr et les Oullimindens de l’est, c’est-à-dire les nomades en rapport avec les Haoussas ; enfin, le groupe des peuples haoussa.4
9Nous retrouvons sans doute dans ce passage une représentation globale des articulations et des interactions qui définissent trois aires différentes, intégrées dans un ensemble administratif plus vaste, la colonie du Niger. Cette interprétation ne retient en définitive que fort peu d’éléments susceptibles d’être utilisés, au niveau de la logique identitaire que nous nous efforçons de retracer à travers les écrits historiographiques, pour une analyse apte à privilégier l’optique d’ouverture et d’échanges entre les différents peuples du Niger contemporain. L’époque pré-coloniale peut paraître d’autant plus de peu d’intérêt pour un tel sujet si l’on ajoute à cela l’axiologie que l’auteur privilégie au niveau de cet ouvrage, celle liée aux dynamiques de conflit et, d’une manière générale, aux rapports de force entre les différents ensembles politiques dont il est question. Le long passé pré-colonial de la région apparaît ainsi au fil de la chronique événementielle comme scandé par les conflits entre les forces politiques diverses et variées : stratégies de pouvoir, dont les causalités apparaissent d’ailleurs fort mal… Ainsi façonnée, la théorie générale de l’ouvrage ne propose pas un regard très différent de ceux que la plupart des officiers, administrateurs et autres africanistes autodidactes, à l’ouvrage sur le terrain ou en métropole, portent depuis les origines de l’entreprise coloniale sur le passé des peuples et des espaces de l’Afrique noire qu’il sont chargés de gérer. Dans le cadre de ces présupposés que viennent étayer un certain nombre d’études de terrain et de théories, les espaces et les sociétés soumises à l’œuvre coloniale se perçoivent, avant l’accomplissement de celle-ci, comme des ensembles disparates de groupes et de cultures le plus souvent isolés les uns des autres. Les espaces sous tutelle auraient ainsi obtenu les conditions favorables à l’éclosion de véritables relations d’échanges à partir de l’instauration de la « paix française ». La colonisation est bien entendu présentée comme une rupture essentielle et positive. Elle aurait posé et imposé les conditions nécessaires à l’établissement d’un territoire global – la colonie – dans lequel les « ethnies » se voient amenées à tisser des relations de plus en plus étroites, transcendant de ce fait les oppositions et les rivalités inhérentes aux « identités de terroir ». Cette idéologie de bon aloi pour l’époque inscrit la colonisation dans une dialectique historique ascendante : elle aurait ainsi assuré une transition décisive des territoires et des peuples africains, les encourageant à quitter l’époque des âges sombres de l’altérité ethnique et des divisions pour une ère nouvelle, source de progrès celle-ci, grâce à la mise en œuvre de réseaux d’interrelations structurés au sein de nouvelle logiques spatiales ordonnées par les pouvoirs coloniaux. La « colonie du Niger » s’individualise lentement sous l’effet de ces nouvelles logiques. Cette « morphogénèse » identitaire autorise dans les années 30 l’élaboration d’une première synthèse historique qui vient consolider la cohérence territoriale en gestation, sans bien entendu aller jusqu’à envisager que ce processus de personnalisation n’échappe en amont aux filets de la domination coloniale.
10En aval, vers les époques antérieures à l’intrusion française, l’œuvre semble à première vue nier la réalité de dynamiques relationnelles significatives. Elle n’en constitue pourtant pas moins l’une des premières pierres fondatrices, voire tout bonnement la première, à la base d’un appareil historiographique appelé à se développer à partir du processus de décolonisation en fonction d’un angle national.
- 5 La plupart des monographies qui portent sur un terroir de l’époque précoloniale reprennent (...)
11Les travaux du capitaine, à leur habitude, révèlent une fois encore certaines nuances qui viennent brouiller les jalons lancés par les présupposés coloniaux. Au niveau de ce domaine complexe des relations entre peuples et entités politiques et de leur nature, certaines considérations lapidaires – telle celle que nous avons citée ci-dessus- paraissent à bien des égards avoir ouvert des pistes qui se révèleront par la suite comme autant d’angles d’attaques à privilégier. Le découpage en trois entités spatiales de la colonie du Niger forge une approche de l’espace qui n’est pas fondée sur une suite strictement « ethnique » qui distinguerait un terroir hausa, un autre songhay et ainsi de suite. Il l’organise plutôt en fonction de trois aires culturelles englobantes (celles du Moyen-Niger, des peuples hausas dont ceux d’Adar et du Damergou, celle des nomades du centre-nord et de l’est du pays) au sein desquelles évoluent divers peuples qui partagent entre eux un passé et des caractéristiques que l’auteur qualifie « d’ethnologique ». Un tel schéma se situerait en position médiane, entre taxonomies ethniques et horizon national. La distinction offre suffisamment de sens pour que maintes thèses portant sur la période pré-coloniale reprennent, au niveau de leurs propres logiques territoriales, cette interprétation qui ordonne l’ouvrage publié en 19365.
- 6 Certains passages d’Urvoy jouent un rôle essentiel pour l’exploration d’autres champs rela (...)
12Ainsi en est-il aussi des liens tissés, selon un axe Nord-Sud, entre deux des trois ensembles culturels constitutifs de l’espace nigérien depuis une époque lointaine, le monde hausa et touareg, l’Ayar et les bordures septentrionales du monde hausa6. L’ambivalence des rapports entre nomades et sédentaires, en particulier entre éléments touaregs et soudaniens se trouve exprimée au fil de la citation précédente. Au premier abord, la dynamique historique générale est envisagée comme une succession de rapports conflictuels : pourtant, le tableau ne saurait être complet si l’on ne prend pas en compte les multiples phénomènes de socialisation pacifiques susceptibles de nouer des liens étroits entre les communautés en contact. Si Urvoy n’adopte pas de façon systématique cet angle d’attaque pour son analyse, il le suggère néanmoins : sa perception à peine effleurée dans ses écrits d’une aire d’échanges intenses entre l’Ayar et le monde hausa sera développée par l’historiographie nigérienne post-coloniale, en prenant bien entendu le contre-pied des idées défendues par les tendances dominantes de l’africanisme de l’époque coloniale.
b. Peu d’intérêt de la part des historiens nigériens, jusqu’à une époque récente
- 7 La question du commerce transsaharien représente, comme nous l’avons vu, une partie très i (...)
13La question des relations entre le nord et le sud du Niger-centre (Ayar et espaces de peuplement hausa) représente une dimension particulière de la thématique générale des échanges. Elle implique de les appréhender à partir d’une échelle locale, articulée en fonction de l’espace national et des terroirs locaux qui le composent. Ici, la logique de la démonstration ne vise plus seulement à élaborer un schéma d’ensemble, étendu à l’ensemble du continent ou à tout le moins de larges portions de celui-ci et qui viserait, par le biais de la question de l’insertion de l’espace et des acteurs nigériens dans les pratiques commerciales de longue distance, entre Méditerranée et Golfe de Guinée, à appuyer la thèse d’un espace africain qui puiserait une part notable de son identité historique des rapports séculaires et soutenus qu’entretenaient entre elles les diverses parties du continent.7
14Malgré l’importante utilité que l’on semble pouvoir lui attribuer dans cette optique identitaire et nationale, cette thématique des relations interrégionales semble avoir, au vu des diverses productions écrites disponibles, peu intéressé les historiens nigériens jusqu’à une période relativement récente. Les écrits de Boubou Hama l’évoquent çà et là, sans lui consacrer une importante somme d’analyse. Il faut attendre le milieu des années 80 pour que le chercheur allemand Gerd Spittler consacre à cette question l’article important déjà cité, publié dans la revue de l’IRSH. L’approche des relations entre nomades et sédentaires qu’il adopte cherche à se démarquer de manière fort significative de celles qui semblent avoir été la norme depuis les premiers écrits des explorateurs du XIXe siècle :
- 8 G. Spittler, « Études sur le mouvement caravanier entre l’Aïr, Bilma et Kano de 1850 à 195 (...)
Les Kel Eweys contrôlent la piste transsaharienne entre Ghat et Kano. De plus, et c’est bien plus important pour eux, ils contrôlent la plus grande partie du commerce de sel entre Bilma, l’Aïr et le pays Hausa. Au contraire de ces trois voyageurs qui arrivaient tous dans l’Aïr à partir de l’Afrique du Nord, ma perspective sera différente. Je m’approche des Kel Eweys à partir du Sud, du pays Hausa. Je voudrais démontrer dans cette conférence que l’Aïr et le pays Hausa forment une entité économique et culturelle.8
- 9 « On peut, à juste titre, considérer tout ce commerce interrégional comme le prolongement (...)
- 10 « La création du sultanat de l’Ayar elle-même ne s’explique que par les relations établies (...)
- 11 « Avec le temps, une sorte de division du travail s’opère entre les différentes population (...)
- 12 Ce sont notamment les travaux de M. Dupire, E. Grégoire, E. et S. Bernus, P. Bonte, H. Rau (...)
- 13 E. et S. Bernus, Du sel et des dattes : introduction à l’étude de la communauté d’In Gall (...)
- 14 A. Boubacar, Agadez et sa région, Études nigériennes, n° 44, IRSH, Niamey,1979.
15Gerd Spittler s’attaque ainsi de front à ces processus relationnels entre populations nomades et sédentaires de l’Ayar et des espaces hausaphones limitrophes, par le biais d’une approche qu’il estime résolument innovante par rapport à celles engagées jusqu’à présent dans la plupart des études d’origine occidentale. Sa nouveauté réside en premier lieu dans le fait même qu’elle existe : le bref tour d’horizon des études menées sur un tel sujet ne mentionne en effet que les travaux des explorateurs d’origine allemande. Elle se situe ensuite au niveau de l’optique envisagée, non plus touarègue, mais résolument méridionale. L’objet de la démonstration – démontrer la cohérence économique et culturelle de l’Ayar et des aires hausas – traduit sans doute une orientation générale des recherches qui sont menées à cette époque. Cependant, la plupart des analyses suivantes associées à la thématique des échanges se concentrent le plus souvent sur le commerce transsaharien, la communication du colloque de1999 (Association des Historiens Nigériens) qui traite des questions économiques dans l’espace nigérien précolonial évoque fort peu ce commerce : il est surtout perçu comme un simple prolongement de la « grande affaire », transsaharienne celle-là9. Auparavant, les travaux de Djibo Hamani, en particulier sa thèse consacrée à l’histoire du sultanat de l’Ayar, liait la naissance de celui-ci à l’importance accrue dont bénéficia l’axe Kano-Agades à partir du XVe siècle au niveau des échanges avec le Nord de l’Afrique : la voie du Soudan central semble désormais jouer un rôle de relais prépondérant au détriment des voies transsahariennes occidentales qui auraient périclité10. L’histoire du Niger d’André Salifou évoque rapidement le rôle des caravanes touarègues en abordant le passé pré-colonial des oasis du Kawar et du Djado.11 Nous n’avons pas trouvé d’article consacré à ce type d’échanges au niveau des quelques numéros de périodiques disponibles à partir de la fin des années 80. Il faut bien entendu citer à nouveau les travaux anglo-saxons des années 70, ceux en particulier de Ann Dunbar et de Stephen Baier, qui eurent cependant peu d’échos et générèrent fort peu d’intérêt parmi le milieu de la recherche historique nigérienne. Quelles sont les causes d’une telle désaffection de la part des historiens nigérienspour une thématique si importante de par le rôle qu’elle paraît jouer au niveau de la mise en place des cadres historiques de l’identité nationale ? Ils semblent avoir dans un premier temps laissé à d’autres disciplines le soin d’explorer ce terrain de recherche. L’étude des espaces et des peuples Touaregs mobilise les efforts de beaucoup de spécialistes, alors que les sciences historiques nigériennes en sont encore à leur phase de gestation. La production scientifique publiée aux Études Nigériennes à partir des années 60 montre que l’approche pluridisciplinaire de la question de l’économie traditionnelle en milieu pastoral fut l’une des priorités de la recherche de terrain. La production du savoir socio-anthropologique, économique et géographique s’efforce à ce moment de compléter les connaissances relatives aux mécanismes qui structurent l’économie traditionnelle des zones agro-pastorales du pays, en étroite relation avec les programmes de développement mis sur pied à partir de l’indépendance. Un nombre fort important de titres de la collection scientifique est ainsi consacré aux terroirs hausaphones et tamacheks des régions centre et est du pays12. L’un des objectifs poursuivis fut aussi sans doute de compléter un capital de connaissances orientées vers des portions de l’espace nigérien qui demeuraient encore fort mal connues au moment de l’indépendance, au regard du nombre de travaux disponibles pour les parties occidentales du pays. Parmi celles-ci, les approches géographiques et sociologiques semblent avoir produit quelques-unes des études les plus complètes sur le sujet des échanges transrégionaux : la nécessaire contextualisation des phénomènes observés dans le passé afin de mieux en dégager les cohérences et les logiques actuelles les amènent souvent à élaborer une analyse de nature historique. Les travaux d’Edmond et Suzanne Bernus s’orientent surtout vers les espaces du nomadisme pastoral. Du sel et des dattes, publiés aux Études en 197213, utilise les traditions orales recueillies sur place pour retracer un panorama complet des activités de production et d’échanges qui animaient les oasis d’In Gall et Tegidda. Ils font fréquemment pour cela référence au passé, ce qui leur permet de donner davantage de sens aux inflexions récentes que connaissaient les sociétés qui étaient en relation avec ces points de fixation de peuplement en milieu désertique. Adamu Bubakar, dans une thèse publiée en 1979 consacrée à Agadez, retrace les vicissitudes du commerce camelin entre l’Ayar et les contrées limitrophes du massif aux époques précoloniales et coloniales14. L’intérêt des historiens est donc tardif. Outre le fait que la thématique semble avoir été fortement explorée par diverses approches pendant l’époque antérieure à celle qui vit la mise en place d’une discipline historique nigérienne académique et autonome, cela s’explique aussi, comme nous l’avons précédemment vu, à une inflexion générale vers la sphère politique de la plupart des travaux d’histoire, ce qui a sans doute contribué à diluer les enjeux afférents aux échanges de courte et de moyenne distance. Si les études socio-anthropologiques effectuées durant les années 60 et 70 dégagent le terrain, elles n’adoptent pas une optique d’analyse servant à une instrumentalisation délibérée du savoir ainsi construit en fonction de la problématique identitaire et nationale.
- 15 Voir les réflexions que nous avons déjà citées, que développe le professeur Bouraima Gado (...)
- 16 « For reasons which I only partially understand, the sources for an economic history of Da (...)
16Cette longue période de désaffection des historiens pour la thématique en question s’explique aussi sans doute par la contrainte documentaire que soulignent certains d’entre eux. Ce type de relations, inscrites dans le quotidien ou du moins dans un registre moins exceptionnel que celui des relations de longue distance, apparaît sans doute fort peu au niveau des rares sources écrites disponibles, notamment lorsque l’analyse se risque dans les sphères d’un passé trop lointain. Il faut alors se reposer en grande partie sur les récits oraux. Or, la plupart des spécialistes nigériens constatent que ceux-ci perdent beaucoup de leur performance lorsqu’ils s’efforcent d’évoquer des phénomènes que la mémoire ne peut raviver à partir d’événements précis, d’ordre politico-militaires ou catastrophistes15. Au niveau de cette thématique, le corpus des sources disponibles aurait ainsi fortement inféré sur le champ des possibles. Pourtant, les études disponibles montrent que l’entreprise n’est pas totalement insurmontable : une combinatoire entre les différents types de sources, orales et écrites, apparaît même possible, à condition de cerner une période suffisamment proche pour pouvoir disposer d’un corpus suffisant : Stephen Baier semble avoir trouvé au niveau de la période-charnière des derniers feux de la période pré-coloniale et des premières décennies de la domination française un terreau riche d’informations16.
2. La polémique entre historiens et idéologues de la rébellion touarègue, enjeu essentiel pour l’histoire nationale
a. Une forte mobilisation de l’historiographie universitaire
17La bataille qui s’engage sur le terrain historiographique au cours des années 90 dans le contexte de rébellion identitaire qui touche les régions Nord et Est du pays révèle l’importance des dynamiques relationnelles, instrumentalisées au niveau de la problématique de la construction nationale nigérienne.
- 17 A. Salifou, La question touarègue au Niger, Karthala,1993.
18Il faut en effet se référer aux écrits des années 90 consacrés à la question touarègue au Niger, en particulier à deux documents-clé, l’ouvrage d’André Salifou17 et la « réponse au programme-cadre de la résistance armée » de Djibo Hamani pour retrouver l’une des premières allusions précises aux relations interrégionales et séculaires entre les peuples du Soudan nigérien à l’époque pré-coloniale. Certains travaux de recherche d’envergure, menés à la même époque, s’inscrivent dans les mêmes enjeux relationnels impliquant les populations nomades et sédentaires. Ainsi, en 1996, Malam Issa soutient sa thèse sur le Damergou pré-colonial, dans laquelle l’auteur s’efforce de redéfinir les rapports séculaires entre populations touarègues et sédentaires de la région. Le conflit qui fragilise le jeune État nigérien sert de toile de fond à l’ensemble de ces démarches. L’histoire devient un enjeu essentiel de mémoire, et acquiert ainsi une dimension essentielle dans la crise : elle structure l’arène intellectuelle, considérée par les deux parties adverses comme tout aussi importante ou presque que les aspects militaires ou diplomatiques du conflit. C’est en effet par le biais de certaines de ces productions à forte connotation historique que les causes respectives des deux camps sont médiatisées auprès des opinions internationales. La vive polémique qui s’engage avec les idées formulées par la résistance armée oblige les historiens engagés dans la bataille à sortir du bois. Rappelée avec force, cette axiomatique relationnelle permet d’affirmer, en opposition aux idées formulées par le programme-cadre ou les écrits de Mano Dayak qui mettent en avant l’unicité et l’altérité historique des peuples touaregs sur leurs territoires « traditionnels » par rapport aux autres peuples en contact, la profondeur et la permanence dans la longue durée des relations tissées au fil des siècles par les sociétés en présence.
- 18 « Un peuple africain ne cesse de faire parler de lui, partout à travers le monde, depuis b (...)
- 19 Jean-Louis Triaud, « Un épisode oublié de la guerre de Kaossen : la lettre des savants et (...)
19André Salifou est le premier à dénoncer avec force ce qu’il prétend être une manipulation de l’histoire et de la mémoire des différentes strates du passé des peuples nigériens, passé et présent. L’époque coloniale en constitue l’un des pivots essentiels de la bataille qu’il engage. L’ambivalence, telle que son ouvrage la présente, oppose totalement deux conceptions de l’histoire. Pour les idéologues de la résistance, dont Mano Dayak, la colonisation serait perçue de manière fort positive. Les colonisateurs, respectueux des peuples touaregs en qui ils reconnaissaient de vaillants combattants, leur auraient permis d’acquérir des libertés et des garanties importantes qui auraient été bafouées, une fois l’indépendance acquise, par la nouvelle puissance régalienne, aux mains de populations soudaniennes indifférentes au sort des peuples tamacheks avec lesquelles ils entretiendraient d’ailleurs des relations d’inimitié séculaires. Selon A.Salifou, les stratégies d’occultation du passé à l’oeuvre afin d’étayer un tel discours se situent au niveau des deux époques, coloniales et postcoloniales : en idéalisant la première, la seconde s’en trouve d’autant plus dévalorisée, dévoilée sous un aspect éminemment négatif aux yeux de l’opinion extérieure, puisque l’un des objectifs des gouvernements « noirs » qui tiennent les commandes de l’État ne serait rien moins que la destruction, plus ou moins programmée, des peuples de culture touarègue18. L’un des passages les plus significatifs concerne la répression organisée par les troupes françaises lors de la révolte sénoussiste menée par Kaocen. Les détails des opérations de police menées par les troupes coloniales une fois le siège d’Agades levé ont été mieux connus lorsque J.-L. Triaud a redécouvert dans les archives coloniales de métropole un document important : il s’agit d’une lettre que les notables d’Agades adressèrent au colonel Mourin pour le supplier de faire preuve de clémence. Le chercheur publia une étude détaillée de la lettre et des événements qui lui sont liés dans un article publié aux Annales de l’université de Niamey en 197819. La chronique que dresse le professeur A. Salifou de cet épisode s’appuie largement sur cette contribution. Le bilan de la répression française est catastrophique : des centaines de victimes, dont l’ensemble des notables d’Agades décapités les uns après les autres par les tirailleurs, des villages pillés et détruits, les tribus touarègues mises en coupe réglée par les deux protagonistes… À l’issue de la répression, le nombre de chameaux, bœufs, chèvres, etc., a dramatiquement baissé. Le pays est politiquement désorganisé et économiquement ruiné, la famine s’installe. Selon l’auteur, l’occultation de tels événements par les idéologues de la rébellion touarègue permet de mettre en avant, en grossissant le trait, les exactions récentes dont les populations des régions du Niger-centre auraient été victimes à l’instigation des autorités. Les incidents de Tchin-Tabaraden représenteraient ainsi, au sein de ce dispositif rhétorique, le symbole de l’oppression en même temps que le facteur déclenchant de la révolte. Rien cependant n’est retenu au sujet des exactions du colonisateur, malgré leur impitoyable dureté et leurs conséquences désastreuses sur le tissu socio-économique des régions qui en furent victimes :
- 20 A. Salifou, op. cit., p. 34.
Mais de tout cela, Mano Dayak ne souffle mot car, dans son entendement, en agissant ainsi, les Français ont fait preuve de courage et, rappelle Mano Dayak, « nous admirons toujours la vaillance de nos ennemis ». En fait, c’est à peine s’il ne remercie pas la France d’avoir maltraité « son peuple ». Il faut finalement tirer d’un tel comportement la conclusion que la colonisation française n’a pas exterminé les Touaregs et que, pour ce peuple, la descente aux enfers n’a véritablement commencé qu’à partir de l’accession du Niger à l’indépendance, sous la direction des « gens du Sud », et qu’elle s’est achevée avec la boucherie de Tchin-Tabaraden. Mais au fait, Mr. Mano Dayak, à partir de quel nombre de morts doit-on parler de génocide?20
b. Les liens historiques entre nomades et sédentaires, enjeu essentiel de la « question touarègue »
20Les enjeux qu’une telle instrumentalisation de l’histoire soulève apparaissent stratégiques à plus d’un titre, raison pour laquelle les historiens nigériens réagissent avec vivacité en n’hésitant pas à croiser le fer de façon résolue. Les positions défendues par le camp adverse peuvent en effet remettre en cause des pans essentiels des objectifs de l’historiographie postcoloniale. Le regard sur le passé que véhiculent les écrits de la rébellion s’efforcent d’affirmer une altérité touarègue jusque dans le dispositif révisionniste d’ensemble : perçue comme une sorte d’âge d’or pour les droits et les libertés du peuple touareg, fortement idéalisée, la période aurait réservé aux peuples nomades un sort à part, leur reconnaissant ainsi une certaine irréductibilité culturelle, économique et politique par rapport aux autres sociétés. Le projet de création d’une zone administrative saharienne, l’OCRS, aurait porté les germes d’une esquisse « d’État-Nation » touareg, qui aurait représenté, si il avait vu le jour, l’aboutissement ultime de cette reconnaissance d’une identité spécifiquement touarègue, distincte (et irréductible) de celles inhérente aux autres peuples évoluant au cœur de ce vaste espace sahélo-saharien. Ainsi, les objectifs révisionnistes d’ensemble, visant à démonter les pans essentiels de l’histoire coloniale, apparaissent de manière indirecte battus en brèche par l’émergence de ces écrits adverses, puisque ceux-ci reconnaissent les dynamiques d’opposition et d’altérité censées représenter le moteur essentiel des rapports entre certains peuples de la région, en particulier nomades tamacheks et populations soudaniennes sédentaires. L’axiomatique relationnelle se trouve ainsi fortement niée : ainsi appréhendés, ces rapports d’opposition, structurent l’ensemble de la période précoloniale. Mis entre parenthèse par la colonisation qui pourtant aurait « reconnu » les spécificités des uns par rapport aux autres, ils réapparaissent avec force une fois l’indépendance acquise, avec un changement des rapports de force : l’appareil d’État, contrôlé par les sociétés noires, aurait réactivé à son profit les vieux antagonismes… Cette histoire de rupture au service d’une cause qui se présente comme celle d’un peuple résistant, cultiverait ainsi, selon les historiens nigériens impliqués dans la cause nationale, de gênantes complicités avec certains pans de l’idéologie coloniale. En affirmant les spécificités des peuples de la région et l’ampleur des logiques d’affrontement qui semblent avoir régi leurs rapports réciproques depuis le passé le plus lointain, ne paraissent-elles pas en effet reprendre les vieilles lunes théoriques d’un certain africanisme de mauvais aloi ? Les historiens postcoloniaux ne suivent évidemment pas la même pente et s’efforcent de démontrer tout le contraire : l’autonomie dans l’histoire précoloniale des populations et des régions concernées sur le plan relationnel. Cet angle d’attaque, qui minore le rôle de rupture de l’époque coloniale – rupture dont ils contestent le rôle positif dans les processus de construction nationaux ou même transrégionaux – pour affirmer là aussi l’importance des dynamiques endogènes à l’histoire précoloniale, représente à n‘en pas douter un des éléments essentiels des discours historiographiques militants, le long d’une ligne de front qui apparaît là encore singulièrement complexe. Instrumentalisée pour les besoins d’une cause qui leur semblent en tout point opposée à l’horizon national susceptible de constituer la trame d’une Clio de consensus plus ou moins officielle, cette perception du passé est résolument rejetée dans une publication parue un an après l’ouvrage du professeur Salifou. Cette brochure, élaborée cette fois au Niger à destination d’un public essentiellement nigérien fut rédigée par un collectif d’historiens à l’instigation du SNECS. Les deux articles de fond sont l’oeuvre de deux autres ténors de la discipline. Les titres des deux contributions sont fort évocateurs : ils dénoncent à leur tour l’instrumentalisation de larges pans du passé nigérien, au mépris de la vérité historique. D. Hamani dénonce ainsi « une gigantesque falsification de l’histoire », tandis que M. Zakari s’attaque à « un travestissement de l’histoire pour les besoins de la cause »… Puisant largement dans ses propres recherches, le premier s’efforce tout au long de sa démonstration de démontrer l’univocité d’un destin historique d’ensemble partagé par l’ensemble des peuples du Soudan central nigérien :
- 21 D. Hamani, « Une gigantesque falsification de l’histoire », Éléments de réponse au Program (...)
L’histoire nous apprend que le monde touareg nigérien a de tout temps été intimement lié aux mondes bornouans, hausa, songhay, au point qu’on peut penser qu’il y avait véritablement un seul espace économique, culturel et religieux divisé en entités politiques quelquefois en conflit mais le plus souvent en relations pacifiques et fructueuses. La complémentarité des zones climatiques (Sahel Sud, Sahel Nord, Sahara) a obligé leurs habitants à établir des échanges (céréales, tissus, sel, natron, animaux). Après les Koyams, les Touaregs ont mis le Sahel Sud et le désert en relation, transportant les produits des uns chez les autres et se maintenant dans les zones arides grâce aux ressources procurées par ce trafic.21
21Ainsi abordée, la question ne s’inscrit plus dans un registre strictement scientifique : elle se voit ramenée de plein pied dans l’arène d’une historiographie intimement liée à la question identitaire et nationale. Le problème de la nature des relations entre peuples et terroirs ainsi posé ne doit pas être considéré, au mieux comme l’un des nombreux avatars du programme révisionniste mené par les historiens africains à l’encontre de l’historiographie de l’époque coloniale, au pire comme une simple figure de style, ou de rhétorique creuse. Ces intenses phénomènes d’interpénétration qui auraient au fil de l’histoire impliqué l’ensemble des sociétés nigériennes représentent l’un des éléments les plus actifs du dispositif d’ensemble, que les historiens s’efforcent de construire au fil de cette historiographie nationale. Par le biais de cette axiologie, les historiens s’efforcent de démontrer, pour l’ensemble de l’aire nigérienne, la prégnance d’une certaine homogénéité historique, économique et culturelle, donc d’une identité collective résultant d’une très longue parturition dont une importante part se situerait au niveau de ces relations de contact et d’emprunt, étalées sur la très longue durée.
22L’axiologie du relationnel, appréhendée par le biais de « la longue durée précoloniale », revêt un caractère capital au sein de l’entreprise de construction nationale qui semble mobiliser tout ou partie de l’atelier de l’historien nigérien. L’analyse qui privilégie les rapports de force au détriment d’une dialectique générale des relations pacifiques compromettrait les efforts en vue d’intégrer à l’édifice national tous les groupes et espaces insérés dans les limites politiques du Niger indépendant. Un tel angle d’attaque ne risque-t-il pas, au contraire, de favoriser les périls qui en menacent l’intégrité, au premier chef duquel pourraient ainsi s’affirmer et se développer les crispations « ethniques » ? Les affirmations des idéologues de la rébellion touarègue tendent à établir que les relations entre nomades et sédentaires furent de tous temps empreintes de rivalités et d’oppositions plus ou moins ouvertes dans le cadre d’une compétition dont l’enjeu demeurait la maîtrise des ressources et des espaces. Face à cette rhétorique qui s’efforce de sursignifier l’altérité irréductible des sociétés touarègues afin de justifier les revendications autonomistes ou indépendantistes et la création d’une « foyer national touareg » par le biais d’un remodelage des territoires politiques nés de la décolonisation, les historiens nigériens opposent au contraire tout un dispositif qui conteste l’altérité tamachek pour mieux souligner l’étroite imbrication des identités culturelles et des activités économiques entre les peuples et les espaces centro-soudaniens/nigériens. Pour les artisans de la construction nationale par l’histoire, la mise en valeur des relations tissées au fil des ans doit par conséquent fournir un canevas de lecture des rapports nomades-sédentaires privilégié. Les positions exprimées lors des troubles armés survenus à partir de la fin des années 80, en particulier celles que les historiens universitaires firent connaître en réaction au programme de la rébellion touarègue dans le cadre du SNECS, souligne l’enjeu, pour l’historiographie favorable à la construction nationale, de ne pas sursignifier les antagonismes passés entre les communautés touarègues et celles des agriculteurs soudaniens. La contribution de Maïkoréma Zakari élargit l’horizon du problème à l’ensemble de l’espace nigérien, en particulier sa partie occidentale :
- 22 Maïkoréma Zakari, « Un travestissement de l’histoire pour les besoins de la cause », Éléme (...)
Ainsi, du XVe au XIXe, une grande partie de la frange nord du Sahel nigérien du Goruwol à l’ouest au Kutus à l’est en passant par le pays zarma-songhay, le Kurfay, l’Azawak, le Gobir et le Damergu, connut la présence de fractions Kel-Aïr et Illummeden qui rentraient ainsi directement en contact avec les populations noires sédentaires habitant ces régions.
La question qui vient immédiatement à l’esprit c’est bien sûr celle des rapports entre les deux communautés. Généralement, on s’accorde à reconnaître que la reprise des luttes entre les différents groupes touaregs ainsi que les multiples rezzous perpétrés par ceux-ci au niveau des zones sédentaires, ne firent qu’installer un perpétuel climat d’insécurité et d’instabilité. Mais tout cela trouve aussi son explication dans l’évolution de la situation politique générale de l’espace nigérien depuis la fondation du sultanat de l’Aïr (XVe) jusqu’au XIXe.22
23L’impact négatif des descentes touarègues vers le sud à partir du XVe siècle, quoique réel, devrait ainsi être replacé dans un contexte élargi à l’ensemble de l’espace nigérien. L’accroissement des troubles consécutifs aux contacts accrus entre les Kel Tagesmusts et les cultivateurs noirs se situerait dans une logique englobante, une inflexion de la situation politique générale à l’échelle de l’ensemble de l’espace nigérien avec, comme épicentre des bouleversements, émetteur des ondes qui se propagent aux territoires voisins, le sultanat de l’Aïr. L’histoire des conflits et des violences qui semblent marquer l’ensemble de la région à partir du XVIIIe serait ainsi l’expression d’un processus relationnel général qui marquerait lui aussi, en négatif, la cohérence identitaire de l’espace nigérien à l’époque précoloniale.
24Le montage théorique révèle toute l’importance du débat historiographique. Sous l’effet de polémique provoquée par les justifications d’ordre historiques et culturelles que s’efforcent de construire les idéologues de la rébellion se manifestent d’autres expressions de jugements et de sensibilités différentes, cette fois sur le terrain scientifique. Confrontée à l’ampleur de la trace que les conflits armés et les autres formes de relations d’affrontements séculaires semblent avoir imprimé au niveau des sources de l’histoire nigérienne spécifique et soudanienne en général – notamment au niveau des sources orales – la main des historiens tremble quelque peu lorsqu’ils abordent le sujet des rapports entre les peuples du Soudan précolonial.
3. La « question touarègue », sujet sensible dès les années 60…
a. L’inquiétude des hommes politiques de l’époque
- 23 « La faiblesse des noirs venait surtout des divisons établies dans leurs clans que n’agrég (...)
- 24 Ibid.
25Le malaise se laisse aisément deviner au fil de certaines publications, et cela depuis l’indépendance. On la perçoit par exemple au niveau de certains écrits fondateurs de Boubou Hama. Sa Recherche sur l’histoire des Touaregs sahariens et soudanais, bâtie à partir de multiples traditions orales empruntées à diverses monographies antérieures ou collectées par l’auteur lui-même, proposent de multiples traditions qui relatent des épisodes de lutte entre Touaregs et populations sédentaires et leurs conséquences, au premier chef desquelles les multiples déplacements liés aux menaces de sujétion des uns sur les autres. L’auteur s’interroge sur les faiblesses des populations noires, qu’il explique par leurs divisions exacerbées une fois disparue l’autorité fédératrice des empereurs du Soudan. Ainsi, une fraction d’entre elles fournissait une partie des troupes utilisées pour attaquer, au bénéfice des touaregs, les villages sédentaires23. La conclusion de l’ouvrage tente cependant de transcender le tableau dans lequel les rapports conflictuels semblent prédominer, en affirmant la réalité et la force d’un mouvement de métissage séculaire entre populations « blanches » et « noires » : « Le mélange perpétuel entre blancs et Noirs du Sahara se poursuit et aucune ethnie de l‘ensemble de l’Afrique saharienne et soudanaise n’y échappe»24.
- 25 Diori Hamani, préface à L’histoire du Niger de Séré de Rivière, p. 7,1965.
26Au-delà des faits liés à la conjoncture, à ces événements d’ordre politiques que le récit peut aisément situer au moyen d’une trame chronologique plus ou moins précise, cette remarque évoquait déjà dans les années 60 l’immanence d’un processus de rencontre, de relations de tous ordres susceptibles d’avoir conféré une cohérence pré-coloniale à l’ensemble de la région. Cette phrase courte et essentielle affirme le caractère délétère et fluctuant des rapports d’affrontements de tous ordres dont les chroniques ont permis la pérennisation dans la mémoire collective, avant que l’histoire moderne ne les exhume à son tour et à sa façon. Elle révèle aussi sans doute l’inquiétude qui assaille le responsable politique, au sujet de la « question touarègue ». La préface du Président de la République Diori Hamani à l’Histoire du Niger par Séré de Rivière traduit les mêmes appréhensions que le premier ministre. On y voit poindre, dans une optique cette fois-ci clairement définie en fonction de la problématique de la nation nigérienne, les défis que risquent de poser (ou que posent déjà) la question de l’intégration des populations nomades au sein du nouvel ensemble étatique. L’ouvrage s’efforce de valoriser les rapports séculaires qui forgèrent une identité nigérienne dès l’époque précoloniale. La préface de Diori se focalise sur cette dialectique dédoublée noir/blanc et nomade/sédentaire, perçue dès cette époque comme le défi principal, le point faible de l’édifice national en gestation : « Ses habitants sédentaires et nomades, noirs et blancs, ne s’étaient pas encore solennellement reconnus eux-mêmes, et n’étaient pas encore solennellement reconnus par le reste du monde, comme unis par leur libre volonté de vivre un destin commun au sein d’un espace désormais nettement délimité… »25.
27Les rapports entre les peuples nigériens s’inscrivent désormais dans les cadre d’une nation en construction dans laquelle commencent à se dessiner de nouveaux rapports de force, progressivement libérés des contraintes imposées par un destin qui fut pendant quelques décennies plus ou moins dicté par les logiques de gouvernement imposées dans le cadre colonial. L’entreprise scientifique d’écriture/réécriture du passé ainsi envisagé par l’homme de culture et le dirigeant politique vise, dans cette optique, d’œuvrer afin de calmer – ou de nier ? – les passions et les rancœurs, à la fois collectives et individuelles, exacerbées par l’évolution contemporaine mais aussi susceptibles d’être entretenues par des revendications identitaires appuyées sur la représentation d’un certain passé, invitant à penser les rapports entre groupes en présence selon une dialectique d’opposition et de compétition.
28L’œuvre historique de Boubou Hama révèle l’ambiguïté de la mémoire historique, enserrée d’un côté dans les filets de récits guerriers fondateurs d’identités locales, susceptible d’un autre côté d’être instrumentalisée au profit d’un programme de construction nationale fédérateur. Elle affirmait déjà en son temps quel cheminement l’analyse historique devait privilégier tout aussi bien dans le cadre de la « nouvelle « histoire africaine post-coloniale » que dans celui, beaucoup plus problématique, de l’entreprise historiographique déployée à partir des cadres nationaux nigériens. L’un des fondements identitaires de ceux-ci serait à chercher au niveau des relations pacifiques, étroites et continues, entre populations soudaniennes et touarègues, entre groupes « blancs » et « noirs » appelés à vivre ensemble, et non pas seulement côte à côte. La bonne posture scientifique reviendrait ainsi à privilégier, du point de vue des relations interethniques et interrégionales, les contacts pacifiques porteurs des dynamiques d’intégration, tandis que la seconde privilégierait les facteurs de division et d’affrontement. La première de celles-ci est jugée positive car, traitée en fonction des cadres nigériens, elle valorise, par le biais de la science historique, l’un des fondements jugés essentiels pour la construction nationale à l’œuvre. La mise en avant d’une telle permanence au niveau de la longue durée précoloniale doit garantir l’accomplissement ultérieur d’un tel horizon d’attente. Les nations postcoloniales puisent dans l’histoire les fondements de leur propre cohésion. Telle est l’un des fils directeurs essentiels suivis par Séré de Rivière tout au long de son ouvrage paru en 1965 : le nouvel Etat nigérien ne procède pas seulement d’une partition artificielle del’espace colonial. Il possèderait sa propre cohérence, fondée sur un destin de vie commun que les populations ont partagé tout au long de l’époque précoloniale :
- 26 Séré de Rivière, Histoire du Niger, 1965, p. 10.
Les hasards ou les nécessités de la colonisation européenne en Afrique donnèrent au Niger sa configuration actuelle, apparemment quelque peu arbitraire. Or, à l’analyse historique, et des composantes de la Nation et de son emprise territoriale, on s’aperçoit de deux choses : d’une part les diverses provinces nigériennes ne sont pas réuniesartificiellement, mais ont en commun un long passé, des interpénétrations, des liens longuement tissés par l’histoire, tout comme les vieilles provinces françaises.26
29Ces historiens contemporains des années 60 et 70 se trouvent ainsi en possession d’une précieuse fonction au sein de la société nigérienne. Celle-ci justifie sans doute bien des accointances, passées et peut-être présentes, avec le pouvoir politique tant les objectifs que paraissent suivre l’historien et l’homme politique en matière de consolidation nationale semblent se confondre.
b. Privilégier l’histoire des relations pacifiques entre nomades et sédentaires : une constante depuis l’indépendance
30Le penchant qui semble être le leur pour les dynamiques relationnelles et pacifiques dans la longue durée précoloniale ne peut toutefois être démarqué des pistes épistémologiques sur lesquelles s’engagea l’ensemble de l’historiographie africaine à partir des années 50. Il apparaît en parfaite adéquation avec les orientations de l’histoire générale de l’UNESCO. L’ancrage de l’arène scientifique nigérienne dans cette aventure dès ses débuts apparaît comme l’aboutissement logique de la perception du territoire nigérien et de sa personnalité aux époques précoloniales, défendues par les responsables politiques et les hommes de culture dès son indépendance. Idéalement positionné sur la carte géographique, l’espace nigérien a été systématiquement présenté comme une sorte d’idéaltype de l’aire faisant office d’interface entre les diverses régions du continent. Trait d’union entre l’Afrique du Nord et des sables et celle des savanes et des forêts, ou zone de contact entre les empires de l’Ouest (Mali puis Songhay) et de l’Est (le Bornou), les organisations étatiques du Sud (États hausa) et du Nord (le sultanat de l’Ayar), l’aire nigérienne apparaît comme un domaine de transition et de contacts, une zone d’échanges et de mixigénation culturelle. Les représentations scientifiques ont puissamment contribué à établir l’identité nigérienne sur ces données, en phase avec une perception générale du passé et de la personnalité du continent que l’on voulait peut-être promouvoir, par le biais d’une idéalisation certaine de l’histoire. Dans les travaux de Boubou Hama ainsi que ses articles de nature historique publiés dans le quotidien et l’hebdomadaire national, dans les thèses d’histoire précoloniale, dans les articles de Gerd Spittler et celui de Mahaman Addo, tous deux publiés dans la revue de l’IRSH à15 années d’intervalle, c’est ce tableau que l’on retrouve. C’est une œuvre de longue haleine, patiemment brossée par touches successives, à la manière impressionniste, au moyen de ces vastes monographies précoloniales qui paraissent ajouter leur contribution, l’une après l’autre, à la cohérence d’une œuvre collective, en fonction d’un « programme » plus ou moins consciemment suivi… Ou plutôt, devrions-nous préciser, en fonction d’une sensibilité confusément partagée, au fil des ans, à travers certains passages des diverses productions scientifiques qui ne partagent pourtant pas nécessairement des liens et des buts identiques.
31Cette ligne de conduite est rappelée avec davantage de force une quarantaine d’années après les publications de Boubou Hama et Diori Hamani par un enseignant-chercheur impliqué dans le premier colloque des historiens nigériens de1999. Mahaman Addo juge nécessaire de rappeler la bonne posture et la mauvaise que l’on se doit d’adopter en qualité d’historien lorsque l’on travaille sur la thématique des relations entre peuples et espaces africains. Son raisonnement reprend l’esprit de son prédécesseur mais adopte un ton plus combatif et polémique en fustigeant, sans les nommer, les tenants des relations conflictuelles qui, selon lui, auraient imprimé dans le registre historiographique africain jusqu’à aujourd’hui une tendance trop systématique et faussé les approches des liens véritables et séculaires qui animent depuis les temps les plus anciens toutes les parties constitutives du continent noir.
- 27 Addo Mahaman, « Les relations entre le monde hausa et le monde songhay », Mu Kara Sani, ju (...)
L’histoire des peuples africains est souvent abordée comme une histoire d’affrontements ethniques, d’épisodes guerriers, des seigneurs de guerres et rien que cela. Or, la réalité est beaucoup plus riche. Les guerres, dans l’histoire de l’Afrique, n’ont jamais constitué les fondements de la société moins encore ceux des rapports entre les peuples.27
- 28 Malam Issa, Le Damargou au XIXe : contribution à l’histoire des populations du Sahel nigér (...)
32Peut-on malgré les incertitudes que fait naître cette phrase sibylline tenter de cerner les écrits ainsi critiqués et leurs auteurs ? On voit sans aucun doute poindre à nouveau l’objectif de relecture à l’encontre d’une certaine forme d’historiographie occidentale. Celle de l’époque coloniale se voit bien entendu visée : instrumentalisée afin de justifier la sujétion ou supposée l’avoir été, elle aurait valorisé de façon systématique les déchirements et les divisions, à tous les niveaux, des peuples africains et nié l’existence de « consciences collectives proto-nationales » autres que celles dressant un groupe contre un autre. L’œuvre du colonisateur s’en trouve d’autant plus valorisée : il apporterait, une fois la pacification achevée, la paix établie et consolidée de façon durable entre les sociétés vivant désormais sous son autorité, les conditions réellement favorables à l’affermissement des échanges de tous ordres dans le cadre des nouveaux tracés frontaliers. Un tel schéma se retrouve au niveau de l’ouvrage-maître d’Urvoy : l’ère des explorations puis des conquêtes clôt l’ensemble des chapitres, marquant ainsi une césure essentielle avec l’époque antérieure traitée sous l’angle exclusif ou presque de la chronique politico-militaire. Le dernier chapitre de la première partie consacrée à ce que l’auteur nomme le Moyen-Niger (soit grosso modo l’ouest de la colonie, l’aire songhay-zarma) s’ouvre par un titre fort significatif : « la paix française. » La critique se poursuit et s’amplifie avec les travaux de Rash consacrés au Damergou. La thèse récente de Malam Issa s’efforce de contester la plupart des analyses développées par l’ancien ambassadeur de France, auteur de deux études d’envergure consacrées au passé du Niger. La critique la plus vive formulée par le professeur Malam Issa concerne justement la thématique des relations entre nomades et sédentaires au Damergou : celle-ci constitue en effet la pièce-maîtresse de sa démonstration. Après avoir longuement décrit les processus syncrétiques qui auraient dû aboutir, selon le chercheur nigérien, à la formation d’une société originale du fait des rapports de plus en plus étroits que nouent populations nomades et sédentaires de la région, l’auteur conclut ainsi : « Les faits sont donc là, à la fois nombreux et incontestables pour infirmer le propos tendancieux de Rash, selon lequel entre les Touaregs et les Soudanais, il n’y a eu aucune interpénétration à l’exclusion de l’emprunt de la langue hausa par les premiers»28.
33Le reproche adressé à l’auteur français s’inscrit moins dans le registre de la critique de nature scientifique que dans celui du combat à caractère idéologique. La dénonciation d’un propos tendancieux suppose en effet de la part de son auteur une intention quelque-peu malveillante, visant à une manipulation de la réalité historique… exactement comme aurait tenté de le faire un agent de l’administration coloniale qui aurait mis sa plume au service de l’institution qu’il sert ! Cette remarque sans appel est assurément d’un historien « du dedans » impliqué dans une démarche de révision enclenchée trois décennies plus tôt visant à contester les travaux des historiens d’ailleurs, surtout lorsque ceux-ci mettent à mal certains axes que l’historiographie africaine postcoloniale semble s’être astreinte à suivre comme autant d’axiomes positifs dans le cadre d’une philosophie globale de l’histoire et de sa fonction au sein des jeunes nations africaines. La critique des travaux de Y. Rash induit ainsi une permanence et un entretien du front d’attaque dirigé vers les postulat élaborés à l’ombre des frondaisons coloniales, qu’il convient de dépister parmi certains travaux plus récents, perçus comme autant d’excroissance des idées révolues. Elle permet ainsi de valoriser, de prolonger et de sursignifier, par le biais d’une « historiographie militante », l’axe relationnel, jugé essentiel dans le cadre d’une lecture positive du passé précolonial des peuples nigériens et des relations qu’ils tissèrent entre eux. « L’histoire de combat » que développe Malam Issa à l’encontre d’une production scientifique antérieure de plus de 25 ans à la sienne révèle que l’axiologie révisionniste ne semble pas encore terminée au sein de l’historiographie nigérienne. Cela pourrait démontrer un relatif immobilisme par rapport à d’autres champs scientifiques nationaux susceptibles d’avoir enrichi leurs problématiques et leurs polémiques depuis les années 60. Il ne faut toutefois pas oublier que l’histoire nigérienne demeure encore récente et restreinte en comparaison d’autres clios africaines. Aujourd’hui, la question de l’ethnicité, envisagée comme lieu commun des représentations de l’Afrique et des Africains en dehors et au-dedans du Continent noir, continue d’ailleurs de se poser avec une terrible acuité.
Notes
1 Un mémoire de maîtrise est consacré à cette thématique : Goni Malam Adji, Le sel du Mangari (XIXe-XXe siècles), Niamey,1987-1988.
2 Stephen Baier, An Economic History of Central Niger, Clarendon Press, Oxford, 1980.
3 Y. Urvoy, op. cit., p. 267.
4 Y. Urvoy, histoire des populations du Soudan Central, 1936, p. 9.
5 La plupart des monographies qui portent sur un terroir de l’époque précoloniale reprennent les limites qu’Urvoy semble énoncer : celles de Boubé Gado et d’Idrissa Kimba concernent des espaces de l’ouest nigérien ; les thèses de Djibo Hamani évoquent pour la première l’Adar et pour la seconde l’Ayar en relation avec les terres hausaphones du sud. La thèse récente de Malam Issa porte sur le Damergou…
6 Certains passages d’Urvoy jouent un rôle essentiel pour l’exploration d’autres champs relationnels, en particulier entre peuples de l’est et de l’ouest nigérien, zarma-songhay.
7 La question du commerce transsaharien représente, comme nous l’avons vu, une partie très importante de l’historiographie des échanges.
8 G. Spittler, « Études sur le mouvement caravanier entre l’Aïr, Bilma et Kano de 1850 à 1950 », Mu Kara Sane, 1984, vol. 3-fasc. 1, p. 1.
9 « On peut, à juste titre, considérer tout ce commerce interrégional comme le prolongement du commerce transsaharien », Maïkoréma Zakari, actes du premier colloque des historiens nigériens, p. 236.
10 « La création du sultanat de l’Ayar elle-même ne s’explique que par les relations établies à la fin du XIVe entre les Touaregs Kel Ayar désireux de participer au commerce transsaharien sans passer par Tiggidda et les États hausas soucieux d’avoir accès à une route indépendante des pouvoirs bornouans et songhays », D. Hamani, « Une gigantesque falsification de l’histoire », Éléments de réponse au Programme-cadre de la résistance armée, SNECS, juin 1994, p. 41. Il est à noter que D. Hamani établit que l’essor de la voie commerciale du Soudan Central par Agadez et Kano doit avant tout au volontarisme des Touaregs Kel Ayar, et non à l’évolution globale des rapports entre l’Europe et l’Afrique à cette époque. Pour maints historiens, le glissement des relations transsahariennes vers l’Est de l’espace sahélien serait lié à l’ouverture d’un front d’échanges atlantique consécutif aux Grandes découvertes : les comptoirs ouest-africains auraient ainsi drainé, à partir de la deuxième moitié du XVe siècle, une part croissante du trafic qui transitait auparavant par les oasis sahariens et le monde musulman.
11 « Avec le temps, une sorte de division du travail s’opère entre les différentes populations concernées par l’histoire des oasis : les Touaregs, suzerains lointains, se contentent d’être des “transporteurs et des ravitailleurs”, apportant dans le Kawar-Jado les céréales et les produits de l’artisanat du Sud qu’ils échangent contre le sel destiné aux zones sahélo-soudaniennes », A. Salifou, Histoire du Niger, p. 93,1989.
12 Ce sont notamment les travaux de M. Dupire, E. Grégoire, E. et S. Bernus, P. Bonte, H. Raulin, G. Nicolas.
13 E. et S. Bernus, Du sel et des dattes : introduction à l’étude de la communauté d’In Gall et de Tegidda n Tesemt, Études Nigériennes n° 31,1972.
14 A. Boubacar, Agadez et sa région, Études nigériennes, n° 44, IRSH, Niamey,1979.
15 Voir les réflexions que nous avons déjà citées, que développe le professeur Bouraima Gado dans la thèse qu’il consacre à l’histoire des famines au Sahel.
16 « For reasons which I only partially understand, the sources for an economic history of Damagaram are far better for the early colonial period than for more recent times. For the period of about1903 to1922, when the territorial capital was at Zinder, substantial parts of the total correspondence have survived and are to be found in the Zinder archives, while later records, especially those of the Zinder cercle, which are especially usefull sources for economic history, have largely been lost. The volume and quality of oral data is also skewed towards the early twentieth century. The reluctance of younger merchants to be interviewed accounts for this, and their attitude is explained by current jealousies and rivalries and by the possibility that some of their activities may be deemed illegal should the central government learn of them. Merchants active in the early twentieth century, on the other hand, were for all intents and purposes retired when I spoke to them. They had time to talk and as elderly persons a perspective far different from their younger counterparts, and a genuine interest in telling the stories of their lives and having them recorded », Stephen Baier, op. cit., p. 7 (Pour des raisons qui m’échappent en partie, les sources de l’histoire économique du Damagaram sont bien meilleures pour les premiers temps de la période coloniale par rapport à beaucoup d’époques plus récentes. Lorsque Zinder était capitale du territoire du Niger, de 1903 à 1922, la plus grande part de la correspondance a survécu et peut être consultée aux archives de la ville, alors que les archives plus récentes, notamment celles qui concernent le cercle de Zinder et qui représentent des sources essentielles pour l’histoire économique, ont été perdues pour la plupart. La valeur quantitative et qualitative des sources orales tend à augmenter lorsqu’elles évoquent le début du vingtième siècle. La réticence des marchands plus jeunes à confier leurs témoignages l’explique ; on peut interpréter leur attitude à cause des jalousies et rivalités et par le fait que certaines de leurs activités pourraient être déclarées illégales par le gouvernement. D’autre part, les marchands en activité au début du vingtième siècle étaient tous retraités lorsque je les ai sollicités. Ils avaient du temps pour parler et portaient un regard différent de celui de leurs confrères plus jeunes sur leurs activités passées, ainsi qu’un certain intérêt pour raconter l’histoire de leurs vies et les faire enregistrer).
17 A. Salifou, La question touarègue au Niger, Karthala,1993.
18 « Un peuple africain ne cesse de faire parler de lui, partout à travers le monde, depuis bientôt une vingtaine d’années. C’est le peuple touareg. Au début, on en parlait comme d’une victime des drames écologiques (notamment un cycle de sécheresses) qui avaient décimé certaines populations sahéliennes et anéanti leurs troupeaux. Aujourd’hui, on en parle comme d’un peuple marginalisé par certains pouvoirs publics qui, incapables de le contenir, auraient décidé purement et simplement de le réduire à néant. Admirés par l’homme blanc qui voit en eux les derniers représentants des civilisations antiques, certains Touaregs décident, se remémorant leur passé précolonial, fait de rezzous et autres rapines aux dépends essentiellement des populations sédentaires, de jouer les premiers rôles dans ce Sahel abandonné depuis plus de trente ans par les colonisateurs européens et où le pouvoir est exercé par des Noirs, c’est-à-dire à leurs yeux, par des êtres inférieurs. Pour réaliser leur dessein, ils se conduisent en amnésiques. En effet, oubliant tout ce qui leur a été consenti tantôt comme étant des droits dus à tous les citoyens, et tantôt comme des faveurs accordées à une minorité qu’on entendait (en entend toujours) associer étroitement à la construction d’un Etat moderne, ils se proclament détestés, marginalisés, et humiliés tant par les pouvoirs publics que par les autres peuples partageant avec eux le même pays. Refusant donc la main qui leur est tendue, ces Touaregs décident de prendre les armes pour conquérir des droits qui d’ailleurs ne leur ont jamais été refusés, excepté celui de faire sécession », A. Salifou, La question touarègue, p. 12.
19 Jean-Louis Triaud, « Un épisode oublié de la guerre de Kaossen : la lettre des savants et des notables musulmans d’Agadez au Colonel Mourin (4 mars1917) », Annales de l’université de Niamey, pp.263-271.
20 A. Salifou, op. cit., p. 34.
21 D. Hamani, « Une gigantesque falsification de l’histoire », Éléments de réponse au Programme-cadre de la résistance armée, SNECS, juin 1994, p. 41 Il faut noter que l’auteur ne se réfère pas aux travaux de Gerd Spittler qui semblent pourtant essentiels pour étayer cette théorie de l’unicité culturelle des peuples agropastoraux du Niger-centre. Il est vrai que la finalité du pamphlet et le ton qu’il utilise n’incline sans doute pas à charpenter l’argumentaire en multipliant de telles références…
22 Maïkoréma Zakari, « Un travestissement de l’histoire pour les besoins de la cause », Éléments de réponse au Programme cadre de la « Résistance armée », SNECS, juin 1994, p. 9.
23 « La faiblesse des noirs venait surtout des divisons établies dans leurs clans que n’agrégeait plus le pouvoir central des Empereurs du Soudan. Ainsi, les Noirs, eux-mêmes, fournirent aux Touaregs l’infanterie d’archers qu’ils n’avaient pas, et sans laquelle, il leur était impossible d’assiéger un centre sédentaire noir. La supériorité de l’armement des Soudanais, quand ils étaient unis, leur a toujours donné la supériorité sur les Touaregs. Ce fut par cette supériorité de l’armement que les Hyksos occupèrent l’ancienne Egypte et qu’en 1591 les Marocains vainquirent les Songhays qui n’avaient pas de mousquet », Boubou Hama, Recherche sur l’histoire des Touaregs sahariens et soudanais, p. 283.
24 Ibid.
25 Diori Hamani, préface à L’histoire du Niger de Séré de Rivière, p. 7,1965.
26 Séré de Rivière, Histoire du Niger, 1965, p. 10.
27 Addo Mahaman, « Les relations entre le monde hausa et le monde songhay », Mu Kara Sani, juin 2002, p. 66. Cet article est la publication intégrale d’une des interventions de l’auteur au colloque de1999.
28 Malam Issa, Le Damargou au XIXe : contribution à l’histoire des populations du Sahel nigérien, Université Cocody, 1996, p. 452.
© Presses universitaires du Midi, 2009