Histoire et mémoire au Niger
|Deuxième partie. Les enjeux de la "nouvelle histoire"
Chapitre IV. les premières pressions du pouvoir politique
Texte intégral
1Les régimes à parti unique aux commandes après l’indépendance, sous la direction du président Diori puis du colonel Kountché, accordent une attention soutenue à certaines questions d’ordre culturel. L’évocation du passé revient à maintes reprises dans de nombreux documents à caractère politique ou scientifique, émanant du pouvoir ou patronnés par celui-ci. Cet investissement suit des objectifs directement liés à un projet aux facettes multiples, que l’on ne peut dissocier les unes des autres.
2L’utilisation de l’histoire semble permettre aux pouvoirs en place et même à un certain groupe restreint de personnes appartenant au même milieu ethnico-culturel, de légitimer leur emprise sur le pouvoir étatique. Les discours et les initiatives volontaristes prises en ce sens dénotent cependant un réel souci de trouver des bases à l’édification d’une nation nigérienne durable.
3Les dirigeants de l’époque, notamment les « traditionnalistes-politiciens », se tournent vers le passé pour tenter de consolider les fondements de l’unité nationale, en s’efforçant de l’articuler à une dynamique historiographique qui affirme une certaine individualité africaine d’ensemble.
4Pendant ces deux premières décennies et bien que les structures de recherche universitaires locales ne soient pas encore opérationnelles au niveau du département d’histoire – le premier mémoire de maîtrise est soutenu au début des années 80 – la discipline acquiert un statut et une fonction importante au sein de ce projet de construction nationale.
1. Une forte implication du pouvoir politique dans les entreprises historiographiques du moment
a. Une forte présence dans les institutions universitaires et les manifestations scientifiques
5L’emprise de la sphère politique sur l’historiographie nigérienne relève avant tout des relations que le pouvoir étatique entretient avec les institutions en charge de la recherche scientifique et de l’enseignement universitaire. Dans les années 60 et jusqu’à la création de l’université de Niamey, les structures d’enseignement et de recherche supérieures préexistantes se résument à l’IFAN, puis au CRDTO à partir de sa création. Ces deux institutions entretiennent des liens fort étroits avec les dirigeants politiques nigériens, au premier chef Boubou Hama. Ceux-ci cultivent, comme l’illustrent les actes du colloque de 1960, un grand intérêt pour la recherche scientifique dont ils font la promotion. La création du CAMES à Niamey les 22 et 23 janvier 1968, alors que le Niger ne possède pas de structures universitaires – ce qui témoigne d’un certain retard par rapport à d’autres pays – illustre une fois de plus l’implication et l’intérêt des politiques nigériens de l’époque pour les questions culturelles. Les premiers départements de l’université Abdou Moumouni voient le jour en 1971. Le Niger est ainsi parmi l’un des derniers pays d’Afrique subsaharienne à mettre en place une telle institution. Le CAMES, Conseil Africain et Malgache pour l’Enseignement Supérieur, représente une organisation interafricaine qui regroupe la plupart des universités francophones. Son objectif est d’harmoniser les programmes d’enseignement, de favoriser l’équivalence des diplômes et d’effectuer une harmonisation au niveau de la gestion des carrières des enseignants et des chercheurs.
- 1 À l’origine, un partage devait s’effectuer entre le Burkina Faso et le Niger : le premier (...)
6Cette convention collective ne fut en fait signée que le 26 avril 1972 à Lomé. Le fait que les grandes lignes générales du projet aient vu le jour à Niamey, l’année de la fondation du CRDTO à Niamey, confirme ainsi davantage ce rôle moteur que l’arène politique nigérienne du moment entend jouer au niveau de la mise en place de dynamiques de concertation et de coordination dans le domaine de la recherche scientifique africaine. La configuration que devait prendre la future structure universitaire en complémentarité avec celles du Burkina Faso cadrait également avec cet esprit fédérateur1.
- 2 Habi Mahamadou Salissou, « Le Niger doit avoir sa place au niveau du CAMES », Seeda, novem (...)
7La période du président Kountché remet en cause les orientations précédentes. Outre la fondation d’une machinerie universitaire exclusivement nationale, le Niger n’adhère plus au Conseil Consultatif interafricain du CAMES à partir de 1977. À partir de ce moment, « c’est un conseil consultatif universitaire national appelé CCU créé à l’université Abdou Moumouni de Niamey qui examine les différents dossiers pour la promotion des enseignants-chercheurs candidats aux différents grades (Maître assistant, Maître de conférence, Professeur)»2.
- 3 D’après certains de nos informateurs, l’initiative serait d’abord venue de certains univer (...)
8D’après les informations que nous avons recueillies lors de certains entretiens, le pouvoir politique en place à cette époque justifia ce retrait au nom de la sauvegarde des intérêts nationaux sur le terrain scientifique3. Il semble que par ce retrait, il put surtout étendre son influence au niveau d’un élément essentiel du fonctionnement interne de l’institution universitaire, en se donnant la capacité de contrôler l’intégration de nouveaux membres dans le corps professoral puis le déroulement de leur carrière. Le recteur, nommé par l’État, nomme les membres du CCU (Conseil Consultatif Universitaire) destiné, entre autres compétences, à l’examen des dossiers de candidature et des demandes d’avancement.
- 4 « Pourquoi la SCOA, organisation ayant un objet économique, se trouve-t-elle mêlée à cette (...)
- 5 Commandant Idriss Arouna, séance inaugurale du mercredi 30 novembre 1977 du colloque SCOA (...)
9Le pouvoir politique en place lors de la tenue du colloque de la fondation SCOA soutient de façon fort active la manifestation : des membres importants de l’appareil étatique sont présents, tandis que l’on apprend dans la préface que le Chef de l’État en exercice, le général Seyni Kountché, s’est entretenu avec le représentant de la fondation, Georges Nesterenko qui, par ailleurs, a rencontré d’autres hauts fonctionnaires impliqués au niveau des structures universitaires et scientifiques nigériennes4. Le déroulement des journées de réflexion a été suivi par les médias locaux, tous liés, en cette époque de régime militaire, au pouvoir en place. Des articles parurent chaque jour dans l’unique quotidien nigérien d’information générale, Le Sahel. Le passage suivant, extrait d’un discours prononcé lors de la séance inaugurale par le ministre de l’éducation nationale, le commandant Idriss Arouna, montre que le régime militaire qui succéda à la première République en place depuis l’indépendance sous la houlette de Diori Hamani définit un ligne de conduite similaire vis-à-vis des traditions orales que celles qui furent cernées lors des réunions UNESCO de 1968 par les responsables politiques nigériens de l’époque, en particulier Boubou Hama. Après avoir constaté que la tradition orale est devenue, en l’espace de quelques années, une source avérée pour la connaissance du passé de maintes régions du globe5, le ministre poursuit en insistant sur la dimension socioculturelle très actuelle que prennent ces récits. Il ne rejette pas leur exploitation à des fins scientifiques, mais recommande d’effectuer un tel travail avec une certaine prudence :
- 6 Op. cit., p. 3.
Le Niger accorde justement une place importante à l’étude du passé, à la tradition orale ; malgré le nombre limité de ses cadres, il y a déjà un certain nombre de travaux qui ont fait grandement avancer la connaissance de ce passé. L’Institut de recherches en sciences humaines, les écoles et les universités de Niamey, ainsi que des chercheurs isolés, se sont attachés à cette tradition. Mais la tradition orale, ce n’est pas seulement l’étude du passé, c’est aussi le présent, la vie de tous les jours. Nous devons éviter d’agir comme des pays dits de tradition écrite, de figer le passé et d’en faire un objet d’étude réservé aux seuls spécialistes, élèves et étudiants. Il n’y a pas dans la vie du peuple de coupure entre le passé et le présent. Vous avez écouté ceux qu’on appelle les griots traditionalistes, vous avez interrogé les gens de toutes conditions dans leur village, vous avez constaté qu’il n’y a pas de coupure, que pour eux la question de continuité ne se pose pas. C’est pourquoi vous avez pris contact avec nos organisations de jeunes dans ce souci, que vous partagez avec nous, de rejoindre les traditions populaires. Je sais que vous avez parfaitement conscience du problème, et que nous pouvons compter sur vous pour mener à bien la collecte, le traitement scientifique des traditions africaines.6
10Selon ce passage, l’approche et l’utilisation de ces récits ne peuvent, en raison de leur dimension culturelle et de leur fonctionnalité au sein du groupe, être réservées aux seuls spécialistes des diverses disciplines scientifiques, et l’histoire vivante ne doit pas être transformée en objet d’histoire antiquaire… Ce point de vue, émanant cette fois de la sphère politique, révèle là encore une certaine ambiguïté : appelant de ses vœux l’approche critique, il pose cependant de façon implicite les cadres dans lequel devrait s’inscrire une telle action et établit, en soulignant la performance de la tradition qui transcende les frontières entre le passé et le présent, des limites à l’action des scientifiques présents au colloque. Bien que le regard semble avoir évolué depuis les années 60, on retrouve à peu de choses près d’une réunion à l’autre une position similaire lorsqu’il s’agit d’évoquer le travail d’analyse que l’historien doit effectuer sur ces sources orales. Une fois celles-ci reconnues, leur traitement critique pose problème. Au niveau de certains discours, et non des moindres, leur nature prétendument spécifique devrait aboutir à une approche singulière, et les dispenser d’une mise en perspective trop rigide : celle-ci ne pouvant s’appliquer, selon de telles considérations, qu’à des sources dites « ordinaires »…
b. La politique culturelle des années 60 et 70, un sujet peu étudié
11Pendant cette période, de 1960 à la fin des années 70, la question de l’implication du pouvoir politique au niveau de la construction historiographique prend au Niger un relief particulier. L’activisme important que manifestent certaines sphères politiques nigériennes au niveau de ce projet précis peut en effet être lu en fonction d’une grille d’interprétation qui orienterait l’analyse sur le plan des stratégies visant à la légitimation du pouvoir étatique post-colonial auprès des populations concernées. Cette procédure d’instrumentalisation s’effectue par le biais de discours à caractère culturels, fortement structurés par les activités de type historiographiques, notamment celles visant à mettre en valeur, d’une façon ou d’une autre, les traditions orales. L’optique culturaliste, fortement focalisée durant cette période par cet objectif d’utilisation des analyses et des manifestations à caractère historique ne serait que l’un des outils mis au service d’un programme d’ensemble dont la finalité consisterait à conforter les assises d’une certaine forme de pouvoir, dans tous les domaines (économique, administratif, social, culturel, …), où celui-ci serait susceptible d’opérer. L’implication étatique dans ce domaine particulier devrait ainsi être considérée en fonction de l’ensemble des moyens de contrainte et d’encadrement dont les dirigeants à la tête des structures héritées de la période coloniale disposeraient afin d’asseoir et de renforcer leur emprise.
12Ces logiques culturelles intégrées dans ces processus complexes par lesquels le pouvoir nigérien postcolonial vise à renforcer et légitimer son autorité durant ces premières décennies, semblent avoir été encore peu étudiées, tant au niveau de la recherche interne qu’externe au pays concerné. Or il semble important, dans l’optique de notre propre démarche, de se pencher attentivement sur les phénomènes dialectiques qui se nouent entre l’Histoire post-coloniale émergente et la sphère politique à la recherche d’assises consolidées. Cette période, de 1960 à la fin du régime Kountché, apparaît à cet effet essentielle. On y trouve les traces tangibles les plus nombreuses, plus ou moins prononcées, de l’emprise du pouvoir politique sur la plupart des actes historiographiques importants, parmi lesquels les trois colloques mentionnés (1960, 1968, 1977), la majorité des écrits historiques de Boubou Hama ainsi qu’une Histoire générale du Niger (la seconde du genre, après celle d’Urvoy éditée en 1936) élaborée par un ancien administrateur colonial français, Edmond Séré de Rivière, qui fut publiée avec l’appui du président Diori Hamani en 1965. C’est au niveau de cette phase d’un peu plus d’une décennie que se trouve sans doute l’origine des facteurs essentiels qui ont influencé les historiens nigériens dans certains de leurs choix problématiques et méthodologiques, et qui ont du coup conféré à l’historiographie nigérienne des dynamiques appelées à prolonger, jusqu’à aujourd’hui, certaines conceptions relatives aux fonctionnalités sociales de l’histoire et de ses artisans, ainsi, sans doute que certains de ses blocages, ou de ses immobilismes.
- 7 Mamadou Djibo, Les transformations politiques au Niger : 1958-1960, PhD, Montréal, 1992.
13De manière générale, l’histoire politique récente de la République du Niger – nous pourrions la qualifier d’histoire immédiate – demeure un territoire où l’on s’est encore fort peu aventuré. Les historiens nigériens ont pendant longtemps évité de l’aborder ou, lorsqu’ils ont été amenés à le faire dans le cadre d’ouvrages spécifiques, ils ont soigneusement évité de développer une analyse des faits rapportés. L’ouvrage d’André Salifou, L’histoire du Niger, paru en 1989, représente un bon exemple de cette stratégie d’évitement. Cette synthèse, la troisième du genre après celles d’Urvoy et de Séré de Rivière, représente un événement important au niveau de la littérature nigérienne à caractère historique ; le livre effectue un tour d’horizon du passé nigérien sur la longue durée, depuis les origines jusqu’à la période la plus récente, en tentant d’actualiser les connaissances en fonction des avancées effectuées dans le cadre des recherches menées depuis l’indépendance. L’auteur l’a écrit dans une intention didactique : il s’adresse au « grand public », mais plus particulièrement aux enseignants et étudiants afin que ceux-ci puissent disposer d’un manuel synthétique proposant l’essentiel des savoirs qu’il serait susceptible de réinvestir dans le cadre d’un cours d’école. La dernière partie, relative à la période la plus récente (1960-1974), est abordée en quelques pages, sous la forme d’un tableau chronologique qui évoque les événements politiques, sociaux, culturels, diplomatiques et économiques en se cantonnant à une narration sèche et succincte des faits, sans autre forme de commentaires : le caractère automatique du vocabulaire utilisé permet de cantonner la chronique dans une prudente neutralité. La partie de la chronologie consacrée à la politique intérieure bute sur l’année 1973 et n’aborde pas les bouleversements de l’année suivante. Jusqu’à la fin des années 90, l’exploration du passé nigérien semble venir buter, pour ses prolongements les plus récents, sur la date de l’indépendance. En 1992, la thèse de Mamadou Djibo se consacre à la période la plus contemporaine jusque-là abordée par ces catégories de travaux : ce sont ces années décisives pour le destin politique du Niger indépendant, de 1958 à 1960 qui sont prises en considération… non les suivantes7.
- 8 I. Kimba (s.l. dir.), Le Niger : État et démocratie, Karthala, 2000.
14Une rupture survient au début de la décennie 2000, avec la publication d’un ouvrage collectif8, dirigé par l’historien Idrissa Kimba, professeur au département d’histoire de l’université de Niamey. Les problématiques adoptées par l’équipe de scientifiques impliqués dans l’entreprise s’orientent résolument, selon une optique pluridisciplinaire, vers l’étude des phénomènes politiques, plus particulièrement de l’histoire de l’État nigérien, de ses structures et de certaines politiques mises en œuvre. L’approche apparaît fortement novatrice au niveau du cadre temporel pris en compte. L’étude du cadre post-colonial est effectuée en adoptant des postures résolument historicistes. Les analyses, qu’elles émanent d’historiens, politologues, sociologues ou géographes tentent de dégager les rapports dialectiques avec le moment colonial qui le précède. Les dynamiques étatiques sont appréhendées en tenant compte des phénomènes de rupture, de continuité ou d’inflexion d’une période à l’autre.
- 9 Ce mensuel a publié en 2003-2004 une série d’importants articles de Mahamane Karimou consa (...)
15L’année 1960 ne représente pas selon une telle approche, une discontinuité majeure et évidente, au contraire : l’hypothèse de départ vise effectivement à dégager les filiations, les relations de causes à effet au niveau de la sphère politique, davantage que les rapports d’altérité. Idrissa Kimba, l’auteur du premier article de l’ouvrage, analyse sur la longue durée, de l’époque précoloniale à l’après-indépendance, les dynamiques du pouvoir politique nigérien. Il développe un court instant, au niveau de la partie consacrée à la première république et à la période suivante, les aspects culturels des procédures de légitimation du pouvoir à partir des traditions historiques, mises en œuvre dans la cadre des régimes dominés par les grands leaders du moment, Diori Hamani et Seyni Kountché. Depuis la parution de cet ouvrage, l’évocation de l’histoire politique récente semble connaître un frémissement. Si aucun nouvel ouvrage de fonds, ni de travail de recherche universitaire, ne semble avoir été pour l’instant entrepris sur ces sujets d’histoire politique très contemporaine, un certain nombre d’articles de presse sont régulièrement publiés, en particulier dans le mensuel Seeda9 créé par un universitaire, enseignant-chercheur au département d’histoire, Alpha Boureïma Gado.
- 10 P. T. Robinson, « La légitimation populaire de la gouvernance au Niger et au Burkina Faso (...)
16Au niveau des approches extérieures au Niger, le Niger contemporain ne semble pas avoir fait l’objet d’études spécifiquement historiques du côté français. La période contemporaine est analysée par des spécialistes divers (politologues, sociologues, géographes, etc.) à partir de thématiques particulières. L’histoire récente du Niger fait surface au niveau de la presse écrite, de temps à autres, à la faveur d’événements souvent négatifs (soubresauts politiques, difficultés alimentaires, pauvreté, …) qui projettent le Niger sous les feux fugaces de l’actualité internationale. En revanche, certaines recherches anglo-saxonnes ont abordé l’ère post-coloniale à partir d’approches qui utilisent de façon importante l’optique historienne. Elles semblent ouvrir d’importantes pistes, au niveau du traitement des thématiques qui suscitent l’étude des enjeux, des processus de légitimation et de renforcement, intégrés dans la sphère des pouvoirs étatiques en place à partir de l’indépendance. Certains travaux de Stephen Baier, Finn Fuglestad, Robert Charlick abordent de front les deux premières décennies consécutives à l’indépendance. Un ouvrage traite plus particulièrement des stratégies de légitimation culturelles déployées en direction des masses populaires, campées sur l’usage et l’instrumentalisation des traditions orales10. Ces études considèrent l’évolution du pouvoir étatique à partir d’un plan d’attaque critique qui permet de prendre en compte des caractères structurants depuis l’époque coloniale, tel que l’autoritarisme intrinsèque aux pratiques et à la nature même des deux premiers régimes politiques. Elles proposent des interprétations qui font aujourd’hui, pour longtemps sans doute, l’objet de débats, de désaccords, que l’on ne peut encore bien saisir en dehors des arcanes d’une discussion amenée sur le sujet. Les écrits demeurent rares et encore peu dégagés de leur gangue narrative. Les tabous divers qui pèsent sur ces périodes proches demeurent encore fort présents, même s’ils commencent à peine à s’estomper. Il paraît néanmoins important de prendre en compte ces analyses émises à partir de l’arène scientifique externe au milieu nigérien et de jeter un rapide regard sur l’évolution de l’appareil politique étatique durant ces 20 premières années d’indépendance afin de mieux cerner le contexte général dans lequel les acteurs de cette époque semblent avoir exercé une influence importante sur l’histoire et ses sources en gésine.
c. Le passé, élément essentiel de la légitimation des pouvoirs en place
17Ces analyses récentes s’accordent entre elles pour établir certaines continuités essentielles entre les structures coloniales du pouvoir centralisé et l’État post-colonial, considéré de ce fait comme la résultante, dans ses grandes lignes, de la survivance des institutions et des procès qui précédèrent son avènement. Les relations de causalités ainsi dégagées concernent en particulier les éléments de fragilité du nouveau pouvoir étatique. Selon Charlick, le nouvel État nigérien doit gérer une importante ambiguïté, source de déséquilibres importants menaçant à terme la stabilité des formes d’organisations et de gestion de pouvoirs qui se succèdent aux commandes. Cette ambiguïté serait directement liée à cette étroite filiation avec l’appareil étatique colonial, déjà confronté à cette paradoxale combinaison entre un dispositif bureaucratique puissant, associé – ou plutôt juxtaposé – avec une concentration et une personnalisation du pouvoir entre les mains d’un petit groupe, voire d’un individu, dont la source de puissance serait à rechercher avant tout au niveau des réseaux et des relations de clientèles qu’il aurait réussi à installer. En son temps, l’ordre colonial parvenait assez facilement à réguler les discordances qu’une telle combinatoire pouvait provoquer. L’administration avait, dès les débuts de l’occupation puis de la mise en valeur du territoire, tracé de forts modestes objectifs qui se cantonnaient presque à occuper le terrain et exploiter quelques ressources au demeurant limitées dont la production était malaisée à évacuer. L’insertion des agents locaux, civils et militaires, dans une bureaucratie aussi faible fût-elle leur garantissait des prébendes suffisamment intéressantes pour ne pas remettre en question la situation établie. Le cas échéant, le cadre coercitif de la gestion coloniale permettait une réponse efficace, par la force si nécessaire, en situation de crise. Le soutien militaire et policier de la métropole garantissait la pérennisation de l’ordre en place.
18La situation évolue cependant avec l’indépendance. Les dirigeants en place, militants qui firent leurs premières armes à partir de la fin des années 50 au sein du RDA, se trouvent alors confrontés à des défis autrement plus importants, beaucoup plus difficiles à gérer du fait de l’ampleur des problèmes et des chantiers de toute sorte que l’on ouvrait alors, sous l’égide de l’État centralisé. La perspective change du tout au tout : les structures étatiques pérennisent un mode de fonctionnement hérité des pratiques précédentes, mais l’horizon d’attente s’est considérablement élargi, jusqu’à embrasser les aspirations et les impératifs inhérents à une nouvelle nation en construction, nation dont ils revendiquaient l’avènement depuis les luttes anticoloniales précédentes. D’autre part, la survie des nouveaux organes de pouvoir et des individus qui les investissent est de moins en moins assurée par un soutien extérieur : elle dépend désormais davantage de la capacité à prévenir les conflits et les rivalités, à asseoir une certaine légitimité et à consolider les capacités de coercition internes. Pour cela, un des impératifs stratégiques majeurs consiste à générer suffisamment de ressources afin d’entretenir un nombre suffisants de partisans à l’intérieur, et d’assurer une relative autonomie vis-à-vis de l’extérieur, en particulier envers l’ancienne puissance coloniale dont la présence peut se révéler, comme l’ont montré les événements politiques nigériens des années 50, fort imprévisible.
- 11 Robert B. Charlick, Niger, Personal Rule and Survival in the Sahel, Westview Press, Boulde (...)
Not only do they have to maintain order and maintain themselves in power, they also are obliged to generate resources internally in order to reward their supporters, to gain a margin of autonomy from external control, and to a lesser degree to satisfy the aspirations of a population that had been stimulated during the nationalist era to expect a higher standard of living. All these needs have made them partisans of economic “development” or “modernization”. At the same time, they call forth the need for a stronger and more effective state than the goal of mere political survival would imply.11
19Dans ce complexe jeu d’échecs, le régime de Diori Hamani vise, dans ses premières années, deux objectifs principaux. Il s’agit de consolider par tous les moyens possibles le pouvoir de l’État centralisé et de faire face à deux types de pressions, l’une opérant depuis l’intérieur, l’autre à partir de l’extérieur. Les opposants politiques forment le premier type de dynamique centripète qu’il faut prévenir ou contenir, tout particulièrement ceux du parti Sawaba. D’autre part, la présence de l’ex-métropole coloniale se fait ressentir à tous les niveaux de l’appareil d’État et des structures économiques : elle exerce une influence énorme, et les intérêts de la nouvelle classe dirigeante ne sont désormais plus systématiquement liés à ceux de l’ancienne puissance de tutelle. À cette époque, la concentration des sources et des moyens d’action du pouvoir étatique s’effectue, selon maints spécialistes, au profit d’une élite qui se définit par l’appartenance à un même groupe ethnique zarma. L’objectif visant à renforcer le pouvoir central obéit alors, d’après de telles interprétations, au constant souci d’assurer et de consolider la prééminence du groupe ethnique au sein de l’appareil d’État. Une telle compétition ordonne ainsi d’emblée ses manifestations et ses joutes selon un schéma ethniciste, que d’aucuns estiment avoir été mis en place à l’époque coloniale, qui favorisa davantage l’ouest du territoire au détriment de l’est et du nord, en particulier au niveau de la constitution d’une élite politisée apte à prendre les rennes du nouvel État une fois l’indépendance proclamée :
- 12 Op. cit., p. 55 (Le débat essentiel tourne autour de la réalité du pouvoir national, exerc (...)
The real issue of national power was whether executive power was effectively held by a group or by a personal leader. On the surface, there was evidence for collective leadership during the early Diori years, as political decisions appeared to be dominated by the Politburo of the PPN, a group restricted to close associates of the president drawn nearly exclusively from members of the Zarma ethnic group (…) Diori’s priorities were clear : to create a powerful state to manage these threats and to consolidate his own position and the power of his inner group. Soon after independence Diori declared, with typical understatement, A country like Niger isn’t well suited to classical democracy. It needs a great deal of stability… A certain amount of central control and planning is necessary which need not clash with individual rights.12
20Se basant sur de telles considérations, le régime de Diori justifie, par cet impératif de la recherche et de la consolidation de la stabilité politique et sociale, gage du développement futur de la nouvelle nation, l’établissement du parti unique.
21De facto, la période durant laquelle se succédèrent les trois régimes à « parti unique » aux commandes de l’État à partir de 1960 (le président H. Diori, le colonel S. Kountche, le général A. Saïbou) présente d’après les analyses d’importantes continuités qui perdurent. Trois éléments structurels paraissent fort importants à ce titre :
- 13 Entretien avec le professeur Djibo Hamani, samedi 3 juillet 2005.
221- Le pouvoir est circonscrit à un groupe restreint de personnes, un « clan », majoritairement apparenté à un groupe ethnique spécifique : il s’agit en l’occurrence de « l’élite » zarma. Ce groupe forme le premier cercle, directement lié au leader qui cumule entre ses mains l’essentiel des fonctions de décisions (cela est moins vrai dans le cas d’Ali Seïbou qui, selon certains, aurait été désigné pour succéder à Kountché car il constituait un moyen pour certains cadres de l’armée de représenter et garantir leurs intérêts). Certains témoignages que nous avons recueillis donnent une version intéressante (quoique sujette à caution comme tous points de vue formulés lors d’une conversation), du processus par lequel ce groupe accapare les leviers de commande à l’indépendance : « (…) Or il se trouve, d’après ce que l’on m’a dit, qu’en réalité, c’est le bureau du RDA de Niamey qui s’est transformé en bureau politique national. Après, il n’y a pas eu de congrès. C’est un groupe régional qui s’est transformé en bureau politique national. Un groupe ethnique ? Je préfère le terme de régional. Il se trouve que dans la région il y a une ethnie dominante. Les autres, au bureau n’avaient plus de poids à part les gens de Doutchi. Cela a donné une coloration ethnique à la direction politique du Niger. Dans la mesure où c’est un gouvernement arrivé au pouvoir par hasard, les gens se sont accrochés au pouvoir et se sont appuyés sur leurs clientèles régionales… cela a continué sous Kountché car durant la colonisation, les Zarma s’engageaient… il se trouve que, lorsque les Français sont venus dans l’ouest nigérien, il y avait une tradition de mercenariat : la fin du 19e fut une période de bouleversement, les gens s’engageaient… il y en avait même au Ghana, au Gurunsi (Y. Person a écrit là-dessus). Quand les français sont venus les gens se sont tout naturellement engagés dans l’armée»13.
232- Un tel pouvoir s’efforce de renforcer ses assises, en faisant face aux oppositions interne et aux pressions externes, en tentant de renforcer ses moyens de contrôle et ses soutiens, ce qui induit la maîtrise de capacités de captation des ressources disponibles suffisantes. Celles-ci seront allouées à une « clientèle » d’autant plus élargie que le régime aura recherché de conforter ses appuis parmi des catégories plus ou moins nombreuses de la population. Les risques de déséquilibres proviendraient justement de la combinaison de plusieurs facteurs dont une moindre maîtrise des ressources générées par des causalités naturelles ou conjoncturelles, la montée de groupes d’opposants, des relations qui se tendent avec la métropole sur certains dossiers… De nombreux complots, tentatives de coup d’état, ont été montés dès les premières années de l’indépendance. Certains, parmi les plus importants, furent pilotés par des leaders de groupes ethniques rivaux ou marginalisés. Le pouvoir en place, confronté à de telles menaces, agit par la répression et le raffermissement de ses positions « ethniques ». De telles tentatives sont à ce titre fort significatives :
- 14 Op. cit., p. 56 (Ce coup d’État fut important à plus d’un titre. Il incita Diori à épurer (...)
24- en décembre 1963, une tentative de coup d’état est éventée. De nombreuses personnalités sont impliquées, dont le ministre des affaires étrangères, Zodi Ikhia, une personnalité importante des milieux touareg. Selon Charlick, cet événement incita Diori Hamani à interrompre, ou du moins à fortement atténuer le processus de mobilisation interethnique engagé par le biais du parti unique et des autres relais de mobilisation disponibles sur le terrain. « This coup attempt was important for several reasons. It encouraged Diori to narrow the basis of his government and to transform it into a regime completely based on ties of personal and ethnic loyalty. The involvement of Ikhia, an ethnic Tuareg, made Diori leery of attempting to maintain a cross-ethnic coalition even of clients »14.
25Une telle analyse peut cependant être tempérée et légèrement corrigée en fonction des informations que l’on possède par ailleurs. S’il est exact que Zodi Ikhia possède des origines touarègues, il appartient aux groupes des touaregs zarmaphones de l’ouest nigérien. Sa participation au complot relèverait ainsi beaucoup moins d’une quelconque solidarité avec un groupe socioculturel qui présente un visage beaucoup moins monolithique que l’analyse du spécialiste anglo-saxon le laisserait croire, que de la cristallisation de rivalités internes au premier cercle des dirigeants, tous anciens militants et dirigeants du RDA à Niamey…
26- en mars 1976, une tentative pour renverser le régime dominé par le général Seyni Kountché échoue. L’opération échoue de justesse : elle avait réussi à mobiliser de nombreux cadres militaires importants, sauf quelques-uns installés à des postes-clé, dont Ali Saïbou : leur loyalisme sauve le régime. Des groupes divers se sont coalisés à la faveur du complot mais beaucoup d’activistes civils et militaires appartenaient aux groupes ethniques hausa et touareg. Dès lors, un affrontement entre les diverses communautés semble se profiler. Le régime se raidit sur ses bases « tribales », accentue sa surveillance sur les éléments impliqués dans l’affaire, notamment les milieux touaregs.
273- La troisième constante concerne l’effort particulier de la part de ces régimes afin de mobiliser les masses, urbaines et rurales, en vue de se constituer une assise populaire suffisamment solide, et par là une légitimité. À ce titre, l’histoire et les traditions orales sont des outils privilégiés : l’instrumentalisation du savoir historique, savant et populaire, constitue un des points essentiels dans la stratégie de mobilisation des forces vives de la société nigérienne sur le plan culturel, parallèlement à une mobilisation socio-économique de ces mêmes forces, au moyen de structures d’encadrement particulières tels que les villages de développement fondés à l’époque de Diori ou les fameuses Samarya mises en place par le régime du général Kountché. La théorie mise en avant par certaines approches quant aux paradoxes intrinsèques à la nature du pouvoir étatique postcolonial, développée en particulier par Charlick, pourrait se retrouver sur le plan des stratégies et des buts culturels développés par le groupe dirigeant de l’époque. La contribution des intellectuels à la mise en œuvre d’une idéologie populiste capable d’obtenir l’adhésion de l’ensemble des groupes constitutifs du territoire politique hérité de la colonisation révèlerait à son niveau les ambiguïtés intrinsèques à la nature même de ce régime, qui repose en premier lieu, au niveau des cercles supérieurs du pouvoir, sur les élites formées « à l’occidentale » dans les écoles coloniales pour faire fonctionner les rouages de cet État centralisé. Au niveau historiographique, il paraît en effet anachronique de tenter d’instrumentaliser l’histoire savante en fonction de ce programme de légitimation populaire : la production scientifique, élaborée par une petite frange d’élite, ne peut sortir que difficilement des cadres du groupe qui la supportent, tandis que la majorité de la population, en particulier dans les campagnes, n’a pas accès à de tels ouvrages, qu’elle ne saurait de toute façon pas lire dans la plupart des cas.
28Il y aurait certes l’école, rouage privilégié de l’éducation des masses et vecteur potentiel des valeurs fondées sur la réification du passé : or, comme nous le verrons, le système éducatif nigérien présente dès les années 60 d’importants dysfonctionnements qui perdurent et s’aggravent, l’empêchant de jouer un rôle efficace dans la plupart des missions qui lui sont théoriquement assignées. La production écrite concerne par conséquent un nombre restreint de personnes, qui appartiennent à un groupe socioculturel assez bien déterminé : une catégorie urbaine, éduquée dans les écoles coloniales, exerçant de fait des postes de responsabilité au niveau de l’administration, professions libérales et activités économiques. Pourtant, la revendication officielle, affirmant la nécessité d’élaborer une histoire orientée en fonction des valeurs et des aspirations « populaires », soucieuse de ne pas se couper de ses racines, est une antienne que l’on retrouve au niveau des interventions de personnalités politiques, mais aussi au fil de maintes préfaces des thèses nigériennes.
- 15 Joseph Ki-Zerbo, « La tradition orale en tant que source pour l’histoire africaine », in D (...)
Il faut réfléchir que l’histoire faite par les peuples doit être écrite pour les peuples. Il faut retrouver de temps à autre la chaleur humaine du récit du griot qui ne se satisfait pas d’un aride alignement de noms de princes, mais qui sert de médiateur pour introduire des auditeurs dans les orages sanglants du drame humain, les éclats grandioses de l’épopée ou les frissons du cœur des hommes les plus durs.15
d. Le rôle important des « traditionalistes-politiciens »
- 17 « Boubou Hama served as president of the party and of the National Assembly, editor of Nig (...)
29Le groupe restreint, mais fort influent, que nous avons nommé « traditionalistes-politiciens », exerce un incontestable magistère au niveau de l’ensemble des activités susceptible de concerner cette mince frange des élites de la société nigérienne de l’époque. Les gens qui le composent cumulent en effet divers avantages censés leur assurer une position prééminente au niveau de trois sphères d’autorité : politiques, scientifiques et culturelles. Les deux personnages les plus importants qui relèvent d’une telle catégorie sont sans doute, au niveau des personnalités présentes au colloque UNESCO de 1968, Amadou Hampâté Bâ et Boubou Hama. Diori Hamani, du fait de sa formation, peut être inclus dans cette catégorie. Ils ont d’abord pour eux l’avantage de l’ancienneté et de l’expérience au niveau de ces trois domaines. Boubou Hama a ainsi exercé, comme nous l’avons vu, des responsabilités au sein de l’IFAN bien avant la décolonisation. Sa carrière politique « démarra » dès 1946 en tant que militant du premier parti politique nigérien, le PPN puis membre de la délégation de ce même parti au Congrès constitutif du RDA organisé à Bamako pendant cette année. Élu député à maintes reprises, il devint, à partir de 1960, un élément essentiel du régime, la seconde personnalité après le président, en cumulant sans interruption à partir de 1958 jusqu’au coup d’État de 1974 la présidence du parti unique, le PPN-RDA et celle de l’Assemblée nationale de la Première République nigérienne. Il prit également la direction d’un certain nombre d’institutions stratégiques dans les domaines économiques, financiers et médiatiques qui constituent la plupart des leviers essentiels qui permettent l’engagement et le contrôle des actions engagées par l’État sur divers terrains17.
- 18 Chaibou Maman, Répertoire biographique, personnalités de la classe politique et leaders d’ (...)
30Ce dirigeant politique est également un chercheur et un homme de lettres. Il publia de nombreuses études historiques et sociologiques ainsi que de nombreux essais de réflexion et une abondante œuvre de fiction. Le répertoire biographique des personnalités de la classe politique et des leaders d’opinion nigériens récemment dressé par l’historien Chaibou Maman18 consacre deux pages pleines à ce personnage, soit l’un des passages les plus importants de l’ouvrage. Diori Hamani a suivi un parcours similaire à Boubou Hama : après une formation dans les écoles coloniales à Niamey, Porto-Novo et Dakar (William Ponty), il entama une carrière d’enseignant à partir de 1936, dont deux ans en France : il fut moniteur de hausa et de songhay à l’École Normale de la France d’outre-mer de 1938 à 1940. Il demeura dans l’enseignement jusqu’en 1956, date de sa réélection à l’Assemblée Nationale française (il fut élu une première fois en 1946).
31Ces traditionalistes-politiciens, en particulier Boubou Hama, défendent un programme culturel spécifique, au service d’un projet politique d’envergure sans cesse affirmé au niveau des discours militants de cette période. Il s’agit, au moyen du biais « culturaliste » dont l’histoire, assise sur les traditions orales, constituerait la pierre angulaire, d’engager un travail de construction identitaire avec, comme horizon essentiel, l’édification d’une « Nation nigérienne ». Cet objectif ne structure cependant pas l’ensemble du projet culturaliste.
2. L’histoire au service de « l’idéal panafricain »
- 19 Selon le professeur S. K. B Asante, il faut distinguer trois phases dans le mouvement. La (...)
- 20 Par exemple, au niveau de la présentation générale du projet par le professeur Bethwell A. (...)
32Pour maints dirigeants et militants politiques des années 50 et 60, le processus par lequel l’histoire – ou plutôt le regard que portent sur elle les élites politiques africaines – se trouve réifiée et utilisée en fonction des divers horizons d’attente censés structurer les actions de ces sociétés africaines postcoloniales, ne doit pas seulement se situer en fonction des logiques propres aux États-nations post-coloniaux. La force du discours devrait aussi – et surtout, pour certains – se déployer à l’échelle du continent et de la civilisation africaine, envisagée comme une réalité univoque dont il deviendrait plus que jamais nécessaire d’affirmer l’altérité ancestrale et la dignité dans un monde de plus en plus complexe et instable. Le mouvement panafricain est en fait inséparable de la dynamique libératoire dans le cadre de la décolonisation africaine. Il a permis de forger, au niveau de ces élites, une véritable culture du discours et de l’action, tournée vers la défense et la valorisation du « génie africain » et de son émancipation. Le panafricanisme représente à ce titre une des assises idéologiques particulièrement importantes pour les Africains « évolués » en mal d’engagement politique dans les années 50. Ils y puisent leur enthousiasme militant, alimenté par les promesses d’une libération proche et totale, l’abandon du carcan colonial et la mise en œuvre d’un futur plein de promesses, illuminé par la perspective d’une Afrique unie, forte et apte à œuvrer d’elle-même à son développement, en fonction des voies et des buts qu’elle se serait librement choisie. Bien que l’évolution politique du continent à partir de la fin de cette décennie mette à mal l’essentiel de ces objectifs19 propres à cette période de lutte et de mobilisation, l’idéal intégrateur survit à l’utopie unitaire. Le projet collectif mis en place en vue du projet de l’histoire générale de l’Afrique à la même époque reprend à maintes reprises un tel programme20. En Afrique de l’Ouest, l’historien burkinabé J. Ki-Zerbo (présent aux réunions Unesco, puis directeur d’une des publications de L’histoire générale de l’Afrique, exerça un rôle important dans l’entreprise, notamment au niveau des stratégies conceptuelles) semble avoir pris le relais des penseurs et acteurs précédents de la région (Nkrumah, A. Diop) pour peser sur les choix scientifiques qu’il fallut mener en conséquence. Au Niger, un tel programme utiliserait l’histoire et la tradition orale, prises séparément ou ensemble : liées l’une à l’autre, mais en-deçà, si nécessaire, d’un appareil critique jugé trop rigoureux…
- 21 Ces deux ouvrages, intitulés Contribution à l’unité africaine et Le roman des contes de la (...)
33Dans cette optique panafricaine, les vues défendues afin de conforter une éventuelle « conscience commune continentale » et œuvrer dans le sens d’un resserrement des liens extra-territoriaux, représente un horizon d’attente fort, au niveau des discours, malgré le processus de balkanisation politique qui s’enclenche à partir des années 50. Les années 60 marquent, au Niger, une sorte d’apogée au niveau de la production de discours multiples relatifs à cet idéal. L’idéologue et l’incitateur principal fut sans doute Boubou Hama. Un des ouvrages les plus marquants du Président de l’Assemblée, publié en 1966, est consacré à l’Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine. En 1963, l’auteur avait écrit deux gros volumes, non publiés, qui esquissaient les principaux aspects de la « pensée hamanienne»21. Selon A. Seydou qui préfaça l’ouvrage-maître en 1966, l’ensemble de l’oeuvre historique publiée dans les années 60 prend toute sa cohérence et sa cohésion au niveau de cette problématique unitaire générale. Ainsi, les études qu’il mena sur chaque peuple du Soudan Central, sanctionnées par la publication de quatre ouvrages à partir de 1967, contribuèrent à dégager les assises de la synthèse finale. Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine représenterait l’aboutissement ultime d’un long et patient travail de recherches historiques :
- 22 A. Seydou, Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, préface, p. 6.
C’est donc très opportunément que M. Boubou Hama s’est assigné la tâche de réfléchir sur l’histoire de cette Afrique totale, d’abord en interrogeant celle des peuples soudaniens, unité par unité, avant de tenter ensuite une synthèse à la dimension de cette totalité. La première entreprise est certes immense, puisqu’elle l’a conduit à écrire une histoire des peuples songhay-zarma, une histoire du peuple haoussa, une du peuple peul, etc. Vient ensuite le présent ouvrage, dans lequel M. Boubou Hama a tenté cette synthèse dont les précédents ne sont, dans l’esprit et la lettre, que la préparation ; car ce qui l’intéresse, c’est la possibilité d’une vision globale du destin africain.22
- 23 Depuis une vingtaine d’années, un grand nombre de travaux concernant l’Afrique ont été pub (...)
34Ainsi, l’ensemble de cette immense entreprise historiographique, qui comptabilise plusieurs milliers de pages, obéirait à un objectif final qui lui confèrerait sa cohérence et sa raison d’être. Du même coup s’effacent les apparentes contradictions qui semblaient se manifester entre deux types d’ouvrages de nature fort différentes. Les études successives, centrées sur un peuple particulier, constitueraient l’un des maillons d’une longue chaîne qui, composée des recherches préparatoires non publiées, se termine par cette synthèse finale, aboutissement d’une véritable philosophie de l’histoire. Une telle perception de l’ensemble de l’œuvre valorise un cheminement fort novateur par rapport aux approches précédentes. La monographie, chez Boubou Hama, ne serait en effet pas une fin, mais un moyen ; ces histoires de peuples spécifiques ne représenteraient pas la répétition conceptuelle et problématique de la recherche africaniste précédente. Elles en prendraient même le contre-pied, en tentant de dégager les points communs entre les divers peuples étudiés, et non les identités particulières. Tandis que l’approche monographique traditionnelle aurait tendance à accentuer les divisions, les particularités, les irréductibles identités de terroir – surtout lorsqu’elles s’inscrivent dans une démarche visant à valoriser l’histoire du territoire et des populations concernées, la stratégie de Boubou Hama serait tout autre. Selon la préface elle suivrait un chemin opposé aux pistes précédentes et antérieures, en mettant l’accent sur l’ensemble des phénomènes susceptibles de fédérer les peuples et les territoires africains les uns aux autres23. Chacune des monographies écrites par l’historien nigérien participerait ainsi d’un ensemble, voire d’un système cohérent. Elles ne devraient pas être prises séparément, ou bien, si tel était le cas, il faudrait les aborder en fonction de cet horizon unitaire essentiel, qui les ordonne et les transcende.
a. Le Niger et l’idée panafricaine : une position originale
35Les caractères spécifiques de ces travaux, déjà fort importants au niveau de ces enjeux d’approches problématiques, relèvent également, selon l’auteur de la préface, de la position particulière que la pensée de Boubou Hama adopte, au niveau de son engagement panafricain, par rapport aux autres intellectuels africains de sa génération. L’idéologie hamanienne se différencierait en particulier de la pensée diopienne, qui demeure pourtant une référence incontournable dans le domaine de l’idéal en question.
- 24 Ibid.
Mais, pour lui, cette totalité ne saurait être l’affirmation doctrinale d’un idéal à priori, indifférente à la vérité de son fondement. Cette précision est d’importance ; car, nous semble-t-il, tous ceux qui ont écrit sur le thème de l’unité africaine ont agi dans une intention polémique. Je ne veux pas dire que des thèses comme Nations nègres et Culture ne reposent pas sur une analyse objective de faits et de documents ; mais le dessein était fondamentalement polémique comme l’est nécessairement toute entreprise de réhabilitation. Il s’agissait, en effet, à une époque où la majeure partie de l’Afrique n’était pas indépendante, où l’homme africain vivait, en Afrique et ailleurs, l’expérience d’une frustration radicale, de défendre sa dignité et d’asseoir ses revendications (…) Il y a sans doute, dans l’étude de M. Boubou Hama, quelque chose qui relève de ce désir de réhabilitation ; pourtant, ce n’est point dans une perspective polémique et doctrinale, mais plutôt dans le cadre d’une enquête patiente et diversifiée.24
- 25 Le Niger, 13 décembre 1965, pp. 6-10.
36Les écrits consacrés à la question de l’unité africaine ne se résument pas à ces importants ouvrages tous publiés, d’ailleurs, par la maison d’édition au titre fort évocateur, Présence Africaine. La presse nigérienne, au milieu des années 60, reprend au fil de nombreux articles de fond cette thématique essentielle. L’hebdomadaire Le Sahel (que contrôle Boubou Hama à l’époque) vulgarise les idées du numéro deux du régime au pouvoir (et idéologue principal en matière de politique culturelle) et donne aux accents mobilisateurs de cette sensibilité panafricaine particulière un important écho parmi l’opinion publique. Maints événements sont mis à profit pour explorer et entretenir la veine historiciste que draine le flot des mots d’ordre unitaires. La visite officielle du président tunisien Habib Bourguiba en décembre 1965 donne ainsi l’occasion au journal de publier un numéro qui met en valeur, à l’aide de planches en pleine page composées de textes, cartes et photographies, de l’unité historique très ancienne des deux rives du Sahara. Les titres qui accompagnent les documents : Rencontres avec la Méditerranée – L’Afrique punique, Carthage ou la Tunisie d’hier reflètent tout à la fois la volonté de valoriser les liens ancestraux et la commune histoire des deux rives du Sahara, en même temps que certains pans de l’histoire du pays hôte25. La même année, l’unique hebdomadaire nigérien propose un article de Boubou Hama, beaucoup moins « digeste » que le précédent. il n’est accompagné d’aucune illustration… Il se présente sous la forme d’un véritable feuilleton, fractionné afin d’occuper les colonnes de 5 numéros consécutifs. La publication de ce texte fort long et dense commence le 16 août 1965 et s’achève le 6 septembre. Son titre général, La construction nationale, ne semble pas du tout s’inscrire à priori dans une optique panafricaine. Pourtant, au niveau de la seconde partie de l’article, intitulée « L’Afrique pré-coloniale » et publiée le 23 août 1965, nous relevons pas moins de 16 mentions à « l’unité africaine ». La liste des paragraphes consacrés à cette thématique s’allonge si l’on prend en compte les contenus qui s’orientent en fonction de cette idée-force, mais sans la citer de manière explicite.
37Tous les écrits de Boubou Hama consacrés à cet horizon univoque du destin africain forgent ainsi l’essentiel de leurs démonstrations à partir de l’exploration et de l’interprétation du passé du continent. Elles s’effectuent au fil d’une très longue durée (depuis la préhistoire jusqu’au processus de décolonisation). Elles visent, à l’issue d’une longue traque qui s’engage jusque dans les recoins les plus reculés et les plus obscurs de la clio noire, à dégager les éléments culturels et historiques qui militent en faveur d’une totale intégration des individus, des peuples et des espaces, à l’échelle de l’ensemble du continent, envisagé justement par le biais de ce vaste tour d’horizon historique comme un « tout civilisationnel ». Dans les années 60 et 70, la position officielle du Niger ne semble pas véritablement originale par rapport à la question panafricaine. Les dirigeants étalent leur solidarité par rapport au projet qu’ils affirment soutenir de toute leur énergie. Bien que l’objectif politique relève davantage, selon l’aveu même de ses défenseurs, de l’utopie sociale et politique, la création de l’OUA en 1963 à Addis-Abeba paraît cependant concrétiser une partie du rêve, en l’insérant au sein des réalités internationales du moment dans laquelle les dirigeants africains tentent de se situer. Cependant, les textes de ces personnalités politiques montrent une différence de sensibilité, notamment entre Diori Hamani et Boubou Hama :
- 26 Diori Hamani, Le Niger, 18 juin 1962.
Nous pensons, au Niger, que la nécessité s’impose d’une coopération entre tous les États africains, et que cette coopération doit d’abord s’appuyer sur le recensement de toutes nos ressources, sur l’organisation patiente de l’aide inter-États dans des secteurs bien déterminés ; enfin, sur l’édification d’un front uni pour la défense de nos intérêts essentiels.
À défaut d’une impossible unanimité sur tous les problèmes, je crois que la bonne volonté africaine peut et doit trouver des points de contacts fructueux car, il faut le dire et le répéter, les perspectives de développement de nos pays respectifs sont nécessairement solidaires.26
- 27 Boubou Hama, « La construction nationale - l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 196 (...)
38Le regard porté par le Président sur le projet se situe par rapport au cadre national. Il n’est pas question, en fonction de cette position, de détruire les structures nationales héritées de la colonisation, mais plutôt de faire un état des lieux des besoins et des ressources afin de coordonner des politiques de développement engagées à l’échelle des États. L’intégration (comprise comme une coopération renforcée entre les États au niveau des questions susceptibles de toucher au développement) apparaît comme un élément essentiel des relations internationales à l’échelle régionale africaine. L’ambiguïté fondamentale de l’idéologie panafricaine envisagée selon ses diverses optiques – politiques, mais aussi économique, et même culturelle – réside justement au niveau de la « balkanisation » (le terme est utilisé dès cette époque par ces observateurs africains de l’époque) issue de la décolonisation qui semble fractionner le « contrat social et politique » africain post-colonial en autant d’entités étatiques nouvelles. Comment, dès lors, concilier les destins nationaux avec l’idéal de construction de l’unité africaine ? Bien souvent, l’idéologie vacille, écartelée entre la tentation intégratrice et la volonté d’indépendance nationale. L’exercice nécessite de concilier des phénomènes apparemment irréductibles. La tentative paraît aussi difficile que de tenter de fusionner l’huile et l’eau : « À l’intérieur, la construction de l’unité africaine appelle, de la part de tous les africains, le respect de la souveraineté nationale de nos États, la tolérance qui permet la coexistence pacifique de nos entités balkanisées au niveau des diversités parfois réelles, tangibles, dans leurs civilisations différentes»27.
- 28 « En 1961, le Ghana, la Guinée, l’Égypte, le Mali, le Maroc, la Libye et le gouvernement a (...)
39Les jeunes États africains sont eux-mêmes divisés au sujet de l’idéal panafricain. Un clivage important se forme dès les indépendances entre deux conceptions concurrentes. Le Niger, à partir de la Conférence des États Indépendants organisée à Addis-Abeba en 1960, se range en effet dans le « groupe de Monrovia », favorable à la mise en œuvre d’une coopération renforcée sur les plans socioéconomiques, tout en préservant les structures politiques existantes. Dès 1959, le Niger adhère ainsi au Conseil de l’Entente créé à l’initiative du président ivoirien Houphouët-Boigny. Le « groupe de Casablanca » réunit la tendance concurrente, dont la Libye et le Ghana, favorables à la mise en place d’une architecture politique globale capables de transcender les logiques territoriales liées au découpage colonial28. La position intransigeante du président Diori quant à l’indépendance nationale, réitérée, à plusieurs reprises, se retrouve au niveau de la brochure de Boubou Hama, publiée en 1966, Liberté nationale et solidarité internationale, dont le titre permet lui seul de résumer la sensibilité des dirigeants africains qui se réclament du Groupe de Monrovia. La fin de la préface écrite par le président définit sans équivoque la position du régime par rapport à l’idéal panafricain : « Le peuple du Niger, qui a dépassé le racisme, est parfaitement libre dans ses relations avec toutes les nations du monde, à quelque race, culture, religion qu’elles appartiennent. Il n’avait donc aucune raison d’accepter le leadership d’un quelconque dirigeant ou d’un quelconque pays africain sous le prétexte d’une unité fallacieuse. Par ses actes il amarqué sa préférence pour des liaisons souples et librement consenties ».
- 29 Selon Charlick, le régime en aurait profité pour consolider son emprise… la recrudescence (...)
- 30 Boubou Hama, « Drame au Niger, drame de l’Afrique », Le Niger, 10 mai 1965.
40La recrudescence des écrits politiques relatifs aux questions de l’unité nationale ou africaine au milieu des années 60 constitue sans doute aussi une réaction au contexte géopolitique de l’époque. Le clivage entre les deux groupes de pays divisés au sujet de la question panafricaine intègre d’autres logiques d’oppositions, qui dépassent le cadre rhétorique pour celui, bien plus concret et problématique, des tensions interétatiques entretenues par le développement d’actions politico-militaires contre certains États de la région. Les situations d’affrontement transgressent, en Afrique de l’ouest, la puissance du verbe ; l’idéal d’unité et de rapprochement vacille vite. Au Niger, la tendance politique dominante, le PPN-RDA, se trouve confrontée à une opposition armée de la part des sawabistes dont les forces vives ont trouvé un refuge et une assistance active auprès du Ghana de Nkrumah. En 1964, des commandos armés du parti Sawaba pénètrent au Niger en divers points des frontières en vue de déstabiliser le parti au pouvoir. L’année suivante, un militant sawabiste lance une grenade le jour de la grande prière de l’Aïd-el-Kebir : l’attentat visait Diori Hamani… cette action fut en fait l’un des derniers actes sérieux du mouvement29. La tension est alors très vive entre le Niger et le Ghana ; Boubou Hama s’en prend à plusieurs reprises à Nkrumah, au fil d’articles fort virulents. Le premier pays africain à accéder à l’indépendance en 1957 et son guide, l’un des chefs de file historiques du panafricanisme militant, sont accusés de faire le jeu de la division continentale en s’appuyant sur les puissances étrangères communistes en Afrique afin de conforter une stratégie personnelle d’hégémonie politique : « La faute, nous l’avons dit, est surtout dans l’utopie insensée du docteur Nkrumah, dans son rêve d’hégémonie, de leadership qu’il convoite pour que celui-ci le hisse au sommet d’un gouvernement continental hypothétique. C’est parce que le “Rédempteur” a voulu faire de son pays le paradis des apatrides africains qu’on a tenté d’assassiner le Président Houphouët, que des criminels ont frappé des innocents à mort au Cameroun et au Niger (…). Ainsi, le Ghana est devenu le point crucial de la discorde en Afrique, la plate-forme de ralliement où se ravitaillent tous ceux qui répandent le sang sur notre continent»30.
b. Une différence d’approche entre Boubou Hama et Diori Hamani
- 31 Boubou Hama, Le Niger, 20 mai 1963.
41Pourtant, les écrits de Boubou Hama relatifs à l’idée panafricaine sont davantage empreints de lyrisme et de passion que les froides et pragmatiques déclarations du président Diori. L’homme de culture s’exprime avant la personnalité politique lorsqu’il aborde de tels rivages. Car c’est sans doute aux niveaux culturel et historique que peuvent se déployer, dans les années 60, la réflexion et l’action en faveur de l’idée panafricaine, et non sur le terrain de la géopolitique où les réalités à l’œuvre semblent rendre l’idéal chaque jour davantage impossible à réaliser. Au fil du temps, le discours engagé du traditionaliste-politicien en faveur de l’unité africaine sera confronté à des réalités de plus en plus dures : « Addis-Abeba est pour nous la rencontre entre nos réalités et nos fictions, entre la fougue de nos désirs et la sagesse de notre raison, entre nos hâtes imprudentes et notre détermination de mettre correctement en équation, en dehors des idéologies et des partis pris, les facteurs réels de nos problèmes»31.
42Dans l’optique de l’édification nationale, l’auteur de la préface de L’Histoire du Niger par Séré de Rivière rejette toute forme d’intégration politique susceptible d’aliéner une partie du pouvoir étatique post-colonial, quels que soient les aspects qu’elle pourrait revêtir, régionaux ou continentaux. Dans ce domaine, l’unité transnationale paraît être un leurre, tant elle s’inscrit en opposition avec les efforts du régime en place afin de consolider ses assises et son emprise. Elle paraît tout aussi anachronique lorsque l’on considère les analyses qui ne voient guère davantage dans un tel travail de renforcement d’autorité que les tentatives de la part d’un groupe de dirigeants pour étayer leurs propres positions. Dans les deux cas, l’indépendance nationale compose un canevas rhétorique sur lequel se justifie, au nom de l’identité historique des peuples et des espaces concernés, la plus large autonomie possible de l’une comme de l’autre. La division se manifeste au niveau des relations internationales et de l’impact négatif qu’elle a eu au niveau de l’idéal intégrateur panafricain. Le Niger, à travers ses principaux « idéologues », prend position, à l’instar des autres États africains, au sein de cette grande fresque géopolitique où chacun de ces acteurs semble obligé, dans ces années 60, de se définir en fonction de chapelles. Boubou Hama plaide en faveur d’une conscience tiers-mondiste africaine, au nom de laquelle les pays en voie de développement doivent renforcer leur solidarité pour présenter aux influences extérieures – communisme, capitalisme dans le contexte de guerre froide – un bloc uni, capable d’imposer une « troisième voie » spécifiquement africaine. Les faits, cependant, sont là : au-delà de l’intention, la situation telle que l’auteur la décrit apparaît tout autre, dominée par l’écho africain de la division du monde en deux blocs opposés :
- 32 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, Niamey, 1966, p. 46.
Devant ce fait, les États africains semblent divisés en deux camps :
1° ceux qui se disent non-alignés ou socialistes pour lesquels, l’impérialisme, ce sont les États-Unis d’Amérique ;
2° ceux qu’on a nommés États modérés qui payent, dans beaucoup de cas, un lourd tribu de sang à la subversion qui leur vient du communisme international dont ils sont obligés de reconnaître l’impérialisme économique, et surtout “idéologique”. Liés intimement à leurs métropoles, quel que soit leur niveau de démocratie réelle atteint, ces États sont considérés par le premier camp comme des alliés du néo-colonialisme ou de l’impérialisme américain.
Cette dualité de la politique africaine se retrouve dans toutes les instances internationales particulièrement au sein de l’ONU où l’action africaine n’est pas faite pour conduire, ni à une neutralité de l’Afrique, ni à une dépolitisation de l’aide internationale. Cette attitude africaine, il faut avoir le courage de le dire, trop militante, s’embarrasse de querelles qui ne sont pas les siennes et qui détournent, qui écartent les africains de l’intérêt majeur de leur continent.32
- 33 « La liberté nationale commence d’abord par la liberté de l’individu. Elle doit avant tout (...)
43La ligne officielle rejoint en cela les orientations de la politique intérieure placée en appui, dès l’indépendance, sur les fondements traditionnels de la société nigérienne. La solidarité africaine doit se construire à partir des soubassements historiques et culturels de l’identité commune de ses peuples : mais cela doit toutefois s’effectuer dans le respect des choix de développement effectués dans le cadre des entités nationales. L’idéal panafricain appliqué dans le difficile contexte de la guerre froide qui trouve en Afrique un de ses terrains d’application privilégiés dès l’aube des indépendances se trouve confronté, dans cette optique, aux impérieuses contraintes des voies suivies par chacun de ces États. Celle que le Niger emprunte ne vise pas en surface l’alignement vers l’un des deux blocs (les liens maintenus avec l’ancienne métropole coloniale et les événements récents liés à la rivalité entre les dirigeants du PPN-RDA et le Sawaba montrent cependant dans quel camp se situe le pays) mais une piste « traditionnelle », inspirée des caractéristiques intrinsèques, quasi « ontologiques », des sociétés nigériennes. La politique générale de développement ne pourrait alors s’envisager en dehors du maintien de ces cadres socio-économiques ancestraux : il doit les accompagner et les renforcer tout en les modernisant, et non engager une stratégie de bouleversement, qu’ils s’inspirent de l’idéologie marxiste ou des principes « capitalistes»33. Un tel positionnement revient à poser les jalons d’un niveau d’altérité supplémentaire à côté des voies « socialistes » ou « capitalistes », par la mise en avant d’une option que l’on pourrait qualifier, à la suite de l’historien ghanéen S.K.B. Asante, de « conservatrice ». On comprend aussi mieux la valeur que prend l’instrumentalisation des discours historiques en vue de conforter ce choix : le développement, horizon d’attente général qui forge une préoccupation commune à l’ensemble de l’Afrique depuis l’indépendance, utiliserait à cette époque les fondements hérités du passé pour construire la nation et son futur.
44La démarche engagée au Niger ne constitue pas une exception. Cette volonté politique d’appuyer les stratégies de mobilisation engagées auprès des populations par une ré-activation de référents historiques et traditionnels censés être exhumés des équilibres socioculturels antérieurs semble représenter une voie communément suivie par les jeunes nationalismes qui s’épanouissent désormais à l’ombre des nouvelles structures étatiques. Dans le cadre de beaucoup de ces États d’Afrique subsaharienne, un certain nombre d’actions d’envergure sont effectivement menées, au même moment, en vue d’une valorisation des éléments culturels considérés comme ancestraux (donc authentiques) et de leur adaptation aux nouveaux modes de pouvoir et d’organisations socio-économiques. Il s’agit, selon les discours officiels qui tentent de justifier de tels choix, de trouver une « voie africaine de développement », dont une partie de la substance active devrait être puisée à cette source « culturaliste ». Beaucoup de personnalités politiques africaines issues des mouvements de décolonisation, qui furent tout à la fois des militants et des intellectuels, préconisent un tel retour aux sources, ils furent à l’origine de cette réflexion censée rechercher, dans l’instrumentalisation de fondements socioculturels jugés spécifiques aux dynamiques africaines et revisités pour la cause, les solutions en vue de la mise en chantier de voies de développement endogènes adaptées aux besoins des États et des sociétés nouvellement décolonisés. De nombreuses expériences furent tentées en conséquence ; elles touchèrent la plupart des pays dont les leaders étaient issus de la frange intellectuelle du militantisme politique et syndical impliqué dans les luttes en faveur de l’émancipation des colonies africaines. La Tanzanie de Julius Nyerere, une des personnalités essentielles, aux côtés des intellectuels ouest-africains pendant les premières phases du panafricanisme de l’époque coloniale, en représente un exemple célèbre.
- 34 Boubou Hama, « La construction nationale – l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 196 (...)
45La pensée de Boubou Hama revêt cependant, comme nous l’avons évoqué plus haut, un caractère essentiellement culturel qui le distingue de la ligne strictement modéréede Diori Hamani qui illustre parfaitement, elle, l’esprit du « groupe de Monrovia ». Certes, le Président de l’Assemblée se dresse contre « l’action subversive » du « docteur Nkrumah » au nom de l’indépendance nationale à défendre. Il n’en affirme pas moins, au fil d’autres écrits, la dimension essentielle que revêt l’objectif d’unité à l’échelle du continent : « Nous devons tout faire pour réduire entre nous la division, pour pouvoir nous aider les uns les autres et, par cette façon, absorber nos diversités dans des rencontres fraternelles capables de faciliter, entre nous, la compréhension nécessaire à l’édification d’un travail commun assuré de la solidarité de notre continent, premier chaînon de la chaîne longue de l’unité africaine»34.
46Nous voici ainsi confrontés à nouveau avec cette apparente ambiguïté qui tiraille l’idéologue, selon qu’il échafaude un point de vue en fonction d’une optique politicienne et nationale ou de celle de l’observateur et le chantre de « l’âme africaine », posture concurrente ou du moins, bien différente quant aux choix et aux sensibilités qu’elle exprime par rapport à la première. Ces écrits-là se nourrissent de la vaste érudition que maîtrise le personnage et d’une réflexion qui tente, dans la lignée des intellectuels du renouveau de la conscience identitaire noire africaine tel Cheikh A. Diop, de tisser à l’aune de la trame historique les bases d’une action éventuelle en faveur de l’unité. Il engage ainsi une vaste entreprise d’analyse des fondements historiques de l’unité africaine, afin de légitimer la concrétisation d’un éventuel programme d’unité qui demeure l’horizon d’attente ultime, la finalité d’un processus historique en marche depuis la nuit des temps. La conception panafricaine exprimée par le groupe politique au pouvoir au Niger durant cette période se nourrit d’une conception dialectique de l’histoire, dans laquelle les forces antagonistes ne se situent pas sur le terrain de la rivalité socio-économique, mais davantage dans la succession de phases historiques marquées par l’alternance des avancées et des reculs du processus général intégrateur avec, en toile de fond, de complexes interactions entre dynamiques d’ouverture et de rejet des influences extérieures.
- 35 On retrouve cette conception au niveau de l’introduction et de la conclusion de l’enquête (...)
47Dans cette vaste dynamique qui confère un sens absolu à l’histoire du continent africain, les discordances générées par les deux sphères de réflexion et d’action apparemment contradictoires disparaissent, l’une se trouvant insérée dans le canevas général qui doit aboutir, à l’issue de l’accomplissement du but ultime, à la genèse de la seconde. L’unité nationale en gésine intègre un processus cohérent. Le renforcement des États et des nations nées de la « balkanisation » politique du continent se conçoit comme une étape nécessaire, la première, sur la longue marche unitaire. La seconde, plus diffuse, serait celle du renforcement progressif des solidarités interétatiques, qui semble en effet se concrétiser, à partir des indépendances, par le biais de la mise en place (ou du maintien par rapport à l’époque coloniale) de ces nombreuses structures de concertation et de coopération, notamment au niveau économique. Les écrits montrent que ces penseurs, favorables à la construction africaine, n’entretiennent aucune équivoque entre ces deux chantiers identitaires que les contingences et les vicissitudes politiques et diplomatiques liées à cette période tendraient pourtant à dissocier davantage. La dédicace de Boubou Hama au président Diori que nous avons retrouvée sur l’exemplaire de L’enquête sur des fondements et de la genèse de l’unité africaine conservé aux archives nationales de Niamey montre par exemple que l’auteur considère que les deux objectifs, la construction nationale et l’édification de l’unité africaine, appartiennent à la même dynamique35 :
Sur les pans de l’histoire africaine, voici quelques lignes pour vous aider dans la construction nationale et celle de la solidarité d’un continent africain uni. Ce livre veut aussi s’ouvrir, tout simplement, sur une solidarité humaine plus fraternelle. Boubou Hama, le 20 juin 1966.
48Le concept de lutte des classes, bien qu’il soit adapté aux réalités socioéconomiques africaines ou, tout au moins, à une interprétation idéologique d’inspiration marxiste ré-investie dans une doctrine socialiste « africaine », ne représente pas le moteur de cette philosophie de l’histoire. Les complexes correspondances entre les processus historiques de division et d’union-intégration qui gèrent les rapport entre sociétés et territoires représentent par contre, comme nous l’avons vu au niveau de la charpente générale de l’œuvre historiographique de Boubou Hama et de la cohérence de sa progression mise en valeur par la préface de L’Enquête sur les fondements, l’un des fils directeurs essentiels de sa pensée. Cette thématique se révèle capitale dans le cadre de la mise en avant des bases historiques de l’unité africaine. À ce titre d’ailleurs, cette conception finaliste de l’histoire s’articulerait davantage en fonction d’une évolution générale cyclique, et non linéaire. L’unité de son identité, l’Afrique l’aurait connue, selon le penseur nigérien, pendant ce qui paraît constituer une sorte « d’âge d’or » désormais enfoui dans les sédiments d’un très lointain passé. L’aboutissement de cette quête doit renouer avec les permanences culturelles, géographiques et historiques du continent. Or, leurs puissantes racines, jamais coupées, les relient aux périodes les plus anciennes, celles-là qui permettent à « l’historien moderne » de camper le décor d’une Afrique indépendante, importante et massive, qui rayonnait sur le monde et s’ouvrait largement à lui, non pour le subir, mais pour y participer et impulser à l’humanité de son époque quelques-unes de ses avancées techniques, culturelles et mystiques les plus décisives. Au-delà des diversités multiples qui dressent autant d’obstacles, c’est à ce retour aux valeurs fondamentales, à une personnalité ontologique du continent et des sociétés qu’il abrite, qu’invite une importante partie de la production historiographique nigérienne des années 60.
c. Les fondements historiques et « l’âge d’or » de l’unité africaine
49L’un des fondements historiques essentiels de cette quête se forge au niveau de l’axiomatique de l’échange entre les diverses parties du continent. Il s’agit de montrer que l’Afrique ancestrale fut un espace ouvert aux influences extérieures, un continent dans lequel les relations entre des régions éloignées les unes des autres furent intenses et capables de drainer, d’un espace à l’autre, les marchandises, mais surtout les peuples et leurs apports respectifs, cela dès la préhistoire et la protohistoire. Ainsi, on insiste sur le fait que le Sahara, au néolithique, n’était pas une barrière, mais un espace cultivé, peuplé, parcouru du Nord au Sud par des axes de communication qui reliaient l’espace méditerranéen à « l’Afrique saharienne et soudanaise ». Ce sont d’abord les Garamantes qui, mille ans avant le Christ, ouvrirent la « route des chars ». Une des cartes du dossier publié à l’occasion de la visite officielle du président Bourguiba en 1965 matérialise le tracé de cet axe, depuis Tombouctou jusqu’aux rivages tunisiens, tandis que les photographies qui l’accompagnent montrent ces peintures rupestres célèbres, représentant des figures anthropomorphes et des attelages, qui laissent encore aujourd’hui perplexes les spécialistes qui, à la suite d’Henri Lhote, s’interrogent toujours sur leur origine. Les Garamantes reliaient ainsi le monde punique aux rivages méridionaux du Sahara et faisaient circuler dans les deux sens des marchandises, mais aussi des courants d’idées et de pensée. Dans cette optique, l’unité de civilisation prend sa source au niveau de l’aire saharienne, espace verdoyant et fertile avant que ne s’enclenche à l’aube de l’antiquité l’inexorable processus de désertification. Boubou Hama, en s’appuyant sur les découvertes archéologiques effectuées par diverses prospections depuis l’entre-deux-guerres, reprend et développe l’hypothèse selon laquelle l’aire saharienne aurait représenté une matrice du peuplement pour l’ensemble de l’Afrique, un espace de transit entre le nord et le sud, l’est et l’ouest du continent. Le « déterminisme géographique » aurait alors orienté les processus de peuplement : la sécheresse obligea les sociétés de cultivateurs et de pasteurs à migrer vers les rives du bassin saharien gagné par les sables. Ces groupes, se dirigeant vers les rives de la Méditerranée, les vallées du Nil ou du Niger, seraient porteurs des prolégomènes d’une civilisation commune, dont les traces nous parviendraient à travers les mythes véhiculés par les traditions orales :
- 36 Le Niger, 13 décembre 1965, p. 6.
Il y a 600 000 ans, le Ténéré nigérien grouillait de la vie de cultivateurs consommés dont les meules dormantes couvrent abondamment, de nos jours encore, notre Sahara, le nôtre et aussi le vôtre. Dans ce grand désert, au Niger comme en Algérie, l’homme a reproduit sur les parois de nos grottes africaines ses types humains en des scènes saisissantes de réalisme qui nous retracent l’existence de passés africains dominés par des chasseurs émérites aux pointes de flèches lithiques merveilleuses, par des hommes aux bovidés, l’homme du cheval et des chars qui font penser aux antiques Garamantes, par les hommes du chameau dont l’époque évoque le berbère fuyant la domination romaine. Les peintures rupestres égrènent leur chaîne ininterrompue de l’Espagne, du Maghreb au plateau Boschiman où des hommes vivants de notre époque continuent de les reproduire, concrètement.36
50Les civilisations antiques, l’Égypte antique et la Carthage punique, puis la civilisation égéenne et celle de la Grèce classique jusqu’à l’empire romain qui les englobe toutes, procèderaient ainsi d’un « fond civilisationnel commun » au monde méditerranéen et noir africain.
51C’est ensuite le pays de Kouch, qui domina un temps l’Egypte antique et favorisa l’essor des échanges entre la vallée du Nil et les territoires situés au sud de la dernière cataracte. Depuis Méroé, la métallurgie du fer aurait progressivement atteint l’Egypte et, au sud et à l’ouest, les bassins du Tchad et du Niger.
- 37 Boubou Hama, « La construction nationale – l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 196 (...)
On sait comment la puissance de Kouch favorisa la progression des “courants commerciaux” de l’Égypte vers le Sud. Deux siècles plus tard, entre 600 et 500, ces courants commerciaux atteignaient Méroé au-delà de la cinquième cataracte du Nil. À cette époque lointaine, alors que l’Égypte était démunie de fer, Méroé était dans le continent noir l’empire du fer : le “Birmingham” de l’Afrique centrale. De ce haut sommet de la métallurgie africaine, l’itinéraire du fer est visible de la Vallée du Tchad, de celui-ci par la Bénoué à la vallée du Niger.37
- 38 « Ainsi, venant de la Nubie, des populations noires, à travers le Kordofan, le Tchad, le B (...)
52Les échanges ne se cantonnent pas là encore aux techniques et aux produits : de la Nubie et du Sahara migrent des peuples noirs, selon un axe de déplacement général nord-sud. Leur exode les aurait amenés à peupler l’espace situé au sud de la mer de sable, jusque, au sud, la bordure de la limite naturelle véritable – l’océan baignant le Golfe de Guinée38. Une telle histoire du peuplement définit une origine commune aux peuples soudaniens. Celle-ci serait située vers la vallée du Nil qui représente à cette époque de l’antiquité, dans cette perspective qui emprunte beaucoup à ce niveau aux travaux et à la pensée de Cheikh Anta Diop, une phase nouvelle l’espace et la civilisation matricielles sur le plan humain et culturel, de la majeure partie du continent africain.
53Après les origines, le « moyen âge africain » représente une autre période essentielle dans cette logique des processus historiques d’intégration. Le centre de gravité se déplace vers le sud. La vallée du Nil n’est plus l’espace dynamique de l’unité. Il se situe désormais au niveau de l’ouest africain avec ses grands empires successifs, Ghana, Mali et Songhay, qui marquèrent de leur empreinte jusqu’à la fin du XVIe siècle de vastes territoires de l’Océan Atlantique au Soudan central. La Vallée du Niger représente l’axe structurant de ce nouveau centre. Les ensembles politiques qui se fixent le long de ces rives dominent de vastes espaces et les axes de communication qui les parcourent, par lesquels se diffusent les éléments de la « civilisation » authentiquement africaine.
- 39 Boubou Hama, op. cit.
L’ancien Ghana commandait non seulement le commerce entre l’Afrique Noire et l’Afrique du Nord, mais le dirigeait aussi entre le Soudan Occidental et Central, en direction du bassin du Tchad, de la Vallée du Nil, d’Agadez et de la Nubie ; c’est sur de telles pentes préexistantes que glissèrent les influences civilisatrices des empires du Mali et du Songhay, entre la savane soudanaise et le bassin du Tchad.39
- 40 « Sur ce chemin historique florissait vers 2500 av J.-C. la civilisation des belles figuri (...)
54Ces périodes et le brillant cortège des phénomènes ayant structuré la construction identitaire continentale sont privilégiés pour être les signes marquants du « génie civilisateur » propre à l’Afrique réifié capable de produire ses propres fondements. La conception de la dynamique historique emprunte sans doute à la conception diopienne cette perspective diffusionniste – de l’Antiquité au Moyen Âge, des foyers successifs fondent les éléments d’un progrès qui parviennent progressivement aux espace voisins – en l’élargissant toutefois dans le temps et l’espace, vers ces empires médiévaux de la Vallée du Niger, le Mali puis le Songhay, auxquels l’espace nigérien a (aurait ?) activement participé. Dans cette optique, l’instrumentalisation de l’histoire en fonction de l’objectif panafricain vise aussi à une forte opération de valorisation du passé : non pas seulement son antériorité, mais aussi l’ensemble des acquis qui paraissent fonder la présence d’une véritable civilisation : des techniques avancées, des productions artistiques40 et des organisations politiques qui soutiennent la comparaison avec celles établies aux mêmes époques sous d’autres cieux, en particulier en Europe.
d. La bataille de Tondibi : point de départ de la fin de « l’âge d’or »
- 41 Le Niger, 30 août 1965, p. 2.
55À ces temps forts de la dialectique unitaire et identitaire viennent s’opposer les épreuves de la division. Le premier événement majeur, la grande rupture, intervient à la fin du moyen âge africain, avec les débuts de la traite négrière sur les côtes africaines qui exacerbent les divisions et les rivalités à l’intérieur pour la maîtrise des routes et des « espaces de production » de ce terrible commerce. Un siècle plus tard, une nouvelle dynamique destructrice survient, du nord du Sahara cette fois, lorsque les forces marocaines mettent fin à partir de 1591 (bataille de Tondibi) à l’Empire Songhay et cherchent à dominer l’ensemble de l’espace qu’il occupait. Ce phénomène politique et militaire aurait porté un coup d’arrêt à « l’élan civilisateur » de la civilisation du Songhay sur l’ensemble ouest-africain : « Le XVe siècle confrontera les côtes africaines avec les négriers portugais, français, anglais, hollandais, etc., l’action de ces derniers produira dans l’arrière-pays des guerres sanglantes qui alimenteront le commerce honteux de la traite des esclaves… Cet élan civilisateur des Soudanais, en plein essor, fut brisé par les apaches du Maroc en 1591. Depuis, il y eut un grand vide de l’histoire de l’Ouest africain »41.
- 42 « La paix coloniale – je ne dis pas la liberté coloniale qui n’a jamais existé – a permis (...)
56Puis ce fut, à partir du XVIIIe siècle, le processus colonial qui entérina la fin complète de l’indépendance du continent et l’occupation européenne. Cette ère constitue la rupture majeure, celle par laquelle l’aliénation de l’ensemble des individus, des espaces et des sociétés atteint une sorte de point de non-retour, l’aboutissement d’un processus d’altération des valeurs et des fondements de la civilisation africaine enclenché à partir du XVe42. Située par rapport à une telle dialectique historique séculaire, l’indépendance politique recouvrée ne signifie pas la fin définitive des processus de sujétion, de dépendance et de division. Celles-ci se trouvent être réactivées par la guerre froide et ses idéologies à prétention universalistes, qui cherchent à imposer au monde, à l’Afrique, des modèles d’action et de pensée foncièrement différents de ses fondements ancestraux ; par la situation économique internationale, qui prolonge la dépendance et la marginalité africaine par le biais du « sous-développement généralisé ». Le contexte des années 60 incite sans doute à l’élaboration d’une telle analyse fondée sur l’histoire. Après les espoirs nés de la force de libération et des promesses d’unité de la pensée panafricaine des années 50 surviennent, comme nous l’avons évoqué, les désillusions de la balkanisation du continent en entités nationales nombreuses, menacées par des forces centripètes dont certaines, exogènes au continent, paraissent animées de l’extérieur, par des puissances étrangères. L’histoire se répèterait-elle ? La période post-coloniale paraît activer de nouvelles formes de dépendances et de divisions que les africains eux-mêmes paraissent vouloir conforter.
57Cette dynamique négative qui s’enclenche à partir de la fin du Moyen Âge génère des situations de divisions et d’aliénation croissantes et altère par à-coups successifs l’essence identitaire du continent, provoque cependant des réactions collectives de résistance qui constituent, selon l’auteur, autant de manifestations de la conscience obscure du danger et la volonté, plus ou moins consciente, de se libérer du joug des impérialismes exogènes afin de retrouver une situation d’équilibre, à partir de la réactivation des valeurs authentiques et ancestrales.
- 43 Le Niger, 30 août 1965, p. 2.
Le pouvoir marocain se heurta dès le départ à la farouche résistance des peuples du Soudan Occidental. L’on se souvient encore des glorieuses luttes de libération du Dendi, des combats menés par les Peuls du Macina, les Bambara de Ségou, les Touaregs de la boucle du Niger, qui finirent par mettre un terme à la domination marocaine destructrice d’une des plus belles civilisations de l’Afrique occidentale avec l’épanouissement de ses centres universitaires dynamiques de Djenné et Tombouctou (…). Entre les XVIIIe et XIXe siècles, sonna le glas de l’indépendance de ce continent occupé par l’Europe malgré la résistance héroïque des chefs comme Abdel Kader (Algérie), Hadj Omar, Samory (Sénégal, Mali, Guinée), Ahmadou Sékou et Ali Boury N’Diaye (Bandiagara, Moyen-Niger), Rabah (bassin du Tchad et Soudan ex Anglo-Egyptien), de Béhanzin (Dahomey), malgré l’opposition de l’empire Toucouleur de Sokoto, celle des Touaregs et des Arabes d’Afrique. Ainsi, partout, ce continent a dit “NON” à l’envahisseur ; partout, se réfugiant dans sa conception de la vie et du monde, l’Afrique a opposé aux idées extérieures, même voisines, son “particularisme militant”, son refus de se laisser assimiler. Cette volonté délibérée de demeurer elle-même, domine toute la résistance de notre continent contre la colonisation et ses systèmes assimilateurs.43
58Boubou Hama reprend cette thématique de la résistance, en la résumant, au niveau de la conclusion de l’ouvrage de synthèse publié en 1966 :
- 44 Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, conclusion, p. 558.
J’ai cru, de l’Antiquité à l’arrivée des Portugais, de l’Europe sur nos côtes, à la traite des esclaves, à la colonisation de l’Afrique, que devant toutes ces circonstances historiques, le destin a réservé à notre continent le même sort, sa sujétion progressive à des puissances extérieures à celui-ci.
J’ai pensé que sa résistance, même, non coordonnée contre la colonisation, à l’échelle de l’Afrique, pouvait contenir une part de la solidarité de fait, d’unité de fait, celle-ci, puisée dans la communauté de notre destin déterminé par la géographie et l’histoire.
Notre situation identique devant l’occupation coloniale, l’oppression de ces systèmes, après la dernière guerre, et avant celle-ci, notre lutte anti-colonialiste, organisée ou pas, ont accusé, plus que de la solidarité, une “certaine unité”. Plus qu’une sympathie partagée entre des opprimés, le processus de libération de notre continent s’est fait dans l’unité absolue de notre communauté de pensée et de volonté d’aboutir.44
59Ce passage montre l’intérêt que Boubou Hama porte à cette thématique de la résistance ; elle occupe dans cette réflexion consacrée aux fondements de l’unité africaine une place particulière, une solution pour retrouver, dans la période coloniale, des éléments, ou plutôt ces dynamiques, qui pérennisent l’identité des peuples et des individus pendant cette phase longue de sujétion qui commence, selon lui, avec les ruptures de la fin du Moyen Âge. La dialectique oppression/résistance qui débute avec l’arrivée des « Marocains » et des Portugais recouvre cette problématique complexe de l’ouverture et de la fermeture du continent aux influences extérieures. Deux grandes phases historiques peuvent être dégagées. Au niveau de première, des origines au XVe, la correspondance semble s’établir en faveur du continent. L’ouverture, quelle soit abordée à l’époque de la préhistoire ou durant la phase néolithique saharienne, au fil des grandes civilisations de l’Afrique antique ou au niveau des empires ouest-africains, est revendiquée et valorisée comme un élément valorisant de ce passé, l’Afrique étant censée donner – et influencer – davantage qu’elle ne reçoit et qu’elle ne subit. L’optique change et semble s’inverser à partir de la fin du Moyen Âge : la dialectique d’ouverture/ fermeture est perçue de façon négative, le continent africain subissant désormais, par le biais des influences extérieures, des phénomènes susceptibles d’altérer son identité et d’aliéner sa liberté. Trois ou quatre temps fort dessinent cette partie sombre de la fresque : l’intrusion de l’armée du Pacha qui met fin à l’Empire Songhay, la traite atlantique (elle génère et exacerbe de nouveaux facteurs de divisons), la colonisation (domination directe, aliénation et désorganisation des grands équilibres antérieurs, sur tous les plans, jusqu’à la seconde guerre mondiale), époque contemporaine (les indépendances politiques s’accompagnent de nouvelles formes de dépendances économiques et de sujétion idéologiques dans le cadre de la guerre froide). Durant l’ensemble de cette période, les positions de résistance et de revendications, l’aspiration des Africains et de l’Afrique à recouvrer la maîtrise de leur futur en fonction des voies qu’ils auraient choisies.
60Cette analyse vise à en dégager les aspects généraux à l’échelle de l’ensemble du continent et pour toutes les époques de sujétions, dans cette optique « unifiante ». Boubou Hama évoque ainsi les grandes figures historiques africaines qui s’opposèrent par les armes aux envahisseurs européens et l’ensemble des actes de résistance comme l’expression d’une volonté commune à l’ensemble des sociétés assujetties – ou en passe de l’être – de refuser l’influence et la domination extérieures. Cette permanence des résistances africaine incite le penseur nigérien de l’unité africaine à les intégrer dans le tableau général des facteurs susceptibles de contribuer à la construction de l’édifice, et d’affirmer l’identité spécifique du continent dans son ensemble. La tension dialectique que la philosophie de Boubou Hama mettrait en avant se situerait à ce niveau de correspondance. L’orientation générale de l’histoire suit ce front sans cesse renouvelé à partir de la fin du « long âge d’or » préhistorique, antique et médiéval et ce, jusqu’à l’époque actuelle. Les dynamiques d’altération, de division et d’aliénation, toujours ou presque stimulées par des forces exogènes à l’Afrique, viennent s’y mêler et s’y heurter avec les forces positives, endogènes, qui tentent de leur côté de recouvrer l’équilibre et l’harmonie perdus ou menacés. Cette interprétation de l’histoire pose déjà comme jalon problématique essentiel la thématique des résistances africaines aux intrusions extérieures. Le fait colonial, qui constitue l’essence même de l’impérialisme destructeur, est envisagé selon une perspective large, pas seulement européenne : Boubou Hama, au niveau de l’article publié, intègre « l’aventure marocaine » dans l’ensemble de ce phénomène, qui ainsi ne représenterait pas un champ d’actions exclusivement européen.
- 45 « L’Afrique saharienne et soudanaise dans la formation de l’unité africaine, après celles (...)
61Ne pourrait-on cependant déceler, dans cette assimilation de l’intrusion marocaine à l’ensemble du phénomène impérialiste de nature coloniale, une certaine discordance, un point de contradiction apparent avec la recherche et l’affirmation des fondements historiques de l’unité africaine ? La résistance affirmée des peuples de la Vallée du Niger aux troupes venues du nord du Sahara est justifiée par cette volonté de refuser l’apport extérieur, même si celui-ci provient d’un espace que la démonstration générale s’efforce de définir comme une partie de la totalité de « l’espace civilisationnel continental ». Cette position quelque peu équivoque relève peut-être de la place particulière et essentielle que l’histoire des empires soudanais occupe dans l’ensemble de l’édifice historiographique élaboré par le penseur nigérien. Dans cette optique, la valorisation du rôle moteur du Soudan historique apparaît importante et même systématique, car cet espace représente, selon lui, l’espace régional capable, de fait de ce passé particulièrement important dans l’optique unitaire, de générer de fortes dynamiques d’intégration dans le cadre des constructions nationales actuelles45. Cette exemplification de l’histoire de cette partie de l’Ouest africain constitue sans doute une importante spécificité par rapport à l’œuvre de C.A. Diop : dépassant le cadre polémique qui prend comme angle d’attaque stratégique la civilisation de l’Égypte antique, elle révèle d’autres foyers, non pour prolonger la grande bataille idéologique engagée par l’idéologue sénégalais de l’afrocentrisme militant, mais pour retrouver, en dépassant la polémique, les forces vives et permanentes destinées à construire le futur commun des états, sociétés et individus du continent. On retrouvera sans surprise, dans les exemples qu’il utilise, cette prédilection marquée pour les grands empires précoloniaux du Moyen Âge, le Mali et le Songhay, avec un intérêt davantage appuyé pour le second. Et, pour celui-ci, une tendance assez marquée à valoriser la dynastie des Sonni, davantage que celle des Askia : cette période représente souvent pour notre auteur une sorte d’« idéaltype » perdu, un âge d’or dont l’évocation permettrait de retrouver, l’espace de quelques pages de lecture, quelques-uns des fondements de l’Afrique « authentique ».
e. Considérations sur le fait islamique : des regards ambivalents
- 46 Compte-rendu du symposium d’Alger, non publié, 1969, p. 53.
Nous avons jeté un regard attentif sur le Sahara, en direction du sud de ce grand désert, sur le Soudan, sur nos soudans différents les uns des autres et peuplés parfois par des races plus ou moins blanches, bronzées, plus ou moins métissées ou franchement noires – mais, toujours, je le souligne – sur la base d’une même civilisation générale, sur celle des mêmes religions, au départ tolérantes les unes envers les autres, avant que le nationalisme arabe (le Maroc et la destruction de Gao), ou l’Islam berbère (le Ghana et son sac par les Almoravides) où, au Moyen Âge, par l’utilisation de l’idéologie du coran, la mainmise sur les pouvoirs africains initiaux communautaires, biologiquement religieux et stables par le prosélytisme intolérant d’usurpateurs, jusqu’ici sous leurs ordres, en marge des castes régnantes (la révolution musulmane qui prit le pouvoir à Gao en faveur des Askia, au profit d’un ordre nouveau : l’Islam).46
62L’auteur explique la montée des violences sous les Askias, comparativement à la stabilité et à la paix qui était supposée régner à l’ère des Sonni par l’impact négatif des valeurs islamiques et des pratiques de gouvernements orientales :
- 47 Ibid.
Cela devint possible parce que, après Sonni Ali, musulman tiède et au surplus “Kharédjite” plus près de l’âme songhay qu’Askia Mohamed Touré, orthodoxe et intransigeant, on a introduit dans l’État Songhay des mœurs orientales aux révolutions de palais qui résultaient de l’islam, de son esprit, mais aussi de l’aggravation de la polygamie et de l’usage abusif des concubines, qui, sur la base du droit musulman qui multiplia exagérément le nombre des princes, au détriment de l’ancien ordre des choses, de l’observance de la biologie coutumière (règne, toujours, sauf empêchement, prévu, par la coutume, du plus vieux de la famille ou, souvent de l’aîné du roi en place) qui assurait seule, à l’État, à son pouvoir, surtout, sa stabilité et sa permanence.47
63Ce regard sur l’islam tranche de façon singulière avec les perceptions développées par les historiens post-coloniaux. Pour Boubou Hama, l’essence de la civilisation africaine semble surtout se situer au niveau des époques et des repères anté-islamiques – notamment lorsque l’on prend en compte l’histoire des organisations étatiques anciennes. C’est dans cet héritage des « âges obscurs » que l’on devrait puiser les éléments constitutifs de l’unité africaine forgée par la culture et l’histoire…
64Dans ce cas, l’islam rigoriste des Askias aurait altéré le modèle initial animiste des Sonnis. Il aurait introduit les ferments de division et d’affrontement qui étaient jusque-là étrangers aux civilisations ouest-africaines. L’équilibre des empires et des sociétés qui les composent serait de ce fait menacé par ces apports venus d’ailleurs. « L’âge d’or » correspond ainsi à la période qui débute avec les origines lointaines de l’homme puis l’Antiquité (néolithique et protohistoire, avec la civilisation de l’Egypte antique et l’occupation humaine du Sahara) jusqu’à ces empires et organisations étatiques du « haut moyen âge » africain – le Ghana, le Mali des Sonni… Une première phase d’altération et de tension serait survenue, à partir des XIe-XVe siècles, avec la mise en œuvre de dynamiques politiques et culturelles inspirées d’un islam plus militant, qui aurait pour origine des apports orientaux étrangers aux valeurs africaines « vraies » et « ancestrales »… L’altération du modèle serait à l’origine de la multiplication des affrontements et des violences qui commencent par une révolution sanglante de palais (le coup d’État du général Askia Mohamed contre l’héritier légitime de la dynastie de Sonni Ali Ber) ; aux équilibres ancestraux succèderaient des phases, ponctuelles ou permanentes, de divisions, d’instabilités… L’impact de cette islamisation-là est ainsi perçue de façon fort négative, car il aurait infléchi l’histoire de cette partie de l’Afrique en l’éloignant de son idéal-type originel. La mise au point d’un cadre chronologique général achoppa longuement sur les valeurs de rupture qu’il fallait ou non concéder à deux phénomènes-clé, l’intrusion européenne et l’islamisation, certains spécialistes déniant à ce dernier une place parmi les fondements émiques des dynamiques historiques africaines, tandis que d’autres mettaient en avant l’intégration et l’assimilation progressive des valeurs véhiculées par l’Islam et les syncrétismes entre ces apports et le milieu « autochtone ». « La main de l’historien tremble », pour reprendre une expression de M. Ferro, lorsqu’elle aborde les faits religieux. La construction d’une histoire africaine unifiée et unifiante présenta autant d’obstacles difficiles à résoudre, à l’instar du projet général panafricain dont elle semble reprendre l’horizon problématique essentiel – la mise en avant des fondements unitaires – sur le plan historiographique… À propos de l’islam, la plume nigérienne hésite parfois lorsqu’elle est appelée à sortir des rayonnages des bibliothèques spécialisées. Boubou Hama, dans son Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, n’aborde pas de front le fait islamique si ce n’est pour valoriser le rôle essentiel de la « civilisation songhay » dans sa propagation à l’ensemble du Soudan Central. L’article important publié en 1965 donne une vision beaucoup plus positive des apports culturels et religieux :
- 48 Le Niger, 23 août 1965, p. 3.
Dans l’Ouest africain Soninké, Malinké, Songhay, Abzin de l’Aïr, Béribéri du Bornou et Haoussa du Soudan Central parvinrent sur les bases de traditions communes, à s’adapter parfaitement aux idées modernes de l’Islam et à créer, à l’échelle de vastes ensembles, des États parfaitement organisés, à l’instar des royaumes chrétiens de l’époque.48
- 49 Cette stratégie du parallèle Europe-Afrique a été à maintes reprises étudiée par les appro (...)
65Ici, l’islamisation est perçue comme une composante intrinsèque aux dynamiques endogènes au continent, qui permettent de valoriser le passé ouest-africain ; elle représente un facteur fondamental au niveau de l’essor des organisations étatiques qui, appuyées sur les valeurs autochtones mêlées à de tels apports venus de l’extérieur, constituent autant d’entités politiques dont la valeur peut être comparée aux « États chrétiens » qui structurent la carte politique de l’Europe à la même époque. L’islamisation est alors perçue comme un facteur positif, un élément important, sinon essentiel, pour une unification culturelle des deux rivages du Sahara. Appréhendée en fonction de cet angle, cette donnée religieuse permet également de jouer le registre rhétorique qui valorise fortement l’histoire de cette période précoloniale, selon le schéma habituel à partir duquel le passé de l’Afrique se conçoit sur un pied d’égalité avec celui des espaces situés au nord de la Méditerranée49.
66Dans l’optique nigérienne, il est frappant de constater la dimension prépondérante attribuée au fait islamique dans la construction identitaire, nationale ou régionale, par les discours historiques qui, comme ceux de Boubou Hama, veulent retrouver les dynamiques VRAIES de l’unité et de l’identité collective dans l’histoire… nous verrons ultérieurement le récent essor d’une littérature historique nigérienne relative au processus d’islamisation de l’espace national, à son rôle dans l’émergence de la conscience « nationale » à partir des résistances anti-coloniales, puis, plus récemment, au niveau des potentialités qu’il est censé offrir pour remplacer les bases sociales et politiques défaillantes de l’État-nation hérité de la colonisation par de nouvelles structures directement issues d’un contrat social et politique fondé sur les valeurs islamiques.
f. La « philosophie humaniste » de Boubou Hama
67L’idéal panafricain de Boubou Hama semble désormais appartenir à l’histoire des idées philosophiques et historiques, et à celle des idéologies politiques de l’Afrique contemporaine. Ses écrits portent une lumière singulière, témoignent d’une approche intellectuelle et théorique spécifique de cet idéal unitaire et panafricain. En empruntant beaucoup aux autres penseurs (dont A. Diop…), ils s’inscrivent sans doute dans un appareil général propre à la période, qui permet d’affirmer la réalité d’une personnalité culturelle spécifiquement africaine au travers de l’histoire ainsi que l’appropriation par ses artisans d’une sorte de finalité historique spécifiquement africaine, une dialectique ou une fin de l’histoire, dont l’aboutissement ultime serait la recomposition des anciens équilibres en vue de retrouver l’unité perdue. On ne peut en effet s’empêcher de faire un lien avec le contexte de l’époque, qui donne à voir, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la création et l’affirmation d’un État-nation dont la légitimation passe par l’histoire la plus lointaine : l’État d’Israël.
68Cet horizon d’attente général lié à la construction de l’unité africaine est étroitement associé aux discours politiques des leaders africains « nationalistes » des années 50 et 60 dans lesquels et pour lesquels l’histoire est instrumentalisée au service des horizons identitaires panafricains. Ceux-ci ne sont pas perdus de vue après les indépendances, mais les positions prises à leur encontre témoignent désormais de la diversité des points de vue, au gré des divergences de sensibilité et des contingences propres aux contextes locaux et nationaux : l’idéal unitaire se trouve pris dans un faisceau d’échelles de plus en plus différenciées et imbriquées entre elles. Le paradigme identitaire demeure une des finalités essentielles de l’histoire post-coloniale la plus récente, qu’elle serve l’idée d’unité large, d’intégration régionale ou la construction nationale – voir la tentation régionaliste prise selon l’optique du terroir, revendiqué comme unité culturelle de base… Le terme même « d’unité africaine » n’est cependant plus guère utilisé depuis la fin des années 70. Sa force d’attraction paraît s’estomper assez rapidement. L’idéal de l’unité africaine semble avoir beaucoup perdu de sa performance : l’expression elle-même s’efface avec le retrait de cette première génération d’hommes politiques dont l’action et les réflexions se mêlent au contexte géopolitique de leur époque, qui fut celui de la décolonisation et de la montée des nationalismes, de la guerre froide et des tentatives d’organisation d’une « troisième voie » dont certains, à l’instar de Boubou Hama, envisagèrent qu’elles furent initiées par l’Afrique.
- 50 « Ce qui reste et compte n’est pas le développement rationnel du monde, mais l’humanisme d (...)
69Les manifestations qui seront organisées à Niamey en 2006 pour la commémoration de la mort de Boubou Hama continueront sans doute à louer l’impressionnante somme d’écrits, publiés ou non, qu’il a laissée (plus de 50 titres ont été recensés). On soulignera la diversité des domaines qu’il a abordés : histoire, philosophie, pédagogie, anthropologie… Il faudra cependant mettre en avant une certaine unité de ces approches qui, finalement, s’orientent toutes, peu ou prou, vers un objectif essentiel, d’essence historique, mais inspiré de l’histoire, du passé « total » du continent, envisagé comme un tout massif, homogène dans son essence au-delà de ses diversités. Sa philosophie de l’histoire est aussi une philosophie sur l’histoire, car essentiellement basée sur le cheminement de celle-ci, depuis les origines jusque aux temps actuels. Face aux soubresauts de l’histoire humaine, elle propose l’image d’une Afrique immuable, intangible dans son esprit et son « génie », appelée par vocation historique à créer et créer encore les origines, qu’elles soient biologiques (l’Afrique, le berceau de l’humanité et la matrice des migrations originelles), civilisationnelles (le Sahara néolithique, l’Afrique punique, égyptienne, nubienne), « mystiques et essentialistes », un modèle régénéré d’humanisme : c’est au niveau de ce dernier stade, au sein du monde scientifique moderne et de l’humanité inquiète, que l’Afrique contemporaine serait amenée à jouer un rôle à nouveau primordial pour le destin de la société humaine globale50. Ainsi se retrouve, au niveau de cette « doxa » africaine et humaniste, tout le problème de l’ouverture et du rejet des influences extérieures auquel se trouvent confrontés les États et les sociétés de l’époque postcoloniale, avec la recherche d’un équilibre instable, d’une synthèse complexe entre les apports extérieurs, véhiculées par des « idéologies » proposant des modèles globaux (systèmes capitalistes et communistes) et la quête d’une voie africaine de développement et d’émancipation avec la recherche d’un équilibre, l’idéal-type forgé par ce concept d’unité africaine. Ce n’est qu’une fois cet objectif final atteint, et le point d’équilibre retrouvé, une fois l’identité « unique et vraie » recouvrée, au-delà, et avec, les contrastes et les diversités qui ne constitueraient plus des facteurs de divisions et de « subversions » mais des apports à la richesse « ontologique » de ce continent, que l’Afrique pourrait prétendre – à nouveau – à un rôle mondial à la mesure de l’immense héritage historique qui l’a façonnée.
70Aujourd’hui, l’horizon de la mondialisation, l’accélération sans cesse affirmée par maints observateurs de ce phénomène complexe au cours de ces dernières décennies donne une nouvelle jeunesse à la question des relations interafricaines. Les questions relatives aux dynamiques d’intégration, qu’elles soient perçues au niveau local, régional ou continental, représentent une grille d’approche intéressante et performante quant au positionnement de l’Afrique dans – et par rapport au monde, notamment au niveau des questions relatives à l’économie et au développement. L’approche paraît cependant être moins ambitieuse, par rapport à celle que le penseur nigérien tenta d’explorer au fil d’une imposante œuvre historiographique. Les interrogations nouvelles, nées de l’extension du village global planétaire et des incertitudes nées de la fin de la guerre froide, posent cependant à nouveau avec beaucoup de force les questions identitaires. Les réflexions de Boubou Hama pourraient, dans le cadre africain, connaître une nouvelle jeunesse…
3. « Bâtir la nation nigérienne »
- 51 I. Kimba, « La dynamique de la gouvernance au Niger », Le Niger : État et démocratie, L’Ha (...)
À l’indépendance, le président Diori ayant hérité d’un territoire hétéroclite et dirigeant un parti politique sans légitimité intérieure puissante, va se poser d’abord en créateur de nation. Il adopte une stratégie de type populiste mais avec un objectif de participation populaire…51
71La stratégie populiste du nouveau pouvoir s’inscrit, selon le professeur I.Kimba, dans cette dynamique d’ensemble inhérente, semble-t-il, à maints gouvernements africains amenés à gérer le destin des anciens territoires coloniaux désormais émancipés : une des voies communes aux processus de légitimation de leurs autorités puise dans le discours à caractère nationaliste. Il s’agit de créer des nations, de mobiliser les populations autour de projets capables d’amener l’adhésion de l’ensemble des acteurs de ces nouveaux territoires, afin d’en assurer la cohésion et la stabilité, au-delà des facteurs centripètes qui menacent, en maints endroits du continent, leur cohésion fort peu de temps après leur accession à l’indépendance. Les années 60 abondent, en effet, de contre-exemples au modèle de la stabilité garantie par un État unitaire, centralisé, représentatif de l’ensemble du peuple, considéré comme homogène, au-delà de ses différences ethnico-culturelles. Le Zaïre dès 1960 connaît d’importants troubles et des tentatives de sécession. Le grand voisin du Niger, le Nigeria, est confronté à la fronde du Biafra qui révèle la fragilité de ces constructions politiques issues de la décolonisation, bien que le Nigeria ait adopté une organisation de type fédéral. Au Niger-même, si l’on adhère à la théorie de Charlick et de bien d’autres observateurs pour qui le pouvoir politique, jusqu’à la Conférence nationale tenue en 1991, aurait été accaparé par une élite composée dans sa grande majorité de l’ouest nigérien, on serait tenté de voir dans le projet de tels « bâtisseurs de nation » rien d’autre qu’un discours en trompe-l’œil, un paravent rhétorique de peu d’importance du fait de son éventuelle fausseté par rapport à la situation réelle : point de construction nationale, mais un pouvoir accaparé, à l’aide de mesure concrètes et coercitives habillées par quelques artifices idéologiques de peu de poids à côté des instruments de contrainte et d’encadrement.
72Il serait alors peu intéressant de trop s’attarder sur les composantes de l’idéologie de ces éventuels constructeurs, en particulier l’utilisation d’une importante somme de références et d’analyses historiques qu’ils utilisent pour étayer leurs vues et leurs projets. L’essentiel se situerait ailleurs, peut-être au niveau des mesures concrètes qui furent mises en œuvre afin de maintenir le pouvoir d’une petite élite homogène sur le plan de « l’ethnicité » par la mise au pas des oppositions internes et la mise sur pied d’encadrement solides de toutes les strates de la population. Dans cette optique, les aspects culturels, dont font partie ces textes émanant du pouvoir qui instrumentalisent l’histoire, devraient être minorés au profit des faits relevant du politique, du social et de la sphère économique.
a. Davantage qu’un discours en trompe-l’œil…
73Plusieurs raisons nous incitent à adopter un point de vue plus nuancé, et à positionner les processus d’instrumentalisation du passé – histoire savante ou traditionnelle – au centre du dispositif d’ensemble motivant l’action des dirigeants de cette époque. Le cynisme politique constitue sans doute, au Niger comme ailleurs, le fait du Princeet les dirigeants politiques de ces premières décennies postcoloniales l’ont forcément pratiqué. Il semble cependant certain que ceux-ci cultivent une conception plus ou moins précise, mais effective, de leurs fonctions « nationales » qui ne relève pas uniquement du simple calcul de façade. Plusieurs facteurs incitent à penser qu’ils ont, en leur temps, une conception effective de ce que doit être la Nation nigérienne en gestation, en fonction de ses fondements historiques et culturels spécifiques. Les analyses qu’ils développent ne relèvent pas uniquement d’une manipulation du passé pour les besoins de la cause. Ces personnalités, du fait de leurs formations, de leurs parcours professionnels et de leurs vécus de militants politiques, disposent d’un certain savoir en matière d’histoire nigérienne et africaine structuré par les résultats de la recherche scientifique disponible qu’ils contribuent, à l’instar de Boubou Hama, à développer depuis la période coloniale, et plus encore après l’indépendance. Il s’agit alors de voir dans quelle mesure les considérations historicistes, utilisées par le pouvoir nigérien des années 60 et 70 en fonction du programme d’édification nationale, considéré comme essentiel par le gouvernement de la Première République, se découplent des recherches scientifiques ultérieures et des réalités culturelles du Niger censées conférer au « peuple nigérien » une certaine altérité justifiant un destin particulier par rapport aux peuples et aux États voisins, dans le cadre des frontières héritées de la décolonisation. Nous pourrions également considérer que ces références culturelles, étayées par ce savoir historique, jouent un rôle essentiel aux yeux de ces leaders : elles sous-tendraient non seulement les discours, mais aussi les actions concrètes visant à la mobilisation des « massespopulaires » derrière certains programmes précis d’encadrement, dont la finalité relèverait tout autant d’une meilleure emprise sur certaines catégories de populations par le pouvoir central et ses agents que d’objectifs de modernisation et de développement économique, social et culturel. Cette dernière hypothèse permettrait en effet d’expliquer l’engouement que ces dirigeants manifestent pour la recherche en sciences humaines, et en particulier pour l’histoire.
74La manipulation du passé à des fins politiques n’en serait pas l’unique motivation : ils paraissent aussi manifester une certaine sensibilité personnelle, par goût ou par conviction – ou les deux à la fois – du rôle essentiel que la culture devrait jouer au niveau de la formation de l’identité des individus et des groupes, qui provient peut-être (ou plutôt sans doute ?) de leurs longues expériences d’enseignants, en de multiples endroits de la colonie nigérienne…
75Mahamane Karimou a proposé dans de récents articles consacrés à la période de la Première République (1960-1974) une interprétation qui vient étayer notre interprétation. Il semble même aller plus loin, en plaçant la culture populaire au centre de toutes les stratégies de mobilisation des masses par le pouvoir en vue de conforter les dogmes et les mots d’ordres lancés par le parti unique. L’investissement de la sphère culturelle par le bas – l’historien n’évoque pas le domaine de l’histoire savante qui en constitue pourtant, à nos yeux, un autre volet important, en direction cette fois des élites, du moins dans un premier temps – cristallise les efforts et les espoirs du régime pour la bonne marche du processus de construction identitaire national.
- 52 M. Karimou, « Contribution à l’étude de la gestion politique du Niger », Seeda, n° 19, mai (...)
Pour le PPN-RDA, il ne saurait y avoir de dissociation entre la culture et le parti, l’une étant le vecteur du message fédérateur du second. Dans le contexte du parti unique la culture apparaît aux yeux des responsables comme le moyen le plus sûr de mobiliser la jeunesse. C’est ainsi que, de 1960 à 1974, directement rattaché au bureau politique national du Parti, le secrétariat général de la jeunesse servait de trait d’union entre la jeunesse nigérienne et le régime. À ce titre, il avait la mission de relayer jusque dans les hameaux les plus reculés les mots d’ordre du parti et du gouvernement (…). Véritables compétitions culturelles regroupant tous les jeunes nigériens au sein de la jeunesse du PPN-RDA, les semaines de la jeunesse mettent à la disposition de la jeunesse du parti des infrastructures indispensables au déroulement de leurs activités. Par ce biais, les responsables du PPN-RDA entendaient assurer le brassage des populations, intensifier le dialogue interethnique, accroître la compréhension, la solidarité, la tolérance et l’interdépendance entre les différentes régions du pays et jeter ainsi les bases de la construction de la Nation nigérienne. Le PPN-RDA, pour réussir cette entreprise, s’engage dans un vaste programme de revalorisation des traditions culturelles du pays et de réaffirmation de la personnalité nigérienne. Le régime espère ainsi s’opposer à l’acculturation des populations et préserver lesvaleurs morales fondamentales du pays. Il veut à partir de l’interpénétration culturelle ainsi obtenue, renforcer l’unité nationale et consolider l’attachement des populations aux idéaux du parti. Toutes ces actions procèdent de la volonté du gouvernement du PPN-RDA de renforcer la complémentarité et la solidarité entre les différentes composantes du peuple et de rendre irréversible la construction d’une nation unie.52
- 53 « By promoting agricultural modernization through this network the government hoped to byp (...)
76L’implication du pouvoir, par le biais de diverses productions, au niveau de la construction identitaire nationale semble s’intensifier à partir du milieu des années 60. D’importants documents, élaborés autour de cette époque, attestent que la dynamique s’accélère. Le contexte (intérieur et extérieur) paraît favorable. De 1964 à la fin de la décennie, le régime connaît une relative stabilité politique : il sort renforcé des menaces précédentes, en particulier de la tentative manquée de coup d’État en 1963 et de l’attentat à la grenade contre Diori Hamani perpétré par un militant sawabiste isolé, qui constituera l’un des derniers actes concrets du mouvement rival au PPN-RDA. L’agriculture, activité économique prépondérante, est favorisée par un bon cycle pluviométrique. La culture arachidière, unique culture de rente significative développée à partir de l’époque coloniale dont dispose le Niger pour dégager des revenus à l’exportation, se développe et génère des bénéfices croissants ; l’État dispose alors de ressources suffisamment significatives pour mener un certain nombre d’actions d’encadrement et de développement. Une politique active est engagée en direction des populations paysannes en vue de favoriser l’accès de ces communautés rurales au moyen de coopératives créées sur la base des unités villageoises traditionnelles, au sein desquelles les paysans doivent avoir un accès facilité au crédit rural, afin de pouvoir engager des initiatives en vue de moderniser les pratiques culturales. L’État engage une vaste action de sensibilisation par le biais de nouvelles organisations rurales, les RVA (Rassemblement de Villages Animés), pilotées par une structure bureaucratique forgée à cet effet, l’Agence d’Animation. Celle-ci est directement contrôlée par l’exécutif à qui elle doit rendre des comptes. Les buts poursuivis sont effectivement ambitieux : il s’agit de mener des actions de sensibilisation et d’incitation auprès des masses paysannes, mais aussi en direction des agents locaux de l’État, afin de créer un partenariat actif entre ces deux types d’acteurs du monde rural pour favoriser la modernisation des structures socio-économiques des campagnes. Selon les analyses consultées53, une des intentions sous-jacentes de cette politique visait à la marginalisation des élites locales traditionnelles, dont l’emprise sur les populations rurales gênait le régime. Celles-ci sont perçues comme un frein au développement. Elles constitueraient une entrave, aux yeux des législateurs, à un contrôle raffermi par le pouvoir central sur l’ensemble des ressources générées par le secteur agricole, d’autant plus que les politiques de modernisation et de sensibilisation qu’il engage en faveur de celui-ci doit permettre de dégager des surplus – donc, davantage de revenus qu’il serait loisible de ponctionner à la source.
77Le contexte favorable à tous points de vue – climatique, politique, économique – permet par conséquent au régime de lancer d’importants projets en direction de divers groupes socioprofessionnels. Les productions idéologiques qu’il soutient ou qu’il génère portent la trace de l’optimisme ambiant qui prévaut alors, en matière de perspective de développement et de construction nationale, pour lesquelles le pouvoir ne semble avoir de cesse d’affirmer et de justifier son emprise.
- 54 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, brochure de la République du (...)
Chez nous, les contextes géographiques indiquent clairement que les populations de notre République ont une même civilisation générale commune. Les langues y sont peu nombreuses. Il y existe un peuple djerma, haoussa, peul, touareg et kanouri. Dans la République du Niger 80 % de nos populations parlent le djerma ou le haoussa. Il s’ensuit que sur le terrain local l’unité se fait autour de nos deux langues principales. Il se dessine dans notre pays une sorte de bilinguisme secondé efficacement par le français langue officielle de la République.
Dans un tel pays, l’organisation de la jeunesse, celle des clans et des tribus sont identiques. D’autre part, deux religions : l’Islam et l’Animisme unissent nos populations entre elles (…). Le Niger peut être considéré dans ces conditions comme une fédération de peuples semblables auxquels nous apportons le ciment de l’unité nationale par la communauté de l’intérêt organisé dans un développement organisé.
Sur le plan culturel, les idées générales de leur côté entament leur unité incontestable. Nous avons donc à faire ici à un tout humain en formation, à un cadre national qu’il suffit de renforcer à partir d’une civilisation générale identique. Nos diversités reposent surtout sur des particularismes nationaux qu’il faut réduire en un tout national compact que nous avons défini dans sa nature et dans son contenu économique, social et politique.54
78Cette brochure éditée par les soins du président de l’Assemblée nationale constitue une sorte de manifeste de politique générale. Le document situe d’abord l’action du régime dans une longue durée historique, mêlant les considérations sur les origines de l’homme, les caractéristiques d’une civilisation africaine unique et les réflexions liées à l’action politique contemporaine. Il retrace l’émergence du pouvoir en place par rapport à la colonisation et aux luttes pour l’émancipation qu’il aurait menées durant cette période. La dernière partie est consacrée à une analyse de la situation internationale, offrant de nombreuses considérations relatives aux positions africaines dans le concert des nations et plus particulièrement du Niger… documentdense, riche, aux informations présentées de manière quelque peu désordonnée dans le style propre à Boubou Hama… il constitue à n’en pas douter un des principaux manifestes politiques de l’époque par lequel le pouvoir assoit ses vues idéologiques, notamment ses stratégies de légitimation par le biais des références historiques. Son format et sa présentation (une brochure de 57 pages) le rend en effet peu onéreux, facile d’accès et de manipulation. Boubou Hama a d’ailleurs repris l’essentiel du texte lors de l’intervention qu’il fit en Algérie, à l’occasion du symposium d’Alger de 1969 consacré à l’unité africaine.
b. Une identité nigérienne inscrite dans l’histoire
79Ce manifeste utilise les données historiques pour démontrer en premier lieu l’unicité relative d’une civilisation nigérienne, fondée sur un certain nombre de traits culturels que les peuples qui cohabitent sur cet espace paraissent avoir en partage. Un certain nombre de références partagées paraissent l’emporter sur les facteurs d’altérité et de fractionnement dans la plupart des secteurs constituants le cadre historique général structurant depuis la nuit des temps un destin commun pour ces peuples : géographie, linguistique, histoire du peuplement et religion, organisation sociale traditionnelles, manifestations culturelles, produisent autant d’aspects selon le document, qui ont forgé au cours des âges une identité spécifique entre les divers groupes établis depuis les rives du Lac Tchad à celles du fleuve Niger, des confins septentrionaux du monde hausaphone aux espaces désertiques de l’Aïr et du Djado, domaine des berbères voilés… Ainsi, la nation nigérienne en marche porterait en elle les ferments ancestraux de son unité. Les premiers paragraphes de la préface de Diori Hamani reprennent cette idée-force :
- 55 Diori Hamani, « La personnalité nigérienne », in Boubou Hama, op. cit., p. 1.
Le Niger se reconnaît une vocation particulière : l’expression de sa personnalité. Celle-ci ne résulte pas d’événements récents ; elle s’est lentement formée au cours du temps. Elle dérive de l’Histoire et de la situation géographique même du pays.
Comme tous les pays sahéliens, mais à un degré plus intense, le Niger participe à la vie du désert et de la savane. C’est un lieu de rencontre entre populations très différentes, un creuset d’où sont sorties par une sorte de syncrétisme, les valeurs morales, les conceptions de vie, qui constituent le tempérament nigérien actuel.
De ce fait, l’homme nigérien possède certains traits de caractère qui ont déterminé son comportement politique au cours de ces dernières années, qui continuent d’expliquer notre démarche politique actuelle.55
80De tels discours véhiculent une représentation particulière de l’identité spécifique à une nation nigérienne dont les prolégomènes, supposés fort anciens, ne seraient pas seulement issus de l’histoire récente relative au processus d’autonomisation de l’ancienne colonie qui s’engage, sur un court laps de temps (une quinzaine d’années) après le second conflit mondial, jusqu’à son indépendance politique complète à partir de 1960. Ils définissent une dynamique, reposant sur un substrat ancien censé transcender les clivages humains et naturels, malgré le fait que l’espace considéré abrite des peuples qui accusent d’importantes différences perceptibles au niveau de certains modes de vie, tels ceux relevant des horizons nomades et sédentaires liés à des milieux naturels différents (désert et savane). Ces importants contrastes naturels et culturels n’auraient pas empêché ces populations de tisser entre elles un faisceau de relations originales à l’origine d’un creuset » de valeurs et de références communes. N’importe : les points communs paraissent beaucoup plus significatifs, aux yeux de ces textes politiques, que les facteurs de division.
81L’histoire du Niger, liée à ce processus de construction nationale, s’oriente en fonction d’un sens, une dialectique ascendante inscrite dans la très longue durée, d’une destinée commune fédérant progressivement ces peuples. Elle se construirait, au cours des siècles, petit à petit, jusqu’à la consécration finale – l’avènement d’une nation nigérienne véritable – censée être définitivement consacrée par l’État post-colonial. À travers lui, grâce à son action éclairée mue par la conscience aiguë de son rôle historique, devrait se terminer le destin national de ces peuples, enfin réunis dans les cadres territoriaux, législatifs, culturels communs, rassemblés autour de projets d’avenir auxquels ils sont censés avoir librement adhéré. Ainsi, c’est aux dirigeants politiques de cette époque, conscients des potentialités lentement instillées à l’ombre de Clio, qu’appartiendrait cette mission démiurgique, par laquelle se cristalliserait l’unité réelle, au moyen de la mise en œuvre de chantiers susceptibles de mobiliser ces populations en vue de poursuivre des objectifs d’envergure et d’intérêt nationaux. On voit poindre, derrière de telles considérations, une grille argumentaire qui permet de justifier, de manière plus ou moins sous-jacente, les stratégies de raffermissement d’un contrôle, visant à une mobilisation accrue et plus efficace des populations engagées par le régime, en particulier au niveau des populations paysannes, dans le cadre de la mise en œuvre d’actions liées à l’activation du développement rural.
- 56 Cette information, difficilement vérifiable au moyen de données écrites, nous l’avons obte (...)
82Toutes ces idées consacrées aux fondements de la nation exposées dans cette brochure politique – elles n’en constituent pas le fil directeur essentiel – ont été en fait considérablement développées et médiatisées par la parution, l’année précédente, d’un ouvrage-clé au niveau de l’instrumentalisation de l’histoire par le pouvoir politique en fonction de cet horizon d’attente national. Il fait date, d’abord en raison de l’impact important qu’il semble avoir eu sur l’opinion publique, nigérienne et française. L’histoire générale du Niger de l’ancien administrateur colonial Edmond Séré de Rivière paraît en 1965. C’est un ouvrage assez volumineux de 303 pages, édité par la maison Berger-Levrault, dans la collection « mondes d’outre-mer » dirigé par Hubert Deschamps. L’ouvrage s’adresse manifestement à un large public et non seulement à un cénacle restreint d’africanistes : le style est clair et sans trop d’artifices sémantiques et un important dossier de photographies émaille le texte et invite au voyage. Au Niger, l’ouvrage connut un succès important : on le considérait comme la première somme jamais consacrée à l’histoire générale du pays56. L’ouvrage ancien et peu diffusé d’Yves Urvoy semble n’être alors connu que par un petit nombre de spécialistes. Séré de Rivière, ainsi que l’auteur de la préface, Diori Hamani, ne soulignent pas ce précédent. Ils tendraient même plutôt à l’occulter : les références au livre du capitaine d’artillerie sont fort rares, si ce n’est la mention, parmi d’autres nombreux ouvrages de références, de L’histoire des populations du Soudan Central en bibliographie.
83À l’occasion de l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, Jean-Pierre Olivier de Sardan affirma que l’historiographie de Séré de Rivière s’apparente à la production de l’époque coloniale, contre laquelle se sont vigoureusement élevées les historiographies « nationalistes » qui se constituèrent dans le cadre de la plupart des États post-coloniauxd’Afrique sub-saharienne :
- 57 Entretien avec J.-P. O. de Sardan. Certains enseignants du secondaire que nous avons pu in (...)
Pour faire de l’histoire, il y avait un levier idéologique. C’était une idéologique sympathique, si tu veux, il fallait se réapproprier un passé, écrire une histoire nationale, etc., ce levier idéologique, par rapport à l’histoire dominante coloniale, qui est ne se souciait pas beaucoup de l’historicité… genre Séré de Rivière – ça c’est catastrophique, c’est une sorte d’apologie… ou alors c’étaient des anthropologues qui considéraient les sociétés coloniales sans histoire…57
84En fait, comme nous tenterons de le démontrer, l’ouvrage de Séré de Rivière, s’il n’apporte rien de neuf du point de vue scientifique – il emprunte beaucoup aux travaux d’Urvoy dans ce domaine – forge un discours historique en prise directe avec le programme idéologique suivi par le pouvoir étatique. Il constitue une assise tangible qui lui permet de justifier sa vocation affirmée de poursuivre et d’achever le processus multiséculaire d’unité humaine et culturelle engagé dans le cadre de l’espace nigérien. Les principales figures dirigeantes du nouvel État, Diori Hamani et Boubou Hama, semblent canaliser et générer l’essentiel de la demande en matière d’histoire et des productions censées l’assouvir, productions appelées à une diffusion auprès d’un public fort divers, composé de militants, de l’opinion publique nigérienne éclairée, mais aussi d’un certain lectorat étranger (en particulier français) que les changements à l’œuvre dans cette partie d’Afrique interpellent…
85La pérennité de l‘identité nationale nigérienne au cours de l’histoire, sa lente élaboration au fil des siècles, et, par effet de miroir, la vision d’une dialectique historique logique par laquelle les récents événements ayant abouti à la mise en place de l’État-Nation nigérien ne seraient rien d’autre que l’aboutissement logique d’une lente maturation, tout cela est clairement affirmé au niveau de l’introduction et de la conclusion : les extraits retenus montrent que la démonstration de l’existence de fondements historiques à la nation nigérienne représente le fil directeur primordial de l’ouvrage.
- 58 Séré de Rivière, introduction, p. 10.
Les hasards ou les nécessités de la colonisation européenne en Afrique au XIXe donnèrent au Niger sa configuration actuelle, apparemment quelque peu arbitraire. Or, à l’analyse historique, et des composantes de la Nation et de son emprise territoriale, on s’aperçoit de deux choses : d’une part les diverses provinces nigériennes ne sont pas réunies artificiellement, mais ont en commun un long passé, des interpénétrations, des liens longuement tissés par l’histoire, tout comme les vieilles provinces françaises ; d’autre part la détermination des frontières a procédé d’un souci évident de ne pas scinder les communautés existantes, de leur conserver leur territoire dans le cadre même de leur évolution.58
Au terme de cette histoire du Niger, qui n’est sans doute trop souvent qu’une compilation de faits et de dates, nous voudrions reprendre avec le lecteur qui nous aura suivi jusqu’au bout la constatation initiale, essentielle, de l’unité de la nation nigérienne (…) Certes, la République s’est instaurée sur une infrastructure administrative récente, imposée – mais acceptée – de l’extérieur ; mais cette administration elle-même ne s’est façonnée qu’en fonction du pays, s’adaptant aux institutions littéralement indigènes. Car ces institutions existaient, issues de longs siècles, héritées d’un lointain passé de vie locale et provinciale, où les royaumes et les chefferies se heurtaient comme autrefois les barons féodaux.
86Il est frappant de constater le parallèle que l’auteur effectue entre un processus « français » de gestation et les dynamiques nigériennes : référence à la féodalité, aux relations entre « vieilles provinces… ».
87La question des lignes-frontières héritées du colonisateur ordonne une des thématiques hautement stratégiques pour la démonstration. Le tracé des limites administratives n’aurait pas été effectué au hasard : contre toute attente, il aurait respecté les réalités culturelles et historiques nigériennes. La période coloniale ne représente pas une rupture essentielle ; elle n’aurait pas porté atteinte aux équilibres ancestraux, ni à l’identité intrinsèque à cet espace et aux populations qu’il abrite ; mieux : en leur conférant un cadre désormais formalisé, il aurait au contraire contribué à préciser davantage les contours du fait national, avant que le contexte ne permette l’émergence d’une volonté collective affirmée allant dans ce sens unitaire. Ainsi formulée, la problématique des frontières conforte la thèse centrale que cet ouvrage veut démontrer. L’histoire justifie le découpage administratif pourtant issu de la décolonisation et marque, au-delà de grandes altérités régionales que l’auteur ne nie pas cependant, l’identité commune à ces régions nigériennes qui subirent les influences politiques et culturelles de grands ensembles étatiques précoloniaux : l’empire du Bornou, ceux du Mali puis du Songhay, les cités-États hausa et le monde touareg… Tant au nord, au sud qu’à l’ouest, les limites semblent ainsi dessiner, dès les temps reculés du Haut Moyen Âge africain, les contours de cet espace sous l’action d’un travail d’individuation structurel, sur les plans culturels et économiques tout autant que politiques. Elles définissent un espace distinct des contrées situées en dehors de limites de l’aire nigérienne, en prenant, en fonction des situations locales, un sens particulier : à l’ouest, elles distinguent un espace particulier au sein d’empires jusqu’au XVIe, avec le Dendi, censé être tout à la fois une marche de l’empire songhay et le berceau des premières et glorieuses dynasties, en particulier celle des Sonni. Plus tard, après la conquête marocaine, cet espace représente une ligne de partage entre asservissement et résistance aux nouveaux conquérants, tandis que dans la partie méridionale, celle des confins septentrionaux du monde hausaphone, s’opère également une dynamique de résistance à l’emprise des jihadistes de Sokoto au XIXe. Les franges septentrionales, elles, établissent une frontière culturelle originale au sein d’un vaste espace, la partie méridionale du Sahara, domaine des « berbères voilés », les Touaregs. Ceux de la partie nigérienne auraient subi un lent processus d’individuation par rapport aux tribus de berbères voilées septentrionales et occidentales sous l’effet de l’influence d’un milieu géographique spécifique et de dynamiques socioculturelles, politiques et économiques particulières qui les auraient étroitement liées, selon diverses modalités, aux groupes humains sédentaires noirs installés dans les franges méridionales de l’Aïr… Il n’y aurait que pour la frontière orientale, entre Niger et Tchad, que la dimension de limite serait moins marquée. L’auteur évacue le problème en établissant les régions orientales du Niger comme des marches de l’empire du Bornou, éloignées du centre de gravité du vieil empire.
c. Les premières pierres du chantier identitaire érigées dans l’ouvrage d’Urvoy
88Comment l’ouvrage se situe-t-il par rapport au premier travail de synthèse publié en 1936 ? En ce qui concerne le domaine du savoir, il nous semble que Séré de Rivière a abondamment utilisé la matière réunie dans L’histoire des populations du Soudan Central. Celui-ci dégage déjà les spécificités de la partie méridionale de l’empire du Mali : le Dendi en aurait constitué tout à la fois le berceau civilisationnel et le refuge ultime après l’invasion marocaine. On retrouve, au fil des pages consacrées à l’histoire de cette partie de la colonie, l’axiomatique de la résistance, politique et culturelle, aux envahisseurs « marocains » après la bataille de Tondibi de 1591. Le passage suivant, relatif aux principautés songhaïs issues du fractionnement du Dendi à partir du XVIIe témoigne, outre de l’ampleur de la collecte des traditions que l’auteur effectua sur le terrain, de ces analyses qui définissent déjà une identité historique « nationale » de certains groupes humains et espaces nigériens :
- 59 Y. Urvoy, Histoire des populations du Soudan central, la colonie du Niger, extraits des pa (...)
Ces minuscules dynasties, héritières d’un grand nom, ont subsisté jusqu’à nos jours, malgré les invasions peules et touarègues qui ont si fortement marqué la région de la rive droite. Il est frappant de constater l’attachement de ces populations aux descendants de leurs anciens empereurs, et le véritable orgueil national qui en est le soutien (…) Il est probable que l’on pourrait recueillir encore un certain nombre de ces généalogies, car plusieurs lignées de chefs de villages doivent se rattacher à la dynastie. L’intérêt n’en serait pas très grand. Ce qu’il faut retenir, c’est ce foisonnement de la race d’Askia au sud d’Ansongo et, sous l’effritement politique, la persistance profonde des traditions nationales. Le berceau de la race en est resté, au cours de quatorze siècles, le réduit. Les vrais songhaïs ne sont pas ceux de Djenné, de Tombouctou ; ce sont les obscures tribus de Téra, de la rive droite de l’Andiorou.59
- 60 Y. Urvoy, Histoire des populations du Soudan central, p. 217.
89Pour la partie septentrionale et désertique de la colonie, frontalière avec l’Algérie et la Libye italienne, le sultanat touareg de l’Ayar (il ne précise pas cependant si ses limites s’inscrivent dans les cadres du Niger actuel ou si elles les transcendent) est déjà perçu comme un puissant et important pôle relationnel avec le sud haoussa… l’officier colonial évoque ainsi le métissage avancé de nombreuses « tribus » touarègues, dès leur arrivée en Aïr : le lent et précoce processus d’individuation « culturel » des Kel Ayar par rapport aux Kel Ahaggar, est déjà suggéré, avant qu’il ne soit amplement décrit par les historiens de l’époque post-coloniale, à partir de toutes autres bases cependant. Par rapport aux espaces méridionaux de la colonie, Urvoy aborde déjà le jihad comme événement-rupture fondamental : « L’histoire des pays haoussa ne peut donc être menée d’ensemble. Mais la guerre “sainte” d’Ousmane Dan Fodio, de 1804 à 1810, et la flambée peule qui les atteignit tous et bouleversa les anciennes dynasties et les frontières, marquent une coupure nette»60.
90Il évoque, au fil des récits de l’histoire politique de ces « royaumes », l’individuation de certaines marges septentrionales du monde haussa qui auraient émergé à la faveur des dynamiques de résistance aux jihadistes de Sokoto, à l’instar de l’Etat du Maradi :
- 61 Ibid., pp. 280-281.
Le Maradi, où s’étaient réfugiés les fidèles de la dynastie, comprenait les anciennes marches du nord, qui n’avaient joué jusque-là qu’un rôle infime (…) Le nouveau royaume comprit la province de Maradi, celle de Gazaoua, au nord de Dankama, et le Tessaoua, dont les liens furent resserrés à cette époque. Il était limité au sud, à peu près par l’actuelle frontière franco-anglaise.61
91Par contre, l’ouvrage dénie aux confins orientaux de la colonie une quelconque intégration justifiée par les dynamiques de l’histoire : ainsi, le Manga et le Kaouar, aux confins de l’est nigérien, appartiennent à l’orbite bornuane, qu’il ne considère pas, en fonction de son approche exclusivement politique des dynamiques historiques qu’il analyse qui consiste avant tout à retracer l’évolution des royaumes pré-coloniaux, comme un élément lié au destin de l’espace nigérien.
92Les analogies entre le texte de Séré de Rivière et les savoirs coloniaux précédents apparaissent ainsi fort importantes. Il semble établi que l’auteur se soit, en toute logique d’ailleurs, appuyé sur ces travaux antérieurs, en particulier sur cette Histoire des populations du Soudan central qui représente une somme incontournable pour les recherches qui lui sont ultérieures, en raison de la somme d’informations qu’il compile. Il représente en effet un très vaste réservoir de données que l’on peut réinvestir au service d’analyses et de problématiques fort différentes par rapport aux arrière-plans idéologiques et thématiques très orientés en fonction de la situation coloniale de l’époque qui structurent la démarche du capitaine Urvoy. Ainsi, il semble évident, pour cet officier passionné d’histoire, que la formation de la colonie nigérienne est avant tout le produit des vicissitudes de la conquête et du système de domination qui en a résulté, et auquel il participe. De ce fait, alors que le régime de l’indigénat bat son plein et qu’il n’existe aucune vie politique et très peu d’élites autochtones cultivées dans cet espace enclavé au cœur d’un vaste ensemble sous-peuplé et difficile d’accès dont la capitale, Niamey, s’apparente davantage à un gros village qu’à une ville véritable, la question d’une éventuelle identité « nationale » nigérienne semble être parfaitement anachronique dans les années 30, période d’apogée du système colonial. Le découpage administratif issu de la conquête et des rivalités entre les puissances européennes présentes dans la région qui se cristallisent sur le problème du tracé de la frontière Niger-Nigeria ne saurait composer avec une éventuelle cohérence identitaire de la colonie par rapport aux espaces qu’il côtoie.
- 62 Y. Urvoy, op. cit., p. 197.
93Urvoy n’évoque évidemment pas une éventuelle « Nation nigérienne » en gestation, bien que l’on soit en droit de s’interroger sur les vues qu’il devait cultiver, à l’aune des vastes connaissances historiques qu’il accumula, par rapport aux fondements supposés d’une individualité nigérienne. L’existence même de son ouvrage, à une période où l’histoire des espaces colonisés au sud du Sahara demeure encore fort marginale, constitue un moment fondateur au niveau de la production des savoirs relatifs aux phénomènes par lesquels les différents groupes humains ont cultivé, dans le temps long, divers types de relations, pacifiques ou conflictuelles, même s’il met davantage en lumière l’axiologique de l’affrontement, traditionnelle dans le cadre de l’idéologie d’alors qui participe, du point de vue historiographique, à l’arsenal rhétorique par lequel l’on justifie l’aventure coloniale. À cet effet, l’époque précoloniale est perçue en fonction des logiques de conflit et de domination de peuples sur d’autres, situation de guerres endémiques susceptibles d’entretenir une instabilité récurrente, que l’arrivée française aura permis de gommer, d’après cette interprétation, au profit de l’installation d’une paix durable. Dans cette optique, les réseaux relationnels susceptibles de jouer en faveur d’un resserrement de la conscience collective identitaire commune pourraient intervenir, à partir du moment où la « pax francorum » est imposée par le colonisateur. L’ère coloniale intervient alors, dans la dialectique historique générale appréhendée au fil de l’ouvrage, comme un événement-rupture fondamental, fondatrice d’une phase historique nouvelle perçue de façon positive par rapport aux désordres de la période précoloniale. Le chapitre III est intitulé « les invasions » et relate les troubles qui agitent l’ensemble de la région pendant le XIXe. Le suivant, consacré à la conquête, titre : « la paix française ». Le premier chapitre de la deuxième partie consacrée à l’Ayar se termine ainsi : « Nous n’avons pas apporté encore à l’Aïr la richesse, mais nous lui avons apporté ce qu’il n’avait jamais connu au cours de l’histoire : la paix, la paix française»62.
94L’ouvrage de Séré de Rivière reprend beaucoup des informations qui furent une première fois réunies par son prédécesseur ; il les actualise afin d’ordonner sa propre construction par rapport à de nouvelles problématiques, développées en fonction d’une forte demande collective, qui se manifeste à l’extérieur et à l’intérieur du nouvel État nigérien. Les périodes précoloniales et coloniales ne sont plus opposées selon l’optique manichéenne utilisée par Urvoy qui définit la première comme un « âge sombre » et établit au niveau de la seconde le point de départ du progrès, impulsé sous l’effet d’un processus exogène au milieu considéré, la domination européenne… L’axiomatique de la formation de l’identité nationale relie ces trois stades successifs le long d’un déroulement logique du fil historique général :
- 63 Séré de Rivière, ibid., introduction, p. 12.
C’est pourquoi non seulement il existe une histoire du Niger ; mais le but justement d’une synthèse historique doit être la démonstration de l’unité actuelle résultant d’anciennes diversités qui se cherchaient, qui convergeaient dans la conscience d’intérêts communs ou complémentaires (…) Il fallut l’implantation européenne pour réaliser une unité d’abord administrative qui devint peu à peu solidarité nationale, puis le choc de l’indépendance pour insuffler au peuple nigérien la haute et profonde conception de la grande patrie.63
95Ce passage brosse ainsi un processus progressif de gestation identitaire, d’abord obscur, inconscient (époque précoloniale), puis stimulé par l’arrivée européenne qui aménage les cadres formels d’une future « conscientisation », l’aboutissement ultime de l’ensemble du processus cristallisant l’avènement de l’État-Nation post-colonial, fruit d’un travail multiséculaire de parturition… serait-ce, avec l’achèvement d’un but en gestation depuis les temps les plus reculés, la fin de l’histoire ? Cette dialectique historique ascendante est explorée par Urvoy, mais bien sûr dans une optique différente : la colonisation française constitue une sorte d’aboutissement ultime, de fin de l’histoire, un cadre destiné à durer assurant aux peuples nigériens une paix qu’ils n’étaient pas censés avoir connue auparavant… La perception développée dans ce livre fondamental des années 30, forgée au creuset des présupposés idéologiques de la colonisation, valorise de façon systématique l’œuvre coloniale, susceptible d’engendrer un contexte favorable à l’enrichissement de ces peuples et de ces contrées : aujourd’hui, nous parlerions de développement… Cette position est dépassée lorsque ce contexte de domination disparaît avec la décolonisation et l’indépendance : l’horizon final est désormais structuré en fonction de la rhétorique étatique post-coloniale.
d. L’histoire au service de l’unité nationale : une constante à partir des années 60
- 64 « Le 18 décembre 1958, le Niger, dans la logique du vote positif qu’il a émis lors du réfé (...)
- 65 Diori Hamani, préface à l’ouvrage d’Edmond Séré de Rivière, p. 7.
96Une telle conception ascendante et finaliste du destin historique nigérien se retrouve au niveau de l’ouvrage publié en 1965, en particulier dans la préface écrite par le Président de la République. Celle-ci reprend les principales lignes-forces du livre d’E. Séré de Rivière en fonction de l’idée de Nation nigérienne qui représente la problématique d’ensemble de l’ouvrage : on pourrait ainsi le qualifier d’histoire officielle, tant il semble avoir été écrit pour les besoins de la cause « nationaliste » promue par le pouvoir en place Dans ce texte de présentation à forte connotation politique, D. Hamani commence par rappeler deux dates-clé, celles de « l’entrée dans l’histoire de la Nation nigérienne au 18 décembre 1958»64, puis les débuts de l’État nigérien le 3 août 1960. Relatant la situation antérieure au 18 décembre 1959 il écrit, à propos des populations du Niger : « Ses habitants sédentaires et nomades, noirs et blancs, ne s’étaient pas encore solennellement reconnus eux-mêmes, et n’étaient pas encore solennellement reconnus par le reste du monde, comme unis par leur libre volonté de vivre un destin commun au sein d’un espace désormais nettement délimité»65.
97La « Nation nigérienne » serait ainsi le produit du libre-consentement des diverses populations la constituant et qu’elles que soient leurs origines… Diori souligne le caractère démocratique du processus qui fut en effet entériné par le référendum du 28 septembre 1958, ainsi que la succession logique des deux événements – l’affirmation de la Nation puis des institutions de l’État. C’est à une vision globale, directement inspirée du modèle occidental, en particulier français, que ramènent ces propos : celle d’un équilibre désormais atteint, une sorte d’idéal-type politique et démocratique qui serait ainsi concrétisé par la constitution des cadres d’un État-Nation nigérien, dont il ne resterait plus aux dirigeants actuels qu’à consolider l’armature désormais forgée. Les luttes et les irrégularités qui entachèrent l’évolution politique du territoire dans les années 50 sont gommées par la préface et le contenu de l’ouvrage pour ne retenir que l’interprétation unanimiste d’une évolution démocratiquement menée, vers l’indépendance du nouvel État-Nation.
98Le passage suivant met l’accent sur la nouveauté de l’ouvrage qui aurait, pour la première fois, envisagé l’histoire de cet espace en fonction des nouveaux cadres territoriaux. Les travaux d’Urvoy apparaissent ainsi complètement occultés. La présentation écrite par Diori Hamani souligne avec justesse le changement de focale en faveur du territoire national et de la mise en valeur de ses cohérences et de ses logiques intrinsèques : autant de pistes d’approche qui sembleront, comme nous le verrons par la suite, structurer une part importante, sinon essentielle, des travaux de recherche ultérieurs, notamment ceux appelés à être menés à l’ombre des institutions universitaires locales mises en place dans la seconde moitié des années 70.
Si l’on fait abstraction des monographies régionales, souvent remarquables, rédigées, dès la conquête coloniale, par des résidents militaires et civils, mais qui portaient surtout l’accent sur la pénétration militaire et les événements subséquents, il est notoire que les chroniqueurs arabes, les rédacteurs des tarikhs, les grands voyageurs européens du XIXe, ont tous mis en lumière certains aspects passés de ce qui devait devenir le Niger actuel : mais à la manière d’un cinéaste qui aurait largement balayé le champ, au lieu de fixer l’objectif sur le centre d’intérêt.
- 66 Op. cit., p. 8.
L’originalité du dessein de l’auteur, c’est précisément d’avoir, tout en conservant les perspectives, dirigé l’éclairage sur l’ensemble territorial nigérien, considéré comme unité, et sur l’ensemble humain qui l’occupe, considéré comme un tout indivisible. Et si, comme il est à prévoir, l’exploitation scientifique de documents nouvellement mis à jour – en particulier de vieux tarikhs pieusement, mais jalousement conservés par les marabouts de province – doit permettre aux érudits de compléter certaines lacunes, de rectifier certaines erreurs de fait, d’amender certaines interprétations, ont peut affirmer que l’idée maîtresse de l’ouvrage se retrouvera intacte dans les travaux qui suivront celui-ci.66
99Il est également intéressant de voir les connaissances relativement précises que l’auteur de la préface possède au niveau de l’historiographie générale antérieure et des sources utilisées par celles-ci. Mentionnant les futures trouvailles en matière de documents écrits – il rejoint ainsi les espérances et les objectifs de beaucoup de scientifiques de cette époque et des suivantes, il n’évoque curieusement pas les potentialités offertes par les sources orales. Une sorte de partage des tâches de l’instrumentalisation du passé semble s’opérer entre les deux têtes dirigeantes en place : Diori Hamani privilégierait la production écrite, tant au niveau des manuels d’histoire que de leurs sources, tandis que Boubou Hama paraît déployer une part importante de son emprise au niveau de la construction de l’histoire orale.
100Le régime du président Diori fonde un discours nationaliste en grande partie fondé sur l’histoire qui, bien qu’étant non unique, jette les bases d’une instrumentalisation de l’histoire, en fonction l’objectif de construction nationale, appelé à perdurer par la suite. À ce titre, la continuité avec les considérations formulées par les personnalités politiques de la décennie précédente – Boubou Hama principalement – est évidente d’une période à l’autre. Depuis les années 60 on perçoit, à travers les diverses communications effectuées lors des réunions collectives successives (1960, 1968, 1977) la même intention, de la part des pouvoirs en place, d’appliquer une politique culturelle active, basée sur une sorte de communion entre les traditions orales et l’histoire savante, afin de créer les conditions d’une production rhétorique médiatisable capable de forger une source de légitimation de l’autorité étatique dans le cadre des frontières héritées de la colonisation. Certes, le programme politico-culturel paraît se resserrer à partir d’avril 1974, avec le coup d’État militaire du général Seyni Kountché. Le discours du commandant et ministre de l’éducation nationale lors de l’inauguration du colloque SCOA ne fait pas mention du projet panafricain : il pose les enjeux de l’utilisation et de l’analyse des traditions dans le cadre strict de l’État nigérien. Le volet culturel est alors utilisé dans une optique d’encadrement plus strict d’une frange de la population, par le biais des associations de jeunesse, les samariyas, censées s’inspirer des séculaires solidarités communautaires villageoises. La référence à cette institution fut déjà utilisée par Djibo Bakary puis le régime de Diori Hamani. Leur activation et leur généralisation par le gouvernement militaire répond aux mêmes objectifs que ceux poursuivis par les pouvoirs précédents : tenter de raffermir le contrôle sur des portions de plus en plus large de la population et les moyens de mobilisation de celle-ci en vue des politiques décidées par le pouvoir étatique.
- 67 Robert B. Charlick, Personnal Rule and Survival in the Sahel…, p. 65 (Le mouvement des Sam (...)
The Samariya movement, launched in June 1976, was a more serious effort to mobilize rural energies and create popular support for the regime. The Samariya was theorically modelled on a traditional form, the Hausa Youth association. Historically, the Samariya has grouped all young village men and women into local organizations whose purpose, while primarily social, had included village “public works”. The new Samariya movement differed markedly from the traditional form in that it was directed by adults and was given its marching orders by external authorities rather than by village youth leaders.67
101Selon Dioulde Laya, les nouvelles autorités issues du coup d’état militaire de 1974 auraient été embarrassées par l’arrestation de Boubou Hama. Les conditions de détention au camp militaire de Bagagie près de Niamey se seraient assez rapidement adoucies. Le fait que le pouvoir lui ait permis d’assister aux activités du colloque SCOA serait une preuve supplémentaire permettant d’affirmer qu’il joua un rôlé clé au niveau de la mise en œuvre d’une politique culturelle et scientifique aux objectifs plus ou moins formulés au service de finalités politiques et « développementalistes », dont l’essentiel des objectifs aurait été repris après la disparition de la Première République.
- 68 Entretien avec Diouldé Laya, op.cit. Dix ans plus tôt, le sociologue a développé davantage (...)
En 1977, Kountché a libéré Boubou Hama pour que le colloque se tienne à Niamey (…) Kountché, après le coup d’État de 1974, m’a confié la bibliothèque de Boubou… Kountché a fait revivre la Samariya, il avait conscience de l’intérêt politique qu’il y avait à favoriser l’épanouissement de la culture dans la jeunesse, dans une optique de l’identité nationale… l’influence de Boubou a été dans ce sens prépondérante.68
102Un des impératifs officiels, proclamés dès 1960, puis sans cesse répété et ressassé, établit comme horizon essentiel la construction d’une identité nationale partagée par l’ensemble des peuples nigériens. Celle-ci, une fois forgée, devait jeter les bases sur lesquelles l’on pouvait ériger les assises de l’État-Nation post-colonial. Les conférences scientifiques organisées à Niamey en 1968 et en 1977 représentent pour les pouvoirs politiques une des arènes importantes, productrices de sens, sur lesquelles il tente d’imprimer une orientation conforme à ses objectifs en la matière. Les considérations ou les proclamations successives émises au niveau de différentes sphères du pouvoir nigérien par le truchement de personnages-clé, positionnés en situation d’interface entre politique, recherche scientifique et authenticité culturelle, sur la dimension socioculturelle spécifique et exceptionnelle de la tradition orale soulignent un enjeu important. Elles établissent un premier niveau d’instrumentalisation de l’histoire savante, au bénéfice d’un montage idéologique et identitaire. Les historiens nigériens de la première génération, formés dans les universités françaises (André Salifou, Djibo Hamani, Mahamane Karimou et Boubé Gado), apparaissent fortement impliqués dans cette entreprise. Ils sont censés intervenir à deux niveaux. Ils dispenseront, au fil de leurs travaux de recherche respectifs, une fois leurs diplômes universitaires obtenus et les cadres académiques locaux créés ou consolidés, un savoir historique bénéficiant désormais d’un label scientifique, plus ou moins instrumentalisé par la problématique identitaire, en particulier lorsque celle-ci se décline en fonction de l’échelle nationale. Ils sont aussi, dès cette phase pionnière de réflexion et de construction des savoirs et de leurs finalités sociales, utilisés comme agents producteurs de l’idéologie politique censée sous-tendre les orientations de leurs travaux de recherche et de leur enseignement en fonction de buts considérés comme l’expression d’une demande sociale relayée par les sphères politiques. En effet, ces jeunes historiens représentent les premiers cadres intellectuels ayant obtenu un diplôme de troisième cycle dans un pays où le personnel qualifié continue à manquer. André Salifou fut, en 1970, le premier étudiant nigérien à soutenir une thèse à l’université de Toulouse-Le Mirail. Ces diplômés se trouvent, une fois leur parcours estudiantin sanctionné par le grade de docteur, fort sollicités par l’appareil d’État, à divers niveaux de responsabilité. Alors que certains n’ont pas terminé leurs recherches menées dans le cadre du doctorat, ils se voient quand même attribuer certaines fonctions liées à la « mise en scène » et à la médiatisation de certaines idéologies politiques, dont celles relevant du domaine culturel et scientifique. Selon nos informateurs, le discours inaugural du commandant Idriss Arouna, ministre de l’éducation nationale en 1977, fut rédigé par Djibo Hamani.
103La Charte nationale, promulguée en 1987 peu de temps avant la mort de Seyni Kountché est une illustration très importante de l’implication des historiens nigériens dans ce programme idéologique global, dans lequel l’histoire tient une place prépondérante. Elle montre la continuité, durant plus d’un quart de siècle à partir de l’indépendance, de l’importance de l’implication historiographique au niveau du projet global de construction nationale : elle fut en effet élaborée dans un contexte scientifique fort différent au niveau la recherche universitaire nigérienne en histoire.
e. La démocratie, l’un des fondements historiques de la civilisation africaine… et nigérienne
- 69 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, Niamey, 1966, p. 2.
Il s’agit donc, en Afrique Noire, de voir si la démocratie a existé dans ce continent avant l’époque coloniale. Il s’agit, en particulier, d’examiner si cette démocratie a survécu à la colonisation. En ce qui concerne notre pays, j’en réponds par l’affirmative.69
- 70 Ibid., p. 4.
Dans le Dendi du Nord (Namaro), Dargol, Téra, Kokoro, Gorouol, il a existé un corps électoral qui nommait et révoquait les chefs. Cette démocratie naturelle était dominée par la “Djemaa”, l’assemblée populaire qui débattait des problèmes de l’État. Chaque chef de village, de région, de province, chaque gouverneur de ville était soumis à la décision de cette assemblée dont ils étaient simplement chargés d’exécuter les décisions dans l’intérêt des populations.70
- 71 Ibid., p. 7.
Le pouvoir naturel des dynasties africaines se perd dans la nuit des temps et leur démocratie naturelle, malgré l’évolution des choses, nous est parvenue, presque intacte.71
- 72 Ibid., p. 8.
Nous pouvons dire de cette démocratie qu’elle existe et qu’elle obéit à des coutumes millénaires qui nous paraissent aujourd’hui très simples et actuelles. À Dosso (Niger), par exemple, le “Zarmakoï” est nommé par le clan des Sabiri. Le roi élu, à son tour, désigne son “Yérima” (son vice-président), le dauphin qui doit, naturellement, remplacer le Zarma-Koï en cas de décès, son “Marafa” qui devient Yérima en cas de décès du Zarma-Koï. Au Gobir (Niger), au Katséna (Niger), les sultans sont nommés par un corps électoral déterminé ou révoqué par celui-ci.72
- 73 Ibid., p. 10.
La société africaine a donc sa personnalité propre, sa démocratie intrinsèque sur la base de laquelle sont fondés le pouvoir des clans, celui des tribus, du chef de village, de la province ou du roi de l’État. C’est à partir d’une telle démocratie qu’ont été créés nos empires du Ghana, du Bornou, du Mali, de Gao et au XIXe siècle les empires religieux d’El-Hadj Omar, de Samory, d’Ousman-Dan-Fodio et de Rabah (Soudan ex-anglo égyptien et Tchad).73
- 74 Ibid., p. 10.
Telle nous apparaît la démocratie de l’Afrique précoloniale, tout au moins, dans les pays noirs au sud du Sahara. Cette démocratie, naturelle ou religieuse exige de la part de ceux qui y sont soumis des devoirs, certes, rigoureux mais en dehors de ceux-ci, une liberté de manœuvre totale garantie par les principes.74
- 75 Ibid., p. 10.
Dans l’Aïr, le sultan n’était jamais le fils d’une femme libre, mais celui d’une concubine, d’une femme qui n’a pas d’assise clanique dans la fédération des Touaregs. Ainsi chez ce peuple, on évite de concentrer entre les mains du souverain la force du clan de son père et celle de la tribu à laquelle appartient sa mère. Chez les Touaregs, les groupes sont autonomes et le sultan n’est que leur arbitre. Il est tenu à l’égard de ceux-ci d’observer la neutralité la plus stricte.75
104Ces extraits émaillent le texte du document, préfacé par Diori Hamani, que Boubou Hama fit publier en 1966. On les trouve au niveau des dix premières pages, toutes consacrées à la période précoloniale. Le reste de la première partie de l’ouvrage – la seconde développe des considérations de politique internationale – aborde l’évolution politique interne de l’empire colonial français africain jusqu’à l’avènement des indépendances, avant d’évoquer le parcours de la colonie du Niger vers l’autonomie et la mise en place des nouvelles institutions censées avoir été forgées à l’occasion des luttes que les militants africains engagèrent dans le cadre de la décolonisation. L’histoire politique ainsi envisagée englobe l’ensemble des intervalles chronologiques sur la très longue durée. Une certaine dynamique ascendante, liée à un processus historique en marche, se retrouve une fois de plus au fil de ces lignes. L’ouvrage de Séré de Rivière, publié un an plus tôt, s’efforçait de justifier l’existence du travail de parturition nationale mené par les dirigeants de la jeune république nigérienne en fonction d’un sens positif de l’histoire, engagé depuis ses plus lointaines origines. La brochure de Boubou Hama concentre ses feux le long des arcanes des organisations étatiques africaines et nigériennes en particulier dans leurs relations avec les peuples qu’ils encadrent. Une part importante du texte travaille à légitimer l’existence et l’action du jeune État post-colonial, selon un type de dialectique ascendante similaire, dans laquelle les spéculations sur le passé jouent un rôle essentiel. Ici, il ne s’agit pas cependant d’évoquer la lente maturation du fait national nigérien, mais plutôt de montrer la pérennité de fondements politiques essentiels, repris et consolidés par le système actuel. À cet effet, la question de la démocratie et de ses origines en Afrique représente l’armature principale de cette rhétorique, et l’un de ses horizons d’attente essentiels.
105L’auteur commence donc par une démonstration, appuyée par de nombreux exemples puisés dans l’époque précoloniale, visant à mettre en évidence que le fait démocratique africain forge une part essentielle de la personnalité historique des différentes armatures sociopolitiques du continent noir à travers les âges. À ce titre, le terme de « démocratie naturelle » employé à maintes reprises n’est pas utilisé par hasard, bien que l’auteur ne le définisse pas de façon très précise. Il permet de sursignifier ce trait de permanence que donnent à apprécier les « études de cas » qui sont successivement énoncées, permanences tout à la fois politiques, culturelles et « mentales », susceptibles de démontrer que les institutions africaines furent de tout temps organisées en fonction d’un penchant naturel pour une certaine forme de démocratie populaire. Celle-ci revêtirait au cours des âges les caractères élémentaires que l’on utilise habituellement pour en définir les grands principes généraux : les exemples nous renvoient l’image de pouvoirs politiques anciens, assis à une époque durant laquelle l’influence européenne ne s’exerçait pas et qui émaneraient du consentement des sociétés sous leur influence. Les actions de ces pouvoirs seraient contrôlées par la base, parfois au moyen de véritables assemblées coutumières représentatives d’une véritable volonté populaire. Dans d’autres cas comme à Dosso ou au niveau de certaines organisations étatiques du monde hausa, le pouvoir serait issu de processus d’élection ou de désignation par certains groupes sociaux. Enfin, la justification même de l’exercice de la violence politique par les structures dirigeantes précoloniales puiserait sa légitimation en fonction d’une sorte de loi naturelle, non écrite, qui garantirait que ledit exercice devrait s’effectuer au service des populations concernées, afin de maintenir les grands équilibres garantissant le bien-être de ces sociétés. La perception de ces pouvoirs politiques anciens traduit la volonté de les montrer sous un aspect très positif : les notions et les fondements de la démocratie et une haute conscience de la « chose publique » et du bien commun auraient ainsi motivé l’essentiel de leurs actions…
106Derrière de tels propos se profile avec force la volonté de valoriser un passé précolonial, en particulier les institutions politiques, par rapport à l’Occident et à une certaine idéologie « eurocentrée » inhérente à la période coloniale. Il s’agit en particulier de contester le caractère obscur de ces époques lointaines… On retrouve ici un des aspects essentiels de ce programme historiographique général qui se dessine à partir des années 50 pour se déployer la décennie suivante au niveau des arènes scientifiques nationales – mais aussi au niveau de certains de leurs milieux politiques, comme l’illustre notre exemple nigérien – dont un des objectifs qui le structure concerne ce vaste chantier de réhabilitation du passé précolonial africain. Ainsi, le colonisateur n’aurait pas joué un rôle aussi fondamental qu’il aurait laissé croire au niveau de la mise en place des structures « modernes » de gouvernance dans les territoires africains dominés par lui, par le biais de la mise en place, à partir de la seconde guerre mondiale, des cadres du jeu politique moderne dans lequel les forces nationales autochtones allaient faire l’apprentissage du « bon gouvernement ». L’enjeu est important, dans le cadre de la stratégie de légitimation des pouvoir vis-à-vis des forces rivales potentielles ou déjà à l’œuvre. En montrant que l’Afrique cultive depuis les temps les plus reculés les bienfaits démocratiques, et que le régime nigérien en place depuis l’indépendance recueillerait les fruits multiséculaires d’une telle expérience à l’instar de l’ensemble des forces dirigeantes du continent, l’auteur valorise une source de légitimité des pouvoirs actuels qui ne procède pas seulement des processus coloniaux ; elle s’en détache, pour puiser ses racines au plus profond des valeurs historiques culturelles des sociétés que ces dirigeants dominent désormais dans le cadre de ces États post-coloniaux.
107Il s’agit aussi sans doute de montrer la nature foncièrement démocratique des assises sur lesquelles repose l’État nigérien depuis 1960. L’évocation historique prend toute sa force lorsque l’on aborde les dernières pages de la première partie, celles précisément consacrées à la période la plus récente du Niger. L’auteur relie les caractéristiques propres au système d’organisation politique nigérien aux fondements supposés historiques des pouvoirs politiques africains :
- 76 Ibid., p. 34.
En Afrique, on a beaucoup parlé de parti unique. Celui-ci, monolithique dans notre continent, a été présenté sous un jour souvent dictatorial. On a voulu y voir un retour béat des Africains à leurs anciens systèmes de gouvernement. Au cours de cet exposé, avant la mainmise de la colonisation sur notre continent, j’ai dit comment l’ancienne Afrique ne transigeait pas dans l’application de sa démocratie naturelle fortement établie à l’avantage unique de ces peuples.76
108Le système établi à partir de l’indépendance prolongerait les valeurs ancestrales léguées par les époques lointaines, au-delà de la phase coloniale que l’on considère, à ce titre, moins identifiable à un événément-rupture essentiel, mais plutôt à une phase temporaire, une parenthèse au niveau d’un processus historique général, non plus linéaire, mais cyclique, avec une refonte, au niveau de cet « inconscient démocratique », des valeurs anciennes au profit de l’ère post-coloniale. L’auteur prend soin de défendre la légitimité du parti unique. Comment pourrait-il d’ailleurs procéder autrement alors qu’il appartient de plain-pied à ce système qu’il a puissamment contribué à créer ? Selon cette rhétorique, l’organisation politique dominante est la structure motrice pour la pérennisation d’une certaine forme de démocratie. Celle-ci ne représenterait pas une pâle copie d’un éventuel modèle occidental, mais l’expression d’une tentative d’adaptation en fonction de cette nature démocratique historiquement intrinsèque à la culture africaine.
- 77 Ibid., p. 37.
Certes, pour un esprit occidental, tout cela paraît s’écarter des normes d’une démocratie classique. Ceux qui sont tentés de penser ainsi commettent l’erreur grave, dans ce domaine, de comparer la démocratie occidentale et la démocratie telle qu’elle peut se dégager librement de notre démocratie actuelle. Il est clair que si l’Afrique décidait d’adopter une démocratie à l’occidentale, elle imposerait à ses peuples, par cet acte, des modes de vie absolument incompatibles avec les réalités africaines de notre époque.77
- 78 « L’investissement humain (…) n’est pas fait dans l’intérêt direct du gouvernement ou du p (...)
109Le retour à la tradition, la réactivation des anciennes solidarités villageoises et la mise en avant d’une politique censée orienter ses traits bénéfiques en faveur des populations rurales, constitueraient des aspects importants d’une telle stratégie. « L’investissement humain », dénomination utilisée pour désigner les stratégies de mobilisation populaire engagées par l’État en direction des campagnes, est censé respecter les références historiques authentiques et les formes d’organisation ancestrales, telles que les confréries et autres formes de solidarité, les villages, l’unité familiale. Cet investissement est présenté comme un élément fort de l’application concrète de cette vie démocratique à l’échelle locale, ainsi que la preuve de la haute conception du bien public que le pouvoir cultiverait à travers les actions pour le développement qu’il impulserait78. Il semble fort logique que Boubou Hama ne reconnaisse pas que ces efforts de mobilisation en direction de certaines groupes permettrait de raffermir davantage l’emprise du pouvoir en place au niveau des masses paysannes. Peut-on qualifier un tel discours de propagande ? L’auteur s’efforce de balayer certaines critiques, dont il prend l’exact contre-pied. Il utilise pour cela un appareil de légitimation qui se fonde sur une série de démonstrations essentiellement étayées par un savoir de nature historique.
4. L’histoire selon Boubou Hama : une valorisation systématique de l’histoire zarma-songhay ?
110Cette question pose un problème qui demeure encore fort délicat à aborder de nos jours, bien que l’ancienneté relative de ces écrits de Boubou Hama inciterait à penser qu’il devrait être désormais possible d’en effectuer un inventaire critique suffisamment exhaustif pour ne pas laisser dans l’ombre certains aspects des stratégies d’instrumentalisation du discours historique en œuvre à cette époque. Autour de l’image de Boubou Hama se cristallise un enjeu de mémoire récent qui divise l’échantillon des responsables politiques et des élites que nous avons pu interroger en deux camps plus ou moins opposés. Pour les uns, la figure du scientifique et de l’homme de culture doit être réhabilitée. Certaines sphères proches des autorités étatiques en charge des affaires culturelles et éducatives semblent soutenir une telle entreprise. Lors des cérémonies de commémoration organisées dans les locaux du CEHLTO et de l’IRSH à l’occasion du 60ème anniversaire du centre-IFAN, Boubou Hama fut naturellement à l’honneur. Un projet semble avoir été déposé afin de renommer l’IRSH « institut de recherche Boubou Hama ». Lors d’un entretien, Maman Chaïbou, secrétaire général du ministère de l’EN, a évoqué une démarche similaire pilotée par les services de l’État, proposant de valoriser l’ensemble de l’œuvre de Boubou Hama à l’échelle de la sous-région afin d’intégrer le personnage dans une sorte de Panthéon régional, aux côtés d’autres personnalités qui marquèrent la culture africaine durant ces dernières décennies tel Léopold Sedar Senghor. Cette esquisse d’une politique de mémoire se construit à partir d’initiatives issues d’acteurs divers, avec toutefois une implication assez forte de l’État. Elle semble soulever des oppositions révélatrices d’enjeux difficilement identifiables. Pour certains acteurs qui paraissent prendre position contre ce projet, on peut difficilement dissocier l’action politique du personnage de ses écrits scientifiques, en particulier historiques, dans la mesure où ils servirent d’assise en leur temps à la mainmise sur les structures étatiques post-coloniales d’un petit groupe d’élites, homogènes sur le plan de l’origine ethnique. Nous avons été une première fois confronté à cette prise de position lors d’une conversation qui eut lieu le 10 mai 2004, en fin d’après-midi, dans le bureau du directeur du département d’histoire. Ce fut aussi la première fois que nous appréhendions les enjeux liés à une éventuelle politique de la mémoire qui semblait s’esquisser depuis une époque fort récente autour du personnage. Trois professeurs du département étaient présents : M. Issa, M. Addo et M.Alio. Nous avons lancé le débat, en disant que nous avions l’impression de différences au niveau des analyses historiques, selon qu’elles étaient issues de travaux relatifs à l’ouest et à l’est du pays. Le professeur Alio a estimé que la question était pertinente. Les critiques ont cependant fusé par rapport à cette approche : selon ces professeurs il n’était pas possible de catégoriser ainsi. C’était même dangereux, car on risquait alors de politiser le débat.
111Cependant, la discussion s’est prolongée… Un des protagonistes a soulevé la dimension politique du problème, et l’empreinte de Boubou Hama, très forte sur l’historiographie de l’Ouest nigérien. Or B. Hama a selon lui fortement instrumentalisé l’histoire au profit du politique… à propos de l’opération, pour les 60 ans de l’IRSH, de le rebaptiser institut Boubou Hama… Les trois spécialistes ont contesté ce choix en considérant qu’il s’agissait d’une opération menée en sous-main par certains acteurs opérant au niveau de l’arène des sciences sociales nigériennes afin de valoriser une conception de l’histoire qui privilégierait la partie Ouest. Cette conversation orienta par la suite une partie de nos enquêtes : nous avons posé le « problème Boubou Hama » à la plupart des personnalités que nous avons eu le loisir d’aborder. Lors d’un entretien, le professeur Djibo Hamani a longuement évoqué le sujet :
- Avez-vous beaucoup utilisé les sources recueillies par le CEHLTO ?
Non, je ne les ai pas beaucoup utilisées. Ils ont beaucoup travaillé sur le Gobir et le Katsina, mais peu sur l’Ader et le Hausa. J’étais un peu marginal par rapport aux sources qu’ils collectaient. Et puis, il y avait les gens comme Jean Rouch, qui travaillaient sur l’ouest du Niger, c’étaient les patrons : J. Rouch, Boubou Hama, D. Laya : ce qui les intéressait, c’étaient les traditions à l’ouest de Birni. Sur les pays hausa, il n’y en avait pas beaucoup. Ma thèse est la première thèse d’histoire sur le monde touareg.
- Est-ce que cette situation n’était pas liée au contexte politique ?
Oui et non. Non parce qu’en réalité, c’était déterminé par rapport à la situation des chercheurs français, qui s’étaient partagé le Niger. Jean Rouch, c’était l’ouest. Guy Nicolas, dans la zone du Gobir/Katsina. Dans la zone touareg, le couple Bernus ; dans l’Ader, Nicole Echard, et une femme qui travaillait sur les Toubous. Le plus puissant d’entre eux était Jean Rouch : le centre de recherche était surtout à sa disposition. Coïncidence : le président de l’assemblée nationale, Boubou Hama, qui est de Téra, qui est surtout attaché à l’Ouest et aux pays au-delà de l’Ouest (quand il était instituteur, il était voltaïque, Téra faisait partie de la Haute Volta). C’était le « monsieur de l’Ouest », avec en plus de fortes responsabilités politiques. Or, il se trouve, d’après ce que l’on m’a dit, qu’en réalité, c’est le bureau du RDA de Niamey qui s’est transformé en bureau politique national. Après, il n’y a pas eu de congrès. C’est un groupe régional qui s’est transformé en bureau politique national.
- Un groupe ethnique ?
Je préfère le terme de régional. Il se trouve que dans la région il y a une ethnie dominante. Les autres, au bureau, n’avaient plus de poids à part les gens de Doutchi. Cela a donné une coloration ethnique à la direction politique du Niger. Dans la mesure où c’est un gouvernement arrivé au pouvoir par hasard, les gens se sont accrochés au pouvoir et se sont appuyés sur leurs clientèles régionales… cela a continué sous Kountché car durant la colonisation, les Zarma s’engageaient… il se trouve que, lorsque les Français sont venus dans l’ouest nigérien, il y avait une tradition de mercenariat : la fin du XIXe fut une période de bouleversement, les gens s’engageaient… il y en avait même au Ghana, au Gurunsi (Y. Person a écrit là-dessus). Quand les Français sont venus les gens se sont tout naturellement engagés dans l’armée. Mais le fait ethnique n’a pas pris des proportions désastreuses parce qu’il y avait quand même un certain niveau de conscience, le fait que les gens comme Diori enseignaient à l’est, il était même professeur de Hausa à l’école de langues O… Ils étaient très proches des hausa…
- Peut-on dire que c’était une histoire zarma-centrée ? zarma-songhay centrée. On peut le dire. Moi, je le dis.
- Était-ce intentionnel ou par manque d’informations ?
Je pense que c’était intentionnel. Ces messieurs n’avaient pas une vision nigérienne des choses. À l’intérieur de la vision songhay, c’est la vision songhay animiste qui les intéressait. Il s’entendait très bien avec Jean Rouch. Boubou Hama était sensible à la grandeur songhay de Sonni Ali Ber.
112Selon cet extrait de l’entretien que le professeur a bien voulu nous accorder, la suprématie de l’historiographie de l’ouest du pays, dans les années 60 et 70, relève d’un faisceau de causes qu’il faut en premier lieu rechercher au niveau de la période coloniale. Elles seraient d’abord liées à la situation privilégiée qu’une mince élite exclusivement zarma-songhay ou presque aurait obtenue durant cette époque. Dès les débuts de l’aventure, les nouvelles autorités auraient penché en faveur d’une politique différentielle envers les différents groupes de peuplement du territoire. Elle aurait été d’abord dictée par les circonstances, puis établie selon un plan d’ensemble, dont les lignes auraient été plus ou moins prédéfinies à l’avance une fois l’épisode militaire terminé et le renforcement de l’emprise du nouveau système engagé.
- 79 « It is important to realize in this context that French power was, by definition, a seden (...)
113Un premier clivage s’établit ainsi entre nomades et sédentaires dès les premiers contacts. Les colonisateurs réduisent l’influence que les premiers possédaient sur les seconds à mesure que la conquête progresse d’ouest en est puis du sud vers le nord. Cette confrontation entre les forces coloniales et les forces sédentaires prend place dans un schéma d’ensemble que l’on peut reconnaître au niveau de tous les épisodes de la conquête de l’Afrique de l’ouest. Pour Finn Fuglestad, les opérations systématiques en vue de réduire la suprématie que les nomades exercent sur les sédentaires doivent être situées au niveau d’une dynamique séculaire de rivalités entre ces groupes aux modes de vie différents, en prise à partir de la fin du XVIIIe pour la maîtrise des territoires et surtout de leurs ressources, qu’elles aient été matérielles, humaines ou foncières. La mise au pas définitive des groupes nomades constituerait ainsi l’acte définitif d’une longue et complexe dialectique d’affrontement79. Les oppositions les plus importantes aux troupes coloniales furent souvent le fait des groupes touarègues ; les dernières révoltes de 1916- 1917 peuvent à cet effet être perçues comme les sursauts désespérés de sauvegarder de qui pouvait encore l’être de cette suprématie désormais révolue.
- 80 « The societies of the Hausa and the Zarma/Songhay may have showed similitaries in a remot (...)
- 81 Lors de la conversation qui eut lieu le 10 mai 2004, en fin d’après-midi, dans le bureau d (...)
114Le second clivage concerne les deux principaux ensembles humains du pays, les Zarma-Songhay et les Hausa. D’après maints spécialistes, il apparaît que l’idéologie coloniale porta sur eux des jugements d’ensemble qui tendaient à catégoriser ces deux groupes en fonction de certains critères : par exemple, le caractère prétendument guerrier des Zarma, tandis que les Hausa, peu enclins au métier des armes, auraient été davantage tournés vers les pratiques agricoles et commerciales80. L’interprétation que donne D. Hamani de cet état de fait est intéressante. Selon lui, une des explications d’une telle vision ethniciste serait à rechercher au niveau de l’appréciation du contexte précolonial dans lequel s’effectua la conquête, censé avoir contribué à forger certaines représentations appelées à avoir la vie dure. Lorsque les premières troupes coloniales atteignirent l’ouest nigérien, elles trouvèrent en effet une situation de troubles endémiques, qui amena les populations à adopter des stratégies de défense. Les Français auraient eu tendance à favoriser les ethnies de l’ouest du pays, en particulier les Zarma-Songhay en raison de cette réputation belliqueuse, objectivée par les premiers administrateurs coloniaux qui étaient d’ailleurs tous militaires. Pour d’autres observateurs, il existerait, depuis les premiers contacts entre Français et autorités du monde hausa, une méfiance des premiers vis-à-vis des seconds, qui perdurerait jusqu’à nos jours et expliquerait la pérennisation d’une attitude plus favorable aux élites de l’ouest du pays de la part de la diplomatie de l’ancienne métropole coloniale. Là encore, ce sont des faits de nature militaire qui sont mis en avant par de telles interprétations : l’assassinat du capitaine Cazemajou à Zinder par ordre du sultan aurait ainsi contribué à fonder une « préférence française » qui aurait permis de structurer, à partir de la colonisation et jusqu’à aujourd’hui, une part importante des relations entre les autorités françaises et les personnalités politiques nigériennes81. Ces interprétations nous ont toutes été données lors des entretiens. On n’en trouve à notre connaissance aucune trace écrite parmi la littérature nigérienne. Elles tendraient à accréditer un point de vue paradoxalement moins négatif à l’entreprise coloniale qu’il n’y paraît, en minorant la place du calcul politique entrant en compte chez le colonisateur qui, au-delà des circonstances relevant de la contingence du hasard historique tel l’assassinat de Cazemajou, aurait résolument appliqué une politique de division « ethnique » susceptible de servir ses intérêts, selon l’adage bien connu : « diviser pour mieux régner ». Les études anglo-saxonnes suggèrent que le soutien précoce à une certaine élite zarmaphone résulte de la conjonction de ces deux phénomènes, l’un contingent dicté par les circonstances de la conquête, l’autre préméditéen fonction des intérêts de l’administration coloniale sur place.
- 82 Robert B. Charlick, op. cit., p. 37 (Dans l’ensemble, les archives coloniales révèlent que (...)
Overall, the colonial record suggests that rather than making an effort to assimilate the Nigeriens, the French consciously limited the emergence of any educated group in Niger in order to support their own governing strategy. The impact of this decision, however, was not uniform among the various ethnic groups in the colony. Ultil the 1950s, nearly all those Nigeriens who did manage to get an education were drawn from the Zarma/Songhaï people of the west, at least initially primarily from among freed slaves. Consequently, this group constituted the vast majority of the évolués (the “intellectual” class) and dominated the lower ranks of the colonial civil service (…) This pattern of educational recruitment clearly had implications for independent Niger. Not only did the new nation emerge extremely poor in trained manpower, but its civil service and its political movements were largely dominated by Zarma.82
115Les analyses diverses mettent ainsi toutes l’accent sur la réalité de la mainmise d’une catégorie restreinte d’élites d’origine zarma sur les leviers de commande de la machinerie d’État léguée par l’ère coloniale. À travers l’approche des différentes manifestations scientifiques qui ont eu lieu à Niamey à partir des années 60, nous pensons avoir montré le rôle essentiel que certaines de ces personnalités ont effectivement exercé dans le domaine des sciences humaines et de l’historiographie en particulier. Nous n’avons cependant nulle part trouvé d’écrits relatifs à une éventuelle instrumentalisation de l’histoire par ce groupe afin de justifier la suprématie politique obtenue à partir des années 50. Dès lors, nous devons nous interroger au sujet de la valeur de « l’hypercritique » qui vise à dénoncer, ou du moins constater, un premier niveau de surinterprétation-occultation dans l’évolution de l’historiographie nigérienne post-coloniale au bénéfice de l’élite dominante jusqu’aux années 80. Une validation s’avère nécessaire, mais fort compliquée. Elle doit en effet tenter de trouver une position dans une sorte de polémique, formulée pour l’instant par la parole, qui ne se fixe encore à notre connaissance sur aucun support écrit – ou très peu. Comme beaucoup de prises de positions, de discussions ou de polémiques qui impliquent un désaccord de fond entre deux acteurs encore en activité dans l’arène scientifique nigérienne, celle-ci se manifeste lors des enquêtes orales.
- 83 Extrait du compte-rendu de la conversation. Trois enseignants (M. Issa, M. Addo, M. Alio) (...)
116Certes, on peut nous reprocher d’accorder trop de crédit à ces échos lancés à l’orée d’une conversation engagée en notre présence entre plusieurs personnes dans un bureau du département d’histoire de la faculté de Niamey83 ou d’un entretien individuel mené en d’autres lieux de la cité. Cependant, ce faisceau d’allusions existe, ainsi que des prises de position plus engagées en faveur ou contre le personnage, voire une partie de son œuvre scientifique. Les critiques que les historiens nigériens post-coloniaux ont fixées dans leurs écrits concernent toutes la validité scientifique de l’œuvre de recherche de Boubou Hama. On la critique surtout, comme nous l’avons déjà signalé, pour ses carences méthodologiques. On l’utilise néanmoins – certains auteurs sans doute davantage que d’autres – et il est frappant de constater que la position de l’histoire académique vis-à-vis de la production de Boubou Hama rejoint celle qu’elle adopte la plupart du temps, ou qu’elle est bien forcée d’adopter, envers l’historiographie de l’époque coloniale. L’intention critique est très forte, en vue d’une refonte de ce que l’on considère comme excès de déviances rhétoriques, issus autant des faiblesses heuristiques que de la force et du poids des programmes idéologiques qui sous-tendent ces productions initiales. Les études qui émettent de telles réserves fondent cependant parfois une partie de leur substance à partir de tels travaux antérieurs. Les travaux de Boubou Hama, comme ceux des observateurs de l’époque coloniale, ont le mérite d’exister et il se révèle sans doute difficile d’éviter ces primo-connaissances : des pans encore importants du chantier historiographique nigérien doivent finalement se bâtir à partir de ces socles que l’on ne peut totalement balayer...
- 84 Le Dendi actuel fait partie du nord-Bénin, à partir de la ville-frontière de Malanville. L (...)
117L’analyse attentive des travaux de Boubou Hama permettrait-elle de mettre en évidence une stratégie de sur-interprétation du passé des peuples de l’ouest-nigérien ? Les extraits que nous avons placés en exergue de la partie précédente, La démocratie, un des fondements historiques de la civilisation africaine, concernent, pour la plupart, l’espace occupé par le groupe socio-culturel des Zarma-Songhay. Ceux-ci se concentrent surtout le long du fleuve, depuis le centre du Mali (les environs du Lac Débo au niveau du delta intérieur) jusqu’au nord du Bénin où ils forment la majorité des habitants de la région du Dendi84. Les institutions politiques anciennes de ces peuples auraient obéi à des principes démocratiques. L’exemple des principautés du Dendi historique est sans doute le plus significatif : Boubou Hama était en effet originaire de l’une d’entre elles, Téra… D’autres exemples relatifs au caractère prétendument libéral de l’Empire du Songhay abondent au niveau de cette fameuse brochure éditée en 1966 :
- 85 B. Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, p. 4.
La hiérarchie administrative du Songhay bien définie, stricte et sévère, n’admettait aucune injustice de la part des dirigeants et aucun sévice sur les pauvres (…) Dans la société songhay existaient également des médecins spécialisés, des juges sur lesquels il était interdit d’exercer aucune pression (…) dans cet empire les unités de mesure à l’usage du commerce étaient absolument définies et contrôlées. De Gao et de Tombouctou, on pouvait au Moyen Âge, tirer des chèques sur Bagdad.85
118Le Songhay se présente comme l’archétype du bon gouvernement avec, outre son caractère plus ou moins démocratique au niveau de la politique locale, une administration soucieuse du bien commun et de la justice sociale, l’indépendance de la justice, une économie bien policée et prospère, aux modes de paiement très élaborés pour l’époque… les excès de telles spéculations apparaissent assez évidents sur le plan de la « vérité » historique. Ces spéculations servent-elles à une justification des pouvoirs en place à l’indépendance qui auraient hérité de cette expérience positive ancestrale ? On pourrait en effet le penser… Cependant, ces exemples « zarma-songhay centrés » ne sont pas exclusifs, bien qu’ils l’emportent, en nombre et en verve, sur ceux qui concernent d’autres peuples de l’espace nigérien. Boubou Hama tente de mettre en évidence les fondements démocratiques des institutions politiques et sociales précoloniales en utilisant divers cas caractéristiques de peuples divers (touareg, hausa, …).
119Maints autres exemples peuvent illustrer cette propension importante, dans l’œuvre d’inspiration historique de Boubou Hama, d’appuyer ses grilles argumentaires à partir de cas puisés au réservoir des écrits et traditions relatives au passé de ces peuples. L’auteur investit les deux empires, le Mali et le Songhay, avec une préférence pour ce dernier, en particulier pour les deux figures qui le dominent par leurs faits et gestes, Sonni Ali Ber et Askia Mohamed. Boubou Hama les présente sous les traits de conquérants exceptionnels : Sonni Ali aurait conquis l’ensemble des possessions du Mali, notamment Tombouctou et Djenné. Son successeur aurait étendu ses territoires vers l’est, au niveau de l’espace nigérien actuel : à son apogée, l’empire de Mohamed Askia dominait, selon l’auteur, une grande partie des territoires hausa ainsi que les Touaregs de l’Aïr, qui, une fois battus, auraient été vassalisés. La domination politique du Songhay sur ces territoires se serait accompagnée d’une influence culturelle et économique. En tenant l’Aïr, l’empire contrôlait les routes commerciales vers l’Afrique du Nord. Les marchands songhay, les Wangaras, dominaient l’ensemble des circuits d’échanges régionaux, et auraient même fondé des sortes de colonies au sein des cités hausa. Dès lors, l’empire des Askia joua un rôle-clé au niveau du processus d’islamisation qui serait la résultante de cette prépondérance à la fois politique, économique et culturelle de la « civilisation songhay » sur l’ensemble du Soudan Central :
- 86 Boubou Hama, Recherche sur l’histoire des Touareg sahariens et soudanais, p. 231.
Entre 1500 et 1504, Askia n’était pas à la poursuite du fils de Sonni Ali Ber, comme l’affirme Delafosse, mais se dirigeait vers l’Ayar qu’il atteignit après avoir traversé l’Azawak. Au cours de cette expédition, il s’empara, à l’aide de six corps d’armée de Tiguiddan Teçum, Tiggida-Taguaït et d’Azalik et vainquit les Touaregs, les berbères Inoussoufanes et les Kabyles dont il écrasa, définitivement, la coalition en 1504. À cette époque, les touaregs et les berbères de l’Aïr n’étaient touchés que très faiblement par l’Islam venu de Libye. Avec l’armée qui conquit le Sahara, l’empereur songhay laissa dans le grand désert six marabouts pour islamiser les populations touarègues.86
120Le successeur de Sonni aurait ainsi favorisé l’implantation de l’islam en pays hausa et en Aïr au moyen de marabouts encouragés à s’installer sur place ; les marchands jouèrent un rôle essentiel au niveau des pays hausa dans ce domaine… En abordant cette thématique si stratégique et sensible de l’islamisation, l’auteur s’efforce en effet d’établir le rôle fondateur du Songhaï et du coup valoriserait l’histoire des groupes zarmaphones qui s’identifient à ce glorieux passé.
121Ces quelques exemples semblent suffisamment explicites : ils montrent que l’œuvre de Boubou Hama privilégie souvent une conception relativement orientée de l’histoire pré-coloniale de cette partie du Soudan en faveur de son origine ethnique et culturelle. Pourtant, nous pensons que l’on ne peut pas en déduire que l’objectif qui sous-tend ce « travers » fut pour l’essentiel la manipulation de l’histoire à des fins de légitimation politique. Le professeur D. Hamani lui-même l’évoque : jusqu’aux années 60 et au-delà, les principales élites formées à l’école coloniale sont de l’ouest. Boubou Hama utilise beaucoup les traditions de son milieu culturel : or ces récits forgent sans doute, en maintes occasions, un premier niveau de sur-interprétation d’un passé idéalisé au profit du milieu auquel elles s’adressent. Boubou Hama n’était pas scientifique de formation : il paraît probable que son absence de méthode se soit aussi doublée d’une propension à favoriser le message brut des traditions collectées, à fortiori celles de son propre groupe.
- 87 Les entretiens évoquent ce fait. Malgré des engagements politiques parfois opposés à ceux (...)
- 88 A. Salifou, Le Damagaram…, introduction, p. 14.
122D’autre part, les enquêtes sont unanimes sur un point : au niveau de la recherche menée dans les années 60, Boubou Hama comme Diori Hamani ne semblent pas se raidir sur des positions trop radicales en matière culturelle. Boubou Hama a joué un rôle très important pour la promotion de la recherche en sciences humaines nigériennes à partir de l’indépendance. Il a favorisé les jeunes chercheurs qu’il a parfois protégés, quelles que furent, semble-t-il, leurs positions au niveau de l’échiquier politique global87. Il encouragea notamment les deux premiers étudiants en thèse d’histoire, qui travaillèrent tous deux sur le monde hausaphone : André Salifou (le Damagaram) et Djibo Hamani (l’Adar pré-colonial). Cette orientation historiographique ne semble pas avoir été motivée par une volonté de briser un prétendu monopole spatial et ethnique. Elle a davantage répondu à des orientations collectivement définies par différents acteurs : les traditionalistes-politiciens, l’équipe du centre de recherche de l’époque, l’UNESCO… André Salifou expose les raisons qui l’ont poussé au choix du sujet de sa première thèse en fonction des recommandations de l’institution internationale dans le cadre de la construction de l’histoire africaine : « L’UNESCO soutient les efforts de tous ces chercheurs (qu’ils soient Africains ou non) attelés à la mise au point de cette histoire générale de l’Afrique que l’institution internationale entend élaborer et pour laquelle certaine priorité semble avoir été accordée à la zone allant de la vallée du Niger proprement dite au bassin du Tchad. Le Damagaram s’inscrit justement dans cette zone privilégiée»88.
123L’examen des activités scientifiques du CNRSH pendant les dix premières années d’indépendance montre que les chercheurs, nigériens ou étrangers, qui travaillaient alors au sein du centre de recherche en sciences humaines avaient orienté leurs efforts vers l’ensemble du territoire national, en particulier les territoires hausaphones et touaregs. L’objectif n’était pas de rétablir une hypothétique balance en faveur de telle ethnie, mais de couvrir des aires qui n’avaient pas encore été explorées par la recherche. Cet objectif avant tout scientifique constituait d’ailleurs une évolution importante par rapport à la période précédente lors de laquelle la plupart des rares investigations concernaient effectivement les espaces et les peuples de l’ouest.
- 89 « The concepts of “luck” and “force” should perhaps also be taken into account in analysin (...)
124Une vision résolument et exclusivement ethniciste de l’histoire ne semblerait pas de toute façon compatible avec l’ambitieux programme de construction nationale engagé par le régime de Diori Hamani. Certes, on peut objecter qu’il fut sans doute une sorte de paravent, un appareil rhétorique creux destiné à masquer l’œuvre de consolidation du pouvoir entreprise au profit du groupe dominant. Il aurait été de toute façon par trop paradoxal d’affirmer œuvrer pour l’unité de la nation en systématisant la valorisation du passé d’un seul groupe, minoritaire de surcroît… l’ouvrage de Séré de Rivière montre que tel ne fut pas le cas, du moins au niveau de la production « officielle ». Avant 1960, l’utilisation du passé récent, en particulier des figures de la « résistance » nigérienne à la pénétration coloniale n’intervient pas ou très peu : en appuyant son discours sur l’un de ces exemples, on risquait d’encourir la critique tribaliste, fort handicapante pour des leaders ambitionnant de rassembler le maximum de soutien populaire dans le cadre du territoire « national » sous tutelle89. Une fois au pouvoir, les élites auraient quelque peu renversé la tendance, investi l’histoire en profondeur, mus par diverses motivations dont l’une, essentielle, relève de l’idée de Nation. Le malaise cependant subsiste : la thématique des résistances à la pénétration coloniale est fort peu présente de cette première phase historiographique de l’époque post-colonialequi continue de mettre l’accent sur les valeurs ancestrales de l’Afrique lointaine et révolue, celle des époques précoloniales les plus lointaines. Cette période continue de fournir les référents culturels aux discours de nature idéologique. La critique dénonçant l’orientation justement « ethniciste » de l’œuvre historique de Boubou Hama montre cependant qu’un tel penchant se retrouve à tous les niveaux d’exploration du passé. Il est vrai aussi que la sur-interprétation d’un passé aussi lointain que l’évocation des grands empires révolus porte sans doute moins à conséquence que l’appropriation, au niveau d’une idéologie de nature politique censée enflammer et mobiliser les esprits, d’un catalyseur de fierté collective aussi fort qu’un « résistant » local.
125D’autre part, on peut s’interroger quant aux motivations qui poussent certains acteurs de l’arène scientifique actuelle à la critique systématique de l’œuvre historique effectuée à cette époque. Lorsque l’on conteste B. Hama au sujet de la théorie de la domination songhay sur le pays hausa durant l’époque des grands empires, ne cherche-t-on pas à valoriser un autre type de perception de l’histoire, en l’occurrence le passé des peuples du centre et de l’est nigérien – Touareg, Hausa, Kanuri ? Certains thèmes chers à certains historiens contemporains concernent par exemple les capacités d’autonomisation des États hausas vis-à-vis des empires de l’ouest nigérien. Ainsi, des discours de nature identitaire en remplaceraient d’autres, derrière ce paravent de l’unité nationale à construire.
126L’axiologie politique d’une historiographie postcoloniale qui suivrait les inflexions des rapports de force entre « ethnies » depuis l’indépendance doit cependant être prise avec beaucoup de précautions : tout au plus peut-on, en l’état actuel des choses, émettre une hypothèse qu’il paraît bien hasardeux de vérifier. Nous jugeons qu’une prise de position trop tranchée manquerait encore d’un certain recul.
127Selon cette lecture, on pourrait dégager trois moments essentiels dans la politisation du discours historique, afin de légitimer des positions – ou des contre-positions acquises par tel ou tel groupe considéré comme différencié par l’histoire, la langue et la culture, de ses voisins :
- La période Boubou Hama : prédominance de l’historiographie orientée vers l’ouest de l’espace nigérien. Pour reprendre les termes de M. Alio, les travaux historiques de B. Hama serviraient la légitimation du pouvoir des peuples de l’ouest nigérien durant les périodes Diori-Kountché.
- Une phase de plus en plus précise, avec la mise en place des élections pluripartites à partir de la fin des années 80 : rééquilibrage des pouvoirs au sein de l’appareil d’État au profit des populations de l’Est et du centre nigérien, en majorité hausa. L’historiographie du monde hausa développe ses feux… (nous englobons dans ce groupe l’ensemble des historiens des espaces orientaux et centraux du Niger, très liés au monde hausa, comme l’aire touarègue).
- Durant la rébellion des années 90, la mise en œuvre d’un nouveau processus de légitimation politique par l’histoire, développé par la « rébellion touarègue », ardemment combattu par les enseignants-chercheurs du département d’histoire de l’université au nom de la vérité historique et de l’impératif de sauvegarder l’unité nationale. Cette polémique hautement politisée se révèle essentielle, par les enjeux qu’elle soulève, au niveau de la problématique de l’identité nationale et de son devenir. Nous la retrouverons dans la troisième partie de notre étude, consacrée à la place de l’histoire dans l’entreprise de construction de la nation nigérienne.
Notes
1 À l’origine, un partage devait s’effectuer entre le Burkina Faso et le Niger : le premier aurait ainsi accueilli les lettres à Ouagadougou tandis que Niamey devait prendre en charge l’ensemble du volet scientifique. Le projet de partage ne survit pas aux raidissements nationaux : les deux capitales fondent rapidement deux universités distinctes, comprenant chacune un panel complet de département d’enseignement et de recherche.
2 Habi Mahamadou Salissou, « Le Niger doit avoir sa place au niveau du CAMES », Seeda, novembre 2003, p. 1.
3 D’après certains de nos informateurs, l’initiative serait d’abord venue de certains universitaires nigériens qui occupaient déjà une position importante dans la hiérarchie universitaire. Ils auraient influencé le régime militaire à prendre cette mesure de retrait… bien entendu, il est tout à fait impossible, à l’heure actuelle, de valider une telle interprétation. Les motivations du régime demeureront sans doute encore longtemps très obscures, en l’absence de documents écrits susceptibles d’étayer les versions que nous donnent à connaître les entretiens.
4 « Pourquoi la SCOA, organisation ayant un objet économique, se trouve-t-elle mêlée à cette aventure ? Je m’en suis expliqué longuement, notamment avec Monsieur le Recteur : c’est parce que nous considérons qu’à travers l’évolution rapide de l’Afrique, il est de notre devoir d’apporter notre contribution économique aux besoins des pays d’accueil (…). Nous la poursuivrons, Monsieur le Ministre, grâce à l’appui que nous trouverons auprès de gouvernements africains et, en tout cas, à l’appui très chaleureux que nous avons déjà trouvé au Niger et que m’a confirmé le Chef de l’État, au cours de l’audience qu’il a bien voulu m’accorder ce matin », G. Nesterenko, séance inaugurale du mercredi 30 novembre 1977 du colloque SCOA de Niamey, Actes du colloque, pp. 1-2.
5 Commandant Idriss Arouna, séance inaugurale du mercredi 30 novembre 1977 du colloque SCOA de Niamey, Actes du colloque, p. 3.
6 Op. cit., p. 3.
7 Mamadou Djibo, Les transformations politiques au Niger : 1958-1960, PhD, Montréal, 1992.
8 I. Kimba (s.l. dir.), Le Niger : État et démocratie, Karthala, 2000.
9 Ce mensuel a publié en 2003-2004 une série d’importants articles de Mahamane Karimou consacrés à l’histoire politique du Niger de 1960 à 1974.
10 P. T. Robinson, « La légitimation populaire de la gouvernance au Niger et au Burkina Faso : les grandes contradictions », in G. Hyden et M. Bratton, Gouverner l’Afrique. Vers un partage des rôles, Colorado, Lynne Rienner Publishers, pp. 201-233.
11 Robert B. Charlick, Niger, Personal Rule and Survival in the Sahel, Westview Press, Boulder and San Francisco, 1991, p. 54 (Ils n’étaient pas seulement obligés de maintenir l’ordre et leur puissance personnelle. Ils devaient aussi générer suffisamment de ressources pour récompenser leurs partisans et ainsi s’assurer une marge d’autonomie suffisante vis-à-vis des puissances extérieures et, dans une moindre mesure, contenter la population, sollicitée pendant la phase nationaliste, et qui aspirait à obtenir de meilleures conditions d’existence. Ils furent par conséquent favorables à la mise en place d’une politique de « développement économique » et de « modernisation » ; En même temps, ils mirent en avant la nécessité de mettre en place un Etat plus fort et plus efficace, allant ainsi à l’encontre de beaucoup de pratiques politiques traditionnelles).
12 Op. cit., p. 55 (Le débat essentiel tourne autour de la réalité du pouvoir national, exercé collégialement ou accaparé tout entier par un chef. Pendant les premières années du président Diori, il ne fait pas de doute que le Bureau politique du PPN, composé de proches du président issus presque tous du groupe ethnique zarma, détiennent l’ensemble des pouvoirs de décisions politiques. Les priorités de Diori étaient claires : mettre en place un Etat tout-puissant, capable de prévenir toute menace et de consolider sa propre position ainsi que celle de son clan. Peu de temps après la proclamation de l’indépendance, Diori déclara avec un certain sens de la litote, un État comme le Niger n’est pas fait pour la démocratie. Il a surtout besoin de stabilité… Un certain degré de centralisation est nécessaire, et ne doit pas entrer en conflit avec les particularismes locaux).
13 Entretien avec le professeur Djibo Hamani, samedi 3 juillet 2005.
14 Op. cit., p. 56 (Ce coup d’État fut important à plus d’un titre. Il incita Diori à épurer son gouvernement afin de s’assurer de loyautés plus sûres, fondées sur les relations personnelles et une base ethnique. L’implication d’Ikhia, lié à l’ethnie touarègue, amena Diori à se méfier de toute tentative de création d’alliances inter-ethniques dans son camp).
15 Joseph Ki-Zerbo, « La tradition orale en tant que source pour l’histoire africaine », in D. Laya, La tradition orale, problématique et méthodologie, Niamey, 1971, p. 112.
16 André Salifou, Colonisation et sociétés indigènes au Niger, thèse d’État, Toulouse, 1977, p. 35.
17 « Boubou Hama served as president of the party and of the National Assembly, editor of Niger’s newspaper Le Niger, and director of the Development Bank of the Republic of Niger (BDRN), the Nigerien Credit and Cooperative Union (UNCC), and the National Bank for Agricultural Credit (CNCA) », Pearl Robinson, African Traditionnal Rulers and the Modern State : The Linkage Role of Chiefs in the Republic of Niger, Doctoral dissertation, Columbia University, 1975, p. 70 (cité par R. B. Chadlick, op. cit., p. 158).
18 Chaibou Maman, Répertoire biographique, personnalités de la classe politique et leaders d’opinion du Niger – 1945 à nos jours, 2 vol., Ed. Démocratie 2000, Niamey, 1999.
19 Selon le professeur S. K. B Asante, il faut distinguer trois phases dans le mouvement. La première se déploie à l’époque coloniale, de 1935 à 1957. Elle prit alors un caractère essentiellement culturel. Un des foyers les plus actifs se manifeste au Sénégal avec la création du mouvement Présence Africaine et la parution d’ouvrages fondamentaux tels Nation nègres et Culture de Cheik. A. Diop. Le travail d’émancipation culturelle devait préparer, pour les intellectuels impliqués (Alioune Diop, C. A. Diop, Nkrumah) la libération politique de l’Afrique. À partir de 1957 commence la seconde phase. Le Ghana joue un rôle moteur au niveau d’un mouvement qui tend désormais à promouvoir une dynamique d’intégration sur les plans politiques, économiques et culturels. Kwame Nkrumah constitue l’Union Chana-Ghinée (1958) puis l’union Ghana-Guinée-Mali qui devait constituer la première étape vers l’unité africaine. Une Conférence des États Africains Indépendants se tient à Accra en 1958. La deuxième est organisée à Monrovia (1959), la troisième à Addis-Abeba en 1960. Toutes ces conférences préconisaient la mise en place d’un marché commun économique et l’intégration politique (ou unité politique) de l’ensemble du continent. L’idéal d’intégration se heurte rapidement à la montée de clivages importants et des logiques nationales suivies par chacun des nouveaux États nés de la décolonisation. La quatrième phase commence en 1970. Elle voit le renforcement des procédures d’intégration économique au niveau régional, pour tenter de faire face à la situation socio-économique difficile que traversent les Etats africains. Un des dispositifs les plus achevés voit le jour en 1975 à Lagos, avec la création de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). De façon plus générale, « l’intégration régionale » constitue, depuis les années 80, une des questions essentielles dans le cadre d’un monde de plus en plus mondialisé où se renforcent les grands ensembles économiques interrégionaux. Pour certains (Asante), le resserrement de l’intégration régionale permettrait de disposer d’un cadre performant pour l’activation de nouvelles stratégies de développement. Le renforcement juridique et matériel des organismes existants tels la CEDEAO pourrait permettre de disposer d’un outil efficace afin de réduire la dépendance des économies africaines vis-à-vis de l’extérieur, défendre de manière plus efficace les positions économiques du continent au niveau des circuits d’échanges et des mécanismes de fixation des ressources disponibles, conforter les réseaux de coopération Sud-Sud.
20 Par exemple, au niveau de la présentation générale du projet par le professeur Bethwell A. Ogot, président du comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique : « l’Afrique est considérée comme un tout. Le but est de montrer les relations historiques entre les différentes parties du continent trop souvent subdivisé dans les ouvrages publiés jusqu’ici », t. 1, Méthodologie et préhistoire africaine, Edicef-Unesco, 1986, p. 11.
21 Ces deux ouvrages, intitulés Contribution à l’unité africaine et Le roman des contes de la sagesse africaine, totalisent plus de 900 pages. Il semble que l’auteur ait largement puisé dans cette abondante matière, qui mêle de longues transcriptions de traditions orales avec de multiples extraits d’études africanistes destinés à étayer les analyses, démonstrations et spéculations personnelles. Les œuvres de Boubou Hama, fort volumineuses pour certaines, donnent à lire un caléidoscope de textes de natures diverses. L’utilisation d’un style parfois compliqué, de longues phrases complexes, contribuent à perdre davantage le lecteur égaré sous de telles frondaisons littéraires ; celui-ci se voit alors obligé de revenir maintes fois en arrière afin de saisir le sens de la démonstration. Les écrits de Boubou Hama ne sont pas faciles à lire, voire, parfois, à déchiffrer. Cet hermétisme relatif a sans doute contribué à les plonger dans l’oubli…
22 A. Seydou, Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, préface, p. 6.
23 Depuis une vingtaine d’années, un grand nombre de travaux concernant l’Afrique ont été publiés. Ces études – même les meilleures – pêchent, semble-t-il, soit par manque d’objectivité scientifique, à cause d’un parti-pris de subjectivisme doctrinal, soit en revanche, par excès de cette objectivité même, en vertu d’un respect scrupuleux, jusqu’à l’obsession, de la diversité de l’objet. Les auteurs de ces dernières se sont appliqués avec la minutie et toutes les ressources dont ils disposaient à expliquer l’Afrique dans ses moindres détails historiques, ethniques, et géopolitiques. Mais les arbres leur ont caché la forêt et, saisis par le spectacle de la diversité, ils n’avaient pas décelé autre chose que cette diversité. Ce que voudrait M. Boubou Hama, c’est, au contraire, montrer le cheminement historique d’une Afrique totale se constituant par et à travers sa propre multiplicité, à la faveur de ce qu’il appelle le « déterminisme géographique », ibid.
24 Ibid.
25 Le Niger, 13 décembre 1965, pp. 6-10.
26 Diori Hamani, Le Niger, 18 juin 1962.
27 Boubou Hama, « La construction nationale - l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 1965.
28 « En 1961, le Ghana, la Guinée, l’Égypte, le Mali, le Maroc, la Libye et le gouvernement algérien en exil constituèrent le Groupe de Casablanca, tandis que les autres anciennes colonies françaises, plus le Nigeria, l’Ethiopie, le Libéria et la Sierra Leone, formaient le groupe de Monrovia. D’une façon générale, le Groupe de Casablanca était favorable à une union politique forte s’inspirant des États-Unis d’Afrique prônés par Nkrumah. Il rassemblait les militants africains qui militaient pour le panafricanisme, le socialisme et le non-alignement, et préconisaient une planification et un développement économique centralisé et un système de défense et de sécurité au niveau du continent, ainsi que la remise à l’honneur de la culture africaine. Le Groupe de Monrovia, quant à lui, était favorable à une confédération souple d’États africains souverains indépendants, qui favorisait une participation et une coopération volontaires dans le domaine des échanges culturels et de l’interaction économique. Ses membres étaient particulièrement inflexibles sur la question du respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque état et se méfiaient des ambitions personnelles de certains membres du Groupe de Casablanca… », S. K. B. Asante, « Le panafricanisme et l’intégration régionale », Histoire générale de l’Afrique, t. VIII, p. 470.
29 Selon Charlick, le régime en aurait profité pour consolider son emprise… la recrudescence de discours mobilisateurs au sein de l’organe de presse officiel en serait une illustration.
30 Boubou Hama, « Drame au Niger, drame de l’Afrique », Le Niger, 10 mai 1965.
31 Boubou Hama, Le Niger, 20 mai 1963.
32 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, Niamey, 1966, p. 46.
33 « La liberté nationale commence d’abord par la liberté de l’individu. Elle doit avant tout conditionner celui-ci dans un milieu déterminé (famille, village, canton, province, nation). Et cet individu au Niger, pour l’essentiel, vit dans ses champs, dans ses pâturages avec ses animaux, de sa vie sédentaire ou nomade. C’est donc à notre avis, pour qu’il reste lui-même, dans ses repaires qu’il faut aller le trouver pour l’installer économiquement », Boubou Hama, op. cit., p. 37.
34 Boubou Hama, « La construction nationale – l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 1965.
35 On retrouve cette conception au niveau de l’introduction et de la conclusion de l’enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine : « Cette vision m’a amené à examiner l’unité nécessaire de la nation qui doit déboucher sur l’ensemble africain, progressivement, sur l’union des Africains, sur l’unité africaine » (conclusion, p. 559).
Un fascicule de 26 pages non publié d’un autre observateur nigérien, E. H. Oumar Ba, consacré à la problématique de l’unité africaine, défend une vision similaire de cette progression positive du processus historique : « l’unité africaine prônée actuellement par tous les États africains indépendants sans exception, est devenue le mot de ralliement de l’opinion publique africaine. Pour être effective, elle suppose : l’unité nationale dans chaque État ; une mystique commune dans tous les États ; une option politique commune. Elle peut se concevoir sous la forme d’une option politique ou économique. Elle peut se concevoir sous la forme d’une confédération d’Etats, d’une fédération ou d’un vaste ensemble. Avant de parler de l’unité politique de toute l’Afrique, il est indispensable d’obtenir dans chaque État un premier stade de regroupement », A. H. Oumar Ba, Unité Africaine, Niamey, doc. agrafé, février 1964, 26 p.
36 Le Niger, 13 décembre 1965, p. 6.
37 Boubou Hama, « La construction nationale – l’Afrique précoloniale », Le Niger, 23 août 1965.
38 « Ainsi, venant de la Nubie, des populations noires, à travers le Kordofan, le Tchad, le Bornou, longeant les côtes atlantiques, ont pu, au cours de notre longue histoire, atteindre les forêts du Nigeria, le Bénin et la Côte de Guinée », Ibid.
39 Boubou Hama, op. cit.
40 « Sur ce chemin historique florissait vers 2500 av J.-C. la civilisation des belles figurines de “Nok” qui se développa sur le plateau du Nigeria central, entre le fleuve Niger et la Bénoué. Cette civilisation fut ignorée jusqu’en 1931. L’on connaît, à la suite de celle-ci, la splendeur de la civilisation du Bénin dont le royaume subsista jusqu’au XVIIIe siècle de notre ère », op. cit.
41 Le Niger, 30 août 1965, p. 2.
42 « La paix coloniale – je ne dis pas la liberté coloniale qui n’a jamais existé – a permis aux individus de circuler librement dans toute l’Afrique. Il s’en suit leur détribalisation en faveur des grands centres créés pour les besoins du colonisateur. La vie communautaire dans notre continent s’en trouva détériorée. Les chantiers de travail et le fonctionnarisme de l’administration française directe ont fortement bouleversé l’assise de notre démocratie naturelle.
Le commerce colonial, de son côté, a créé des classes nouvelles. Les cultures industrielles introduites dans notre continent (café, cacao, arachide), l’exploitation du bois, celle de la gomme, du caoutchouc, de l‘or et du diamant, la vie nouvelle assimilatrice introduite par l’Europe ont achevé de disloquer la solidarité familiale en Afrique.
L’enseignement colonial, en refusant de reconnaître les cultures africaines a fini par dépersonnaliser les noirs africains. Ils perdirent contenance et confiance en eux-mêmes. Les classes dirigeantes, formées au contact de l’Europe ont fini par renoncer à leur propre culture en faveur de celle lointaine de l’Europe. Il s’en suivit la confusion et la honte de soi-même, le renoncement à soi pour une civilisation dont on n’est pas engagé dans le contexte véritable. » Boubou Hama, Liberté et solidarité internationale, Niamey, 1966, p. 11.
43 Le Niger, 30 août 1965, p. 2.
44 Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, conclusion, p. 558.
45 « L’Afrique saharienne et soudanaise dans la formation de l’unité africaine, après celles de nos grandes races, ne prend-il pas, en ce moment, une signification particulière ? », Boubou Hama, Symposium d’Alger (21 juillet au 1er août 1969), « L’unité africaine, sa réalité et ses réalités, contextes de cultures au service de notre combat pour notre indépendance économique, la libération et la liberté de notre continent », Niamey, p. 39. Pour cette intervention, l’auteur semble s’être largement inspiré de son ouvrage-clé en la matière : Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine.
46 Compte-rendu du symposium d’Alger, non publié, 1969, p. 53.
47 Ibid.
48 Le Niger, 23 août 1965, p. 3.
49 Cette stratégie du parallèle Europe-Afrique a été à maintes reprises étudiée par les approches critiques de l’historiographie générale africaine, en particulier chez C. Moffa.
50 « Ce qui reste et compte n’est pas le développement rationnel du monde, mais l’humanisme des peuples et des continents, c’est, à mon sens, la nécessité pour notre continent de rechercher et de retrouver une voie médiane capable de se frayer un chemin à travers la somme de tout ce qui peut résulter des aspects positifs du capitalisme et du communisme, l’un et l’autre des aboutissements évoluant vers le retour de l’homme et ses besoins.
C’est dans cette direction, dans la tolérance absolue, que nos diversités africaines enrichissantes, à la nouvelle ère atomique de notre commune humanité, apporteront un message nouveau, une véritable base de coexistence pacifique, une conception de la vie et du monde non conforme qui réformera l’évolution de notre commune humanité. Les ténèbres qui projettent sur notre commune Mère Terre tant d’injustices, tant de souffrances qui jurent sur l’insolence de tant d’abondances, tant de misères connues qui plongent dans le dénuement le plus complet tant de millions d’hommes auxquels les nations abondamment pourvues mesurent encore la plus élémentaire assistance donnée parfois dans les conditions exigées par l’impérialisme du système qui se décide à intervenir pour vendre, à l’occasion, son “utopie” ou son idéologie enrobée dans la pilule dorée de l’aide ainsi fournie (…). Aussi, après l’Égypte, l’Égée, la Grèce antique, Rome, autant de civilisations éteintes, n’est-il pas plus sage, pour éviter l’explosion brutale qui détruit, d’oser croire que la transformation de ce qui a existé par ceux qui viennent à la vie moderne, aujourd’hui entre l’espoir et la peur, parce que non engagées dans la gangue des civilisations en cours, est – par ce fait même – un retard, mais, aussi, l’élément nouveau d’un départ. L’Afrique est apte à saisir le sens profond des nouvelles conditions imposées à notre commune terre par l’accélération du progrès, surgi de nouvelles énergies brutes dont nous ignorons encore le fondement des lois, leurs conséquences sur la vie et la survie de l’homme sur notre globe… », Enquête sur les fondements et la genèse de l’unité africaine, avant-propos, p. 15.
51 I. Kimba, « La dynamique de la gouvernance au Niger », Le Niger : État et démocratie, L’Harmattan, pp. 47-48.
52 M. Karimou, « Contribution à l’étude de la gestion politique du Niger », Seeda, n° 19, mai 2004, p. 16. L’image que l’auteur donne du régime apparaît relativement idéalisée, notamment lorsque on la confronte aux analyses des études anglo-saxonnes que nous avons citées. Nous reviendrons sur cette critique, pour l’approfondir, dans la troisième partie de notre travail.
53 « By promoting agricultural modernization through this network the government hoped to bypass existing local elites and reach the small producers more efficiently. The agency also had the task of reforming the attitudes and working methods of the bureaucraty to make it a better partner in development. It employed a team-building approach to achieve this goal, constituting “integrated teams” of bureaucrats to work with villagers on particular development activities at the RVA and county levels », R. B. Charlick, ibid., p. 59 (Le gouvernement espérait toucher plus efficacement les petits producteurs et contourner les élites locales par le biais de ce réseau visant à la modernisation du secteur agricole. Il avait aussi pour objectif de réformer les méthodes de travail de la bureaucratie afin d’en faire un meilleur agent du développement. Une stratégie collective fut adoptée dans cet objectif, avec des « équipes intégrées » de fonctionnaires qui devaient travailler de concert avec les villageois sur des activités de développement spécifiques, au niveau des vilages et des subdivisions administratives).
54 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, brochure de la République du Niger, Niamey, 1966, p. 2.
55 Diori Hamani, « La personnalité nigérienne », in Boubou Hama, op. cit., p. 1.
56 Cette information, difficilement vérifiable au moyen de données écrites, nous l’avons obtenue par le biais des enquête orales menées auprès des gens qui, dans les années 60, faisaient partie de cette opinion nigérienne cultivée. Pour Djibo Hamani, l’ouvrage d’E. Séré de Rivière connut un succès de librairie rarement atteint par la suite au Niger, tous types de livres confondus : cela dénote l’engouement qu’une notable part de la population (du moins à Niamey) cultivait à l’égard de l’histoire. Cet intérêt se manifestait aussi par le succès de conférences publiques, données jusqu’à la fin des années 70 par des spécialistes, historiens nigériens ou étrangers. Ki-Zerbo semble par exemple en avoir effectué de nombreuses au cours de ces deux décennies, pour lesquelles nous n’avons malheureusement pas pu retrouver de traces écrites. Ces conférences se sont espacées à partir des années 80, pour s’éteindre pratiquement par la suite.
57 Entretien avec J.-P. O. de Sardan. Certains enseignants du secondaire que nous avons pu interroger possèdent dans leur bibliothèque personnelle cet ouvrage et reconnaissent volontiers, à l’instar du professeur Samna Illa du lycée d’excellence de Niamey, qu’il constitue une importante base de données lorsqu’ils l’abordent avec leurs classes l’histoire du Niger.
58 Séré de Rivière, introduction, p. 10.
59 Y. Urvoy, Histoire des populations du Soudan central, la colonie du Niger, extraits des pages 50,51,52.
60 Y. Urvoy, Histoire des populations du Soudan central, p. 217.
61 Ibid., pp. 280-281.
62 Y. Urvoy, op. cit., p. 197.
63 Séré de Rivière, ibid., introduction, p. 12.
64 « Le 18 décembre 1958, le Niger, dans la logique du vote positif qu’il a émis lors du référendum du 28 septembre, adopte le statut d’État membre de la Communauté et devient une République. Par la même occasion, l’Assemblée territoriale se transforme en Assemblée constituante, avec à sa tête Boubou Hama et désigne, tout naturellement, Diori Hamani comme président du Conseil de gouvernement », A. Salifou, Histoire du Niger, Nathan, 1989, p. 247 La neutralité de ces propos tranche avec les analyses critiques par ailleurs développées quant à l’évolution politique nigérienne de la fin des années 50…
65 Diori Hamani, préface à l’ouvrage d’Edmond Séré de Rivière, p. 7.
66 Op. cit., p. 8.
67 Robert B. Charlick, Personnal Rule and Survival in the Sahel…, p. 65 (Le mouvement des Samariya, lancé en juin 1976, représenta une tentative plus forte de mobilisation des forces rurales afin de donner au régime une assise populaire. La Samariya s’inspirait d’une forme d’organisation traditionnelle de la jeunesse pratiquée en milieu hausa. Les Samariya étaient à l’origine des organisations rurales de sociabilité qui regroupaient tous les jeunes hommes et femmes et dont les tâches pouvaient s’étendre aux travaux ruraux collectifs. Le nouveau mouvement des Samarya différait fortement de la forme traditionnelle, car il était piloté par des adultes et recevait ses directives des autorités externes et non des représentants de la jeunesse villageoise).
68 Entretien avec Diouldé Laya, op.cit. Dix ans plus tôt, le sociologue a développé davantage cet épisode de la vie de Boubou Hama lors de l’entretien qu’il eut avec J. D. Penel : « Immédiatement après le coup d’État le Président Seyni Kountché m’a fait appeler par le Ministère de l’Éducation Nationale et m’a confié la bibliothèque et les manuscrits de Boubou Hama, avec Dankoussou. Nous avons continué à collecter les manuscrits en arabe. J’étais en rapport avec le Chef d’État Major adjoint ; et quand Boubou écrivait, il m’appelait pour me remettre la lettre et s’il avait des réponses à faire il m’en parlait. Ensuite, quand Boubou est venu à Niamey, je pouvais lui écrire quand je voulais ; et pour aller le voir il suffisait de passer par le Chef d’État major. Et je sais qu’on lui a donné tout ce dont il avait besoin : papier, livres, bic et tout. À ma connaissance, c’est Toumba Boubacar, le colonel, qui s’occupait à l’époque de lui et je lui suis très reconnaissant d’avoir aidé Boubou. Car Boubou me disait “en tout cas, je ne manque ni de papier, ni de bic ; je ne manque de rien”. Et il avait dit à Jean Rouch qu’il n’avait jamais écrit autant qu’en détention. À ma connaissance, ils l’ont entouré des soins qui lui étaient dus » (entretien du 06-10-1991, p. 55).
69 Boubou Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, Niamey, 1966, p. 2.
70 Ibid., p. 4.
71 Ibid., p. 7.
72 Ibid., p. 8.
73 Ibid., p. 10.
74 Ibid., p. 10.
75 Ibid., p. 10.
76 Ibid., p. 34.
77 Ibid., p. 37.
78 « L’investissement humain (…) n’est pas fait dans l’intérêt direct du gouvernement ou du parti, mais dans celui exclusif des populations concernées. Il n’est pas décidé par le parti ou le gouvernement, mais dans l’intérêt bien compris du village, du groupe de villages, du canton ou de la province. Il peut consister à faire des puits, des écoles, des dispensaires, des champs collectifs, des routes entre les villages au profit uniquement de ceux qui s’adonnent à l’investissement. Celui-ci est toujours décidé par les collectivités intéressées. Il peut devancer l’aide du gouvernement aux populations ou venir pour la compléter » (p. 36).
79 « It is important to realize in this context that French power was, by definition, a sedentary power, and the colonial conquest constituted the final episode in the century-old struggle between the sedentary populations and the nomads of the West African interior » (Il est important de souligner que la puissance française était par définition une puissance sédentaire et que la conquête coloniale représenta l’épisode final d’un affrontement séculaire qui opposa les populations sédentaires et nomades dans l’ensemble de l’arrière-pays ouest-africain).
80 « The societies of the Hausa and the Zarma/Songhay may have showed similitaries in a remote past, but they showed a number of signicifant differences at the end of the nineteenth century ; In simple terms, Hausa society was, on the eve of the colonial conquest, made up of peasants and traders, and Zerma/Songhay of warriors and dependants (or slaves) », Finn Fuglestad, A History of Niger : 1850-1960, Cambridge University Press, 1983 (Les sociétés Hausa et zarma/songhay avaient sans doute de nombreux points communs dans le passé, mais elles se révélaient fortement différentes à la fin du dix-neuvième siècle. De façon schématique, la société hausa était surtout composée de marchands et d’agriculteurs lorsque la colonisation française débuta, tandis que les guerriers et les dépendants (les esclaves) constituaient la société Zarma/Songhai).
81 Lors de la conversation qui eut lieu le 10 mai 2004, en fin d’après-midi, dans le bureau du directeur du département d’histoire. Addo soulève le problème des résistances, repris par les autres intervenants. Il conteste la suprématie des révoltes de 1906 en comparaison de « l’acte de résistance » qu’aurait constitué l’assassinat de Cazemajou… Selon eux, cet assassinat a eu une portée beaucoup plus importante et a conditionné, jusqu’à nos jours, les représentations françaises vis-à-vis des différentes parties du Niger : méfiance vis-à-vis de Zinder et par extension de tout ce qui est hausa, regard plus positif sur les populations de l’Ouest, objectivement considérées comme des sujets plus dociles… Addo emploie le terme d’allié.
82 Robert B. Charlick, op. cit., p. 37 (Dans l’ensemble, les archives coloniales révèlent que la stratégie de domination adoptée par les Français les amenait à prévenir l’émergence d’une catégorie significative de gens éduqués au Niger. Les conséquences de cela furent variables selon les groupes ethniques de la colonie. Autour des années 50, la plupart des Nigériens qui avaient bénéficié d’une éducation un tant soit peu poussée étaient issus des peuples zarma/songhai de l’ouest, et étaient choisis parmi les esclaves libérés. Ce groupe constitua la grande majorité des « évolués » (la classe des intellectuels) et occupa les postes subalternes de l’administration coloniale. Ceci eut des conséquences importantes à l’indépendance. La jeune nation n’était pas seulement très pauvre en élites : son administration et ses mouvements politiques furent très largement dominés par les Zarma). On retrouve une analyse similaire avec Finn Fuglestad : « When the process of decolonization was set in motion, the French naturally turned to those people with whom they had the closest affinities, the évolués. And these évolués came mostly from the ethnic group which had proved most receptive to French ways, the Zarma/Songhay (and among the Zarma/Songhay mostly from the lowest social stratum, the former slaves) », Finn Fuglestad, A History of Niger, Cambridge University Press, p. 109.
83 Extrait du compte-rendu de la conversation. Trois enseignants (M. Issa, M. Addo, M. Alio) du département sont présents, ainsi que moi-même.
84 Le Dendi actuel fait partie du nord-Bénin, à partir de la ville-frontière de Malanville. Le Dendi historique évoqué par les historiens nigériens est fort différent : le terme désigne la province méridionale de l’empire Songhay, soit approximativement la région qui fait aujourd’hui partie du Niger.
85 B. Hama, Liberté nationale et solidarité internationale, p. 4.
86 Boubou Hama, Recherche sur l’histoire des Touareg sahariens et soudanais, p. 231.
87 Les entretiens évoquent ce fait. Malgré des engagements politiques parfois opposés à ceux de Boubou Hama, celui-ci a semble-t-il protégé des chercheurs qui pourtant ne partageaient pas les mêmes positions politiques que lui :
- « il a protégé les chercheurs qui n’étaient pas très en cours… moi aussi j’ai été protégé par lui alors que je n’étais pas du tout dans sa mouvance politique. Il faut lui rendre cet hommage. C’est un personnage très important dans cette scène que l’on essaie de reconstituer… il était à l’Ifan, c’est un tandem Rouch-Hama qui a fondél’IRSH, qui a mis D. Laya comme directeur, après il a favorisé le Cehlto… il a joué un rôle important de protecteur politique, mais aussi d’incitateur… » (entretien avec J.-P. O. de Sardan, 18-12 2004).
- « Le rapprochement n’impliquait aucune concession. Je peux dire aujourd’hui qu’il savait et chacun de nous connaissait parfaitement les positions du RDA. On n’était pas toujours d’accord, c’est tout à fait normal et Boubou Hama, connaissant en principe mes positions, les limites étaient vraiment tracées pour une coopération qui s’est avérée finalement tout à fait avantageuse pour nous tous ; je pense que les limites étaient très précises de ce point de vue là » (J. D. Penel, entretien du 06-10-1991 avec D. Laya, p. 48).
88 A. Salifou, Le Damagaram…, introduction, p. 14.
89 « The concepts of “luck” and “force” should perhaps also be taken into account in analysing another aspect of colonial history, the fact that the Africans who led the resistance and later the revolts against the French are long since forgotten in Niger. It is perhaps because they all lost in the end, and African traditions easily forget the losers, who are clearly not endowed with the necessary arzika, bon-kaney, dadi n’kay, k’arfi or baraka. Therefore, their legitimacy as leaders was questionable. But it may also be because the “heroes” of the pre-1919 period were not Nigeriens, but Zerma/Songhay, Tuareg or Hausa. Whatever power-basis they controlled, it was ethnic in character. For a politician of the post-1946 era to ewoke their memory would have been tantamount to “tribalism”. And since nearly all those politicians were from the sedentary south, one could hardly expect them to look upon men such as Tegama and Kaocen with much sympathy. It is also important to realize that the évolués, although they frequently invoked African civilization culture, history and values, did not look to the past but very much to the future », F. Fuglestad, A History of Niger, p. 114 (Les concepts de “force” et de “chance” pourraient aussi être pris en compte afin d’aborder différemment l’histoire coloniale, mais la réalité fut que les Africains qui organisèrent la résistance puis les révoltes contre les Français ont été longtemps occultés au Niger. Cela est peut-être dû au fait qu’ils ont tous perdu la partie, et les traditions africaines ignorent les perdants qui ne correspondent pas aux modèles essentiels portés par les concepts de arsika, bon-kaney, dadi n’key, k’arfi ou baraka. De ce fait, leur image de leader était contestable. Toutefois, leur oubli est peut-être dû aussi au fait que les « héros » de la période antérieure à 1919 n’étaient pas nigériens, mais Zarma/Songhay, Touareg ou Hausa. Quelle que fut leur légitimité de pouvoir, elle revêtait un caractère ethnique. Un politicien qui aurait fait référence à ces personnages après 1946 aurait été accusé de « tribalisme ». Or, la plupart de ces politiciens étaient originaires du Sud sédentaire, et l’on aurait pu difficilement s’attendre de leur part à des considérations passionnées vis-à-vis d’hommes tels que Tegama ou Kaossen. Ainsi, il est important de souligner que les évolués, tout en faisant référence à la civilisation africaine, à son histoire et à ses valeurs, privilégiaient beaucoup plus le futur que le passé).
© Presses universitaires du Midi, 2009