Toulouse est une ville toute rose. Elle est rose comme Alger est blanche, comme Londres est noir, rose du ton tendre et fin de la fleur de l’églantier et de l’intérieur de certains coquillages (François Coppée).

1Les épithètes des villes et des pays ne sont pas innocentes : la verte Érin, Alger la blanche, Bruges la morte, la perfide Albion, pour ne citer que quelques-unes, prennent sens quand on y réfléchit. Dans le Dictionnaire des mots et des expressions de couleur du xx^e siècle, du très sérieux CNRS, on lit : « la ville rose, locution nominale féminine référence à la couleur rose des murs de briques, des maisons de cette ville. Surnom de Toulouse ». « La ville rose », une idée reçue donc qui a désormais sa définition dans un dictionnaire spécialisé…

2Pourtant il n’en fut pas toujours ainsi et la question est plus complexe !

3Cette communication tentera de cerner quand et pourquoi apparaît la locution nominale féminine « la ville rose », puis nous verrons combien ce surnom, une fois qu’il fut adopté dans les années 1910, fut nuancé ou discuté, voire réfuté pendant l’entre-deux-guerres. Enfin en guise de conclusion, nous verrons comment au cours de la seconde moitié du xx^e siècle on chercha à Toulouse à identifier image mentale et image physique, et comment Toulouse devint une ville « à la chair rose »1.

Quand et pourquoi apparaît le surnom de « ville rose » ?

4Quoi de mieux pour premier repère que la consultation des guides dont le but, depuis qu’ils se sont multipliés au xix^e siècle pour des raisons économiques liées tant au commerce qu’au tourisme naissant, est d’informer de façon attractive et concise le visiteur2 ? Les formules y sont reines…

5Que nous disent-ils lorsqu’ils présentent la ville depuis les années 1830 jusqu’à 1914 ? Tous font référence au qualificatif de « cité palladienne » et donnent pour celui-ci une explication liée à l’aube de son histoire : Martial témoigne ainsi du goût des habitants pour les lettres et les arts. Dans de nombreux guides, on précise que Toulouse mérita aussi l’épithète de « savante », vérifiée par la naissance de son université et de ses Jeux floraux. Quelques guides surenchérissent en louant aussi « Toulouse la sainte ». Ici évidemment, à la fin du xix^e siècle et au début du xx^e, au moment du radicalisme triomphant à Toulouse, l’épithète de sainte n’apparait que dans les écrits d’une sensibilité très catholique.

6Deux guides seulement, en 1833 et 1898, font référence à la couleur de Toulouse. En 1833 l’auteur note : « au centre, c’est la ville nouvelle revêtant la robe blanche de la renaissance et se montrant aux générations comme Thétis la blonde se montra aux immortels » ; comparaison alambiquée et littéraire certes mais exacte puisque le centre de Toulouse était alors revêtu d’un badigeon blanc depuis l’ordonnance capitulaire de 17833. En 1898, l’auteur de l’Almanach illustré de la région du sud-ouest remarque : « Toulouse était autrefois appelée la rouge, à cause de ses constructions en briques, elle mérite encore ce nom » ; cependant l’auteur n’insiste pas, le qualificatif n’apparaît pas vraiment valorisant. Il enchaîne d’ailleurs : « les rues de cette ville sont en général tortueuses et mal pavées » ; pour ce qui regarde l’urbanisme, seuls l’intéressent les nouveaux boulevards.

7Il faut attendre ensuite les années 1910 pour que le surnom de « ville rose » s’impose comme une idée reçue. Dans le guide Trois jours à Toulouse la ville rose édité par Labouche, la préface précise : « on dit que la capitale du midi “la ville rose”, comme je l’ai souvent entendue désignée, possède de nombreuses richesses artistiques et archéologiques et aussi un charme particulier. »

8Nous y voilà ! Ville rose rime avec charme… car de richesses artistiques et archéologiques, les guides antérieurs en avaient abondement parlé, mais de charmes particuliers, il n’en n’avait été que fort peu question. Depuis le célèbre Voyage pittoresque et romantique du baron Taylor, seul Toulouse monumentale et pittoresque de Cayla et Paul s’était attardé sur la notion d’ambiance spécifique ; y était loué « son spectacle enchanteur et pittoresque au crépuscule » et on la comparait à une ville d’Asie… Par contre les guides jusqu’aux années 1890, mais aussi les voyageurs célèbres, tel Stendhal, avaient été assez critiques à son propos. Ils déploraient les rues peu alignées et monumentales (1869), le manque de proportion du Capitole (1869, 1876) « les pavés de la Garonne, instruments de supplice dignes de figurer dans les archives de l’Inquisition » (Stendhal).

9À partir des années 1890, en revanche, au moment même où les grandes percées s’achèvent, au moment où elles sont perçues comme des embellissements considérables, faisant de Toulouse une ville moderne, a contrario sans doute, les auteurs des guides font référence à la brique des vieux quartiers, notant sa spécificité identitaire. On se met ainsi à regretter, déjà, le cachet pittoresque de l’ancienne Toulouse qui est en train de disparaître…

10Ce moment, cet « entre-deux », où Toulouse n’est plus la même, mais où elle n’est pas encore une autre, est essentiel. Les années 1890 sont en effet un moment de césure où une identité nouvelle de la ville se joue, tant du point de vue urbanistique que politique ou conceptuel4. En effet en pleine stagnation économique, alors que son taux de mortalité est un des plus forts de France, Toulouse radicale joue sa carte politique auprès du pouvoir central comme capitale intellectuelle et artistique, capitale à l’attrait touristique aussi dès le début du xx^e siècle… C’est dans ce temps que l’on passe du surnom de « palladienne » à celui de « ville rose ».

11En effet dans le créneau chronologique – fin des années 90, début des années 1900 – on note le cheminement d’une appellation historique sous-entendant une culture humaniste, de fait élitiste, vers un qualificatif aisément compréhensible par tous, mettant en jeu plusieurs sens (vue, odorat, toucher, intelligence), en bref on passe à un surnom plus démocratique, et puisqu’on en appelle à un tourisme plus ouvert, on le verra, plus touristique…

12Pourtant, dans un premier temps, il semble que le surnom de « ville rose », et tout d’abord l’épithète de rose, soient apparus ou plutôt aient fleuri dans un cénacle très savant et lettré, le milieu poétique très vivace des revues telles les Essais de jeunes, L’Effort, L’Âme latine, Poésie, pour ne citer que les principales, milieu ou l’on rencontre Delbousquet, les frères Magre, Laurent Tailhade, François Tresserre, Armand Praviel, Marc Lafargue, Joseph Rozés de Brousse5… Ce milieu est alors très lié aux Jeux floraux où l’on couronne, depuis 1895, les poèmes en occitan, il est très lié aussi au Félibrige. Tous ces jeunes poètes croient alors à une renaissance régionaliste ouverte à la modernité…

13Ces jeunes gens, que plus tard on classera dans l’école toulousaine riment avec facilité. S’ils réfutent le symbolisme décadent, leur poésie se nourrit des charmes et de la poésie de la nature, du temps qui passe et des saisons qui reviennent à l’égal des âges de la vie, célébrée essentiellement du côté féminin. Tous les numéros de ces revues entre 1896 et 1906 publient des poèmes dont l’alibi poétique et le champ sémantique sont passionnants pour notre propos6. Il y est question d’un charme ténu, fragile et rare, d’autant qu’il est menacé, d’une nature et d’une ville méridionale refuges momentanés, face à la ville frelatée, mangeuse d’hommes bien que Ville Lumière : Paris…

14Reviennent alors inlassablement les épithètes, lumineuses, pourpre, vermeil, mais surtout, or et rose, toujours positives, pour qualifier la nature fructifiante, la lumière vitale dont la femme est aussi le symbole. Reviennent ainsi des évocations féminines telles des fleurs, très souvent des roses… Certes ces correspondances n’étaient pas nouvelles et l’on pense souvent à la Pléiade, au Parnasse ou à l’École romane à laquelle d’ailleurs quelques poètes furent apparentés7.

15Ainsi, tout naturellement Toulouse au présent devient figure poétique à l’égal des figures mythiques majeures : la Belle Paule et surtout Clémence Isaure. Toulouse femme, célébrée en un lieu où les plus nobles récompenses sont les fleurs des Jeux floraux, devient fleur elle-même, devient rose ou couleur de rose. Notons que pourtant le rose ne fait pas partie du « parterre » des Jeux, mais l’églantine par contre oui, et l’églantine greffée devient rose…

16Certes l’hommage vibrant à Toulouse ne fut pas une invention fin de siècle. L’exercice avait été initié par Mengaud en 1844 avec sa très célèbre Toulousaine mise en musique par Deffès en 1845. Mais alors, s’il était question de « soleil d’or et de fleurs », il n’était pas fait directement référence à la rose ou à la couleur rose8. Par contre traînait dans les imaginaires cette fleur ou cette couleur, car Mengaud écrivit le fort célèbre recueil Roses et pâquerettes.

17Chez les poètes toulousains donc, un air du temps poétique lia le rose avec l’idée de séduction, jeunesse, sensualité, fragilité, poésie ; la rime facile Tolose/rose fit sans doute le reste…

18En tout cas, dès le numéro 2 de L’Effort (deuxième livraison) en 1893, Georges Bidache célèbre Toulouse telle Venise, Byzance et Rome ; puis en 1897 (avril), évoquant Ephraïm Mickael, Jean Viollis note :

De loin, dans sa plaine, Toulouse apparaît comme le dessin d’un enchantement merveilleux, dans le prestige des clochers dorés et des maisons roses… Et je te revois, par un beau soir rougeoyant sur Toulouse, évoquer le pourpre des imperators… Ah ! pourquoi, cher adolescent ne t’abandonnais-tu pas simplement, au charme pressant de la rose de Toulouse, dont la lumière est caressante et dont les campagnes sentent la violette.

19Tout est dit !

20En 1898 paraît une série de sonnets en l’honneur de Toulouse et en 1906, L’Âme latine fait aussi honneur à Toulouse sous la plume d’Alex Coutet. Il célèbre la Renaissance à Toulouse ; dans Évocation de la cité on lit : « Ce soir ayant gravi, comme je le suppose, / De longs et sombres escaliers / Je te revois à mes pieds, ô vieille ville rose, / Depuis la tour des cordeliers ». En 1906 l’expression de ville rose, surnom poétique, existe donc…

21En 1912 et 1913, deux recueils poétiques confirment que parmi les poètes de l’école toulousaine, Toulouse rose, Toulouse « la ville rose » est un sujet aimé. En effet, en 1912, P. Guichard chante La ville rose et ses horizons, en 1913 Terre latine réunit des poèmes à la gloire de Toulouse, essentiellement poèmes de Toulousains, hormis ceux de Victor Hugo, Coppée ou Rostand. Ici au fil des vers, subtilement, apparaît la rare couleur rose.

22Laurent Tailhade, dans Prosopopée de Toulouse : « C’est moi, la ville de soleil. Je suis Toulouse / Blanche et rose sous le flot noir de mes cheveux »… Daniel Thaly dans Toulouse : « Toulouse violette et rose de Gascogne, / Ville vermeille où luit l’éclat des ciels latins »… Joseph Rozés de Brousse dans Paysage toulousain : « Toulouse qui se mire au fin cristal de l’onde / Apparaît toute rose ainsi qu’un jeune amour »…

La ville rose : un surnom adopté ?

23Donc, on s’en rend compte, la signification de l’épithète rose est plus complexe et subtile qu’un simple attribut concernant son bâti… Pour ce dernier d’ailleurs les poètes fin de siècle rivalisent de nuances rares, collant aux variations de la lumière, en une sensibilité très impressionniste : la brique peut être tour à tour rouge, vermeille, pourpre, or, mauve ou noire. Donc c’est bien semble t-il dans le milieu poétique, comme le remarque Émile Cartailhac, que naît l’image de Toulouse ville rose9.

24Cependant, si cette invention fut transformée en « appellation de marque », ce fut parce que le qualificatif poétique eut du succès auprès du milieu plus pragmatique des spécialistes du tourisme désormais organisé…

25En 1903 en effet, est fondé à Toulouse un des premiers syndicats d’initiative, dont le but avoué était de retenir, sur les bords de la Garonne, des touristes les plus nombreux possible. Les touristes, en effet, ne s’arrêtaient alors presque pas dans la ville, allant directement aux Pyrénées. Dans l’invention du label « ville rose », adopté par le syndicat d’initiative dès 1904-1905 sûrement, une personnalité joua un rôle déterminant : M. S. Guénot. Professeur de géographie, spécialiste du déboisement des Pyrénées, il fut membre puis président de la Société de géographie, vice-président puis président du syndicat d’initiative. Ainsi c’est en spécialiste qu’il promeut le tourisme à Toulouse et en Haute-Garonne. Il se rend compte qu’un tourisme démocratique prête autant d’attention à l’ambiance qu’aux monuments qui demandent une culture savante.

26Dès 1904, il annonce la couleur devant la très sérieuse Société de géographie : il faut valoriser l’image de Toulouse, réduite à ses monuments insignes ; il n’est pas normal qu’elle ait une image négative auprès de la plupart des voyageurs, à l’inverse de Montpellier et Bordeaux10. Dès lors, tant dans les textes qu’il fait paraître dans les bulletins du syndicat que dans ceux qu’il publie dans les guides, il argumente sur le charme, l’ambiance spécifique, dus au climat, à la lumière et à la brique ; d’après lui, la loi du sol et du climat a fait naître une ville, corps vivant unique : Toulouse ville rose…

27Un passage écrit par Guénot, repris souvent dans les guides et bulletins du Syndicat, ou inséré dans des guides d’éditeurs divers, est plus explicite que toute glose :

Toulouse, il est vrai, ne possède pas ces monuments de pierre et de marbre aux admirables dentelures, qui font la beauté des villes du nord, mais, en revanche, ses monuments de briques, procédant du génie local, ont un charme, une originalité et une valeur incomparables. En dehors de leur intérêt architectural, il n’est rien d’agréable à l’œil comme ces couleurs changeantes de la ville rose et de ses monuments suivant l’heure du jour, la saison, l’état de l’atmosphère. Aux couleurs violettes et mates de la pluie succèdent les roses tendres du beau temps. Aux tons ternes et crus de l’hiver, les reflets purpurins et irisés de l’été.11

28Pour preuve absolue de cette volonté du syndicat d’initiative d’adopter une image positive, simple et efficace, on se doit de regarder les titres et les couvertures de ses bulletins et guides : dans leur évolution on repère le moment où le surnom de ville rose s’impose. En 1904 en effet les couvertures sont de couleur gris ou rose, mais le titre de Ville rose n’apparaît pas ; en 1906 et 1907 par contre le titre devient La ville rose, désormais adopté par le bulletin trimestriel du syndicat. On peut donc en déduire que le surnom est officialisé entre 1906 et 1907 (fig. 158).

29Dans le même temps, entre 1900 et 1905, le rose contamine les cartes postales, souvenirs de Toulouse. Les symboles qui doivent être attractifs et parlants, tant pour l’acheteur que le lecteur, se teintent peu à peu de couleur rose : fleurs, pensées surtout, robes des Toulousaines, monuments12 (fig. 159 et 160).

30Puis, à partir de 1905, Labouche édite une série de vues de Toulouse colorisées où le rose-orange devient très prégnant. Même s’il coïncide avec les tons réels de l’hôtel d’Assézat ou de la basilique Saint-Sernin, il donne une image valorisante lorsqu’il embrase les ciels et se reflète sur les rues de Toulouse ou la place du Capitole alors badigeonnées13 (fig. 161)…

31Si les images des cartes postales avalisent directement l’idée de ville rose désormais assumée par le syndicat d’initiative, on peut se poser la question du rôle joué par les images dessinées ou peintes du grand-art dans la naissance du surnom de Toulouse.

32Cette part se résuma sans doute aux notations chromatiques du grand décor du Capitole mis en place de 1898 à 1914. En effet auparavant les vues pittoresques de Toulouse les plus prisées et les plus connues étaient celles des gravures en noir et blanc du Voyage de Taylor, de l’ouvrage de Cayla et Paul, des illustrations de Mazzoli aussi.

33En revanche, au Capitole, L’entrée d’Urbain II de Benjamin Constant en or, rose et pourpre, le Cycle de Clémence Isaure d’Henri Martin en ocre, rouge rosé et vert, les paysages de Yarz, les évocations rosées des Âges de l’amour de Paul Gervais, et surtout les poétiques Rêveurs d’Henri Martin, sur fond de quais de Garonne aux nuances de roses si attrayantes, jouèrent sans doute à la fois comme facteurs déclenchant, et comme preuves dans l’évidence de l’image mentale de « Toulouse ville rose ».

34Enfin, dans l’entreprise de valorisation de l’identité toulousaine, au-delà même de la protection monumentale, l’action de l’association des Toulousains de Toulouse fondée en 1905 fut exemplaire. Elle reconnut dans les années 1910 les efforts entrepris par le syndicat d’initiative. Ce faisant, elle redoubla l’argumentaire identitaire de ce dernier pour que l’on n’ait pas « à présenter aux touristes qu’une ville américaine aux rues bordées d’immeubles médiocres et de façades banales » ; elle insista sur l’atout de Toulouse Ville d’Art à l’égal de Florence, Venise, Grenade ou Tolède, peuplée d’hôtels Renaissance, de maisons gothiques et d’églises. Cependant, et c’est essentiel, elle en appela alors à « la conservation des paysages urbains inséparables de sa beauté »14. Or c’était bien par l’ensemble de son paysage, de ses vues en particulier, que Toulouse était ville rose.

35En 1914 donc, les volontés croisées d’un groupe de poètes appelant à une identité régionale, d’acteurs du syndicat d’initiative désireux de retenir sur la Garonne des touristes allant dans les Pyrénées, celles des militants pour la conservation des monuments et du paysage urbain, firent accepter par l’imaginaire collectif l’idée et le surnom de « Toulouse ville rose ». La cause semblait entendue.

36Pourtant la question de la couleur de Toulouse fut relancée dans l’entre-deux-guerres, non pas pour en faire un label grand public, mais par un discours d’initiés, d’esthètes, de poètes régionalistes, pour lesquels la question d’une couleur identitaire importait : rose ou rouge, telle fut la question.

Un surnom remis en question

37Alors même que les guides tant locaux que nationaux vantaient les charmes de Toulouse, désormais ville rose citant Tristan Derème : « la ville aux cent clochers et dans les délices de la ville rose », ou les très sérieux géographes Brunhes et Deffontaines : « Toulouse la ville de brique, charmante, savante, babillarde et rose »15, des auteurs tels Maurice Magre, Armand Praviel et dans une moindre mesure Paul Mesplé brocardèrent parfois violemment ou nuancèrent le surnom de Toulouse qu’ils voyaient plutôt rouge, une couleur plus violente et franche qu’un rose frelaté et lénifiant.

38À partir des années 20, des textes très militants d’Armand Praviel, issu de l’école toulousaine, mais conjuguant désormais une vision méridionaliste avec un nationalisme convaincu, lancèrent le débat : l’Histoire tragique de la Belle Violante, La ville rouge, Toulouse capitale du Languedoc, Le Languedoc rouge ; dans le numéro de septembre 1929 de L’Illustration, « Vision de Toulouse », illustré par Bouillière (fig. 162). Ces écrits deviennent le roman d’une Toulouse à l’histoire épique, rougie du sang versé16.

39Dans ces écrits fondamentaux Praviel dénie la vision d’une ville rose donnée par la génération des poètes des années 1900 dont il avait pourtant fait partie :

Elle leur est apparue sous les teintes adoucies de Printemps toute rose, souriante, vibrante de violons et parfumée de violettes. Armand Silvestre ou Laurent Tailhade, les Félibres et les musiciens, les auteurs de La Toulousaine aux rythmes joyeux l’ont ainsi entourée d’une légende facile plus grivoise que voluptueuse. Ils en ont fait une grisette à la taille basse, à l’accent alliacé, aux yeux couleur de noisette, une Clémence Isaure de faubourgs et de galéjades.

40Il moque le rose, « rose comme un bonbon fondant ». Pour sa part, il voit Toulouse rouge :

Rouge, sanglante, tragique, hérissée de monuments guerriers et de donjons hostiles, cité dont une longue histoire de fanatisme, de haine, de souffrance, a modelé le visage de pourpre, l’âme tumultueuse et passionnée…17

41Pour autant, selon Praviel, Toulouse est duelle, car elle peut être violente, mais aussi douce et aimable à la manière de ses symboles mythiques, la Belle Paule et Clémence Isaure.

42Praviel renoue alors avec l’idée d’un Midi rude, violent, mais aussi terre de civilisation, chanté à la fin du xix^e siècle par les félibres dits rouges tels Louis-Xavier de Ricard ou Fourès, image dont le radicalisme des années 90 n’avait pourtant pas voulu18.

43Cette vision de « Toulouse la rouge » prenait valeur de symbole éclaireur pour l’avenir car, dans ces trois textes, Praviel fait un constat très critique du présent :

La politique est devenue, elle devient de plus en plus, chaque jour utilitaire. La race a perdu son intransigeance et son magnifique idéalisme. Toulouse a perdu sa population authentique… Il s’est créé superficiellement une fausse Toulouse pleine de violons et de violettes, cette Toulouse est vraiment devenue ville rose.19

44L’attachement à un surnom moins faussement optimiste, la vision d’une histoire toulousaine, violente mais aussi brillante, furent partagés par le grand écrivain Maurice Magre qui, bien qu’issu de l’école toulousaine, cultivait dans les années 1930 une éthique politique différente. Revenu du militantisme social, il avait évolué vers un anarchisme mystique très ésotérique. Son livre Le Sang de Toulouse, histoire albigeoise du xiii^e siècle, publié en 1931, auquel répondit d’ailleurs en moins flamboyant Toulouse ville rouge de Praviel, dont il vient d’être question, s’affirme délibérément dès les premières lignes comme un roman pour initié et comme un roman d’initiation :

Gloire à la terre ensoleillée qui va de la terre où voguent les galères mauresques jusqu’à l’océan sans fin ! Gloire à Toulouse, la ville aux vingt-neuf portes que fonda Tholus, petit-fils de Japhet, la ville bâtie en pierre rouge, en pierres inébranlables comme le cœur des hérétiques… Gloire aux hommes d’oc qui dans les premières années du xiii^e siècle de Jésus-Christ, connurent la vérité sur les trois aspects de Dieu, la cause des âmes sous les portes des morts successives et périrent pour l’avoir connue…

45Et le roman se termine ainsi :

Désormais initié et sage il pourra regarder Toulouse sans distinguer le sang des albigeois dans la couleur rouge de ses briques pour que l’injustice s’efface du cœur des injustes. Pour que le pardon soit compris de ceux qui le donnent.

46En grand romancier Magre fait passer l’idée de Toulouse ville rouge...

47Dans le débat autour de la couleur de Toulouse et de son surnom, l’ouvrage de Paul Mesplé, illustré par Bouillière, publié en 1933, Images de Toulouse est aussi très important. Plus consensuel à l’égal des engagements de Paul Mesplé, il est introduit par une préface de Raymond Escholier, historien de l’art, écrivain régionaliste, conservateur de musée, essentiel pour le concept de ce que, dans l’entre-deux-guerres, il appela « l’art indépendant », figuratif et moderne à la fois. Escholier manie le paradoxe :

Ville rose et rouge Toulouse cache sous son fard voluptueux des taches de sang, aussi indélébiles que celles qui obsèdent Lady Macbeth. Cet aspect grave, tragique, si ignoré des touristes dont la curiosité se limite aux Américains et à l’Albrighi, tout autant qu’Armand Praviel dans son beau livre pathétique, Bouillière a su l’exprimer magnifiquement en quelques vigoureux camaïeux, à peine rehaussés de tons purs20.

48Paul Mesplé ensuite consacre tout le chapitre I à la couleur de Toulouse. Pour lui l’épithète rose n’est pas désobligeante : « Ville rose ! cela a quelque chose de clair et de plaisant, de rassurant aussi ». Cependant d’après lui il faut nuancer cette vision, l’adapter en quelque sorte aux variations chromatiques plus subtiles et fluctuantes, selon la lumière si personnelle à la ville.

49Images de Toulouse fut aussi fondamental pour participer à véhiculer dans l’imaginaire tant mental que visuel, une couleur plus complexe, que le sous-entendait le surnom de ville rose. Ici intervient en effet, comme pour « Vision de Toulouse » ou pour la couverture du Languedoc rouge, l’impact majeur des aquarelles de Bouillière (fig. 165). Cet artiste en effet, à partir des années 20, était devenu « le » portraitiste inspiré de Toulouse, maniant avec virtuosité l’art de la composition et celui de l’aquarelle et du brou de noix. Il participa à rendre tour à tour Toulouse ville rose riante et charmante, ville rouge austère voire hostile, ville ocre apaisée et intemporelle (fig. 163 et 164).

50Au terme de cet exposé, nous dirons pour conclure qu’à partir des années 1940, grâce à un encadrement administratif de protection des sites, Toulouse put commencer à redevenir totalement et réellement ville rose et rouge, terminant un voyage commencé dès l’entre-deux-guerres, sous les auspices des « Toulousains de Toulouse » qui encouragèrent le retour à la vision du matériau initial. À partir des années 1970, systématiquement, trop systématiquement peut-être on voulut à tout prix que la peau de Toulouse fût rose !

51Crépis, briques de parements, camouflèrent trop souvent des architectures très pauvres de conception, avec pour seul alibi l’identité de « Toulouse ville rose »21…

52Au moment où Toulouse devenait en réalité ville grise, grise du béton des nouveaux immeubles anonymes, en vrai poète, Nougaro pouvait chanter Toulouse :

L’église Saint-Sernin illumine le soir
D’une fleur de corail que le soleil arrose
C’est peut-être pour ça que malgré ton rouge et noir.
C’est peut-être que pour ça qu’on te dit ville rose…