1Louis-Victor Gesta est une personnalité atypique dans le monde toulousain1. Né en 1828, il commence ses études artistiques dans les ateliers du peintre-verrier Lami de Nozan et à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. Après une formation à l’École centrale des arts et manufactures à Paris, il fonde à son retour, en 1852, une manufacture de vitraux. Figure de l’artiste patron, il sait diriger les autres travaux des ateliers. Le succès vient vite. Il installe alors son entreprise dans le quartier Arnaud-Bernard à Toulouse. Les premiers bâtiments (aujourd’hui à l’angle de l’avenue Honoré-Serres et de la rue Godolin) sont marqués « par un moyen-âge de convention »2. Pour donner une nouvelle impulsion à sa manufacture, Gesta procède en 1874 à un vaste aménagement ; à côté de sa nouvelle maison d’habitation, un castel qui affirme nettement par sa dissymétrie et ses décrochements savants l’apparence extérieure d’un bâtiment médiéval, il élève un bâtiment d’exposition sur deux niveaux (fig. 141). Cet ensemble hybride forme le château des Verrières3. Une salle retient particulièrement l’attention ; elle est éclairée par six vitraux géminés et sur les petits côtés par quatre autres vitraux, tous reproduisant les gloires méridionales ; elle est ornée sur les murs et au plafond de grandes compositions historiques célébrant les principaux fastes civiques de Toulouse : c’est la « salle des Illustres ».

2Ainsi cette construction cumule plusieurs fonctions ; c’est à la fois un lieu de travail, un lieu d’habitation et un lieu de visite. Cette dernière qualité révèle la volonté « publicitaire » de ce programme de restauration imaginé par Gesta. Il s’agit d’affirmer au moyen de l’art une réussite sociale, de conforter une stratégie d’entreprise en mettant en avant la dimension artistique, toujours nécessaire dans le domaine des arts industriels, et de prospérer dans la sphère politique : de tendance bonapartiste, Gesta est en 1874 le candidat du parti conservateur à des élections locales. Cette construction recèle aussi et surtout une autre fonction. Sensibilisé à l’histoire de Toulouse par ses créations, par exemple sa célèbre verrière L’Entrée de Louis XI à Toulouse en 1463, ou encore par ses articles et ses illustrations donnés en 1867 et 1868 à l’Archéologie populaire, revue dirigée par l’abbé Carrière, Gesta s’est voulu mémorialiste, j’oserais écrire même annaliste, et il bâtit là « un lieu de mémoire ».

3Démarche exceptionnelle à Toulouse au xix^e siècle, la réalisation de la salle des Illustres relève d’une commande privée, marquée par son ambition. Homme d’art et mégalomane, Gesta veut frapper un grand coup et il investit des moyens financiers importants. Il imagine une pièce d’art (environ douze mètres de long, trois à quatre mètres de large), entièrement couverte de peintures, des murs au plafond, éclairés par une lumière tamisée, filtrée par des vitraux colorés : un pièce unique à Toulouse ! Pour obtenir un décor de qualité, il fait appel à l’étoile montante de la peinture toulousaine, le peintre Bernard Benezet (1835-1897), un artiste réputé pour ses compositions religieuses, qu’il connaît bien puisque les deux hommes ont travaillé ensemble au vitrage de l’église du Jésus, à Toulouse, à partir de 18684.

Le légendaire méridional

4Quelle est l’iconographie retenue au castel Gesta ? Celle-ci se déploie à plusieurs niveaux ; les vitraux égrènent sur deux registres et selon un ordre chronologique vingt-deux figures qui ont marqué l’histoire de Toulouse. D’Antonius Primus, symbole de l’intégration de Toulouse au monde romain, et de Théodoric I, évocation de l’époque wisigothique de la ville, jusqu’au général Dupuy, au musicien Dalayrac et au peintre Gros mort en 1835, en passant par Benoît XII, Jean de Pins, Goudelin, Fermat, Riquet, cette liste rend hommage aux hommes célèbres du Midi ; deux figures féminines, Clémence Isaure et la Belle Paule, personnifiant l’une la beauté spirituelle, l’autre la beauté formelle, viennent la compléter sur le mur ouest5. Ces personnalités appartiennent pour la plupart aux mondes politique, militaire, religieux, intellectuel et artistique de l’époque moderne.

5Les toiles marouflées du plafond présentent huit scènes historiques : Boulvène, peintre de l’Hôtel de Ville, présentant aux Capitouls son tableau allégorique sur les devoirs des magistrats, Chalette, peintre de l’Hôtel de Ville, est félicité par Louis XIII, Subleyras est prié par le pape d’habiter Rome, Dupuy-Dugrez remet au peintre Michel la médaille qu’il avait instituée pour le modèle vivant, Antoine Rivals est couronné à Rome par le cardinal Albini, François de Troy est nommé recteur de l’Institut par Louis XV, Cujas est honoré par Henri III, Dom Vaissète et dom Devic travaillent à « L’histoire générale du Languedoc ». Ces huit scènes sont complétées par quatre figures allégoriques (La Peinture, La Sculpture, L’Architecture, La Musique) et six portraits : Palaprat, Lucas, Jean Galaut, Pibrac, Maynard et Deville (fig. 142).

6Enfin quatre grandes compositions constituent le fleuron de cette riche iconographie. À Raymond de Saint-Gilles refusant la couronne de Jérusalem qui lui était offerte par les Croisés fait face Duranti, premier président du Parlement, tombant sous les coups de l’émeute en défendant l’autorité royale.

7Sur le mur nord, Benezet conçoit deux scènes complémentaires : Les Capitouls remettant aux artistes toulousains la charte octroyée par Louis XV qui érigeait leur école en Académie royale de Peinture, Sculpture, Architecture et Clémence Isaure distribuant les fleurs du Gai Savoir aux troubadours ; selon les propos même de l’artiste, les anciens fondateurs de l’école des Arts (Rivals, Lucas…), avec la création de cette Académie en 1750, « voulaient faire de Toulouse un centre de peinture, comme l’Académie des Jeux floraux en avait fait un centre de littérature »6. Ainsi le programme de ce décor trouve sa cohérence par une volonté régionaliste franchement affirmée, voire revendiquée.

8Cette salle constitue une sorte de reliquaire laïque contenant avec sa cinquantaine de noms le légendaire méridional. Cette liste fait consensus. Toutes les différentes tendances politiques – des légitimistes aux républicains en passant par les bonapartistes – rivalisent « dans l’affirmation d’une identité méridionale définie par la langue, la culture, l’histoire, les intérêts propres, et dont Toulouse se voulait le centre »7. En 1877, par exemple, Bouffartigue publie un Guide illustré dans Toulouse et dans le département de la Haute-Garonne dans lequel il recense tous les grands hommes de la cité ; il énumère les différents bustes qui décorent au fil des temps la salle des Toulousains illustres voulue par le capitoul historien Germain de Lafaille en 1673. « À ces quarante-quatre bustes qui sont au Capitole, on pourrait ajouter encore ceux de quelques hommes, dont la gloire est aussi pure et l’illustration aussi incontestée »8. Et de dresser avec cette seconde liste de noms célèbres dans les mondes de la politique, des arts, de l’armée…, l’Olympe méridional ! Les similitudes sont patentes entre l’iconographie du castel Gesta et le double recensement opéré par le journaliste. Les sujets composés par Benezet s’inscrivent ainsi dans une tradition culturelle et historiographique agréée.

9L’ampleur du programme et la qualité de sa réalisation marquent cependant une étape importante dans la constitution d’une identité régionale.

10Par exemple, si l’on prend le cas de Clémence Isaure, les succès de la peinture de Benezet au castel Gesta et au plafond du théâtre du Capitole où il la représente de nouveau en 1880 de manière magistrale, mettent cette figure, après la toile de Saurine en 1839 (hôtel d’Assezat, Académie des Jeux floraux), au centre des représentations voulant illustrer cette identité méridionale9.

Un point de vue partisan

11Cette iconographie consensuelle révèle en réalité – c’est ce qui en fait l’originalité – un point de vue partisan. S’y exprime une vision conservatrice de la société perceptible dans le choix des scènes murales et dans le parti pris stylistique.

12Ces sujets posent une question essentielle dans l’histoire de Toulouse, les relations de la ville avec Paris, de la province avec la capitale.

13Ce qui est étonnant dans ces peintures qui veulent chanter les jours de gloire du Midi, c’est la présence au plafond des rois Henri III, Louis XIII et Louis XV ! Dans ces face à face mettant en parallèle les représentants du Midi et de l’État, l’autorité royale est valorisée. Partisans de la décentralisation, Gesta et Benezet prônent un modèle de société reposant sur l’équilibre des pouvoirs entre le pouvoir central et une certaine autonomie des provinces ; cette cité « libre » de Toulouse, capitale d’un Midi idéal, aurait survécu, tant bien que mal, jusqu’à la Révolution française de 1789 qui voit le triomphe du jacobinisme. À leurs yeux, Paris est devenu « une nouvelle Babylone » ; l’affranchissement intellectuel et artistique du Midi, par la glorification de ses élites, doit alors préparer son affranchissement politique. Nul doute que pour eux les événements récents qui ont agité le pays en 1870 et 1871 constituent la preuve de la nécessité d’une restauration. L’étude de la composition consacrée à Duranti est à cet égard édifiante (fig. 143). On connaît l’expression d’Henri IV à l’adresse des Toulousains : « Vous avez de l’Espagnol dans le ventre ». Elle illustre la réputation d’intolérance acquise par la cité lors des guerres de Religion. En 1589, après que Henri III a fait exécuter les Guise, le fanatisme ligueur atteint une telle fureur que des « modérés » royalistes, représentant le roi au parlement, le président Duranti et son beau-frère, l’avocat général Daffis, sont assassinés par une foule émeutière décidée à venger leurs idoles défuntes. Pour les conservateurs au pouvoir dans les années 1870, Duranti incarne la figure du catholique fervent et du magistrat loyaliste attaché aux prérogatives de l’autorité monarchique10. Le héros avance, impassible, tel un saint, vers ses assassins, dont l’un le vise de manière spectaculaire avec son fusil. La valorisation de cette figure tragique sur les murs du castel Gesta fait de cette peinture un manifeste de la tolérance, entendue comme l’expression d’un juste équilibre entre pouvoir politique et pouvoir religieux, entre capitale et province.

14Le point de vue conservateur se devine aussi dans ces peintures par les références explicites à la religion, notamment à Rome, et par l’esprit que dégagent certaines compositions. Par exemple, le tableau Raymond de Saint-Gilles refuse la couronne de Jérusalem qui lui était offerte par les Croisés est pétri de sentiment religieux (fig. 144) ; pour Benezet, ce chef de l’armée méridionale incarne l’idéal chevaleresque : « Raymond couronna mieux cependant l’entreprise de la conquête de Jérusalem que par un exploit de héros ; il voulut la terminer par une détermination de saint. Il refusa la couronne d’or du nouveau royaume »11.C’est ce renoncement exemplaire au pouvoir et aux honneurs, digne aux yeux de l’artiste de la culture méridionale, que celui-ci met en valeur dans sa peinture. Il en évoque un autre, peint en 1865, Saint Louis, évêque de Toulouse, donnant à son frère la couronne de Naples (Toulouse, église des Jacobins).

15Les choix stylistiques sont aussi révélateurs de la vision commune qui anime le commanditaire et l’artiste. Les sujets historiques se rapportant au xvi^e, au xvii^e et au xviii^e siècles offrent l’occasion de composer une garde-robe des plus éclectiques. Le désir d’exactitude iconographique concernant les vêtements, par exemple dans Clémence Isaure distribuant les fleurs du Gai Savoir aux troubadours, peut se lire comme une survivance du goût troubadour (fig. 145). Ces peintures constituent surtout une transposition du style religieux de l’artiste – Benezet interrompt en 1874 son travail pour décorer la chapelle de la Vierge à la cathédrale de Pamiers – à des sujets profanes ; on assiste là à une sorte de laïcisation de son système plastique appliqué sur les murailles d’église qui a fait sa réputation. Le fond bleu remplace au plafond du castel Gesta les ors byzantins ; mais les attitudes sont réservées, les gestes sont contenus, les scènes, empreintes d’une solennité toute religieuse, paraissent figées dans le temps : ces peintures, certes très décoratives, réalisées avec cette intelligence du mur propre à l’artiste, sont tournées vers le passé.

Du rose au bleu blanc rouge

16Le légendaire toulousain est ainsi infléchi dans un sens conservateur. Toulouse artistique et savante est tirée du côté de ses racines catholiques et monarchiques.

17Cette annexion du légendaire toulousain se produit en 1874 dans un contexte politique particulier. Si sur le plan national, après l’échec de la tentative de restauration de la monarchie, s’impose le gouvernement d’Ordre moral, la situation à Toulouse paraît plus nuancée. La Ville rose demeure favorable à la République pendant l’essentiel du Second Empire et, si après l’armistice du 28 février 1871, les forces conservatrices de l’Union nationale l’emportent, la municipalité reste aux mains des républicains modérés, avant de se donner quelques années plus tard aux radicaux-socialistes. Ce décor peint apparaît alors comme un point d’orgue, comme une efflorescence magnifique, un sommet dans l’art toulousain, en réalité comme les derniers feux d’une époque qui s’achève, comme les derniers éclats d’une mentalité qui s’épuise ; il marque la fin de générations d’hommes politiques, d’intellectuels, de savants, d’artistes fascinées par le passé médiéval. Le rêve de l’archéologue Alexandre Du Mège, dans la première moitié du xix^e siècle, de créer au musée cette fameuse « Salle des grands hommes du Midi » prend corps enfin au castel Gesta12 ; mais ce rêve incarné en marque aussi la fin.

18Désormais, l’affirmation volontaire d’une nationalité méridionale aura recours à d’autres formules, magistralement illustrées par les peintures du Capitole républicain en 1898. D’une certaine manière, avec cette commande publique qui réserve l’exclusive de ce programme à ses « enfants »13, le débat sur les rapports entre Paris et la « petite patrie » est paradoxalement clos. Ces peintures qui s’inscrivent dans l’éclectisme fin de siècle, avec le goût du nu et des allégories plafonnantes, développent à leur tour le légendaire toulousain ; certes des nouveaux noms apparaissent ; Urbain II fait son entrée, avec Benjamin Constant ; le cardinal de Loménie de Brienne admire les bas-reliefs des Ponts-Jumeaux, avec Debat-Ponsan. Mais la Belle Paule apparaît encore à sa fenêtre, avec Rachou ; la défense de Toulouse tient toujours devant Montfort, avec Jean-Paul Laurens, et Clémence Isaure n’en finit pas de distribuer les fleurs du Gai Savoir.

19Cependant grâce au peintre Rixens apparaissent des sujets plus contemporains qui révèlent une mentalité nouvelle, un autre point de vue14. L’artiste réalise deux sujets sémantiquement liés, L’Entrée du général Dupuy au Caire, qui met en scène un épisode de 1798 suivi peu après par la mort du militaire tué par les Cairotes révoltés, et La Sortie des batteries mobiles de la Haute-Garonne de la place de Belfort, le 18 février 1871. Cette scène fait référence de façon explicite à l’implication des Toulousains dans l’histoire nationale ! Elle illustre, en effet, leur participation à la défense de la patrie lors de la guerre franco-prussienne. Le commandant de Montrond, suivi de son état-major, quitte vaincu la place forte devant le général Treskow qui salue le courage des Français ; on distingue en toile de fond le panorama de Belfort « tel qu’il a pu être reconstitué d’après un dessin pris pendant la guerre »15. Nous sommes bien loin de l’aspiration à « l’indépendance toulousaine » avec sa nostalgie surannée qui sous-tend les peintures du castel Gesta.

20Le plafond allégorique exécuté par Rixens confirme cette analyse (fig. 146) ; La ville de Toulouse offrant son épée à la France donne à voir de manière presque palpable « l’intégration » du Midi à la nation, voire sa dépendance. Une France martiale, debout sur un char tiré par deux magnifiques lions, portant l’étendard tricolore, suivie par une troupe de soldats français en uniformes contemporains, reçoit l’épée de la coopération des mains de Toulouse, dans un geste de quasi-allégeance !

21Avec la salle des Illustres du Capitole, l’identité méridionale n’est plus un enjeu ; elle est devenue un décor, brillant certes, mais froid, vidé de son émotion, elle est devenue un exercice de style. La comparaison entre les deux chantiers, que sépare un quart de siècle à peine, devient vite un lieu commun. En 1913, par exemple, Rouzaud, vice-président d’une toute jeune association, les Toulousains de Toulouse, affirme lors d’une visite du castel Gesta « qu’il y a là un véritable petit musée toulousain, mieux conçu et plus conforme à notre histoire locale que la tapageuse et disparate salle des Illustres »16. Il faut dire que l’exercice comparatif était tentant, tant les chantiers s’opposent : commande privée d’un côté, commande publique de l’autre, un castel et un hôtel de ville, une seule main et des intervenants multiples, un style austère et un style éclectique, étincelant par ses dorures, un imaginaire empreint de nostalgie et un imaginaire ancré dans son temps, des conservateurs d’un côté, des républicains de l’autre… Encore une fois l’art démontre sa finalité éminemment politique.