1Le jardin de Reynerie, miraculeusement préservé au milieu de la zone bâtie du Mirail, sur un versant du lac, est intéressant à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il est inséparable de l’histoire d’une famille bien connue des Toulousains : celle des Dubarry. Ensuite, parce qu’il représente un exemple de sauvegarde, grâce à la volonté pugnace d’une association : celle des Toulousains de Toulouse et Amis du Vieux Toulouse. Enfin, parce que, remarquablement restauré, il a gardé l’esprit et le charme de ce qu’il était : un jardin du XVIII^e siècle finissant.

Rapide histoire du domaine de Reynerie avant Guillaume Dubarry

2À l’emplacement de la propriété de Reynerie existait, au XV^e siècle, une métairie dénommée, sur le cadastre de 1478, La Grand’Borde de Deymier – Deymier étant un riche propriétaire de la rue des Drapiers à Toulouse. La métairie changea de propriétaires jusqu’à ce qu’un Monsieur de Reynier, professeur de droit à la faculté de Toulouse, l’achète, au milieu du XVI^e siècle, et donne à ses terres son nom italianisé en « Reynery ». Le domaine changea encore de mains, devint la propriété d’un marchand, puis de conseillers au parlement. Le deuxième conseiller, Pierre-Marie de Reversat, l’échangea, en 1781, contre le domaine de Roquelaure, en Gascogne, appartenant à Guillaume Dubarry.

3Qui était Guillaume Dubarry ? Hobereau originaire de Lévignac (Haute-Garonne), il était officier des Troupes marines, détaché à Saint-Domingue. Son frère, Jean Dubarry, introduit dans les salons parisiens du temps de Louis XV, avait eu pour maîtresse Jeanne Bécu, fille naturelle d’une couturière, qu’il présenta au roi. Afin qu’elle puisse devenir la maîtresse officielle de Louis XV et être présentée à la Cour, Jean, dit « le Roué », proposa de lui faire épouser son frère Guillaume. Par cette union contractée le 22 juillet 1768, Jeanne Bécu, pourvue du titre de comtesse, put devenir la favorite du roi et s’installer à Versailles où elle fit figure de reine. La complaisance de Guillaume valut aux frères Dubarry la généreuse reconnaissance du roi et fut à l’origine de leur énorme fortune. Guillaume reçut, par une vente fictive, la terre de Roquelaure, en Gascogne, où il se retirait l’été dans son château de Rieutort.

4À la mort de Louis XV (1774), la famille Dubarry dut quitter Versailles et Paris. Elle se réfugia à Toulouse : Mme Dubarry mère, place du Rouaix, le « Roué », place Saint-Raymond (Saint-Sernin), les deux sœurs, rue de la Pomme et au domaine de Purpan qu’elles firent aménager. Le troisième garçon, Élie Nicolas, dit « l’honnête homme » (par antithèse par rapport à ses frères ?), s’établit rue Saint-Étienne et Guillaume, rue du Sénéchal.

5Jean fit édifier un hôtel place Saint-Sernin en 1777. Guillaume échangea sa terre de Roquelaure, où il s’ennuyait, contre le domaine de « Reynery », dont il fit sa résidence d’été en y aménageant une folie au charme si parfait que les noms d’architectes prestigieux sont avancés. Fauchier-Magnan, historien des Dubarry, propose : Jacques-Ange Gabriel, architecte du Petit Trianon, ou Claude-Nicolas Ledoux qui avait édifié le pavillon de Louveciennes pour Mme Dubarry et conçut le magnifique ensemble d’Arc-et-Senans, ou François-Joseph Bélanger qui éleva la folie de Bagatelle pour le comte d’Artois. Tous trois étaient partisans d’une architecture classique, pure et élégante. Paul Mesplé propose un autre nom : celui de Jean-Arnaud Raymond, d’origine toulousaine, architecte des États du Languedoc en 1779, qui construisit en 1755 l’église de l’Isle-Jourdain dont Jean Dubarry avait obtenu le comté. Nous en sommes réduits à des conjectures. Nous pouvons cependant constater que la « folie » de Reynerie a la pureté du Petit Trianon ou de Bagatelle. L’intérieur est d’un très grand raffinement et le décor de stuc avec médaillons, cornes d’abondance et rinceaux est signé Jean-Baptiste Julia.

Le jardin des frères Dubarry

6Lorsque Guillaume Dubarry aménage le domaine de Reynerie, après 1781, l’engouement pour les jardins bat son plein et la mode du jardin paysager ou jardin anglais traverse la Manche et gagne la France. Jean-Jacques Rousseau a chanté dans la Nouvelle Héloïse (1761) les bienfaits d’une vie près de la nature. Le marquis de Girardin fait de son domaine d’Ermenonville un parc paysager où il accueille Jean-Jacques durant les derniers mois de sa vie et lui donne pour première sépulture l’île des Peupliers (1778). Marie-Antoinette donne l’exemple en créant le Hameau de Versailles où elle peut jouer à la bergère en jupons de dentelle, et garder des moutons enrubannés dans un cadre bucolique.

7Les frères Dubarry, Jean surtout, avaient, lors de leur séjour parisien, fréquenté une société raffinée et cultivée. Une fois à Toulouse, ils essayèrent de recevoir ce que le monde des lettres, des arts et des sciences produisait de meilleur. Guillaume fréquentait surtout les milieux artistiques. Il était d’ailleurs membre de l’Académie royale des Beaux-Arts depuis 1773. Les deux frères avaient certainement médité sur l’esthétique et la philosophie des jardins. Ceux qu’ils créèrent – l’un à « Reynery », l’autre près de Saint-Sernin –, révèlent cependant des goûts totalement différents.

8Jean, le premier, avait fait aménager dans son petit terrain de la place Saint-Sernin un jardin anglais qu’il faisait visiter à ses hôtes éminents. De toute évidence il n’en avait pas saisi l’esprit, car les Anglais de passage sont pleins d’une commisération dédaigneuse à son égard. En voyant un terrain plat, doté d’une montagne artificielle, d’une cascade peinte sur bois, d’un petit moulin à vent animé par les figurines d’un meunier, de sa femme et de son âne auxquels font pendant un vieillard, un jeune homme, un cochon, une vache, des pigeons, des moutons, Mrs. Craddock note dans son Journal, pour les années 1783 à 1786 :

Toutes ces figures, peintes dans l’idée de représenter la vie, sont absolument ridicules. La seule chose digne d’attention sont deux magnifiques lièvres blancs apprivoisés, semblant fort heureux de prendre leurs ébats en liberté. En résumé, on s’est donné beaucoup de mal et on a dépensé beaucoup d’argent à abîmer un superbe terrain où croissent de superbes marronniers.1

9Arthur Young n’est pas plus élogieux. Dans ses Voyages en France, 1787, 1788, 1789, il écrit :

Quant au jardin, il est même au-dessous de tout mépris, sinon comme un objet qui peut servir à faire voir aux hommes jusqu’où la folie peut aller. Dans l’espace d’un arpent, il y a des collines de terre, des montagnes de carton, des rochers de toile ; des abbés, des vaches, des moutons, des bergères en plomb ; des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre, de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants de bois, des moulins et des chaumières, des boutiques et des villages ; en un mot, tout s’y trouve, excepté la nature.2

10Comme bien des Français, Jean Dubarry n’avait retenu de la mode paysagère que la simplicité rustique et les clichés répandus, après La Nouvelle Héloïse, d’une vie innocente et bucolique au sein même de la nature. Les montagnes suisses, les maisons au toit de chaume et les torrents écumants en étaient les accessoires indispensables. Mais l’interprétation que le comte en faisait, dans un décor de carton pâte, de plomb et de toile, était pour le moins surprenante. En fait, dès le début du siècle, les peintures de Watteau ou de François Boucher avaient idéalisé la vie rustique et les pastorales chantaient une nature et des occupations champêtres. Les bergerades et les idylles à la campagne, dans un décor agreste, connaissaient une vogue que la reine de France contribuait à amplifier. Il faut dire que si Jean Dubarry avait retenu la veine rustique, les jardins s’étaient parfois peuplés de fabriques hétéroclites d’une autre nature, également dans le goût du jour. Dans de nombreuses folies, les jardins présentaient un caractère disparate, oriental dans le style anglo-chinois, ou cosmopolite. À la folie Monceau, Carmontelle avait imaginé pour le duc de Chartres une mise en scène avec pavillons chinois, pagode, minaret, tente tartare, naumachie, tombeau égyptien. À Bagatelle, Thomas Blaikie et Jean-François Bélanger avaient installé dans le parc une grotte du philosophe, un pont chinois, une île aux tombeaux, un temple de l’amour, un tombeau du pharaon. Tout n’était que jeu. C’était le parcours de l’illusion3. Les fêtes données à la folie Monceau ou à la folie d’Artois, à Bagatelle, faisaient accourir toute l’aristocratie et suscitaient des vocations.

11Il est intéressant de constater que Guillaume Dubarry se démarqua de son frère Jean en matière de jardin. Il fit, d’après la tradition orale, appel à un jardinier paysagiste parisien. Le nom de Péroux est suggéré, sans aucune certitude. Le résultat est remarquable de simplicité et d’élégance.

Reynerie : un jardin à la française

12La folie se trouvant surélevée par rapport au parc (le terrain situé entre l’aqueduc gallo-romain, encore visible, et le petit château comblé pour former une terrasse), on accède au jardin par un escalier pourvu de rampes au bas desquelles deux lions veillent dans des attitudes différentes, l’un couché, l’autre soulevant sa croupe comme s’il s’apprêtait à se lever. L’entrée principale du domaine se faisait par le jardin, face au tapis vert et par conséquent face aux lions (fig. 91).

13Étant donné la situation de la maison, à l’italienne, c’est-à-dire dominant le jardin depuis sa terrasse, Guillaume eut le bon goût de retenir un tracé régulier, en adaptant à un espace relativement réduit les principes du jardin à la française ou baroque, soit4 (fig. 92) :

14Une perspective axiale illimitée, déterminée par la position centrale du château, qui se traduit par la mise en place d’une perspective longue. Dans le cas de Reynerie, un artifice est employé pour allonger les lignes : le deuxième tapis vert, plus éloigné du château, est plus étroit que le premier, ce qui allonge la perspective en donnant l’illusion de la fermer sur l’infini. Dans leur fuite depuis l’escalier, les haies de buis sont interrompues par le grand bassin dont le puissant jet d’eau trouble l’image inversée de la folie. Il crée une rupture d’autant plus grande qu’il est entouré d’une double muraille circulaire de charmes. Outre la fonction hautement décorative du bassin, il introduit une césure dans les lignes de fuite des murs de verdure, brouillant par cet artifice la perception du rétrécissement du tapis vert et donnant l’illusion parfaite de perspective longue.

15Après le bassin, un autre élément attire l’œil : l’eau qui a alimenté la fontaine disparaît sous terre pour resurgir au début du deuxième tapis vert, plus étroit que le précédent. Elle est déversée dans une rigole en forme de losange dont la pointe divise le flux en deux. Elle est captée à nouveau de l’autre côté du losange pour cheminer dans un étroit chenal, partageant le gazon en deux et faisant oublier que le tapis vert est plus étroit et plus long que dans la section qui précédait le bassin (fig. 93).

16Les détails de cette mise en scène de l’eau sont d’un raffinement extrême : le dessin du losange et la rigole qui suit évoquent les jardins persans ou moghols où l’eau, si précieuse, est conduite parfois sur un long parcours d’un bout à l’autre du jardin. Le losange arrondi est d’ailleurs un motif persan et se retrouve dans les beaux tapis bakhtiars, dits « tapis-jardins », où ils sont ornés des plantes emblématiques des jardins persans : le cyprès, le cèdre, le saule pleureur et la rose.

17Il faut avoir en mémoire que lorsque le jardin de « Reynery » fut créé, l’œil était guidé par les murailles de verdure jusqu’à l’infini, c’est-à-dire jusqu’à Toulouse. Aujourd’hui, la végétation luxuriante masque les immeubles modernes qui eux-mêmes cachent le relief environnant.

18Une symétrie rigoureuse : le parc s’inscrit dans un plan rectangulaire, traversé par un axe central (le tapis vert ici) qui divise le jardin en deux parties, elles-mêmes coupées transversalement d’allées délimitant des espaces qui souvent étaient aménagés. Nous ne savons pas si les grands gazons d’aujourd’hui étaient animés par des statues ou des arbustes taillés. Nous avons affaire à un petit château de province, à une « folie », et le jardin régulier, tel qu’il nous est restitué, offre déjà l’image d’un grand raffinement pour ce type de domaine.

19Une transition insensible entre l’art et la nature : Le Nôtre trouvait que dans les jardins italiens l’art était concentré dans un espace relativement réduit, indépendant de la nature qui l’entourait. Pour ses réalisations, il veilla à ce que le jardin et le parc s’inscrivent sans rupture dans le paysage. La tradition veut que Guillaume Dubarry ait rapporté de ses voyages à Saint-Domingue, alors qu’il servait dans la Royale, les tulipiers de Virginie dont il reste quatre magnifiques spécimens, plantés derrière les haies de buis. Ils sont contemporains de celui que Marie-Antoinette avait fait planter au Petit Trianon et qui fut malheureusement déraciné par la tornade de 1999.

20Parmi les arbres remarquables, on peut citer un maclura ou oranger des Osages, près de la folie, des noyers d’Amérique, de splendides micocouliers, un vénérable magnolia grandiflora, un séquoia sempervirens, l’un des plus hauts de Toulouse, probablement planté à la fin du XIX^e siècle ou au début du XX^e, lorsque les beaux jardins de France voulurent se doter de cet arbre équilibré et gigantesque. Des pins laricio ou pins de Corse énormes parent également le parc, à une certaine distance de l’allée centrale. Aujourd’hui, de nouvelles espèces enrichissent la collection : le pin Napoléon ou pinus bungeana, baptisé ainsi en l’honneur du roi de Rome. Sa particularité est d’avoir une écorce qui pèle, comme le platane. Les savonniers, féviers, érables de Montpellier, chênes kermès, chênes lièges, pins parasols, ginkgos biloba, mûriers à papier, ne sont que quelques-unes des deux cents espèces et plus qui ornent le parc.

21À l’époque de Guillaume Dubarry les arbres étaient jeunes et la perspective, du haut de la terrasse, dégagée. Aujourd’hui, l’importance des plantations séculaires modifie certes la ligne de fuite et la transition insensible entre art et nature. La question s’est posée de tailler les grands arbres aux frondaisons débordantes, afin de créer une muraille de verdure bien droite de part et d’autre du tapis vert. Les responsables actuels du jardin ont choisi de respecter le port de ces vieux arbres et c’est une décision très sage, car une taille sévère risquerait de mettre leur vie en péril.

22Respect des proportions dans les trois dimensions. Dans le jardin à la française, le rectangle a remplacé les compartiments de la Renaissance et les allées doivent être « proportionnées de largeur avec la longueur et avec la hauteur de leurs bordures ou palissades » écrivait déjà Jacques Boyceau en 1638 dans son Traité du jardinage selon les principes de la nature et de l’art (Paris, III, III, p. 71). À Reynerie, les palissades de verdure accompagnent et conduisent l’œil vers un point focal situé à l’infini. Le traitement architectural de la végétation suivait ce principe. Seule la croissance des arbres le modifie aujourd’hui, mais le jardin est une entité vivante qu’il faut savoir respecter.

Les fabriques. Le jardin anglais

23À l’époque de Guillaume Dubarry, le jardin régulier occupait une surface réduite par rapport aux 50 hectares de terrain qui formaient la propriété. L’espace qui s’étendait au sud du jardin était, semble-t-il, traité de façon plus naturelle, à l’anglaise, dirons-nous, mais sans artifice (fig. 94).

24Les quelques constructions qui pourraient porter le nom de « fabriques » sont le bâtiment Directoire en briques roses, à l’allure de petit temple, au fronton triangulaire, aux colonnes doriques engagées et aux élégants pilastres. Un lavoir, occupant l’intérieur, a probablement été construit ultérieurement. Tout au fond se trouve un nymphée dont la grotte est formée de pierres aux formes, aux couleurs et à la composition variées. Une nymphe, ou du moins la copie de l’originale, y est encore assise. Derrière l’édifice, un local soutient les quarts de cercles métalliques d’une serre, sûrement l’une des premières qui succédèrent, au XIX^e siècle, aux orangeries, lorsqu’il fut possible de fabriquer des plaques de verre suffisamment grandes pour entrer dans l’armature métallique de ces structures. En haut de la pente sud, un colombier pouvait être considéré comme une fabrique, mais l’on voit qu’ici l’exploitation du domaine et ses accessoires immobiliers étaient respectés et comptaient comme ornements paysagers.

25Il ne reste rien de ce qui fut la partie naturelle du parc, contrairement à la partie régulière. L’entrée du côté du chemin de Lestang comporte deux parterres de roses enserrées dans deux trapèzes cernés de buis. Il est question de supprimer le tracé trop rigide du parterre et de substituer à ces rosiers, un peu raides et compassés, des roses anciennes au port plus souple, aux fleurs plus moussues, aux couleurs plus subtiles et au parfum capiteux, en somme de mettre cette entrée en accord avec ce qui suit, car un ruisseau dévale gaîment la pente en cascadant sur des paliers successifs. Une petite mare héberge des grenouilles et toute une faune lacustre. Les sentiers suivent la ligne « serpentine » prônée par les Anglais du XVIII^e siècle lorsqu’ils créèrent leurs parcs paysagers, et les chênes-lièges, les féviers, les chênes verts offrent un sous-bois méditerranéen très intéressant.

Présence de l’eau

26L’eau est présente partout dans le jardin. Lorsqu’il fut cédé à la ville et que la municipalité entreprit de restaurer le jardin de Reynerie avec l’aide du jardinier des derniers propriétaires, M. Carcy, les employés trouvèrent trois départs de canalisations au bas du grand escalier : l’un menait au grand bassin ; l’autre au vivier ou allée d’eau ; le troisième au petit ruisseau, côté sud. L’eau récupérée revenait sur le bassin central. Aujourd’hui, elle est captée dans le lac artificiel qui jouxte la propriété.

27La circulation de l’eau était facilitée par les différents niveaux du terrain. Elle était alimentée par les nombreuses sources qui sourdent un peu partout. L’existence de cressonnières, plus bas, témoignait de l’abondance de l’eau.

28Le raffinement avec lequel l’eau est conduite, guidée, récupérée, projetée en jets, révèle une grande maîtrise de la part des créateurs. Dans l’allée centrale, elle est faite pour éblouir, rafraîchir, charmer l’œil et l’oreille. Sur le côté sud, elle s’amuse en ruisseaux qui courent librement, comme dans un jardin anglais. Au nord, devant le pavillon Directoire, après avoir joué dans le petit bassin octogonal aux rebords parfaitement conservés, elle semble dormir dans ce qui est appelé le vivier (certainement parce que des poissons en peuplaient les eaux) ou l’allée d’eau. Là, ainsi que sur le grand bassin, étaient organisées des fêtes nautiques dont l’attraction principale résidait dans de petites embarcations illuminées de lampions. Des concerts étaient donnés sous les charmilles, car ce beau jardin était conçu pour qu’on s’y amuse, pour des échanges courtois ou badins et pour les jeux d’une société qui cherchait d’autant plus à se distraire ou à s’étourdir qu’elle sentait imperceptiblement ses jours comptés.

Histoire de Reynerie après Guillaume Dubarry

29Lorsque sévit la Révolution, Guillaume fut arrêté et incarcéré en 1793. Les scellés furent apposés, après inventaire, au château de Reynerie et à son domicile, rue du Sénéchal. L’administration du district décida de louer la ferme. Lorsque Guillaume recouvra la liberté, en novembre 1794, il récupéra ses biens après de longues démarches. Il avait sauvé sa vie, d’aucuns disent parce qu’il était franc-maçon, et, par conséquent, acquis aux idées libérales et philosophiques de l’époque. Mais la Révolution n’avait épargné ni la vie de Madame Dubarry, décapitée le 8 décembre 1793, ni celle de son frère Jean, guillotiné place du Capitole le 17 janvier 1794. Pour la petite histoire, Guillaume régularisa sa situation en épousant en 1795, après la mort de Madame Dubarry, Madeleine Lemoine, une jeune couturière ramenée de Paris avec qui il vivait depuis des années et avait un fils.

30Guillaume mourut le 2 août 1811, à 79 ans. Madeleine Dubarry, sa légataire universelle, vendit Reynerie quelques mois après, pour la somme de 90 000 francs, à David Amédée Lamy, témoin de son mariage en 1795. La propriété resta dans cette famille jusqu’à ce que Clément des Essarts, arrière-petit-fils prodigue d’Amédée Lamy, se sépare de Reynerie en 1852. Elle fut achetée par un avocat du barreau de Toulouse, Pierre Astié. La propriété fut à nouveau mise en vente en 1898 et entra dans le patrimoine de la famille Ricard pour la somme de 146 425 francs.

31En 1960, le magnifique domaine de 50 hectares faisait partie de ce qui devait devenir la Z.U.P. du Mirail, confiée à l’architecte Georges Candilis. Une ville nouvelle, pleine de promesses, devait sortir de terre. La petite folie ainsi que le jardin que les Ricard avaient entretenu faillirent être balayés par le zèle des promoteurs. Heureusement, les Ricard trouvèrent d’ardents défenseurs en l’association des Toulousains de Toulouse et Amis du Vieux Toulouse. En juin 1961, le château de Reynerie fut classé parmi les Monuments historiques et son parc protégé au titre des Sites. S’y ajoutaient les annexes du château, comme la fabrique Directoire appelée « lavoir » et la façade nord-est de la vieille métairie. Malgré ces dispositions, la ferme fut amputée de ses deux ailes afin que les bâtisseurs ne perdent pas un pouce de terrain.

32En 1961 la mairie de Toulouse, conduite par Louis Bazerque, acheta 45 hectares à raison d’un franc le mètre carré, pour « urbanisation ».

33Au début des années 1980, les Ricard cédèrent à la mairie de Toulouse les trois hectares et demi qui constituent le parc. Yves Carcy, qui avait été le jardinier compétent et avisé des Ricard, continua d’y travailler pour la municipalité et fit bénéficier la nouvelle génération de jardiniers de ses connaissances et de ses conseils. Depuis 1982, le jardin de Reynerie est ouvert au public. Il reçut en 2004, en raison de la qualité de son entretien, le label de « jardin remarquable ». Aujourd’hui, les jardiniers qui en prennent soin ont à cœur de garder vivant l’esprit du jardin de Guillaume Dubarry, tout en lui insufflant une vie nouvelle, en tenant compte de la taille des arbres, en renouvelant les espèces épuisées par l’âge, en introduisant des plantes plus récemment importées, en respectant davantage la forme des essences des sous-bois.

34Sauvegardé de justesse, restauré avec patience et enthousiasme, ce jardin de Reynerie est le témoin émouvant du XVIII^e siècle finissant, d’un monde en transition qui situait souvent sa quête des plaisirs dans une nature idéale et transformée par l’art. Il est un rare exemple de préservation d’une réalisation esthétique liée à une philosophie de l’existence, miraculeusement recouvrée malgré les siècles et les épreuves.

Je tiens à remercier ici Monsieur Jean-Pierre Matha, responsable de l’entretien du jardin de Reynerie, pour les renseignements précieux qu’il m’a donnés avec gentillesse et compétence.