1Toulouse conservait en 1907 sur son propre territoire plusieurs centaines d’hectares de vigne. Le Calvinet, Pouvourville, Saint-Simon et Lardenne, aujourd’hui presque totalement urbanisés, étaient alors des terroirs essentiellement viticoles. Ce vignoble comportait quelques petits domaines (celui de Candie, route de Seysses au sud de la commune, est échu à la ville de Toulouse par une donation vers 1970 et conserve sa vocation viticole) mais surtout des lopins cultivés par des agriculteurs ruraux dans les « villages » du gardiage où, semi-urbains, ouvriers et employés possédaient quelques ares pour leur buvette ou comme activité d’appoint. En 1950 encore, Jean Coppolani fait état de plus de 1 600 déclarants de récolte, 735 hectares de vignes et 23 000 hl de vin produits, chiffres qu’il faudrait au minimum doubler pour avoir une idée de l’importance du vignoble toulousain quarante ans auparavant1. Cela ne suffit pas, bien sûr, à nourrir un mouvement de solidarité massif avec la révolte des vignerons du Midi viticole. Mais il faut ajouter que Toulouse est une place de consommation, avec de nombreux négociants et courtiers alimentés par le Canal du Midi en vins du Bas-Languedoc. De plus, les vignobles du Muretain et de Fronton tout proches avaient aussi à pâtir de l’effondrement durable des cours, qui en était à sa septième année consécutive2. Et surtout d’autres éléments de la société toulousaine ressentaient également la crise viticole générale. De nombreux propriétaires de vignobles dans l’Aude et l’Hérault résidaient à Toulouse, et pour les commerces de Toulouse (habillement, mobilier par exemple) le Languedoc viticole représentait une zone de chalandise appréciable. Ce contexte économique et social était donc favorable à un retentissement particulier de la révolte des vignerons du Midi.

Une presse attentive et favorable au mouvement

2Les quotidiens toulousains (L’Express du Midi, Le Télégramme et surtout La Dépêche) étaient diffusés dans le département de l’Aude au début du siècle dernier. Cela suffirait à expliquer la « couverture » dont les événements du printemps 1907 ont bénéficié de leur part. En outre, les trois principaux dirigeants de La Dépêche (Arthur Huc, Albert et Maurice Sarraut3) étaient Audois et pour les deux frères implantés politiquement à Carcassonne et Lézignan. Il faut bien sûr tenir compte de la présence active au gouvernement, en tant que sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, d’Albert Sarraut, jusqu’à sa démission le 18 juin, pour expliquer la mobilisation des journalistes de tous bords. Il est donc normal et naturel que les événements aient nourri la compétition entre les journaux toulousains qui, du coup, sont notre source principale.

3Les deux quotidiens de droite, ainsi que deux hebdomadaires, L’Écho du Midi (catholique) et Le Midi républicain soutiennent délibérément le mouvement dès avril, soit après les premiers meetings importants : Coursan le 14, Capestang le 21 (avec le ralliement du maire socialiste SFIO Casamia) et surtout, le 28 avril, Lézignan. Les journaux de droite soulignent la présence des curés dans les manifestations : « Les ministres du Dieu de miséricorde sont les serviteurs de ceux qui souffrent. C’est le clergé qui a aidé l’Irlande à reconquérir ses libertés, pourquoi pas les malheureux vignerons à s’assurer en travaillant le pain de chaque jour4 ! » On ne peut s’étonner de ce soutien car il s’agit au minimum d’exhaler le ressentiment de la loi de Séparation vieille d’à peine un an et demi, et l’on peut remonter à l’affaire Dreyfus encore fraîche dans les mémoires5, voire au Panama, épisode qu’on ne se prive pas de ressasser à l’encontre du président. Après le déclenchement de la répression (19 au 21 juin), ces journaux alimentent la campagne anti-Clemenceau, et tentent de convaincre l’opinion d’une démission imminente de son ministère. De son côté, Georges Clemenceau s’appuie sur ces attaques, et celles de L’Éclair de Montpellier, pour dénoncer le « péril réactionnaire » et battre le rappel des républicains autour de son gouvernement.

4La Dépêche, très présente dans l’Aude à travers ses correspondants locaux parfois sollicités en première page, soutient franchement le mouvement jusqu’en juin, tout en ménageant le ministère dans les éditoriaux. Maurice Sarraut, chef de la rédaction parisienne du journal, recueille dès le 26 avril une interview très documentée de Joseph Caillaux exposant le projet de loi réprimant les fraudes. Il profite de l’occasion pour présenter à son interlocuteur, ministre des Finances, un copieux mémoire de la Société d’Agriculture de la Haute-Garonne réclamant des encouragements à la distillation et une distinction nette entre les alcools de vin et les alcools industriels6. Immédiatement après, le 28 avril, la manifestation de Lézignan est orchestrée par le comité d’Argelliers avec l’entier appui du maire Castel, lieutenant de Sarraut. Certes, la mémoire de ce soutien est troublée localement (Castel aurait été conspué en tentant de plaider la sollicitude du gouvernement7), mais tout de même les affiches municipales appelant au meeting, ainsi que le pavoisement de la petite capitale des Corbières envahie par plus de dix mille vignerons, en font foi8. Un envoyé spécial a couvert l’événement, et la conclusion de son reportage est éloquente : « C’est au milieu d’un tumulte joyeux de conversations que se termine cette journée où les vaillants viticulteurs de l’Aude et de l’Hérault, pour qui on ne saurait avoir trop d’affectueuse et profonde sympathie, ont crié leur douleur, où, dans le soir qui vient, ils clament leur espoir de voir bientôt s’achever leur misère »9. On peut donc relever chez les dirigeants du grand journal toulousain, au moment précis où le mouvement prend consistance, le double souci de louer la bonne volonté du gouvernement et de canaliser voire d’orchestrer la protestation populaire. Dans cet esprit, le texte le plus autorisé est celui de Arthur Huc paru sous la signature Pierre et Paul10 le 30 mai – date où la phase des meetings est en voie d’achèvement. Il présente le mouvement vigneron, qualifié d’agitation viticole comme une expression de la misère appelant des mesures efficaces :

Le bon ordre de ces démonstrations d’autant plus émouvantes qu’elles revêtent une silencieuse tristesse et qui empruntent leur force à leur calme douloureux. Et quoi de plus légitime que ces cortèges de deuil qui, à travers les grandes routes, vont promener de ville en ville le spectacle des ruines amoncelées sur notre pauvre Midi, les souffrances de braves gens qui, durant des années, ont lutté vaillamment contre le fléau phylloxérique, qui ont peiné sans récriminations et sans plaintes et qui, au bout de leurs efforts, ne trouvent que la pauvreté la plus noire ? L’étalage de cette pauvreté, ce n’est pas de l’anarchie. C’est la navrante et inévitable affirmation du droit à l’existence. S’il y a lieu de nous en émouvoir ce n’est pas en raison du tumulte qu’elle peut engendrer. C’est en raison de ses causes qui appellent un remède.

5Au moment où l’ultimatum des vignerons entre en application, La Dépêche met solennellement en garde contre toute entrée dans l’illégalité (démissions de maires, grève fiscale)11. Arthur Huc salue le 19 juin en termes affectueux la démission du ministre Albert Sarraut, qui est, il est vrai, son beau-frère : « Plus encore que de sa démission d’aujourd’hui il faudra être reconnaissant à Sarraut d’être resté à son poste. Il lui a fallu pour rester plus d’héroïsme que pour partir »12 et conclut : « Il s’en va, tête haute et cœur meurtri. Il s’en va, repoussant sa part d’une répression qui, même inévitable, lui apparaît comme un acte d’ingratitude à l’égard des loyales populations qui l’ont élu comme un fils et qu’il aima toujours d’une filiale tendresse »13.

6Il fait aussi état de leur qualité d’Audois, compatriotes des vignerons en révolte. Mais trois jours après la calamiteuse entrevue Albert Sarraut-Clemenceau, il ironise à propos du « rédempteur manqué qui n’a pas su se faire crucifier un vendredi pour ressusciter un dimanche »14, avant de réhabiliter celui-ci pour mieux condamner Ferroul : ce dernier est qualifié de fauteur de troubles et de responsable des débordements ayant conduit aux effusions de sang de Narbonne, ceci pendant les campagnes sans merci menées dans le Lézignanais dès l’automne 1907 lors des cantonales, mais surtout aux législatives de 1910 et 1914 où le siège de député d’Albert Sarraut est en jeu. Notons enfin que Jean Jaurès, qui avait menacé Arthur Huc de cesser sa collaboration au journal au moment de l’Affaire Dreyfus, ne l’a jamais remise en cause pendant cette nouvelle phase de divorce entre socialistes et radicaux toulousains. Il s’est contenté, comme dans ses interventions à la Chambre, de développer son analyse de la crise viticole, en apportant son appui aux revendications des vignerons (lutte contre les fraudes et taxation du sucre), en incitant les viticulteurs à formuler précisément leurs revendications, mais en dénonçant aussi l’« anarchie capitaliste » qui conduit aux crises de surproduction. Il plaida constamment pour hâter des solutions législatives et contre toutes les mesures répressives déployées à partir du 15 juin15, mais n’hésita pas à marquer sa confiance dans le régime parlementaire. Ainsi, ouvrant son éditorial du 21 juin : « Tant que le Midi ne se dirigera pas consciemment et délibérément vers le socialisme, il se débattra dans une impuissance confuse et dans de stériles colères. Quand il accuse le parlement et le parlementarisme, il se trompe »16.

Une sympathie agissante dans les meetings

7Les propriétaires absentéistes toulousains sont nombreux dans l’Aude, le Biterrois et le Roussillon. Nous n’avons pu récapituler toutes les propriétés possédées par des résidents toulousains, ceux-ci apparaissant le plus souvent, dans les documents cadastraux comme dans les annuaires viticoles, comme résidents dans leur « campagne ». Mais nous avons relevé plusieurs dizaines de domaines, certains récoltant plusieurs milliers d’hectolitres de vin, on y trouve les familles aristocratiques de Suffren (à Ouveillan, 6 000 hl), de Lahondès, Carayon-Talpayrac, de Sambucy, de Reynès, Tapié de Celeyran alliés aux Toulouse-Lautrec (Celeyran, 10 000 hl), des membres des professions libérales, l’avocat Narbonnès à Narbonne (Fresquet, 4 000 hl), un haut magistrat toulousain, Mestre-Mel propriétaire à Tourbes, près de Pézenas (5 000 hl), un officier propriétaire à Cabestany près de Perpignan, le célèbre chemisier Manuel à Montfort (Narbonne, 2 000 hl), l’avocat Ébelot, ancien maire de Toulouse, propriétaire du Château de Jau à Cases de Pène dans la vallée de l’Agly17. Si tous ces propriétaires ne sont pas forcément présents dans les cortèges du printemps 1907 avec leurs ouvriers, ils ont pour la plupart encouragé le mouvement. La région toulousaine elle-même était suffisamment viticole pour que la commission d’enquête parlementaire, celle-là même qui avait motivé le 11 mars à Narbonne la première manifestation des « 87 d’Argeliers », siège à Toulouse le 21 avril et reçoive de nombreuses délégations, à un moment où le mouvement est en train de prendre son élan dans les villages du Bas Minervois18. Les propositions des viticulteurs du Midi toulousain ne brillent guère par leur originalité. La répression des fraudes est rituellement exigée, ainsi que la limitation du sucrage par la taxation. La distillation, vue comme un remède à la surproduction est réclamée ici avec davantage d’insistance, peut-être à l’exemple de l’Armagnac tout proche, mais avec déjà la proposition de substituer les alcools industriels au pétrole pour le carburant des automobiles, afin de dégager un marché plus important pour les alcools de vins. En revanche, la déclaration obligatoire de récolte mise en avant par le comité d’Argeliers est ici rejetée, ce qui laisse évidemment planer des doutes sur les pratiques œnologiques en vigueur dans la région19.

8Les meetings se succédant régulièrement de dimanche en dimanche, la solidarité des Toulousains grandit à travers les communiqués de la société départementale d’Agriculture, du commerce toulousain, de l’association Les Enfants de l’Aude à Toulouse, et surtout des étudiants. À partir du 24 mai, la presse rend compte de réunions régulières de l’Association des étudiants républicains au café des Américains, sis sur les Boulevards. Il faut rappeler que l’université d’accueil pour les enfants de la bourgeoisie viticole de l’Aude et des Pyrénées-Orientales était alors, et presque exclusivement, Toulouse. Le 26 mai à Carcassonne se presse une foule de 250 000 personnes (fig. 39). Ce chiffre, qui frise la population globale du département, ne s’explique que par la venue de viticulteurs du Tarn et des vignobles garonnais, de délégués des syndicats ouvriers de Castres et Mazamet, Toulouse, mais aussi par une imposante cohorte de cinq cents étudiants avec bérets et brandissant leurs étendards et leurs pancartes, et par la venue de commerçants toulousains et sûrement de simples citoyens, voire des curieux. Le syndicat des marchands tailleurs adhère même au Comité d’Argeliers. La municipalité socialiste en place depuis 1906 et alors dirigée par Jean Rieux qui avait succédé à Albert Bedouce élu député envoie à Carcassonne trois conseillers municipaux. Les uns et les autres écoutent, au pied de l’antique Cité, Marcelin Albert, puis Ferroul, prononcer leurs « discours cathares » en esquissant un parallèle entre la Croisade contre les Albigeois et la situation politique du moment. Ferroul cite en langue d’oc le troubadour Bernat Sicart de Marvejols pleurant Tolosa e Provença, e la Terra d’Argença quo vos vi, quo vos vei20.

9La présence des Toulousains se renouvelle aux deux derniers grands meetings de Nîmes (2 juin) et de Montpellier (9 juin) où la presse parle d’un déplacement de plusieurs milliers de manifestants et de plusieurs centaines d’étudiants, identifiés dans les cortèges où ils défilent en tête, précédés « d’une magnifique bannière aux armes de la ville » et sont acclamés en tant que tels : « Bravo les étudiants ! Vive Toulouse ! Vive les jeunes ! »21. Toulouse a donc, à cette occasion, joué son rôle de capitale régionale et contribué à marquer du particularisme « méridional » ce mouvement qui reste toutefois, à mon sens, un appel désespéré à la solidarité nationale plutôt qu’une revendication d’autonomisme occitan. Les étudiants organisent toutefois très normalement le 15 juin, leur excursion annuelle au lac de Saint-Ferréol, sans que les échos de cet événement laissent transparaître une tension résultant d’une révolte vigneronne alors à son paroxysme22.

10Deux municipalités viticoles (Saubens et Longages) s’associent au mouvement des démissions, massives en Bas-Languedoc et Roussillon après le 10 juin. La municipalité socialiste toulousaine, de son côté, manifeste ostensiblement sa solidarité mais malgré les demandes de plus de plus pressantes dont la presse de droite se fait l’écho23, ne remet pas sa démission. Au pouvoir municipal depuis un an à peine, il est probable que les socialistes n’avaient cure de remettre la mairie à une délégation préfectorale qui aurait pu préparer un retour des radicaux qui sera d’ailleurs réalisé l’année suivante.

L’émotion populaire après les « massacres »

11Les 19 et 20 juin 1907, six Narbonnais ont été abattus par les soldats des régiments expédiés à Narbonne dans le but illusoire de maintenir le calme au moment où Clemenceau avait décidé, en lançant des mandats d’arrêt contre les dirigeants viticoles, de mettre fin à la révolte des vignerons.

12Aucun régiment toulousain n’a participé à la répression, dans la mesure même où ils avaient été maintenus sur place pendant la semaine cruciale du 16 au 22 juin. Le départ du 126^e d’Infanterie est annoncé comme imminent dès le 20. Mais ce jour, et quelques heures à peine après la fusillade de Narbonne, le colonel se borne à passer les troupes en revue. Et le départ – de trois bataillons seulement – ne se situe que le vendredi 21 à 18 heures, au soir de la mutinerie du 17^e24 et du débat décisif de la Chambre25. On peut penser que le gouvernement a préféré employer des régiments supposés plus dociles, ou que l’engagement de la municipalité et d’une partie de la population toulousaine aux côtés des viticulteurs en révolte a motivé un maintien sur place des forces locales aux fins de maintien de l’ordre.

13Dès le vendredi 21 juin, c’est-à-dire au lendemain de la fusillade de la place de l’Hôtel de Ville de Narbonne, une manifestation de 9 000 Toulousains se porte sur La Dépêche, puis à la préfecture aux cris de « À bas Clemenceau ! Assassins ! ». Un manifestant est interpellé pour avoir crié « À mort Clemenceau ! ».

14Les troupes du 126^e RI au départ de la gare Raynal, ce même 21 juin à partir de 17 heures, sont acclamées « Vive l’armée ! À bas Clemenceau ! »26.

15Le samedi 22, un meeting contre les massacres de Narbonne réunit 2 500 Toulousains aux Jacobins. La présence de militants socialistes connus comme Frayssinet, Léon Hudelle ou Vincent Auriol, à côté du félibre Bégouen, donne un ton offensif à l’adresse du gouvernement dont la démission est réclamée et le bref ordre du jour voté stigmatise « l’attitude sanguinaire du ministère Clemenceau et décrète de complicité les députés et particulièrement ceux de la Haute-Garonne qui ont donné leur voix au crime ». Mais selon La Dépêche la manifestation qui s’ensuit, il est vrai défavorisée par la pluie, ne réunit qu’un assez petit nombre et se scinde d’ailleurs en deux fragments. L’un parcourt les rues de Toulouse derrière un drapeau tricolore, l’autre arbore un drapeau noir et se rend à deux reprises dans la cour Henri IV du Capitole pour réclamer la démission de la municipalité socialiste. Des rassemblements ont lieu devant la Préfecture et le cercle des officiers27.

16Un entrefilet étonnant, curieusement intitulé Une légère mutinerie au 126^e, nous révèle la tenue à Perpignan, le 24 juin, dans l’ancien couvent tenant lieu de caserne d’« une parodie de procession religieuse », que les officiers s’efforcent en vain de réduire, s’exposant à « des cris et des sifflets »28. Manifestation probable de l’anticléricalisme des recrues toulousaines mais tout autant du besoin de détente après les jours angoissants qui venaient de s’écouler.

17De nombreuses cartes postales ont été expédiées à Toulouse par les « pioupious » envoyés en garnison pour suppléer les régiments locaux défaillants. Une carte expédiée à Toulouse au tout début de l’« occupation » par un soldat dont nous ignorons le régiment29 témoigne indirectement de l’angoisse des familles :

Très chers
Sommes arrivés à Carcassonne où nous sommes cantonnés tout le monde est calme et nous ne risquons absolument rien. Je t’écris de chez Madame Coste que je suis venu voir en fraude étant tous consigné(s). Je vous écrirais plus longuement demain. Ne vous faites pas de bile nous ne risquons absolument rien.
Baisers
Léonce30

18Bien au contraire, cette pittoresque correspondance expédiée de Perpignan huit jours après par un soldat toulousain, Georges Buscail, à sa sœur, respire un certain apaisement :

Rien de bien nouveau dans le pays ; la ville est toujours calme et tranquille. Depuis avant-hier le quartier est déconsigné tous les soirs de 2 h à 9 h ; cela fait que l’on a largement le temps de visiter la ville. Cette dernière est bien coquette. Elle se distingue tout d’abord par une propreté irréprochable. Les rues sont très étroites. La promenade des platanes, dont je t’enverrai une vue prochainement est très belle. Autour de la ville il y a encore quelques restes des anciennes fortifications, qui, il y a à peine quelques années, entouraient complètement la ville. La cathédrale sans avoir rien de remarquable dans son extérieur est magnifique dans son intérieur ; il y a de très belles peintures, de superbes tableaux, des autels de toute beauté. Avec quelques camarades nous avons décidé d’aller voir la mer ; avec le train électrique on est vite rendu sur les plages de la mer ; c’est là un spectacle qui m’est encore tout à fait inconnu. Je ne m’ennuie pas trop et ma santé est toujours bonne. Je mange toujours à l’ordinaire qui n’est pas trop mauvais. Tu diras à papa qu’il m’envoie par colis postal mon rasoir, mon blaireau, une paire de sandales, tout ce qu’il y a de plus simple et entre ces divers objets beaucoup de paquets de cigarettes et quelques cigares. Embrasse bien pour moi papa et maman. Et toi, bien chère sœur, reçois de ton frère qui pense à toi, les meilleurs baisers.
Georges.31

19Marcellin Albert, parti d’Argeliers en automobile et embarqué dans un train à Castelnaudary, passe à Toulouse dans un incognito relatif le 24 juin. L’Express mentionne qu’il a consommé un quinquina dans un bar proche de la gare Matabiau, sans susciter de manifestation particulière32.

Le réquisitoire d’Albert Bedouce

20Le 28 juin à la Chambre, Albert Bedouce, député socialiste SFIO de Toulouse, est choisi par la SFIO pour interpeller en premier Clemenceau, s’effaçant ensuite devant Félix Aldy, député de Narbonne, qui était déjà abondamment intervenu dans le débat viticole depuis son élection en 1902 et spécialement lors de la séance mémorable du 21 juin, au nom de tous les parlementaires languedociens. Il s’agit évidemment de replacer la répression de la révolte vigneronne dans le contexte plus large de la politique d’ordre revendiquée par « le premier flic de France », en s’appuyant sur les récents dérapages sanglants et l’émotion considérable ressentie par l’opinion. Le discours comporte un élément toulousain d’importance mais à retentissement national évident : Albert Bedouce utilise les articles de La Dépêche que nous avons évoqués plus haut pour mettre au jour les contradictions du parti radical. Certes, le jeune député de Toulouse (38 ans), était encore auréolé de la victoire de sa liste socialiste SFIO sur les radicaux aux municipales de l’année précédente33. Mais c’est la place du quotidien toulousain dans la presse française de l’époque qui pouvait conférer une dimension nationale à son interpellation34. Albert Bedouce, comme avant lui Félix Aldy et Emmanuel Brousse, sait traduire l’indignation des populations du Midi devant l’arrestation des dirigeants viticoles et la répression sanglante déclenchée à Narbonne. Mais il relève avec précision les contradictions d’un gouvernement qui avait autorisé sinon encouragé la montée du mouvement pendant la période des meetings. Albert Bedouce est un des rares observateurs à relever la bienveillance affichée des autorités préfectorales et rectorales pour l’organisation du meeting monstre du 9 juin :

… le mouvement était si peu suspect au gouvernement que le 9 juin, c’est-à-dire le jour où on devait décréter à Montpellier la grève des municipalités, M. le préfet de l’Hérault faisait publier dans les journaux de Montpellier la note suivante :
« Le préfet de l’Hérault ayant accordé les écoles communales et maternelles pour loger les nombreux manifestants, il est entendu que, pour permettre l’aménagement de ces locaux, les classes n’auront pas lieu dans ces écoles pendant la journée du samedi. » (…)
Comment ! Vous avez tiré argument, en faveur d’un mouvement réactionnaire, du fait que l’archevêque de Montpellier avait offert aux manifestants les églises pour s’y réfugier et dormir à l’abri du froid de la nuit, et vous, Gouvernement, vous leur avez offert les écoles !

21Il dénie ensuite l’urgence d’une répression en mettant en lumière la relativité de la grève administrative, qui a laissé fonctionner les services sociaux et d’hygiène dans la plupart des municipalités démissionnaires. Il observe les effets modérateurs de l’intervention des leaders viticoles pour mettre fin à la mutinerie de Béziers et à l’émeute de Paulhan qui avait menacé la personne du sous-préfet de Lodève, libéré des manifestants par intervention directe des membres du comité d’Argeliers incarcérés : « … les prisonniers de Montpellier, Richard et Cathala, ont accordé la mise en liberté provisoire du sous-préfet sans réclamer la leur ». Puis il tente de placer Clemenceau en contradiction avec lui-même en évoquant les espoirs suscités à la Chambre, et dans la gauche, par son ministère, à ses débuts, et la déception qu’il encourt après les événements récents : « vous avez apporté ici, aux premières heures où nous nous sommes réunis, des matériaux considérables pour faire la cité de progrès, la cité républicaine, et chaque jour qui passe nous vous voyons, de vos mains démentes, briser les pierres de ce futur édifice social ». En sa péroraison, tout en incitant ses collègues au recueillement devant les tombes de Narbonne, il conclut évidemment au refus de la confiance, au vote de mesures propres à résoudre la crise, et à la reprise de l’œuvre réformatrice :

… nous penchant sur ce pays qui souffre, nous écarterons le cauchemar qui ajoute tous les jours une angoisse nouvelle à sa détresse et (que) nous ferons ensemble le geste qui console et qui guérit. Après quoi la majorité pourra, s’il lui plaît et si elle est apte encore à le faire, sous la direction d’un autre guide plus calme et plus sûr, reprendre sa marche vers le progrès35.

22À la fin du mois d’août 1907, lorsqu’il fut question de cantonner à Toulouse le trop fameux 139^e régiment d’infanterie36, « cette ville a protesté avec indignation et force a été de le retourner à Aurillac où il a reçu une véritable conduite de Grenoble »37.

23Malgré son éloignement relatif de l’épicentre de la révolte, le triangle Argeliers-Narbonne-Béziers, identifié par mon collègue Jean Sagnes, Toulouse, la capitale historique du Languedoc, a donc été largement impliquée dans ce conflit majeur pour l’histoire du Midi occitan et celle de la viticulture française.

24Selon l’un des derniers mutins du 17^e de ligne, François Joseph Rabat, dont j’ai pu recueillir le témoignage au printemps 1982, en mai 1908 quand le bateau ramenant le bataillon d’épreuve de Gafsa arrive en vue de Marseille, le « brave commandant Vilarem qui était aussi heureux que nous » recommande à ses soldats d’entonner l’hymne toulousain : « O mon pais, o Toulouso, o Toulouso, Aymi tas flous, toun cèl, toun soulel d’or »38. Hommage à cette solidarité ressentie au long des mois intenses de mai et juin 1907, mais aussi reconnaissance par cet insigne catalan, envers Toulouse, capitale d’un Midi ardent et indompté.