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Toulouse, une métropole méridionale

 | 
Bernadette Suau
, 
Jean-Pierre Almaric
, 
Jean-Marc Olivier

Pouvoirs et institutions

L’invention d’un rituel urbain toulousain : la ville de Toulouse et ses filleuls à l’époque moderne

Marie Perny

Résumé

De 1581 à 1779, on croise à 30 reprises dans les registres de délibération de la municipalité toulousaine la mention de baptêmes de fils de capitouls faits « au nom de la ville ». Cette pratique singulière et vraisemblablement propre à la ville de Toulouse n’est pas systématique, mais suffisamment récurrente pour susciter l’intérêt de l’historien. Cette pratique pourrait apparaître comme un rituel propre à un groupe social, celui de l’élite capitulaire toulousaine. Mais il doit également être compris comme un rituel dont les enjeux dépassent le seul groupe des édiles : c’est bien la Ville qui est au cœur de la cérémonie. Tout un réseau de parentés se créent à l’occasion de ces baptêmes, entre les membres de l’équipe capitulaire, mais aussi entre les capitouls des années précédentes. C’est donc une réflexion sur une pratique au cœur de la vie capitulaire qui est menée et qui éclaire la vie politique toulousaine de l’époque moderne sous l’angle de la religion civique et des imaginaires politiques urbains.

Texte intégral

  • 1 Arch. mun. Toulouse, BB25, fol.250 v°, séance du 7 octobre 1618.
  • 2 BB25, fol.249-250, séance du 5 octobre 1618.
  • 3 BB278, Livre VI, ch. 1617-1618, fol. 7 v°-8.

1Émoi à l’hôtel de ville de Toulouse en ce dimanche 7 octobre 1618. Dans la salle du consistoire, une séance extraordinaire du conseil des Seize en présence des capitouls a été improvisée autour d’une affaire de préséances. En effet, ce même jour, le fils nouveau-né d’un des capitouls en charge, Oger de Lamothe, capitoul de la Dalbade, doit recevoir les sacrements du baptême d’une manière singulière : son père l’a offert à la ville pour qu’il soit baptisé au nom de Toulouse et tenu sur les fonts baptismaux par le corps de ville au grand complet. Et c’est sur ce dernier point que les capitouls se divisent : qui doit réellement tenir l’enfant lors de la cérémonie ? Deux capitouls prétendent à cet honneur. D’une part, le sieur Nicolas de Saint-Pierre, docteur et avocat en la cour, capitoul de Saint-Étienne, qui fait valoir sa qualité de chef de consistoire et d’autre part le sieur Paul Virazel, bourgeois, capitoul de la Daurade, le premier capitoulat parmi les huit dans l’ordre honorifique. C’est le chef du consistoire qui l’emporte au terme d’une séance dont nous ignorons tout des arguments, si ce n’est que Nicolas de Saint-Pierre fait valoir l’exemple d’un cas similaire en 1593 où l’enfant d’un capitoul offert en baptême à la ville est tenu par le chef de consistoire. L’argument semble efficace : la délibération précise de façon lapidaire que la décision est prise « d’une commune voix »1. Le baptême décidé deux jours plus tôt lors d’une précédente séance du conseil des Seize peut enfin avoir lieu2 : les capitouls, portant leurs robes noires et leurs chaperons, suivis de plusieurs anciens capitouls, quittent l’hôtel de ville pour se rendre à cheval ou en carrosse jusqu’à l’église de la Dalbade où le baptême doit être célébré. Arrivés devant les portes de l’église, ils revêtent leurs manteaux capitulaires mi-partis rouges et noirs et entrent dans l’édifice, précédés du verguier qui brandit la masse d’argent, emblème de la ville, pendant que les hautbois au service de la ville jouent sans discontinuer. L’enfant du sieur Lamothe est baptisé et reçoit le nom d’Étienne3: il est désormais le filleul de la ville de Toulouse.

2L’on pourrait faire figurer cet épisode dans une chronique d’anecdotes et de curiosités sur la vie de l’hôtel de ville toulousain sous l’Ancien Régime : il illustrerait les innombrables querelles de préséances et les cérémonies qui rythmaient le quotidien des hommes des Temps Modernes. Mais en rester à ce seul récit d’un événement serait réducteur. En effet, si ce baptême particulier n’est pas banal, il n’est pas pour autant unique : le fils Lamothe est le quatrième filleul de la ville de Toulouse et la ville en compte au total trente-deux.

3En croisant les registres de délibérations, les sources comptables de Toulouse et les registres paroissiaux, une liste vraisemblablement exhaustive de ces baptêmes a pu être établie : de 1581, date du tout premier, à 1779, nous avons recensé 32 baptêmes d’enfants de capitouls faits au nom de la ville. En moyenne, cela ferait un baptême tous les six ans et demie. En pratique, l’intervalle entre deux baptêmes peut aller de un an à quinze ans, on ne peut donc pas tracer de rythme particulier (annexe 1). Si le nombre de ces baptêmes n’est pas écrasant, il n’est pas pour autant négligeable : cette pratique s’inscrit dans le temps et devient progressivement, après quelques tâtonnements dont témoigne la querelle de préséance évoquée plus haut, une coutume de l’hôtel de ville de Toulouse.

  • 4 P. Salies, « Les Capitouls de Toulouse. Quand un Capitoul “donnait” son fils à la ville… » (...)
  • 5 G. Barbusse, Le pouvoir et le sang. Les familles de capitouls de Toulouse au siècle des Lu (...)

4L’historiographie toulousaine a rapidement traité cette pratique en la considérant souvent comme le seul reflet de l’orgueil capitulaire et comme un rituel propre au groupe de l’élite municipale. On relève quelques articles anecdotiques sur le sujet, qui n’ont par ailleurs pas de prétention à l’exhaustivité4. Une thèse récente sur les familles capitulaires du xviiie siècle, qui propose une prosopographie fort utile de ces capitouls de cette époque, remarque la pratique de ces baptêmes sans pour autant s’y attarder : l’auteur aborde ce point quand il réfléchit sur la sociabilité capitulaire5. Selon lui cette pratique « passionnerait les anthropologues ». Tout en approuvant, nous pensons que cette pratique peut également intéresser vivement l’historien.

  • 6 M. Perny, Étude des imaginaires politiques urbains sous l’Ancien Régime, l’exemple de Toul (...)

5En effet, dans le cadre plus vaste de notre recherche sur la construction de l’identité urbaine à Toulouse en ce temps de désenchantement des villes que connaît la France moderne6, il nous a semblé que cette pratique particulière des baptêmes d’enfants de capitouls cristallisait un certain nombre de questions majeures pour comprendre le geste politique des édiles et la façon dont ils conçoivent leur rôle et leur action au sein de la ville et au nom de celle-ci.

  • 7 En juillet 1604, les consuls de Lyon sont conviés à participer au baptême du fils du gouve (...)
  • 8 R. Schneider, The Ceremonial City, Toulouse observed, (1738-1780), Princeton, Princeton Un (...)

6Précisons que pour le moment nous n’avons pas rencontré d’autres villes proposant une pratique similaire. Il y a bien ici ou là, des baptêmes exceptionnels, qui réunissent les consuls d’une ville à tel ou tel grand personnage, mais ces occasions sont d’une part exceptionnelles et d’autre part sortent de la seule sphère de la ville7. Ces baptêmes de fils de capitouls semblent donc spécifiquement toulousains. Ils s’inscrivent dans un des traits de caractère de la ville qu’avait mis en avant Robert Schneider dans l’une de ses études8 : Toulouse est une ville cérémonielle qui accorde une très grande place aux célébrations, rituels et autres moments sacrés. Les capitouls eux-mêmes sont jaloux de leurs privilèges parmi lesquels leur fameux droit à l’image, qui les mettent en scène, eux et la ville dont ils sont le symbole, ou encore la qualité anoblissante de leur charge, un privilège qu’ils n’ont de cesse de défendre et de mettre en avant.

7Ces baptêmes des enfants de capitouls célébrés au nom de la ville qui s’imposent progressivement comme une coutume de l’hôtel de ville convoquent tout un réseau de significations et d’enjeux dont il nous faut apprécier les mécanismes et la portée pour la construction de l’identité de Toulouse.

8En croisant les 32 baptêmes et en s’arrêtant sur certains exemples représentatifs, nous examinerons comment cette coutume représente un enjeu pour les capitouls en tant que groupe élitaire municipal, enjeu qui relève de la sociabilité interne au groupe capitulaire que ces baptêmes permettent de souder plus solidement. Mais cette pratique se met plus largement au service de l’identité de Toulouse. Les baptêmes sont faits au nom de la ville et s’inscrivent dans la mémoire de la cité : nous verrons comment cette coutume construit et donne de l’épaisseur à l’identité urbaine. En outre, ce rituel permet aux capitouls et à Toulouse de se joindre mystiquement au reste du royaume : l’analyse des prénoms donnés aux filleuls de la ville montre tout particulièrement comment cette pratique vise à unir Toulouse à la monarchie.

Un rituel au service du renforcement du groupe capitulaire

9Le fait de donner son fils en baptême à la ville pour un capitoul et celui de recevoir cet enfant pour le corps de ville permettent de renforcer les liens entre les membres du groupe capitulaire, en établissant entre ces membres des liens indéfectibles de parenté spirituelle.

Motivations des pères et de la ville

10Pour examiner les motivations des pères qui offrent leur enfant et celles de la ville qui accepte de le recevoir en tant que filleul, nous allons revenir au cas du fils d’Oger de Lamothe en 1618, que nous prendrons comme point de référence pour la plupart des baptêmes. Dans le registre de l’année 1618, on peut lire la délibération suivante prise par le conseil des Seize :

  • 9 BB25, fol.249.

Par ledit Sr de St-Pierre capitoul et chef de consistoire ont esté proposés troys points. Le premier est sur à qui la damoiselle femme au sieur de La Mothe capitoul leur collègue estant acouchée d’ung fils masle, ledit sieur pour l’affection qu’il a toujours tesmoigné à la Ville et au public le leur auroit donné pour estre babtizé en corps de Ville9.

  • 10 BB 53, fol. 94-95.

11La plupart des annonces de baptêmes sont formulées de la même manière : on informe publiquement le conseil de la naissance de l’enfant et de la proposition du père de l’offrir à la ville en baptême. On remarque qu’il s’agit d’un fils. En effet, tous ces filleuls de Toulouse ne sont que des garçons. Le problème est clairement soulevé en 1755, avec les enfants du capitoul Henry Rolland de Saint-Rome, dont l’épouse a donné naissance à des jumeaux, un fils et une fille. La délibération correspondante ne concerne pas tant le fait de savoir s’il faut accepter le baptême des enfants que le sort réservé à la fille : il est décidé de ne pas séparer les enfants lors du baptême, mais de ne pas faire davantage de dépenses pour la fille. Elle sera baptisée en même temps que son frère mais sans conséquences, tandis que son frère se trouve être le seul filleul de la ville10.

  • 11 BB21, fol. 112.
  • 12 Nous remercions vivement Mme Renée Courtiade pour nous avoir communiqué ses archives de fa (...)
  • 13 « Louis Raymond Toulouse que j’ai donné en baptême à la ville de Toulouse accause qu’il et (...)

12Les raisons qui poussent le père à offrir son enfant à la ville restent floues. Même si les quatre premiers capitouls, pères de filleul de la ville, sont de la Dalbade, il n’y a aucun profil type concernant les pères. L’hypothèse d’un profil type de capitoul selon sa charge ou son capitoulat est donc à écarter. Dans le cas du capitoul Lamothe, on peut lire que le père fait part de l’affection qu’il a pour la ville et pour le « public », mais cela reste vague. On trouve quelques justifications tout aussi peu précises jusqu’en 1672 : il est fait usage d’une rhétorique du sentiment pour la ville (les délibérations parlent de « zèle », d’« affection » ou encore de « bonnes intentions »). Le plus explicite est Marianne de Salluste en 1601, qui exprime son souhait de voir son fils se mettre au service de la ville à son tour : « pour le désir qu’il a qu’il fasse un jour service à icelle »11. Le capitoul Salluste fait donc de son fils comme le prolongement de lui-même : en donnant son enfant en baptême à la ville, il espère poser les fondements d’une lignée de capitouls dont il serait l’origine. On voit dans ce dernier exemple, mais aussi avec la mention du « public » dans le cas de Lamothe, que les ambitions mêlent à la fois les visées personnelles mais aussi la chose publique : les lignées capitulaires fusionneraient intimement avec la destinée de la ville. D’autres raisons peuvent expliquer le geste des pères, mais elles ne sont jamais évoquées dans les sources de la ville. C’est alors dans les papiers individuels des capitouls qu’il faut se plonger. Grâce à des archives privées, on a pu ainsi éclairer le cas du capitoul Jean de Coudougnan, capitoul de la Dalbade en 1713 qui offre son fils à la ville cette même année12. On y apprend que les Coudougnan, originaires de Montpellier, sont d’anciens protestants : la famille s’est convertie en septembre 1685 quelques jours avant la révocation de l’Édit de Nantes. Le capitoul Jean de Coudougnan est donc né protestant. Si aucun papier n’en parle explicitement, et si le capitoul se justifie très simplement dans le livre de raison familial13, on peut néanmoins penser que cela lui permet faire table rase du passé religieux de sa famille que d’offrir son fils en baptême dans une ville ultra-catholique comme Toulouse. C’est aussi redoubler la conversion de sa famille par un geste spectaculaire qui le place en dehors de tout soupçon de sympathie pour la cause protestante.

13Le geste de ces pères peut se lire comme une sorte de consécration de leur enfant à la Ville qu’ils servent. Peut-être peut-on le comprendre comme un contre-don : la ville leur offre de nombreux honneurs, dont celui d’être noble, en échange le père consacre son fils à la ville comme il pourrait le destiner à l’Église. En outre, cela peut permettre au père d’inscrire symboliquement sa lignée dans les privilèges capitulaires. La noblesse capitulaire est héréditaire et le fait d’être lié à la ville par des liens spirituels et mystiques grâce au sacrement du baptême renforce certainement cette hérédité qui n’est dès lors plus seulement mécanique.

  • 14 « si que la qualité et mérite dud Sr de la Mothe auroict faict qu’ils l’auroint volontiers (...)
  • 15 « … atandu la qualité du sieur de Lamote, son mérite et le service que ledit rend et a cy (...)
  • 16 BB 46, fol. 90.

14Les raisons qui incitent la ville représentée par son conseil à accepter le baptême sont là aussi sibyllines et peu précises. Il est toujours fait mention des qualités du père et de ses mérites, ou bien des services qu’il a rendus à la ville (jamais détaillés) ou encore de son assiduité. Il faut donc tenter pour chacun des capitouls concernés de déterminer ce qu’ils ont faits. Alors que la délibération ne mentionne que « la qualité » et le « mérite » du capitoul Lamothe14, la chronique manuscrite de l’année mentionne qu’Oger de Lamothe a été député de la ville aux États du Languedoc, à Pézenas, en janvier 161815. La chronique mentionne ce point quand elle relate le baptême, on peut donc avancer l’hypothèse que la ville accepte de recevoir l’enfant pour récompenser celui qui l’a représentée quelques mois plus tôt. Sur l’ensemble des baptêmes, on a pu relever sept cas similaires, mais de manière non exhaustive. Autre condition qui permet aux capitouls d’accepter le présent de leur collègue, il faut que l’enfant soit né durant l’année de la charge capitulaire du père. Une délibération de 1715 qui fait office de règlement sur ce point mentionne très clairement « qu’à l’avenir la ville ny Messieurs les Capitouls n’accepteront plus que les enfants males des Capitouls en place qui naitront dans les neufs mois à compter du jour du serment »16. Il faut sûrement comprendre que certains baptêmes n’avaient alors pas rempli cette condition pour l’on juge bon de l’écrire solennellement sur les registres de la ville.

  • 17 « il feut dit textuelement que la ville n’accepteroit plus des baptemes et que les depense (...)
  • 18 CC2692, fol. 175-176.
  • 19 CC2708, fol. 11, 13.

15Tous les baptêmes sont délibérés par le conseil des Seize, dont les membres, tous anciens capitouls, sorte de mémoire vive des affaires de la ville, ont des compétences en matière de vérification des comptes, d’impositions, mais aussi en terme de cérémonies. À partir de 1689, ce conseil voit ses attributions restreintes par l’intendant (il s’agit ici de l’intendant Basville, si redoutable par sa rigueur à l’égard de Toulouse) qui interdit à ce conseil de délibérer pour des dépenses supérieures à 300 livres. Dans le cas où les affaires débattues entraîneraient un tel dépassement, il leur faut alors consulter le conseil de bourgeoisie (conseil élargi où figurent des anciens capitouls, mais aussi des représentants du parlement et des officiers royaux) pour en avoir l’accord. L’argument financier a pu donc être une entrave ou du moins un paramètre incontournable pour l’organisation de ces baptêmes. En effet, lors des périodes de fragilité financière de Toulouse, les délibérations émettent des réticences sur l’aspect financier : le baptême est accepté à condition que les dépenses soient raisonnables. Pour les baptêmes allant de 1694 à 1714, on fait appel à la « prudence » des capitouls et à leur « économie »17. Mais l’on remarque que la ville parvient parfois à contourner les restrictions financières et le contrôle qui pèse sur la gestion des ressources de la ville : en 1676, une discrète pièce à l’appui des comptes concernant le remboursement du capitaine de la santé de la ville mentionne le baptême du fils du capitoul Amiault, alors qu’aucune délibération n’en parle18. Peut-être est-ce le signe de la volonté des capitouls de rester discrets sur cet événement pour ne pas avoir à se justifier de leurs dépenses. En 1689, l’année où l’intendant Basville visite Toulouse et fait minutieusement vérifier les comptes de la ville lors d’interminables séances de travail de manière à obtenir 100 000 livres pour le roi, les capitouls acceptent en baptême le fils de leur collègue Baynaguet. Là encore, aucune délibération ne mentionne l’événement, pourtant l’on dispose de deux pièces à l’appui des comptes qui détaillent les dépenses faites pour l’occasion et qui s’élèvent à environ 272 livres19. Si la délibération écrite n’existe pas, on peut néanmoins penser que les capitouls et le conseil des Seize se sont concertés. En revanche, ils ont jugé bon de ne pas laisser de trace écrite de l’événement, peut-être pour ne pas prêter le flanc à la critique de l’intendant qui vilipendait déjà leur penchant pour les honneurs qu’il jugeait trop prononcé.

Tisser et renforcer les liens entre les capitouls

16Si l’on ne remarque aucune logique sur le lieu des célébrations, on peut noter que la date de nombre de baptêmes est intéressante. Sur les 32 cas,22 ont lieu en fin d’année capitulaire, c’est-à-dire entre octobre et décembre (avec quelques exceptions pour les années où le calendrier des élections est perturbé), soit 70 % des cas. Un tel événement permet alors d’unir l’équipe capitulaire une ultime fois et de tisser des liens indéfectibles, ceux de la parenté spirituelle, malgré la dissolution de l’équipe consulaire.

  • 20 GG 347,25 janvier 1770. Cet acte est reproduit dans J. et P. Salies, Les Capitouls de Toul (...)
  • 21 BB 45, fol. 128.
  • 22 Il participe aux baptêmes du fils Montsec en 1720, du fils Boussac en 1721, du fils Cussac (...)

17En outre, le baptême permet souvent d’unir capitouls sortants et nouveaux capitouls. L’enfant baptisé apparaît ainsi comme un témoin du passage de relais entre les deux équipes capitulaires. C’est le cas pour neuf baptêmes (soit 1/3 environ) qui ont lieu pendant la période intermédiaire où cohabitent capitouls sortants et nouveaux capitouls, entre le 25 novembre, date de la Sainte-Catherine et de la semonce du viguier qui demande aux capitouls de procéder à l’élection des nouveaux capitouls le lendemain, et le 13 décembre, jour de la Sainte-Luce et de l’entrée en charge des nouveaux capitouls. Dans ces cas-là, ce ne sont pas huit mais seize capitouls (même si rares sont les cas où tous les capitouls sont présents) qui tiennent l’enfant sur les fonts baptismaux : sur l’acte du registre paroissial correspondant au baptême du fils du sieur de Gouazé en janvier 1770, on peut dénombrer une trentaine de signatures, parmi lesquelles les capitouls sortants de l’année 1769 et les nouveaux capitouls de l’année 177020. Les liens de parenté spirituelle entre capitouls sont d’autant plus efficaces ici puisqu’ils unissent à la fois horizontalement (chacun des membres des deux équipes capitulaires) et verticalement (l’ancienne équipe avec la nouvelle équipe). Ces liens entre capitouls de différentes années sont parfois renforcés par le fait que certains pères de filleuls de la ville se retrouvent à leur tour associés à un autre baptême et parrains d’un fils d’un de leurs collègues : on peut citer le cas du capitoul Guillaume de Cortade-Betou qui donne son fils en baptême en 170921, et qui participe, soit en tant qu’ancien capitoul, soit en tant que capitoul chef du consistoire, à au moins quatre autres baptêmes22. Ces baptêmes permettent ainsi de renforcer les liens entre l’ensemble des capitouls, chacun maillon d’une chaîne séculaire.

18Cette union des capitouls autour de l’événement est pérennisée dans la frappe d’une médaille en or, offerte à la mère de l’enfant. En effet, les capitouls font figurer sur cette médaille leurs armoiries qui se retrouvent ainsi unies dans la gravure. Sur toutes ces médailles, décrites explicitement dans certaines chroniques de la ville ou bien décrites par l’orfèvre dans les pièces l’appui des comptes, on trouve également les armes de la ville de Toulouse, soit entourées par celles des capitouls, soit sur le revers de la médaille. Le groupe consulaire et la ville sont ainsi représentés comme l’avers et le revers d’une même pièce : ces baptêmes faits au nom de la ville ont donc une portée qui dépasse le seul groupe des capitouls.

Un rituel au service de la construction de la mémoire urbaine

19Si ces baptêmes renforcent la cohésion interne du groupe capitulaire, ils permettent également au corps de ville de se mettre en scène en tant que tel aux yeux de leurs pairs et aux yeux du public. En outre, l’organisation et les délibérations nécessaires au bon déroulement des cérémonies participent à l’élaboration de la mémoire urbaine.

La mise en scène publique du corps de ville

  • 23 On trouve ces appellations dans certaines chroniques manuscrites de Toulouse : comme BB275 (...)
  • 24 Le chaperon est une bande de tissus que les titulaires d’une charge portent sur l’épaule.
  • 25 Luc Charles-Dominique, « La coulbe des hautbois des capitouls de Toulouse (xve-xviiie sièc (...)

20De même que les capitouls sortants appelaient parfois leurs successeurs leurs « neveux » tandis que ceux-ci rendaient hommages à leurs « pères »23, ces baptêmes d’enfants de capitouls faits au nom de la ville permettent et renforcent la constitution de la famille de la ville, la familia Tolosae. Chaque capitoul est transcendé par son appartenance à l’Hôtel de ville. Lors des baptêmes, chaque capitoul ne participe pas en tant qu’individu mais en tant que partie indissoluble d’un tout qui lui donne sens, le corps de ville. Cet aspect est particulièrement mis en scène lors du déroulement très codifié de la journée du baptême. En effet, avant la cérémonie, les capitouls se réunissent dans l’hôtel de ville, la maison commune de la familia Tolosae. C’est en cortège qu’ils la quittent, à cheval ou en carrosse selon les cas, suivis par un cortège à la composition assez vagues : certaines délibérations parlent d’un grand nombre de bourgeois, d’autres des anciens capitouls. Les sources insistent sur la tenue des capitouls, qui portent leurs robes noires et surtout le chaperon, symbole de leur charge consulaire24: c’est donc le corps de ville qui sort dans les rues de Toulouse. Une fois arrivés à l’église où doit se dérouler la cérémonie, les capitouls se dépouillent véritablement de leur identité individuelle pour endosser celle de la Ville. Ils revêtent leur manteaux de cérémonie mi-partie rouges et noirs, un des emblèmes de l’identité toulousaine. Pour renforcer cela, les symboles de la ville sont également présents : le verguier de la ville précède les capitouls lors de leur entrée dans l’église avec la masse en argent frappée aux armes de Toulouse, de même que les hautbois de l’hôtel de ville. En effet, les capitouls avaient six hautbois qui les accompagnaient à chaque occasion solennelle. Une étude de musicologie portant sur les musiciens municipaux à l’époque moderne propose l’heureuse expression de « blason sonore de la ville » à propos de leur musique25. Nous reprenons l’idée en insistant sur le fait que lors de ces baptêmes, l’espace est ainsi saturé par les symboles tant visuels que sonores de la ville en tant que ville.

  • 26 Par exemple, les sources comptables (pièces à l’appui des comptes et registres du trésorie (...)
  • 27 CC2141, fol.235-236.

21En outre, ce ne sont pas que les huit capitouls qui sont concernés par l’événement : en effet, ce corps de ville est élargi à l’ensemble des acteurs de l’hôtel de ville. On a déjà parlé des anciens capitouls qui participent à l’organisation et au déroulement de la cérémonie. Il faut également citer les autres officiers municipaux et membres du personnel de la ville dont le verguier et les hautbois mentionnés plus haut. Le capitaine de la santé occupe une place centrale : il est toujours cité par les sources comptables pour avoir acheté les fournitures nécessaires au bon déroulement du baptême26. Mais il joue également un rôle majeur : à quelques exceptions près où quatre capitouls s’en chargent, c’est lui qui va chercher l’enfant pour l’amener à l’église, en carrosse. Les comptes de la ville de l’année 1677 établissent que les hautbois de la ville ont accompagné le capitaine de la santé pour aller chercher l’enfant du capitoul Ducros et pour le raccompagner27. Le capitaine de la santé se trouve ainsi symboliquement accompagné par le blason sonore de la ville pour accomplir sa tâche : c’est la ville qu’il représente. D’autres membres de l’hôtel de ville sont parfois cités, comme le guet (capitaine, lieutenant et soldats) ou encore le trompette de la ville. C’est donc bien l’ensemble de la familia Tolosae qui participe à ces baptêmes.

  • 28 CC2694, fol. 33-34, mandement à Antoine Guilhermy, maître orfèvre de la ville.
  • 29 Ibid., fol.203.
  • 30 En 1684, pour le baptême du fils Bertrand, une pièce à l’appui des comptes évoque les 3 li (...)
  • 31 Nous avons ici consulté la version des Arch. mun. Toulouse du journal de Pierre Barthès (5 (...)
  • 32 Idem.

22Enfin, ces baptêmes ne sont pas ignorés du reste de la ville. Il faut tout d’abord souligner que chacun de ces événements mobilise un certain nombre d’artisans ou de boutiquiers de la ville, comme l’attestent les sources comptables. Le baptême du fils Ducros en 1677 a coûté280 livres dont les2/3 vont à l’orfèvre qui a frappé la médaille28. Un marchand de rubans est également sollicité pour la tenue de l’enfant, de même qu’un pâtissier pour la collation servie à l’hôtel de ville après le baptême29. Chaque baptême entraîne donc l’activité d’artisans de la ville, de même qu’il semble ne pas passer inaperçu aux yeux du public : à partir de la fin du xviie siècle, la mention des soldats du guets qui accompagnent le trajet30 indique qu’il fallait peut-être endiguer la foule qui se pressait au passage du cortège. Pierre Barthès, témoin d’un certain nombre de ces baptêmes au xviiie siècle, dépeint dans son journal le caractère imposant de ces cortèges avec les étendards déployés et le son des tambours et de la musique, ainsi que la foule qui assiste à l’événement31. Il indique par ailleurs que la ville entière retentit du bruit de l’événement : « Monsieur le curé l’ondoya et fit les cérémonies pendant lesquelles la mousqueterie ne cessa de tirer et les cloches de sonner »32. Toute la ville est donc au fait du baptême et son corps de ville sous les yeux de tous.

23Ces baptêmes sont ainsi l’occasion pour le corps de ville de s’affirmer en tant que tel aux yeux de la ville elle-même et ainsi de construire et d’asseoir son identité. Mais cette construction passe également par l’élaboration progressive du rituel de ces baptêmes.

La construction du rituel et l’affirmation de l’identité urbaine

  • 33 BB25, fol.250.

24Chaque délibération relative à un baptême contient la mention d’autres délibérations portant sur des baptêmes antérieurs. L’on peut citer à nouveau notre cas de référence, la délibération sur le baptême du fils Lamothe : « Ce n’est pas la première fois que c’est adveneu ayant vériffié sur les registres de céans comme en l’année mil cinq cens quatre vingt ung le sieur Donjat, estam aussi capitoul de la mesme partie de la Dalbade en auroict faict tout de mesmes avec le feu sieur de Confort père en l’année nonante troys, ledit sieur de Salluste assistant en ceste assemblée l’an mil six cens ung »33. Trois délibérations sont ici citées (en fait tous les baptêmes ayant précédé celui-ci) : elles ont été lues et consultées en conseil lors de la séance du 5 octobre 1618. Cela permet à l’historien de connaître à partir d’une délibération l’existence d’autres cas similaires. Telle fut en partie notre démarche pour reconstituer la liste des filleuls de la ville, une démarche assez parallèle à celle des capitouls qui compulsent leurs registres et font d’événements épars et dispersés dans le temps un tout qui a un sens au service de la ville.

25Avec la lecture des délibérations antérieures, on assiste à la constitution d’une loi coutumière de Toulouse. Et c’est en cela que nous pouvons parler de la naissance d’un rituel : on voit naître un usage, avec ses tâtonnements, ses réajustements, et sa répétition. Parmi les tâtonnements, mentionnons les marraines : en effet, pour les quatre premiers baptêmes, il est question de marraines, souvent issues de la parenté réelle de la famille de l’enfant. À partir du cinquième baptême, seuls les capitouls tiennent l’enfant sur les fonts, sans présence féminine. Le corps de ville devient collectivement le parrain et la Ville qu’ils représentent devient la marraine. Sur certains registres paroissiaux, à partir de la fin du xviie siècle, on trouve écrit : parrain, le chef du consistoire, et servant de marraine un deuxième capitoul, tous les deux étant assistés du reste de l’équipe capitulaire.

  • 34 Ibidem, « led babtesme sera faict suivant ce qu’il est acoustumé et le plus honorablement (...)
  • 35 BB 31, fol. 100, baptême du fils d’Esquirolis.

26Dans la délibération de 1618 concernant le fils Lamothe, il est écrit « selon ce qui est accoutumé »34: on peut donc penser que la pratique est passée dans la coutume de la ville et qu’elle a mis 37 ans à s’établir (soit l’intervalle entre ce baptême et le tout premier en 1581. Vingt ans plus tard, en 1637, à l’occasion du 6e baptême, il est écrit « selon les antiennes coustumes »35 : la pratique n’a pas 60 ans qu’elle devient déjà un ancien usage. En outre, cette mention des cas antérieurs peut servir de jurisprudence et permettre au baptême d’être accepté sans difficulté. Enfin, cette lecture des délibérations et leur rappel contribuent à la constitution d’une mémoire des événements. En effet, chaque baptême est ainsi ressassé, lu à voix haute, avec le nom des participants : ainsi, les solidarités entre les capitouls participant à chacun de ces baptêmes se retrouvent réactivées et associées aux nouvelles solidarités qui sont en train d’être tissées à ce moment même par leurs successeurs. Là encore, ce sont des liens qui sont tissés entre capitouls de différentes générations, par-delà les ans, à travers la lecture, l’écriture et la réitération des gestes.

Un rituel au service de l’union entre Toulouse et le royaume

27Si ce rituel permet de renforcer les liens qui unissent les membres du corps de ville tout en lui donnant de l’épaisseur, il inscrit également Toulouse dans une identité résolument catholique et lui permet de se rapprocher de la monarchie.

Naître à la ville : une vision mystique de l’identité urbaine

  • 36 BB282, Livre X, ch. n° 380, p. 459.
  • 37 Cf. note21.

28Lors de ces baptêmes capitulaires, l’enfant entre à la fois dans la communauté chrétienne et dans la communauté urbaine dont il est le filleul. La cérémonie de ces baptêmes apparaît ainsi comme un double rite de passage. Le capitoul Guillaume de Cortade-Betou, qui offre son fils en baptême en 1709, rédige la chronique de cette même année en tant que chef de consistoire. On peut y lire : « la promotion aux charges publiques est une seconde naissance, […] ceux qui de personnes privées [deviennent] magistrats paraissent de nouveaux hommes à nos yeux »36. L’entrée en fonction au Capitole est comparée à l’entrée dans une nouvelle vie, une renaissance à soi-même et aux autres. Qu’un capitoul, père d’un filleul de la ville, ayant participé à quatre autres baptêmes37, s’exprime en ces termes sur sa conception de la charge capitulaire permet de mieux comprendre quel pouvait être la signification accordée à ces baptêmes. De même que le baptême représente une deuxième naissance, celle au sein de la communauté chrétienne, l’entrée dans la charge capitulaire est une nouvelle naissance au sein de la communauté urbaine. Les baptêmes faits au nom de la ville superposent les deux communautés qui se retrouvent ainsi unies étroitement. Nous parlions plus haut d’une consécration de l’enfant à la ville par son père : Église et Ville se trouvent ainsi superposées, dans une sorte de mystique urbaine particulièrement signifiante.

29En outre, on retrouve ce parallélisme entre l’entrée dans la communauté urbaine et dans la communauté chrétienne dans la matérialité même des sources. En effet, les registres de délibérations qui font état de la naissance de l’enfant et de son baptême, avec le nom des capitouls, apparaissent comme un sorte de doublon des registres paroissiaux et peuvent être assimilés à une sorte de registre des naissances à la Ville. Ces baptêmes sont donc l’occasion pour Toulouse de renforcer son caractère ultra-catholique.

L’imposition du prénom : imaginaire toulousain et union à la couronne

30Un des temps fort du baptême est l’imposition du prénom de l’enfant. Pour retrouver les prénoms des filleuls de la ville, il faut se reporter aux registres paroissiaux mais aussi aux chroniques manuscrites de la ville quand elles parlent de l’événement, ou encore à quelques sources comptables qui rapportent incidemment le prénom de l’enfant. Nous avons ainsi pu retrouver la plupart des prénoms de ces enfants dont leur analyse s’avère intéressante (annexe 1).

  • 38 BB276, Livre IV, ch. n° 274, fol.278-279.
  • 39 Ibid.
  • 40 BB 53, séance du 10 décembre 1755, fol. 94-95.
  • 41 BB283, Livre XI, ch. n° 425.

31En observant la liste des prénoms, on remarque les tâtonnements du début. Le tout premier filleul reçoit le prénom d’Exupère, saint patron local, protecteur de Toulouse, dont les restes sont à Saint-Sernin. L’on relève également deux Étienne, en 1593 et en 1618, le saint patron de la cathédrale de la ville. Pour ces trois cas, le saint patron de l’enfant est représenté sur la médaille d’or offerte à la mère. Le baptême de l’enfant du capitoul Salluste en 1601 marque une étape majeure : c’est l’année de naissance du dauphin de la couronne de France, le fils d’Henri IV et de Marie de Médicis. La chronique manuscrite de cette année 1601 établit explicitement un rapprochement entre la naissance princière et la naissance capitulaire : les deux événements sont rapportés l’un à la suite de l’autre. En outre, le fils du capitoul reçoit le prénom royal d’Henri et la chronique s’attarde sur les raisons de ce prénom : « Le nom de leur filleul feut Henry, nom très mémorable entre eulx, à cause que dieu a voleu honorer de ce nom, l’ornement pour le jourd’huy, non seulement de la France, mais de tout l’univers, le Roy, à présent heureusement régnant »38. L’hommage au roi ne s’arrête pas là : une partie de la miniature qui précède la chronique représente Marie de Médicis offrant le dauphin au roi et la médaille offerte à la mère de l’enfant le célèbre également : « Suyvant la délibération du Conseil de la ville, feut donné pour estrayne à la couchée, une pièce d’or faite expressement, au milieu de laquelle fut gravé un grand H coroinné au milieu duquel y avoit un daulphin entournoyé de lauriers et de quatre armoyries des Sieurs Capitouls. Au tour d’icelle est escript en lettre capitale ANNO QUO DELPHINUS HENRI IIII NATUS. De l’autre part, et au milieu y sont gravées les Armoiries de la ville, des deux boutz entrelassées de lauriers avec quatre autre armoiries des sieurs Capitouls, estant escript au tour CIVITAS TOLOSA »39. Le soin apporté à la mention de la naissance du dauphin fait écho aux réjouissances provoquées par l’événement dans tout le royaume mais fournit une occasion supplémentaire à Toulouse, qui fut ligueuse en son temps, de se repentir et de se réconcilier avec Henri IV à la faveur d’une naissance commune. L’avenir du trône de France est assuré de même que l’avenir de la charge capitulaire. S’il est ici le plus bel exemple, ce parallélisme entre naissance princière et naissance capitulaire n’est pas unique : en effet, on remarque que l’année de naissance d’un filleul de Toulouse correspond souvent à l’année de naissance d’un prince de sang royal. Mais rares sont les cas où la situation est soulignée. On peut néanmoins citer le cas de la naissance des enfants du capitoul Rolland de Saint-Rome en 1755, année de la naissance du duc de Berry, fils de la Dauphine. Les deux événements sont évoqués lors d’une même séance du conseil de bourgeoisie40. Puis ils sont rapprochés dans la chronique manuscrite de l’année, avec cependant une certaine réserve : après s’être réjoui de la naissance princière, l’auteur écrit qu’il « [ne doit pas] pas omettre un autre événement qui, pour n’être point de la même classe, tient icy un rang subordonné »41 et mentionne les naissances capitulaires.

  • 42 F. Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, p. 263.
  • 43 Alphonse Jourdain (1103-1148), comte de Toulouse et de Provence, fils de Raymond IV.
  • 44 BB283, Livre XI, ch. n° 425.
  • 45 Citons par exemple le fils de Ginisty qui reçoit une douzaine de prénoms : Toulouse Louis (...)

32Puis, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, on relève une suite de Louis Raymond, deux prénoms dont l’association est très éclairante. Louis, prénom royal, est le prénom par excellence des Bourbons. En effet, saint Louis est l’ancêtre commun des Valois et des Bourbons et ceux-ci, dans un souci majeur de légitimer leur dynastie, vont systématiquement attribuer ce prénom à l’aîné de la branche héritière du trône. En outre, en 1618, saint Louis est proclamé saint patron du royaume de France et le25 août, jour de la Saint Louis, devient la fête de la monarchie française42. Quant à Raymond, c’est le prénom de plusieurs des comtes de Toulouse, parmi lesquels Raymond IV de Saint-Gilles (1042-1105), qui s’est illustré dans la première croisade. C’est donc l’union entre le royaume et l’ancien comté de Toulouse, union qui date de 1271 avec le rattachement du comté au royaume, qui est ici célébrée par l’attribution d’un tel prénom composé à ces filleuls de la ville, manière pour Toulouse de proclamer sa fidélité à la monarchie. On lie de plus ensemble le souvenir de deux princes croisés, le roi Louis IX et le comte Raymond IV (un moyen encore pour Toulouse de proclamer son identité catholique). Cette analyse est valable également pour les Louis Alphonse43. On voit ici comment la mémoire de l’histoire de Toulouse est réactivée : on convoque le passé médiéval de la ville pour lui donner de l’épaisseur. Si l’union à la couronne est célébrée, l’évocation du passé médiéval de la ville est également un moyen pour Toulouse de rappeler ses gloires et son indépendance passées. Cette imaginaire comtal semble être très vivace dans Toulouse, du moins au sein de ses magistrats : non seulement leurs manteaux de cérémonie est appelé « robe comtale » à diverses occasions, mais on peut également lire dans la chronique manuscrite de 1755, à propos du baptême du fils du capitoul Rolland de Saint-Rome, que la ville comptait désormais « un nouveau comte de Toulouse, ce qui n’est qu’un surnom »44. D’autres enfants portent le prénom de Toulouse, souvent associé à d’autres prénoms : l’usage veut que le parrain ou la marraine donne son nom à l’enfant, la ville étant la marraine, l’usage est respecté. Dans l’association Louis Toulouse, l’union à la monarchie est clairement soulignée. Enfin, au xviiie siècle, les prénoms se multiplient : les derniers filleuls cumulent tous les prénoms des capitouls de l’année45. L’attribution de ces prénoms a ici une visée plus locale : renforcer symboliquement le groupe capitulaire, décrié notamment par le parlement dans cette deuxième moitié du xviiie siècle.

33On voit ainsi que tout le passé et les aspirations de la ville se reflètent dans ces prénoms : fidélité et union à la monarchie, sans pour autant qu’il y ait de renoncement aux particularités locales toulousaines.

Conclusion

  • 46 P. Barthès, ouv. cité, « À cette médaille sont attachés plusieurs honneurs et privilèges d (...)
  • 47 Citons le cas du fils d’Esquirolis qui meure juste avant son baptême en mars 1637 (BB 31, (...)
  • 48 Archives privées.

34Une question demeure : les conséquences de ce baptême sur la vie du filleul. Nous disposons pour le moment de peu d’éléments. Dans ses observations, Pierre Barthès parle d’« avantages » dont bénéficieraient les enfants46. En pratique, nous n’avons réunis que très peu d’indices sur la vie de chacun des filleuls de la ville. Aucun de ceux qui ont survécu à l’enfance ne semble avoir fait parler de lui, du moins pas dans les affaires de la ville47. Dans le testament de Louis Toulouse de Coudougnan dont nous disposons48, il n’est fait aucune mention de son statut de baptisé au nom de la ville. Il semble même ne pas avoir été particulièrement distingué en sa qualité de filleul de la ville lors de la succession de son père : son frère aîné, Jean de Coudougnan, a hérité de l’essentiel de la fortune familiale comme l’indique son propre testament de 1793. Il faudrait bien entendu mener une enquête systématique sur chacun des 32 filleuls pour répondre à la question de leur statut privilégié.

35Au-delà de cet aspect, ce sont surtout les conséquences symboliques de ces baptêmes pour la ville et le corps de ville qui sont mises en avant.

  • 49 À partir du capitoul le plus proche de l’autel.
  • 50 « Heureux ceux qui habitent dans ta maison / Ils te loueront dans les siècles des siècles  (...)

36Le récit du baptême du fils Lamothe en 1618 a ouvert cette réflexion tout en lui servant de fil conducteur. Achevons-la par l’évocation de la miniature qui précède la chronique de cette même année (fig. 38). Les capitouls sont représentés en deux groupes qui se font face, dans la chapelle du Capitole : pour le groupe de gauche, notons que sont assis côte à côte les sieurs de Virazel, de Saint-Pierre et de Lamothe49. Sur les murs de la chapelle, des tableaux de capitouls des années antérieures. Au dessus de l’autel et sous le retable représentant une crucifixion placée dans la ligne de fuite de la miniature, l’extrait du psaume 83 « Beati qui habitant in domo tua domine / In saeculum saeculi laudabunt te »50. Cette représentation permet de croiser les réflexions auxquelles les baptêmes ont mené. En effet, on y voit le corps de ville, en robes capitulaires, uni dans la prière comme il l’est au moment du baptême. De même que la lecture des délibérations permettait d’égrener les noms de la famille capitulaire et que les anciens capitouls participaient à l’organisation des baptêmes, l’équipe capitulaire, placée sous la protection picturale de leurs prédécesseurs, est représentée comme le maillon d’une chaîne pluriséculaire. Enfin, les capitouls représentent ici le corps mystique de la ville et celle-ci est représentée par la chapelle de l’hôtel de ville. Communauté chrétienne et communauté urbaine se trouvent ainsi superposées, de même qu’elles le sont dans le principe même des baptêmes faits au nom de la ville : Toulouse, sur le modèle de la Jérusalem céleste, pense et donne à voir son identité résolument catholique.

37Par les multiples liens qu’ils tissent (liens entre les capitouls d’une même et de différentes générations, liens entre le passé, le présent mais aussi l’avenir de la ville projeté en ces enfants, et enfin liens entre Toulouse, le royaume et la communauté des chrétiens), ces baptêmes d’enfants de capitouls faits au nom de la ville sont bien au cœur de la problématique de l’identité urbaine. Chaque baptême, par son organisation, son déroulement et sa portée, fournit l’occasion au corps de ville de construire son identité et d’affirmer celle de Toulouse dans un temps long et épais.

Annexe 1

Notes

1 Arch. mun. Toulouse, BB25, fol.250 v°, séance du 7 octobre 1618.

2 BB25, fol.249-250, séance du 5 octobre 1618.

3 BB278, Livre VI, ch. 1617-1618, fol. 7 v°-8.

4 P. Salies, « Les Capitouls de Toulouse. Quand un Capitoul “donnait” son fils à la ville… », Archistra, n° 54, printemps 1982.

5 G. Barbusse, Le pouvoir et le sang. Les familles de capitouls de Toulouse au siècle des Lumières (1715-1790), thèse de doctorat, Toulouse, université Toulouse-Le Mirail, septembre2004, 641 p.

6 M. Perny, Étude des imaginaires politiques urbains sous l’Ancien Régime, l’exemple de Toulouse (1562-1806) ¸ thèse de doctorat en cours, sous la direction de M. Joël Cornette, Paris VIII.

7 En juillet 1604, les consuls de Lyon sont conviés à participer au baptême du fils du gouverneur de la ville, Philibert de la Guiche. Ils y assistent en corps de ville. Dans Y. Lignereux, Lyon et le roi. De la « bonne ville » à l’absolutisme municipal (1594-1654), Seyssel, Champ Vallon, p. 259.

8 R. Schneider, The Ceremonial City, Toulouse observed, (1738-1780), Princeton, Princeton University Press, 1995,202 p..

9 BB25, fol.249.

10 BB 53, fol. 94-95.

11 BB21, fol. 112.

12 Nous remercions vivement Mme Renée Courtiade pour nous avoir communiqué ses archives de familles concernant le capitoul Coudougnan. Nul doute que l’on trouverait d’autres justifications individuelles aux gestes des capitouls, tout aussi intéressantes grâce à d’autres archives privées.

13 « Louis Raymond Toulouse que j’ai donné en baptême à la ville de Toulouse accause qu’il ete nay dans l’année que j’estois capitoul de la dite ville ».

14 « si que la qualité et mérite dud Sr de la Mothe auroict faict qu’ils l’auroint volontiers accepté », BB25, fol.249.

15 « … atandu la qualité du sieur de Lamote, son mérite et le service que ledit rend et a cy devant randu à la ville, en la tenue des Estatz à Pézenas au moys de Janvier dernier où il fut député, que ledit filleul seroit accepté et faict le plus honnorablement », BB278, Livre VI, ch. 1617-1618, fol. 7 v°-8.

16 BB 46, fol. 90.

17 « il feut dit textuelement que la ville n’accepteroit plus des baptemes et que les depenses qu’on pourroit faire à l’avenir seroint rayées quoy qu’autorizées par un conseil des Seize », BB 46, fol. 90, 5 janvier 1715.

18 CC2692, fol. 175-176.

19 CC2708, fol. 11, 13.

20 GG 347,25 janvier 1770. Cet acte est reproduit dans J. et P. Salies, Les Capitouls de Toulouse, 1590- 1790, Archistra, p. 64.

21 BB 45, fol. 128.

22 Il participe aux baptêmes du fils Montsec en 1720, du fils Boussac en 1721, du fils Cussac en 1738 et du fils Carrery en 1745.

23 On trouve ces appellations dans certaines chroniques manuscrites de Toulouse : comme BB275, Livre III, ch. n° 252, fol. 199.

24 Le chaperon est une bande de tissus que les titulaires d’une charge portent sur l’épaule.

25 Luc Charles-Dominique, « La coulbe des hautbois des capitouls de Toulouse (xve-xviiie siècles) », La Musique dans le midi de la France, Klincksieck, 1996, t. 1, p. 43-55.

26 Par exemple, les sources comptables (pièces à l’appui des comptes et registres du trésorier) mentionnent le capitaine de la santé François Olivier Durand pour les baptêmes de 1676 à 1694.

27 CC2141, fol.235-236.

28 CC2694, fol. 33-34, mandement à Antoine Guilhermy, maître orfèvre de la ville.

29 Ibid., fol.203.

30 En 1684, pour le baptême du fils Bertrand, une pièce à l’appui des comptes évoque les 3 livres qui sont versées aux soldats du guet (CC 1700, fol. 74).

31 Nous avons ici consulté la version des Arch. mun. Toulouse du journal de Pierre Barthès (5 S 131), Les Heures perdues. Exemple pour le baptême du fils Gouazé en 1770 : « Messieurs les Capitouls nouveaux décorés de leurs robes comtales partirent aujourd’hui25 de ce mois à2 h. du soir, précédés du Guet, tambour battant et drapeau déployé, au bruit de la mousqueterie, des fanfares et des hautbois, pour se rendre à l’église Saint-Étienne, accompagnés d’une foule de peuple qui remplissait les rues et notamment la place de l’église Saint-Étienne, où l’on fut obligé de placer des sentinelles pour contenir la foule ».

32 Idem.

33 BB25, fol.250.

34 Ibidem, « led babtesme sera faict suivant ce qu’il est acoustumé et le plus honorablement qu’il se pourra ».

35 BB 31, fol. 100, baptême du fils d’Esquirolis.

36 BB282, Livre X, ch. n° 380, p. 459.

37 Cf. note21.

38 BB276, Livre IV, ch. n° 274, fol.278-279.

39 Ibid.

40 BB 53, séance du 10 décembre 1755, fol. 94-95.

41 BB283, Livre XI, ch. n° 425.

42 F. Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, p. 263.

43 Alphonse Jourdain (1103-1148), comte de Toulouse et de Provence, fils de Raymond IV.

44 BB283, Livre XI, ch. n° 425.

45 Citons par exemple le fils de Ginisty qui reçoit une douzaine de prénoms : Toulouse Louis François Pierre-Jean Augustin Pierre Jean Joseph François-Ignace Jean-Florent Nicolas Paul.

46 P. Barthès, ouv. cité, « À cette médaille sont attachés plusieurs honneurs et privilèges dont ces enfants peuvent jouir pendant le cours de leur vie. », année 1755, Arch. mun. Toulouse, 5 S 131.

47 Citons le cas du fils d’Esquirolis qui meure juste avant son baptême en mars 1637 (BB 31, fol. 100). La médaille d’or est cependant offerte à la mère.

48 Archives privées.

49 À partir du capitoul le plus proche de l’autel.

50 « Heureux ceux qui habitent dans ta maison / Ils te loueront dans les siècles des siècles », psaume 83, 5.

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Auteur

Agrégée d’histoire, doctorante en histoire moderne, université Paris VIII - Saint-Denis (marieperny@yahoo.fr).

© Presses universitaires du Midi, 2009

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