1L’étude des quartiers fut mise en avant dès les débuts de l’histoire urbaine ; toutefois elle n’aboutit dans un premier temps qu’à des monographies d’espaces coupés presque totalement du reste de la ville. Une telle démarche ne permit ni de comprendre les dynamiques urbaines ni de cerner le quotidien des habitants ; elle mena dès lors à un relatif abandon de l’échelle du quartier jusqu’aux années 2000.

2Ce retour du quartier sur le devant de la scène reste en grande partie dû au fait qu’il constitue une unité socioprofessionnelle et architecturale cohérente, comme le souligna A. Cabantous1. Structurer une étude autour de ce type d’espace restreint, sans pour autant le couper du reste de la ville, permet de cerner précisément le mode de vie des citadins, ainsi que les évolutions qui l’affectent. Cette approche reste particulièrement utile dans le cadre d’espaces en mutation rapide comme le faubourg Saint-Étienne de Toulouse à l’époque moderne.

3Ce dernier se développe à partir de la porte Saint-Étienne du rempart, à proximité du quartier parlementaire de la ville, mais également à partir du port Saint-Étienne sur le Canal du Midi qui semble dynamiser le quartier dès sa mise en service en 1673. La délimitation du quartier est enfin bien marquée par les travaux d’urbanisme qui devaient mieux relier la ville au canal, soit les allées du Boulingrin (crées en 1752) et les actuelles allées Jean-Jaurès (aménagées en 1824) (fig. 26).

4À la fin du xvii^e siècle, cet espace reste une marge dans tous les sens du terme : géographiquement aux confins de la ville, mais aussi socialement par ses habitants peu nombreux et souvent aux limites de la survie. Marge également en ce qui concerne les services urbains presque absents de cette zone située hors du rempart et dans laquelle le guet ne s’aventure que rarement.

5L’expression « résider dans le faubourg Saint-Étienne » change totalement de contenu en cent cinquante ans : le quotidien de marginal ou de semi-rural précédemment décrit cède le pas en 1830 à tout son contraire. Alors que la démolition du rempart a permis au faubourg de devenir un quartier de Toulouse à part entière, il affiche un paysage totalement urbain et le niveau de vie de ses habitants tout comme l’offre de services urbains s’est nettement amélioré. Le quartier est même réputé comme étant celui des négociants en céréales alors que la Halle aux Grains n’est pas encore créée.

6L’étude des évolutions du quotidien de ceux qui élirent résidence dans le faubourg Saint-Étienne souligne aussi que c’est dans ces espaces de marge que se joue la redéfinition de la ville à l’époque moderne, passant de l’espace compris dans le périmètre du rempart à un espace caractérisé par un paysage et des fonctions urbaines.

7Tenter de cerner ce que signifie « résider dans le faubourg Saint-Étienne » pose la question de l’évolution des modes de vie au sein d’un quartier qui, au même titre que ses habitants, passe en cent cinquante ans d’un état marginal à une position enviée de centre de négoce associé au Canal du Midi.

8Pour détailler cela nous mettrons en valeur une méthode adaptée à l’analyse d’un quartier pour lequel les sources sont nombreuses. Nous exposerons ensuite les résultats obtenus par son application au faubourg Saint-Étienne en nous penchant sur la période allant de la fin du xvii^e siècle à la fin du xviii^e siècle où le faubourg sort lentement de la marginalité avant d’étudier le quartier jusqu’au début du xix^e siècle où il apparaît comme totalement urbain.

Méthode et outils pour l’analyse d’un quartier

Un quartier richement documenté

9Les cadastres comptent parmi les principaux documents pour mener à bien l’étude d’un quartier à l’époque moderne. Dans le cas de Toulouse, ils sont tenus régulièrement, notamment en 1680, 1790 et 1830. Ils permettent d’établir la carte du quartier mais également de reconstituer une partie de son paysage, étant donné qu’ils indiquent souvent les matériaux utilisés pour construire les divers bâtiments et les activités qui se déroulent dans chacun d’entre eux.

10Les matrices cadastrales ont également l’avantage d’avoir été rédigées presque au même moment que les dénombrements de population (tenus en 1695, 1728, 1735 et 1830), ce qui permet bien souvent de connaître avec précision non seulement le cadre bâti et les activités mais aussi les habitants eux-mêmes.

11De nombreuses autres sources documentaires complètent notre connaissance : citons notamment les pièces des archives du Canal du Midi, classées le plus souvent par secteur géographique et décrivant précisément, non seulement, les activités du canal mais également les travaux, agrandissements ou aménagements liés à la voie d’eau.

Mettre en place un traitement cartographique et une base de données

12Les sources évoquées peuvent être aisément traduites sous la forme de cartes, notamment par le biais d’une numérisation des cadastres. Sur chaque planche du cadastre ainsi numérisée on ne garde que le contour des parcelles ainsi que l’emplacement des constructions à l’intérieur de celles-ci. On remet ensuite à la même échelle les planches du cadastre (elles ont des échelles différentes sur les documents originaux) et on les juxtapose avant d’y ajouter une légende montrant, par exemple, que les constructions sont colorées en noir, les champs en marron et les jardins en vert comme c’est le cas sur les figures 28 et 29, obtenues en suivant cette méthode2.

13Ces cartes peuvent être reliées à des bases de données de type Excel, obtenues en saisissant, dans ce logiciel, les informations des matrices cadastrales qui permettent de mettre en place des tableaux statistiques utiles pour l’analyse à la fois au niveau de chacune des rues mais aussi au niveau du faubourg entier (fig. 27).

Animer les cartes

14Même si le fait de relier les matrices aux cartes permet d’approcher le mode de vie des habitants en sachant quel type de famille choisit telle ou telle forme de logement ou d’activité, les faits du quotidien ne peuvent être saisis par ce biais.

15D’autres séries de documents pallient ce manque, notamment les archives judiciaires ; toutefois, celles-ci ne sont pas classées géographiquement et leur dépouillement serait très long.

16Afin de résoudre le problème, il reste possible d’avoir recours aux travaux effectués par d’autres historiens sur ces séries d’archives, à l’échelle de la ville, puis de se concentrer sur les faits ayant lieu dans le quartier étudié. Dans le cas du faubourg Saint-Étienne, les recherches sur la prostitution à Toulouse3 soulignent bien, pour cette activité, la singularité des marges et des bords du canal ; on pourrait étendre cet exemple aux cas des débits de boissons notamment4.

17Cette méthode d’analyse de quartier permet ainsi de mettre en place des données cartographiques et statistiques précises mais également de leur ajouter de multiples faits du quotidien sans lesquels il resterait illusoire de cerner ce que fut la vie du quartier. Détaillons à présent les résultats obtenus en appliquant cette démarche au faubourg Saint-Étienne de Toulouse de la fin du xvii^e siècle au début du xix^e siècle.

Un faubourg parmi d’autres (fin xvii^e-milieu du xviii^e siècle)

Une marge semi-urbaine

18Résider dans un faubourg à la fin du xvii^e siècle signifie vivre près d’une porte du rempart et, bien souvent, espérer tirer profit du passage. Le plan Jouvin de Rochefort, qui présente Toulouse en 1680 environ5, montre ainsi que tout le faubourg s’organise autour d’une rue menant à la porte et dans laquelle les hôtes, les taverniers mais aussi les employés de l’octroi se côtoient.

19L’espace situé hors les murs ne compte alors qu’environ 1 500 habitants et les services urbains ainsi que la vie de quartier paraissent assez inexistants. À ce titre, peu de commerçants s’adressent à la clientèle locale qui reste très pauvre et appartient quasi exclusivement aux couches les plus basses du tiers état. Presque aucun noble ou homme d’Église n’accepte alors de résider hors de l’enceinte.

20L’espace hors les murs est un espace marginal et propice au développement des activités illicites, que ce soit la prostitution, les jeux d’argent interdits, voire le viol et, plus rarement, le meurtre comme le soulignent les rapports du guet quand il s’aventure dans les faubourgs.

21Autre trait de marginalité, les habitants du faubourg sont souvent des semi-ruraux. Une part importante d’entre eux reste des déracinés, contraints de quitter une campagne qui ne pouvait pas les nourrir et cherchant à survivre en trouvant un travail et en sollicitant l’aide des institutions urbaines de charité. Ces personnes bâtissent leurs maisons elles-mêmes et de la même façon que dans leur village, ce qui induit une vive rupture dans le paysage entre l’espace protégé par l’enceinte et l’espace hors les murs.

22De même, ces semi-ruraux sont établis dans un espace ouvert qui leur permet de pratiquer l’agriculture bien plus que les Toulousains intra-muros ; la grande majorité des faubouriens possède au moins un lopin et les dénombrements montrent que la catégorie des « jardiniers » (ce que nous nommerions maraîchers) est l’une des plus représentées hors les murs6.

Le faubourg du canal ?

23La mise en place de la voie d’eau promettait de restructurer le faubourg aux yeux de bien des Toulousains. Les retombées attendues furent toutefois discrètes dans un premier temps étant donné que la création du canal se fit progressivement : en 1673 la navigation fut ouverte entre Toulouse et Naurouze mais aucun entrepôt de marchandises ne fut bâti avant 1695. De même, les dénombrements n’évoquent qu’environ 150 chefs de famille vivant du canal dans le faubourg Saint-Étienne en 1735, essentiellement des portefaix et des administrateurs. La population du faubourg eut même tendance à décroître entre 1728 et 1735, notamment à cause de quelques accidents démographiques.

24Le faubourg était bien celui du canal, et le blé de Gascogne exporté vers le Bas Languedoc ne manquait pas de le traverser ; toutefois les cadastres montrent qu’aucune nouvelle activité significative ne fut créé7. Globalement, les marchandises ne faisaient que transiter par le port de Toulouse et n’engendraient pour ainsi dire que des emplois de portefaix. Pour ce qui est du commerce de marchandises, l’essentiel des profits revenait à des marchands du Bas Languedoc ; ceux de Toulouse restaient, le plus souvent, des commissionnaires à leur service.

Le faubourg des promenades

25Le manque d’activités liées au canal étonna les élites de l’époque qui multiplièrent les projets pour y remédier. Les autorités acceptèrent de réaliser celui de Louis de Mondran qui consistait à mieux relier le port du canal et la ville en construisant des allées et le Boulingrin8 ; toutefois, le dynamisme du port Saint-Étienne resta faible : les barques continuèrent à y passer sans s’arrêter ou à y être simplement chargées pour exporter des matières premières.

26La création des grandes allées ne fut toutefois pas un échec : Toulouse s’était ainsi dotée d’une nouvelle entrée majestueuse et ses habitants en firent rapidement la promenade la plus fréquentée de la ville. Elle fit du faubourg un espace de plus en plus attractif, où le niveau de vie s’élevait et dans lequel plusieurs marchands de grains très aisés commencèrent à s’installer9.

27Au milieu du xviii^e siècle, le faubourg Saint-Étienne restait encore de taille modeste mais présentait une première croissance et un premier embourgeoisement. Ces phénomènes s’accélérèrent de façon considérable dans la deuxième moitié du siècle et lui permirent de passer du statut de faubourg mal considéré à celui de quartier aisé de Toulouse.

Du faubourg au quartier (fin du xviii^e siècle-début du xix^e siècle)

Une société en mutation

28Le faubourg Saint-Étienne perdait peu à peu ses caractéristiques initiales : en 1790, l’agriculture n’était restée l’activité principale que pour 15 % des chefs de famille du secteur (contre 40 % cent ans plus tôt) et les champs devenaient résiduels entre la ville et le canal comme le montrent les figures 2 et 3. Les métiers de l’artisanat en revanche étaient en train de se répandre et atteignaient une proportion proche de celle qu’ils affichaient à l’intérieur de la muraille (environ 50 % des chefs de ménage les pratiquaient). L’augmentation du nombre de personnes pratiquant les métiers de la construction montrait également que le faubourg devenait de plus en plus urbain, d’autant plus que les faubouriens étaient de plus en plus à même de se faire bâtir des habitations confortables. Pour la première fois les dénombrements identifiaient des personnes « riche(s) » dans le faubourg Saint-Étienne, notamment des négociants en grains qui contrôlaient les entrepôts proches du port10.

Un paysage de plus en plus urbain (fig. 28 et 29)

29Comparer les cartes de l’occupation du sol dans le faubourg Saint-Étienne en 1790 et en 1830 montre que de véritables rues de mieux en mieux alignées émergent au début du xix^e siècle. De plus, l’espace bâti progresse de façon nette à la fois quantitativement et qualitativement : les édifices bordant la rue principale allant de la porte du rempart au port du canal deviennent de véritables immeubles. Les bâtiments du cœur du faubourg n’ont plus rien à voir avec les habitations en torchis qu’on y trouvait 150 ans plus tôt11.

30De même, les services urbains se répandaient dans le faubourg, les alignements des façades furent doublés d’une opération visant à agrandir le faible réseau d’égouts dont disposait le quartier. Enfin, la création de la place Dauphine qui n’était qu’amorcée en 1790 permit d’aérer le quartier, donc de rendre son paysage plus agréable tout en facilitant la circulation dans ces rues jadis encombrées.

31Dans la même perspective, les allées d’Angoulême (actuelles allées Jean-Jaurès) furent réalisées entre 1823 et 1824. Elles faisaient le pendant du Boulingrin et de ses allées, mais leur but n’était plus de lier le port à la ville, mais simplement d’améliorer la circulation en général tout en créant une nouvelle promenade. Le succès fut immédiat et les constructions se multiplièrent immédiatement autour de la nouvelle pénétrante12.

La reconnaissance du quartier

32Le faubourg Saint-Étienne était devenu urbain à la fois par son paysage, par les activités de ses habitants et par le nombre de ceux-ci, passé de 3 260 en 1790 à 4 300 environ en 183013. Ce caractère urbain fut pleinement reconnu au moment de la chute du rempart qui sanctionnait bien l’absence de différences réelles entre l’espace jadis intra-muros et le faubourg. La partie du mur de ville qui coupait le quartier Saint-Étienne du reste de Toulouse fut abattue précocement en 182614. Toutefois, une nouvelle frontière était déjà en place au niveau du canal : le faubourg Guilheméry, qui s’étendait au-delà de celui-ci, avait hérité de la mauvaise réputation qu’avait le faubourg Saint-Étienne cent ans plus tôt ; il possédait également un paysage rural et rassemblait de nombreux marginaux. La rupture dans le tissu urbain était à nouveau soulignée juridiquement, alors que la limite de l’octroi était passée du rempart… au canal15.

Conclusion

33À la fin du xvii^e siècle, « résider dans le faubourg Saint-Étienne » de Toulouse signifie être exclu des couches moyennes et supérieures de la société, être un marginal à la fois géographiquement et bien souvent socialement mais aussi avoir conservé des habitudes rurales dans son mode de vie.

34Environ 150 ans plus tard, alors que le rempart chute, le fait d’habiter dans ce faubourg ne rime plus avec l’idée d’être rejeté au-delà d’une barrière. Bien au contraire, le cœur de ce quartier est nettement urbain tant dans son paysage que dans sa richesse et dans les activités que pratiquent les habitants.

35Le Canal du Midi a joué un rôle dans cette transformation : même si la voie d’eau n’a créé presque aucune activité de transformation autour du port Saint-Étienne, le faubourg a profité de sa présence. En effet, cet axe de transport a fait de lui un quartier du grand commerce mais aussi un quartier embelli par la municipalité qui le cerne littéralement de grandes allées servant de promenades.

36Cette conclusion apporte certes quelques éléments ponctuels à la connaissance de l’histoire de Toulouse, mais j’aimerais surtout insister sur la méthode qui a permis d’obtenir ces résultats et qui peut être appliquée à n’importe quel espace urbain. L’analyse de quartiers ou de faubourgs a tout à gagner d’une meilleure utilisation de l’informatique par les historiens. Changer les cadastres anciens en cartes avec des logiciels d’utilisation simple et les relier avec des matrices de données de type Excel permet une connaissance très fine des tissus urbains et des habitants des villes.

37Le premier avantage de ces bases est de favoriser la connaissance globale, en les laissant en libre accès pour les autres historiens et géographes. Celles que j’ai réalisées sur le faubourg Saint-Étienne et ses alentours sont entièrement consultables à la fois au département d’histoire de l’université Toulouse II-Le Mirail16 et aux Archives municipales de Toulouse.

38De plus, toujours à partir de ces bases, l’analyse de quartier par l’historien peut se rapprocher de l’étude de cartes du géographe, afin de cerner du mieux possible le quotidien des personnes et le développement des espaces urbains. En un mot, préconiser une géohistoire qui soit plus l’adoption de problématiques géographiques par l’historien qu’une étude d’espaces donnés sur des périodes données, se bornant à constater des changements, comme cela a parfois lieu.

39Il serait intéressant d’appliquer la même méthode à d’autres quartiers ; pour la période contemporaine, par exemple, l’impact de l’arrivée de la gare sur le quartier Matabiau n’a jamais été étudié de cette façon.