Toulouse, une métropole méridionale
| , ,Habitants et société
Gens de justice à Toulouse au temps de Louis XIV
Résumé
La capitation de 1695 fournit un document de qualité sur toute la population toulousaine des plus riches aux plus pauvres. Cette contribution analyse tout particulièrement le monde de la justice, un des premiers secteurs de la ville. Des riches magistrats au parlement, vivant à proximité du palais de justice, aux avocats, aux procureurs et aux humbles praticiens, ce sont tous les gens de justice qui peuvent être localisés, pesés, examinés selon leur lieu de résidence, leur lieu de travail, la taille et la variété de leur domesticité.
Texte intégral
- 1 J. Chalande, Histoire des rues de Toulouse. Monuments, institutions, habitants, Paris, Édi (...)
1À la fin du Moyen Âge et aux débuts des temps modernes, l’entrée sud de Toulouse, autour de l’ancien château Narbonnais, avait échangé ses parures militaires contre les robes des magistrats et des gens de justice. S’y trouvaient concentrées les principales cours de justice et administrations royales de la ville : parlement, sénéchaussée, viguerie, trésorerie, monnaie et prisons. L’ancienne place du Salin, alors l’une des plus animées, était la scène d’importants marchés et foires ainsi que d’innombrables exécutions de criminels venus des quatre coins du vaste ressort du parlement1.
- 2 Ibid., p. 358, 174-175.
2Au xvie siècle, plusieurs de ces institutions se déplacèrent dans la ville. Vers 1550, la sénéchaussée fut transférée dans le capitoulat de Saint-Sernin, rue de Mirabel, à quelques pas de l’hôtel de ville. À la même époque la viguerie s’installa près du port de la Daurade. Le départ de ces justices royales fut compensé dans la deuxième moitié du xvie siècle par l’installation de la Table de marbre, juridiction souveraine des Eaux et Forêts, attachée au parlement2.
- 3 J. Thomas, « L’activité toulousaine de la justice seigneuriale du canal de communication d (...)
3D’autres juridictions siégeaient également dans la ville. La monarchie avait des cours spécialisées en matière de gabelles et de maîtrise des ports. Les capitouls possédaient la justice haute, moyenne et basse dans les limites de la ville, faubourg et gardiage. À Saint-Étienne l’archevêque détenait des justices ecclésiastiques : officialités diocésaines et métropolitaines ainsi que la chambre souveraine du clergé qui jugeait le contentieux des décimes. Il possédait aussi une justice temporelle sur ses domaines seigneuriaux aux alentours de Toulouse. À partir de 1670 environ, une nouvelle justice seigneuriale s’est installée à Toulouse avec la juridiction du Canal du Midi, appartenant à la famille de Riquet3. Enfin, les marchands de la ville avaient aussi obtenu le privilège de se constituer en chambre consulaire et de juger le contentieux commercial dans un assez vaste rayon autour de Toulouse. Ajoutons à ce paysage judiciaire la vénérable faculté de droit qui attirait des étudiants de tout le Midi de la France. À la fin du xviie siècle la vocation juridique de la ville était donc fermement établie.
- 4 R. De Lavigne, Men of Law in Toulouse, 1335-1444, PhD, Histoire, Université de Londres, 19 (...)
4L’historiographie toulousaine n’a pas ignoré l’importance de la justice dans la vie de la cité, loin de là4. Néanmoins elle ne s’est jamais attachée à en analyser dans le détail ses différentes composantes depuis les grands personnages du parlement jusqu’aux plus humbles praticiens et clercs. La capitation de 1695 fournit un excellent moyen non seulement de dénombrer les gens de justice et de les localiser dans l’espace urbain, mais aussi d’analyser les structures familiales qui les encadrent.
La justice : premier secteur d’activité de la ville ?
- 5 P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l’histoire sociale de (...)
- 6 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation de Toulouse (1695), mémoire de maîtrise, histoi (...)
5Toulouse, comme un certain nombre d’autres villes du royaume, est connue pour ses tribunaux plutôt que pour ses autres activités manufacturières et commerciales. Comme Aix-en-Provence, Dijon, Grenoble, Besançon et Rennes, et à la différence de Bordeaux et de Rouen, Toulouse est une ville de parlement continentale où le négoce – excepté peut-être au temps du pastel – est vraisemblablement moins développé que la chicane. Ville d’entrepôt et débouché des productions agricoles et manufacturières du Haut Languedoc et d’une partie de la Gascogne, les horizons de ses exportations restent probablement assez limités. Les artisans de la ville œuvrent pour la demande locale plus que pour des consommateurs lointains à la différence de ceux d’Amiens ou de Beauvais5. En 1695, Toulouse est une des premières villes du royaume par sa population. La population intra-muros frôle30 000 habitants et elle dépasse même37 000 habitants dans l’ensemble du territoire, faubourgs et gardiage (partie de la juridiction de la ville qui s’étend sur un rayon de plusieurs kilomètres du centre). Il faudrait certainement ajouter à ces chiffres plusieurs milliers d’individus qui sont pensionnaires des collèges, étudiants dans les facultés, enfermés dans les hôpitaux et prisons6. Dans la discussion qui suit, j’ai opté pour le chiffre de la population intra-muros comme base statistique dans la mesure où les gens de justice de la ville se retrouvent quasi exclusivement à l’intérieur des remparts aussi bien en ce qui concerne leur résidence que leur travail.
- 7 Archives départementales de la Haute-Garonne, C 1082/1 et 2.
- 8 M. Carlesso, Le monde parlementaire toulousain sous Louis XIV, d’après la source notariale(...)
- 9 B. Faucher, et T. Gérard, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1 (...)
6La capitation de 1695, véritable recensement, a fourni les renseignements qui sont à la base d’un tableau où sont présentés l’ensemble des gens de justice de la ville7 (voir en fin d’article). Les premières colonnes mettent en avant les personnes « actives », celles qui sont nommées dans les registres comme exerçant personnellement leur profession au moment de l’enquête. La lecture du tableau révèle un monde extrêmement contrasté entre les magistrats du parlement que leur prestige séculaire place au zénith de la société toulousaine (la capitation fixe l’impôt pour un conseiller à 150 livres), et les praticiens, les commis garde sacs ou claviers des prisons (leur capitation ne dépasse pas trois livres). Dans ce monde de la justice et du droit, les officiers sont fortement majoritaires : presque tous les magistrats (à l’exception du premier président du parlement qui n’occupe pas un office), tous les procureurs, notaires, huissiers et beaucoup d’employés ont acheté leur charge moyennant des sommes plus ou moins élevées8. Seuls, parmi les principaux groupes, les avocats et les praticiens n’entrent pas massivement dans le jeu des offices, du moins en tant que corps plus ou moins constitués. Les avocats, grâce à leurs diplômes, font partie des magistrats potentiels, bien que la grande majorité n’accède jamais à ce niveau. De même les praticiens font figure de procureurs potentiels ; un certain nombre d’entre eux parviennent à accéder à cette charge qui ne requiert pas un diplôme universitaire mais nécessite une compétence pratique et des moyens financiers pour acheter un office9.
- 10 M. Delfau, Le parlement de Toulouse vu par ses membres. Etienne de Malenfant, 1602-1647, m (...)
7La hiérarchie judiciaire qui se dégage du tableau se caractérise par un nombre surprenant de magistrats – 200 – soit un quart du total des gens de justice. Au parlement, par exemple, il s’agit d’une pyramide renversée ; il y a quatre fois plus de magistrats que d’employés (120 pour31 greffiers, gardes sacs, commis, etc.). Il en est de même, à quelque chose près, dans les autres tribunaux. Cette situation s’explique par la politique royale en matière de création d’offices et par le mode de fonctionnement de l’institution judiciaire. Les magistrats jugent principalement à partir des écrits produits par les justiciables et leurs procureurs. Comme cour d’appel, le parlement statue surtout à partir des pièces produites par d’autres juridictions. Le plus grand volume de sa propre production consiste dans des arrêts civils et criminels et dans des registres d’audiences tenus par de petites équipes de greffiers spécialisés10.
8La justice toulousaine est clairement dominée par le parlement et son personnel. Si l’on totalise l’ensemble des personnes associées aux travaux du parlement (magistrats, avocats, procureurs, praticiens et employés), la cour souveraine regroupe entre 2/3 et3/4 des gens de justice de la ville. En comparaison, les autres juridictions, quelle que soit leur ancienneté, font pâle figure. Le sénéchal-présidial de Toulouse, héritier de la sénéchaussée royale du Moyen Âge, ne regroupe pas plus d’une centaine de personnes en comptant large. Les autres juridictions sont encore moins bien loties.
- 11 N. Ostroot, et W. Snyder, « La composition socioprofessionnelle de la population aixoise s (...)
- 12 M. Gresset, Le monde judiciaire à Besançon, ouv. cité, p. 153-155.
- 13 R. M. Andrews, Law, Magistracy, and Crime in Old Regime Paris, 1735-1789. Vol. 1, The Syst (...)
- 14 J. Maiso Gonzalez et R. M. Blasco Martinez, Las estructuras de Zaragoza en el primer terci (...)
- 15 J. S. Amelang, « Barristers and Judges in Early Modern Barcelona. The Rise of a Legal Elit (...)
9Au total, donc, ce sont presque 800 personnes qui gravitent autour des différents tribunaux toulousains à la fin du xviie siècle. En rapportant ce chiffre au total de la population à l’intérieur des murs, on aboutit à un taux de 2,7 professionnels de la justice pour cent habitants. À Aix-en-Provence, où les données de la capitation de 1695 fournissent de bonnes bases de comparaison, le taux est de3,4 % pour une population de 25 860 habitants11 intra-muros. En 1709, à Besançon, Maurice Gresset a dénombré environ 500 personnels de justice pour une population de 16 929, soit 2,95 %12. Tout en haut de la hiérarchie urbaine et judiciaire, Paris comptait plus de 7 000 gens de justice vers le milieu du xviiie siècle, un chiffre en rapport avec ses très nombreuses juridictions, dont quatre cours souveraines. Cette véritable armée de juristes ne pesait cependant pas plus de 1,5 % de la population13. Enfin, à Saragosse, capitale administrative et judiciaire de l’Aragon, le recensement de 1723 énumère environ 150 gens de justice pour une population urbaine de 29 601, soit 0,5 %14. Aix, Besançon et Toulouse sont des villes de parlement ; Aix possède également une chambre des comptes, ce qui renforce son caractère de capitale judiciaire. Il faudra s’interroger sur le moindre poids du monde de la justice à Saragosse ; cette capitale provinciale est-elle représentative des autres villes espagnoles ? Il semblerait, d’après de récents travaux, que Barcelone ait eu une forte population d’hommes de loi jusqu’au début du xviiie siècle15. En Europe moderne, y a-t-il un « modèle » de ville judiciaire ou est-ce une spécificité plutôt française ?
- 16 Ont été d’abord relevés les ménages où il y avait inscrit au moins un membre des professio (...)
10Ces données concernant les gens de justice sous-estiment en fait leur poids démographique réel. L’ajout des membres de leur famille inscrits dans les registres de la capitation fait augmenter leur part dans la population de façon significative : 9,7 % des Toulousains intra-muros vivent dans un ménage avec un membre actif du monde judiciaire. Avec les veuves et leurs dépendants, la proportion de 11,8 % de la population est atteinte16. Enfin, pour achever cette pesée, comptons les domestiques et clercs qui vivent aussi au sein de ces ménages. Les ménages « actifs » en emploient plus de 1670 alors que les « inactifs » en comptent plus de300, soit presque 2 000 domestiques et clercs. Au total, en additionnant les gens de justice en activité, les veuves, leurs familles co-résidentes et leurs domestiques, nous parvenons à plus de 5 500 personnes, soit 18,6 % de la population intra-muros (et 14,8 % de la population totale de la ville, faubourgs et gardiage). Le monde de la justice fait partie intégrante de la vie de presque un Toulousain sur cinq.
- 17 Selon P. Ferté, à la fin du xviie siècle, le nombre de nouvelles inscriptions annuelles à (...)
11Le parlement regroupe, on l’a vu, le plus grand nombre de gens de justice de la ville. À lui seul, il rassemble avec les professionnels, leurs familles et leurs domestiques quelques 4 000 personnes sur les 5 500, soit plus de 70 %. Le milieu parlementaire, au sens large, pèse plus de 13 % de la population à l’intérieur des murailles. Une conclusion s’impose : la justice et le droit forment, à la fin du xviie siècle, un des principaux secteurs d’activité de la ville17.
Gens de justice dans l’espace urbain
12Jusqu’à la Révolution, la ville était divisée en huit unités administratives appelées capitoulats, eux-mêmes divisés en moulons – îlots de maisons. Pour des raisons de clarté géographique, j’ai regroupé l’ensemble des moulons de Saint-Cyprien, quartier populaire partagé entre deux capitoulats – Daurade et Pont-Vieux – dans un neuvième capitoulat fictif.
- 18 Lorsqu’on aborde la littérature historique consacrée à la répartition géographique des gro (...)
13Deux problèmes seront abordés tout particulièrement : d’abord, peut-on mesurer le degré de concentration ou de dispersion des gens de justice dans les différents quartiers de la ville ? Ensuite, à quelle distance habitent-ils de leur lieu de travail ? Dans la mesure du possible, les résultats seront présentés de façon à faciliter les comparaisons dans le temps et dans l’espace18.
14La capitation de 1695 permet de localiser chaque membre du monde judiciaire dans son capitoulat et son moulon de résidence. Il est donc possible d’élaborer des tableaux portant sur la concentration relative des principaux groupes ainsi que des plans en permettant la visualisation. La première série d’analyses s’appuie sur les gens de justice associés au parlement. L’examen des capitoulats de résidence des principaux groupes de gens de justice – magistrats du parlement, avocats, procureurs et praticiens – montre de très fortes inégalités dans la répartition géographique. Les magistrats se regroupent dans quatre capitoulats de la moitié sud de la ville avec une prédilection pour celui de Saint-Barthélemy, situé le plus près du palais. Ils sont très peu attirés par les autres capitoulats au-delà de la halle de la Pierre, dans l’ancien « Bourg », très marqué par les implantations religieuses, scolaires et universitaires.
- 19 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation, ouv. cité, p. 33.
15Les avocats, procureurs et praticiens se limitent encore plus à la zone sud, ayant adopté massivement le capitoulat de Saint-Barthélemy. La Dalbade, toujours à proximité du palais, est leur second choix. Les magistrats ne sont pas absents de ce capitoulat – quatorze y résident – mais leur présence est plus faible que ce que l’on attendrait avec une répartition conforme à celle de l’ensemble des ménages toulousains. Avocats, procureurs et praticiens partagent la même aversion pour les capitoulats du Pont-Vieux, peuplé de bourgeois et de marchands et de Saint-Cyprien, quartier populaire et assez éloigné du palais19. En bref, les gens de justice ne vivent pas au hasard dans la ville ; ils sont cantonnés dans seulement quatre capitoulats et, au sein de ceux-ci, dans un nombre assez faible de moulons.
16La localisation de ces moulons de forte densité sur un plan de Toulouse confirme visuellement les données du tableau. Le monde parlementaire a massivement investi le quart sud-est de la ville entre le palais du parlement et la cathédrale Saint-Étienne. C’est une partie de la ville où les établissements religieux, grands consommateurs de l’espace toulousain, sont relativement rares. De même, les espaces consacrés au commerce sont secondaires en comparaison des quartiers autour de la halle de la Pierre et de la halle aux poissons en bordure de la Garonne. Adossés aux remparts, tournant le dos au fleuve, ces rues et moulons sont peuplés surtout du personnel judiciaire de toutes les conditions. Dans les 18 moulons où leur densité est la plus forte, parlementaires, conseillers référendaires et avocats côtoient procureurs, praticiens, huissiers et commis divers. Au sein de ces 18 moulons, la cohabitation est la règle : tous ont leur magistrat, un seul n’a pas de procureur, deux ne comptent ni avocat, ni praticien.
- 20 F. Prêtre, Mode de vie et culture des parlementaires toulousains à la fin de l’Ancien Régi (...)
- 21 P. Vaillant, Le foyer des avocats et procureurs toulousains, ouv. cité, p. 79. F. Prêtre e (...)
17L’habitat des uns et des autres n’est certes pas le même. L’aristocratie parlementaire vit souvent dans des hôtels particuliers, maisons de ville bénéficiant d’assez importantes emprises au sol et d’un espace intérieur considérable. Des inventaires révolutionnaires énumèrent une trentaine de pièces par hôtel ainsi que des jardins isolés de la rue par de hauts murs20. Les avocats et les procureurs mènent un train de vie bien plus modeste en comparaison. Les premiers disposent de quatre à sept pièces par logement, les seconds de quatre à cinq21. Il est difficile, toutefois, de savoir plus sur l’organisation interne de ces logements et sur les relations humaines qu’elle suppose.
- 22 Voir les travaux du groupe autour de T. Hershberg, (ed.), Philadelphia : Work, Space, Fami (...)
18Un autre moyen de représenter et de comparer la localisation des résidences consiste à déterminer leur distance du lieu de travail22.
- 23 R. Papillault, Les hôtels particuliers de Toulouse au xvie siècle, Toulouse, Association d (...)
19Le trajet domicile-palais de justice est en moyenne assez faible, moins d’un kilomètre pour une vaste majorité. Des différences notables sont néanmoins visibles selon les groupes. Par exemple, les procureurs vivent particulièrement regroupés à proximité du parlement : les deux tiers d’entre eux sont à moins de 500 mètres et 97 % à moins d’un kilomètre. Les huissiers ne s’en éloignent pas non plus. Ces deux groupes sont entièrement identifiés au parlement par leurs charges les obligeant à une fréquentation assidue des bureaux et des chambres du palais. Les magistrats présentent une situation plus curieuse. Si quatre sur dix résident à moins de 500 mètres du palais, la moitié occupe une zone intermédiaire d’entre 500 et 1 000 mètres de distance. C’est dans cet espace que l’on trouve de nombreux juges domiciliés aux abords de la cathédrale Saint-Étienne. C’est un quartier qui avait été investi par les parlementaires dès le xvie siècle, attirés sans doute par la possibilité d’y faire construire leur vaste demeure à moindre coût en comparaison avec des zones plus anciennement et plus densément bâties à proximité plus immédiate de la cour23.
20Dans sa grande majorité, le personnel du palais – 70 à 80 % – a élu domicile à moins d’un kilomètre de son lieu d’activité professionnelle, c’est-à-dire une petite vingtaine de minutes à pied. Il faut souligner que seulement 57 % de la population toulousaine vivait à moins d’un kilomètre du palais. On observera aussi que la distance n’était pas la seule contrainte. Les gens de justice auraient pu s’installer plus près encore, au faubourg Saint-Michel. Le cas est très rare et ne concerne que les plus pauvres, les praticiens. Le cadre urbain, symbolisé par les remparts et les portes, reste toujours l’espace de prédilection pour les hommes de loi.
21Pour le personnel gravitant autour du sénéchal-présidial (rue Mirabel, capitoulat de Saint-Sernin), la règle de la proximité joue à peu près de la même façon. Presque 62 % de ces personnes – magistrats, avocats, procureurs, etc. – résident à moins de 500 mètres de la cour ; 28 % ont leur domicile à une distance de 500 à 1 000 mètres et 10 % seulement résident au-delà d’un kilomètre. Dans ce cas aussi, ce sont les magistrats, sénéchal compris, qui se sont le plus éloignés, non pas au hasard mais vers les quartiers parlementaires. Ceci semble correspondre à l’interconnexion qui règne entre familles du monde judiciaire : Georges de Layrac, lieutenant principal du sénéchal, vit à pot et feu à Saint-Barthélemy avec sa fille, veuve d’un conseiller au parlement. Jacques Jeay, lieutenant particulier au sénéchal, fils d’autre Jean, de son vivant procureur au parlement, habite le 9e moulon de la Dalbade, celui qui détient le record d’implantation des familles parlementaires..
22Dans cette ville préindustrielle, ville piétonne par la force des choses, le monde judiciaire se regroupe autour de ses principales institutions, le parlement en tout premier lieu. Le quartier de son travail est aussi celui de sa résidence et probablement de sa retraite. Rien ne dit toutefois que les ménages restent immobiles, que le logement ne change jamais au cours de la vie. Le mariage, la naissance d’enfants, le veuvage et le départ des enfants sont des moments où un changement de domicile peut intervenir. Cette analyse de la répartition des domiciles des gens de justice dans l’espace urbain en 1695, suggère que la mobilité résidentielle s’effectuait probablement au sein d’un même quartier ou d’un quartier proche partageant les mêmes caractéristiques sociologiques et toujours à faible distance du tribunal où l’on exerçait sa profession.
Structures familiales
- 24 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation, ouv. cité, p. 172.- I. Caubet, Approches démog (...)
23Si la capitation toulousaine de 1695 permet de faire la pesée du monde judiciaire et de localiser ses membres dans l’espace urbain, elle fournit aussi de précieuses indications sur les structures familiales. Robert Senot et, surtout, Isabelle Caubet ont analysé l’ensemble de la population intra-muros. Cette dernière montre clairement que la grande majorité des ménages toulousains vivaient dans des structures simples composées d’un couple marié avec ou sans enfant ou d’un parent seul (veuf ou veuve) avec un ou plusieurs enfants. Alors que l’on présente souvent la France méridionale comme une zone de prédilection des familles complexes, Toulouse se révèle peu attirée par ce modèle, les ménages complexes à l’intérieur des remparts ne totalisant que 7 % des ménages24.
- 25 P. Laslett, (sous la direction de), Household and Family in Past Time, Cambridge, Universi (...)
24Le tableau qui suit présente la répartition par types de ménage selon le schéma développé par Peter Laslett25 pour quatre groupes appartenant au monde judiciaire : les magistrats au parlement, les avocats, les procureurs et les praticiens. Ce sont les quatre groupes professionnels les plus importants en nombre, chacun comptant plus d’une centaine de ménages alors que les autres professions judiciaires se situent bien en retrait. Ils ont aussi l’avantage d’inclure des catégories à tous les niveaux de la hiérarchie depuis les présidents et conseillers au parlement jusqu’aux très modestes praticiens, imposés à trois livres seulement, sorte de prolétariat de l’ancien système judiciaire. Un autre avantage tient au fait que les parlementaires et les procureurs détiennent des offices, ce qui facilite leur suivi individuel ; il a été possible notamment de dater l’entrée en charge de presque tous les magistrats et d’une large majorité des procureurs au parlement. On pourra ainsi analyser les données démographiques en lien avec l’ancienneté dans l’office.
- 26 Le lecteur qui comparerait mes tableaux avec ceux présentés par I. Caubet pourrait s’étonn (...)
25Il faut bien garder à l’esprit que le tableau présente des ménages « actifs », c’est-à-dire des ménages où se trouvent au moins un membre exerçant sa profession en 1695. La plupart des gens de justice y figurent en tant que chefs de famille, mais, on le verra, ce n’est pas toujours vrai. Le cas des ménages dans lesquels les veuves sont chefs de famille et où il n’y a pas d’homme actif dans une des professions juridiques sera étudié à part à des fins comparatives26. Distinguer les familles « actives », souligne précisément que la durée de la vie professionnelle correspond aussi à une phase « active » de la vie familiale : le ménage simple y est roi et la solitude y est relativement rare.
Type de ménage | Actifs | Veuves | Total | % |
i | 14 | 10 | 24 | 17,4 |
ii | 3 | 2 | 5 | 3,6 |
iii | 71 | 11 | 82 | 59,4 |
iv | 22 | 3 | 25 | 18,1 |
v | 2 | 0 | 2 | 1,5 |
Total | 112 | 26 | 138 | 100,0 |
iv + v | 24 | 3 | 27 | 19,6 |
Structures des ménages chez les parlementaires actifs et inactifs.
26Lorsqu’on aborde la noblesse parlementaire, les choses se compliquent. Dans le travail d’Isabelle Caubet, la part dévolue aux ménages solitaires ou sans structure (types I et II) dans la noblesse ou noblesse de robe – 29,9 % – est presque le double de ce que j’ai trouvé chez les magistrats en activité – 17 %. Par contrecoup, la proportion de ménages complexes (types IV et V) est moitié moins que chez les parlementaires actifs – 11,2 % chez I. Caubet, 24 % selon mes calculs. Comme pour les autres groupes examinés plus haut, la première explication des différences vient de la composition des groupes étudiés. Les magistrats actifs sont relativement mieux représentés dans les ménages conjugaux alors que les veuves, par définition, sont cantonnées dans des ménages composés d’une veuve et de ses enfants. Elles sont aussi surreprésentées parmi les solitaires avec 10 ménages alors que les magistrats, quatre fois plus nombreux, n’en totalisent que 14. Mais même en additionnant les deux ensembles, ménages actifs et inactifs, la part des solitaires et des sans noyau reste nettement plus faible alors que celle des ménages complexes est plus forte.
27Une seconde explication réside peut-être dans la façon de classer les ménages. En effet, il est parfois difficile de déterminer l’appartenance d’une personne qui paraît dans les rôles de la capitation immédiatement avant ou après une autre dont elle est explicitement la parente. Fait-elle partie d’un même ménage ou d’une entité séparée ? Je me suis imposé une règle de conduite fondée sur quatre critères : (1) la contiguïté sur les rôles ; (2) un lien de parenté explicite ; (3) la mention éventuelle de partage de l’espace domestique (« loge avec ledit… » ou « au même pot et feu ») ; (4) une domesticité plus complémentaire que superfétatoire. En l’absence du troisième critère, c’est bien sûr le quatrième qui laisse le plus de place à la subjectivité dans le choix. Par exemple, j’ai classé Monsieur de Burta père avec son fils marié, tous les deux conseillers au parlement. Le père est manifestement veuf en 1695 ; il précède immédiatement son fils dans le registre de la capitation ; il n’avait à sa disposition qu’un laquais et un cocher alors que son fils marié avait une servante, une femme de chambre, deux laquais, un cuisinier, un cocher et deux nourrices.
- 27 M. Cubells, (1984), La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, o (...)
- 28 R. Mousnier, (1975), La famille, l’enfant et l’éducation en France et en Grande-Bretagne d (...)
28Se pose ici la spécificité de l’habitat parlementaire. Beaucoup de magistrats possèdent de vastes demeures urbaines susceptibles de loger un grand nombre de personnes. Dans son étude sur les parlementaires aixois au xviiie siècle, Monique Cubells fait remarquer que ces hôtels ont permis « la constitution d’appartements à l’intérieur de la maison, véritables unités d’habitation jouissant d’une autonomie relative… ». Elle relie cette organisation interne aux structures familiales : « Cohabitation, soit. Mais à chacun son espace propre : on peut toujours se retirer chez soi. Et si l’on participe, en temps normal à la vie collective, il est toujours possible, en temps d’orage, d’éviter les contacts et de se faire sa tour d’ivoire. La souplesse du système fait sa place à l’insupport »27. Dans le cas de la famille Burta, le père, en gardant un cocher, s’est donné une liberté de déplacement. En revanche, la présence d’un seul cuisinier dans la maison semble indiquer un partage des repas. Ce type de cohabitation, que certains historiens appellent « ménages commensaux », semble assez commun dans le milieu des familles de magistrats et d’administrateurs royaux à Paris aux xviie et xviiie siècles28. Quel que soit le choix de classement, nous nous heurtons ici à une des limites de ce type de document ; il ne permet pas de pénétrer vraiment dans l’intimité des familles afin de voir comment elles organisent leur vie quotidienne.
29La haute magistrature toulousaine bénéficie donc d’un espace domestique plus vaste que chez les autres Toulousains. Plus facilement que d’autres, elle peut s’ouvrir à des personnes en dehors du noyau conjugal, le ménage prenant alors des formes complexes. On notera toutefois que les ménages complexes sont en réalité avant tout des ménages élargis, soit aux ascendants (surtout des veuves), soit aux collatéraux (des frères et des sœurs).
30Sur les quinze cas pour lesquels des ascendants complètent le ménage, treize concernent des veuves (10) ou des veufs (3) ; le couple parental n’est au complet que dans deux. La cohabitation entre les générations n’est donc pas rare, mais à condition qu’il n’y ait pas deux couples au complet. L’expérience du ménage élargi aux ascendants se lit aussi dans les ménages de type3c et3d. Deux jeunes magistrats célibataires cohabitent avec un père veuf et neuf avec une mère veuve. Leur futur mariage, l’ascendant toujours en vie, élargira le ménage. On touche du doigt ici le caractère cyclique de ces évolutions de structure.
- 29 Autres cas de survivance ou d’honorariat : Guillaume d’Ouvrier et son fils Hector ; Étienn (...)
- 30 M. Merlo, La transmission des charges au parlement de Toulouse sous le règne personnel de (...)
- 31 Ibid. p. 79.
- 32 Ibid., p. 23.- M. Carlesso, Le monde parlementaire toulousain sous Louis XIV, ouv. cité, p (...)
31La relative rareté des ménages à deux couples mérite qu’on s’y arrête un peu. La charge de magistrat étant vénale, il s’agit d’un investissement très important pour une famille. Rares sont celles qui peuvent immobiliser les capitaux familiaux dans deux offices simultanément : d’après mes relevés, onze familles sont dans ce cas, soit environ 10 %. Parmi elles, huit cumulent deux offices celui du père et celui du fils. En fait, en regardant de plus près, dans quatre de ces familles, le père a résigné son office en faveur de son fils, tout en ayant obtenu des lettres de survivance ou d’honorariat lui permettant de siéger toujours et d’avoir les titres et privilèges associés à son statut de magistrat au parlement. C’est notamment le cas de Burta père et fils29. Par conséquent, les deux magistrats, père et fils, occupent le même office. Dans la famille Fermat, héritiers du célèbre Pierre, il y a une variante à ce schéma qui a permis pendant quelques années le cumul de deux offices distincts : Jean-François a succédé à son père Samuel à la chambre des requêtes alors que ce dernier a pris la place de conseiller de son propre beau-père30. Dans un autre cas, André de Jougla a résigné une charge aux requêtes en faveur de son fils Jean, tout en accédant lui-même à un office de président de la troisième chambre des enquêtes31. Lorsqu’il y a résignation sans accession à une nouvelle charge, la famille n’est pas confrontée à une grosse dépense ; les lettres de survivance ou d’honorariat se monnaient certainement mais l’investissement est faible à côté de l’achat d’une nouvelle charge (de30 000 à 60 000 livres pour un office de conseiller lai, de 60 000 à 150 000 pour un de président à mortier)32.
- 33 M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, ouv. cité (...)
32Le plus souvent, les familles ne disposent donc que d’un office à transmettre. Autour de 1695, ce patrimoine revient directement ou indirectement à un des héritiers directs dans la génération suivante. Sur les 24 ménages complexes relevés, au moins la moitié a fait passer l’office d’une génération à l’autre. Dans huit familles, cette transmission semble avoir été effectuée dans les années immédiatement avant (par résignation) ou au moment du décès du père officier. Il en est de même pour les neuf magistrats, toujours célibataires, vivant chez leur mère/veuve en 1695. Six sont fils de parlementaire ; trois remplacent directement leur père dans la même charge, trois autres accèdent à la magistrature par le biais d’une autre charge vacante ou récemment créée. Les trois autres nouveaux parlementaires sont fils d’anciens capitouls. Au-delà de la transmission d’un patrimoine financièrement important et doté d’un poids symbolique considérable, il faut remarquer cette règle non écrite : un jeune conseiller au parlement ne fonde pas son propre foyer avant d’être installé dans sa charge et avant qu’un de ses parents n’ait disparu. Il faudrait approfondir cette question à partir des contrats et actes de mariage des magistrats en mettant en rapport la date d’entrée en charge, celle du mariage avec la présence ou non du père ou de la mère. Il semblerait que beaucoup de conseillers, dont les familles sont déjà dans la place, accèdent très jeunes à leur charge alors que leur mariage n’intervient que plusieurs années après. À Aix-en-Provence, par exemple, la moitié des parlementaires entrent au parlement avant 25 ans alors qu’ils ne sont qu’un quart à se marier avant cet âge33.
- 34 La date d’entrée au parlement correspond à la date de réception à la première charge du ma (...)
33La ventilation des types de structures familiales par période d’entrée au parlement permet d’affiner l’analyse34. Tout d’abord, les ménages composés d’une seule personne concernent avant tout les plus jeunes magistrats dont certains ne sont peut-être pas des Toulousains de souche. Les couples sans enfants (type3a) sont nombreux chez les magistrats les plus âgés qui ont vu leur progéniture s’envoler. Paradoxalement, ce sont toujours les magistrats les plus anciens qui sont sur représentés dans les ménages avec enfants, notamment ceux où les deux conjoints sont encore présents (type3b). Les magistrats plus jeunes ont moins souvent des enfants à domicile, soit par absence de naissances, soit éventuellement par l’éloignement des nourrissons chez des nourrices rurales. Les registres de la capitation dénombrent peu de nourrices parmi la domesticité parlementaire.
34Les veufs et veuves avec enfants (types3c et3d) sont relativement rares sauf chez les plus jeunes. D’une part, le fait d’analyser les seules familles « actives » enlève quelques veuves des catégories les plus anciennes ; d’autre part, chez les magistrats les plus jeunes, la veuve co-résidente est la mère. Dans les groupes les plus anciens, le veuvage est le fait des magistrats eux-mêmes, chez les juges les plus jeunes il est le fait de leurs parents.
35Les ménages complexes, enfin. On remarquera la forte concentration chez les juges de la décennie 1680-89 : plus du tiers de l’effectif. Ne s’agit-il là pas d’un groupe de transition par excellence ? Dans 8 cas sur 11, il y a des ascendants présents dans le ménage, avec de fortes chances d’avoir trois générations sous le même toit. Dans le cas des collatéraux, la présence de frères et sœurs est facilitée par leur âge et par les conditions matérielles de ces familles qui la permettent. Pour les hommes, notamment, la voie cléricale semble fréquente parmi ceux qui restent en étroit contact avec leur famille. Les chapitres de Saint-Étienne et de Saint-Sernin fournissent de jolis bénéfices à ceux qui n’ont pas hérité de la charge paternelle.
- 35 M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, ouv. cité (...)
36D’après Monique Cubells, le taux de célibat chez les magistrats aixois nés avant 1701 n’a pas dépassé 5 %35. La capitation de 1695 ne permet pas de présenter un tel calcul ; elle fournit cependant les éléments pour constater que 4 magistrats toulousains sur 10 ne vivaient pas alors en couple. Un seul, Monsieur de Mua, était déclaré comme vivant séparé de son épouse. Huit sur 51 étaient des conseillers clercs, donc célibataires, même si tous n’avaient pas des liens très solides avec l’Église. Le nombre de veufs confirmés s’élevait à 14 ; leur date médiane d’entrée au parlement est 1674. Ceux qui semblent clairement encore célibataires étaient bien plus récents dans leur ancienneté en charge ; l’année médiane pour ces 18 juges est 1690. Pour les dix dont on ignore encore le statut marital, cinq sont entrés au parlement avant 1677, les cinq autres après 1682. Le veuvage et le célibat sont donc vraiment une histoire de génération : les plus jeunes vivent dans l’attente d’une épouse, les plus anciens vivent dans son souvenir.
37Avec les rôles de la capitation, il n’est pas possible d’étudier le remariage directement. Les parlementaires étant bien connus grâce aux armoriaux et aux généalogistes, on peut espérer un jour réaliser de véritables fiches démographiques pour chacun d’eux. En attendant, on peut se demander si le veuvage dans ce milieu obéit aux mêmes exigences que dans les catégories plus modestes. Isabelle Caubet trouve un faible taux de veufs dans l’ensemble des ménages toulousains et l’attribue à des remariages plus fréquents et plus rapides que chez les veuves. Les riches magistrats, entourés d’une nombreuse domesticité, semblent moins pressés de renouer des liens matrimoniaux. Il faudra creuser cette question par un travail à partir des actes de mariage et autres documents familiaux.
38Plus de quatre magistrats sur dix n’ont pas de femme en 1695 ; qu’en est-il des autres acteurs de la vie judiciaire ? Les praticiens et les avocats sont presque dans la même situation. Chez les premiers 14 sont des veufs avérés,36 n’ont ni femme ni enfant, soit 42,8 % du total. Chez les seconds,39 % ne possèdent ni femme ni enfant. Les procureurs au parlement, pour qui nous avons des informations par ancienneté de la charge, paraissent un peu plus engagés dans la vie conjugale avec seulement34,1 % sans femme et sans enfant.
- 36 Dans l’Histoire de la population française, F. Lebrun cite le chiffre de 8 % pour le célib (...)
39Comme pour les magistrats, le veuvage est avant tout une affaire de génération, les plus anciens dans leur office sont les plus touchés. De même, vivre en couple, avec ou sans enfants, est le fait de procureurs expérimentés. En revanche, ceux qui se trouvent sans femme et sans enfant en 1695 sont les plus jeunes dans la profession ; on peut assimiler probablement cet état à celui d’un célibat d’attente. Comme chez les jeunes magistrats, le mariage suit de quelques années l’accession à l’office. Le taux de célibat définitif peut être estimé à partir des informations portant sur les 54 procureurs entrés en leur charge avant 1680. En effet, seuls quatre n’ont ni femme ni enfant à charge en 1695, soit un taux de célibat de 7,4 %36.
Conclusion
40À la fin du xviie siècle, Toulouse vit au rythme de ses institutions judiciaires. La principale d’entre elles, le parlement, rassemble des centaines d’hommes qui jugent, qui plaident, qui noircissent d’innombrables pièces de procédure, qui délivrent les décisions de justice, qui remplissent de leurs écritures les registres faisant la richesse des fonds judiciaires de l’Ancien Régime. À eux seuls, ils font du palais une véritable ruche d’activité et le premier fournisseur d’emplois de la ville. Les autres juridictions et l’université complètent le tableau d’une cité très largement tournée vers la robe et le droit. Nombreux, les gens de justice le sont assurément ; ils le sont d’autant plus que leurs familles et leurs domestiques contribuent à façonner l’identité d’une capitale judiciaire.
41Ce monde du droit et de la justice vit en étroite symbiose avec les lieux mêmes de son activité professionnelle. Ceux qui travaillent au palais du parlement se sont regroupés à faible distance, dans des quartiers où leur présence ne peut passer inaperçue. Les avocats, les procureurs et les praticiens ont massivement investi les capitoulats de Saint-Barthélemy et, à un moindre degré, de la Dalbade. Leur domicile est à quelques centaines de mètres à peine du palais, à quelques minutes à pied dans les étroites rues venues droit du Moyen Âge. L’aristocratie parlementaire n’habite pas très loin non plus, mais son besoin d’espace pour ses hôtels l’a fait s’éloigner un peu vers de nouveaux quartiers (du moins au xvie siècle) comme celui de Saint-Étienne. Le même phénomène de proximité joue, mais moins nettement, pour le sénéchal présidial dans le capitoulat Saint-Sernin.
42Dans leurs hôtels, maisons, appartements et, plus rarement, chambres, les gens de justice vivent avec leurs familles dont la structure, majoritaire dans la plupart des régions de l’Europe du Nord-ouest, est celle du ménage simple autour d’un couple et, le plus souvent, de ses enfants. Les familles parlementaires se distinguent par la fréquence des ménages élargis comme si, par une curieuse alchimie, elles transformaient leurs richesses, leurs vastes demeures, leurs offices si chèrement acquis et si prestigieux en des formes familiales originales en milieu urbain bien que fréquemment répandues dans les campagnes méridionales.
43En 1695, Toulouse est moins une capitale provinciale qu’une capitale judiciaire. En cela elle est probablement proche d’autres villes parlementaires déjà évoquées comme Aix, Dijon et Besançon. Existe-t-il un modèle français de ville de justice, villes de parlement en tête, villes de juridictions moindres ensuite, toutes tournées socialement et même physiquement vers le palais ? Ce serait probablement un modèle historiquement déterminé par l’action de la monarchie entre la fin du Moyen Âge et la Révolution.
- 37 Archives municipales de Toulouse, 1 F 45-48.
- 38 N. Ostroot, et W. Snyder, « La composition socioprofessionnelle de la population aixoise s (...)
- 39 B. Lepetit, Les villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988.
44Que se passe-t-il alors au moment du tremblement de terre révolutionnaire ? Les anciennes institutions judiciaires ont été balayées, remplacées par d’autres, certes, mais de dimension beaucoup plus modeste. Le recensement toulousain de 1830-31 donne la mesure des bouleversements subis par le monde de la justice : par rapport à 1695, le nombre de magistrats a baissé de 83 %, les procureurs, devenus avoués, de 79 %, les praticiens de 85 % et les avocats de34 %37. Le secteur « justice » de l’économie toulousaine a été laminé par les changements de la période de la Révolution et de l’Empire. À Aix-en-Provence, la population recensée à l’intérieur des remparts et le principal faubourg révèle une chute de plus de39 % depuis 169538. Nous savons depuis les travaux de Bernard Lepetit que la hiérarchie urbaine de la France n’a pas été profondément bouleversée entre 1750 et 185039. Néanmoins, quelque chose a changé, ne serait-ce que par l’amaigrissement forcé du monde judiciaire. Explorer les conséquences démographiques et sociales sur les gens de justice et sur les anciennes villes parlementaires de l’ensemble de ces transformations mériterait un important travail de recherche.
Notes
1 J. Chalande, Histoire des rues de Toulouse. Monuments, institutions, habitants, Paris, Édition Montpensier, 1973 (d’après l’édition de Toulouse, frères Douladoure, 1919), p. 14.
2 Ibid., p. 358, 174-175.
3 J. Thomas, « L’activité toulousaine de la justice seigneuriale du canal de communication des deux mers en Languedoc », dans Le canal du Midi et les voies navigables dans le Midi de la France, Actes du congrès des Fédérations historiques languedociennes, Castelnaudary, juin 1997, Carcassonne, Société d’études scientifiques de l’Aude, 1998, p. 21-29.
4 R. De Lavigne, Men of Law in Toulouse, 1335-1444, PhD, Histoire, Université de Londres, 1971.- L. Berlanstein, The Barristers of Toulouse in the Eighteenth Century (1740-1793), Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1975.- N. Castan, « Le siège du sénéchal-présidial de Toulouse au xviiie siècle », International Association for the History of Crime and Criminal Justice Bulletin, n° 15, 1992, p. 54-70.- J.-L. Laffont, Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières, thèse nouveau régime, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1997,3 vol.
5 P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l’histoire sociale de la France au xviie siècle, Paris, SEVPEN, 1960, 2 vol.- P. Deyon, Amiens, capitale provinciale. Etude sur la société urbaine au xviie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1967.- G. Frêche, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières, Paris, Éditions Cujas, 1974.
6 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation de Toulouse (1695), mémoire de maîtrise, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1985.- I. Caubet, Approches démographiques et sociales des ménages toulousains de 1695 à 1790, thèse d’histoire, université de Toulouse-Le Mirail,3 tomes, 1999.- J.-L. Laffont, Policer la ville, ouv. cité.
7 Archives départementales de la Haute-Garonne, C 1082/1 et 2.
8 M. Carlesso, Le monde parlementaire toulousain sous Louis XIV, d’après la source notariale, mémoire de maîtrise, Histoire, Université de Toulouse-Le Mirail, 1992, p. 109. Des offices de conseiller lai au parlement se sont vendus entre 42 500 et 60 000 livres en 1685 et 1688 alors que la charge de procureur au parlement n’a pas dépassé 4 000 livres entre 1682 et 1684.
9 B. Faucher, et T. Gérard, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790. Haute-Garonne, Archives civiles, Série B, Parlement de Toulouse, Toulouse, 1965, p. 7.- M. Gresset, Le monde judiciaire à Besançon de la conquête par Louis XIV à la Révolution française (1674- 1789), thèse lettres, Paris, Lille, 2 vol, 1974, p. 231-232.
10 M. Delfau, Le parlement de Toulouse vu par ses membres. Etienne de Malenfant, 1602-1647, mémoire de maîtrise, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1994, p. 16-19.
11 N. Ostroot, et W. Snyder, « La composition socioprofessionnelle de la population aixoise sous Louis XIV et sous Napoléon Ier. Un essai de comparaison », Provence historique, 1994, fasc. 175, p. 21.
12 M. Gresset, Le monde judiciaire à Besançon, ouv. cité, p. 153-155.
13 R. M. Andrews, Law, Magistracy, and Crime in Old Regime Paris, 1735-1789. Vol. 1, The System of Criminal Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 28-29.
14 J. Maiso Gonzalez et R. M. Blasco Martinez, Las estructuras de Zaragoza en el primer tercio del siglo xviii, Saragosse, Députation provincial, Institut « Ferdinand le catholique », 1984.
15 J. S. Amelang, « Barristers and Judges in Early Modern Barcelona. The Rise of a Legal Elite », American Historical Review, 1984, 89, n° 5, p. 1269-1270.
16 Ont été d’abord relevés les ménages où il y avait inscrit au moins un membre des professions juridiques étudiées ici. Les hommes concernés pouvaient être chefs de ménage ou non. Ce sont ces ménages que j’ai appelés « actifs ». Les ménages « inactifs » sont composés d’une veuve dont le mari avait exercé un métier juridique ; au moment de la capitation de 1695, aucun de ces métiers n’est exercé par un membre du feu. Les fils et filles orphelins n’ont pas été retenus.
17 Selon P. Ferté, à la fin du xviie siècle, le nombre de nouvelles inscriptions annuelles à la faculté de droit s’élève à 112,3. Ce sont donc quelques centaines de jeunes étudiants de droit qui devaient fréquenter la faculté, même si l’assiduité n’était pas leur point fort. P. Ferté, L’Université de Toulouse aux xviie et xviiie siècles. Étude quantitative de la population étudiante de ses trois facultés supérieures de 1679 à la Révolution, Thèse de 3e cycle, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 2 vol., 1978, p. 56.- Robert Senot, ouv. cité, p. 63-64, montre que le monde du textile, l’un des plus importants dans les villes anciennes, ne compte que pour 15 % de la population toulousaine.
18 Lorsqu’on aborde la littérature historique consacrée à la répartition géographique des groupes sociaux dans les villes, on est surpris par la difficulté d’établir des cadres de comparaison. Des tableaux statistiques, même simples, peuvent donner des bases de comparaison assez larges pour peu que l’on fournisse au lecteur toutes les informations nécessaires. Voir, parmi de multiples exemples : J.-P. Bardet, Rouen aux xviie et xviiie siècles. Les mutations d’un espace social, Paris, SEDES, 2 vol., 1983.- J.-P. Chaline, Les bourgeois de Rouen. Une élite urbaine au xixe siècle, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982.- C. Bruneel et L. Delporte, « Approches socioprofessionnelles de la population bruxelloise en 1783 », Revue du Nord, 1997, LXXIX, n° 320-321, (avril-septembre), p. 463-494.- P. Jarnoux, Les bourgeois et la terre. Fortunes et stratégies foncières à Rennes au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996. Pour un contre-exemple, où le plan de la ville d’Aix est accompagné d’une description de la localisation des demeures parlementaires, voir M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, Paris, Maloine, SA, Editeur, 1984.
19 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation, ouv. cité, p. 33.
20 F. Prêtre, Mode de vie et culture des parlementaires toulousains à la fin de l’Ancien Régime, mémoire de maîtrise, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1995, p. 84.
21 P. Vaillant, Le foyer des avocats et procureurs toulousains, ouv. cité, p. 79. F. Prêtre et P. Vaillant ont compté comme pièces des espaces secondaires tels vestibules, antichambres et galeries, à la différence d’A. Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, xviie-xviiie siècles, Paris, PUF, « Histoires », 1988, p. 235. Pour les logements des avocats et des procureurs, étudiés par P. Vaillant, j’ai effectué des estimations corrigées à partir des tableaux p. 82- 83.
22 Voir les travaux du groupe autour de T. Hershberg, (ed.), Philadelphia : Work, Space, Family and Group Experience in the Nineteenth Century. Essays Toward an Interdisciplinary History of the Family, New York, Oxford University Press, 1981.
23 R. Papillault, Les hôtels particuliers de Toulouse au xvie siècle, Toulouse, Association des amis des Archives de la Haute-Garonne, « Mémoires des pays d’Oc », 1996, p. 69-70.
24 R. Senot, Analyse du rôle de la capitation, ouv. cité, p. 172.- I. Caubet, Approches démographiques et sociales de la famille toulousaine de la fin du xviie au début du xixe siècle, DEA, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, p. 50. Dans la région de Gaillac et de Cordes, en pays albigeois, en 1695, le taux de ménages complexes dépasserait respectivement 15 % et 19 %. Il faudrait reprendre ces données pour confirmer ces taux et en faire une analyse démographique rigoureuse : S. Barbalat, L’organisation de l’espace dans l’Albigeois d’après les registres de la capitation de 1695, mémoire de maîtrise, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1994, p. 38-41.
25 P. Laslett, (sous la direction de), Household and Family in Past Time, Cambridge, University Press, 1972.
26 Le lecteur qui comparerait mes tableaux avec ceux présentés par I. Caubet pourrait s’étonner des différences importantes qui apparaissent. Une bonne partie d’entre elles repose sur la distinction que j’opère entre ménages « actifs » et « inactifs ». De plus, dans ses tableaux, I. Caubet regroupe les gens de justice avec d’autres personnes alors que je les analyse séparément. Voir I. Caubet, « Approches démographiques et sociales des ménages toulousains en 1695 », Annales de démographie historique, 1998, p. 167-169.
27 M. Cubells, (1984), La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, ouv. cité, p. 320 et380.
28 R. Mousnier, (1975), La famille, l’enfant et l’éducation en France et en Grande-Bretagne du xvie au xviiie siècle, Paris, Cours de la Sorbonne, 1975, p. 59.- R. M. Andrews, Law, Magistracy, and Crime in Old Regime Paris, t. 1, ouv. cité, p. 235-236.
29 Autres cas de survivance ou d’honorariat : Guillaume d’Ouvrier et son fils Hector ; Étienne d’Auterive et son fils Georges-Mathias ; Jean Daspe et son fils Bernard. Voir B. Faucher et T. Gérard, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790, ouv. cité, p. 5 et 38).
30 M. Merlo, La transmission des charges au parlement de Toulouse sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715), DEA, histoire du droit et des institutions, université des sciences sociales de Toulouse, 1997, p. 76.
31 Ibid. p. 79.
32 Ibid., p. 23.- M. Carlesso, Le monde parlementaire toulousain sous Louis XIV, ouv. cité, p. 109.
33 M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, ouv. cité, p. 254, 274.
34 La date d’entrée au parlement correspond à la date de réception à la première charge du magistrat.
35 M. Cubells, La Provence des Lumières. Les parlementaires d’Aix au xviiie siècle, ouv. cité, p. 374.
36 Dans l’Histoire de la population française, F. Lebrun cite le chiffre de 8 % pour le célibat en France : J. Dupâquier (sous la direction de), Histoire de la population française, t. 2, De la Renaissance à 1789, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 317.
37 Archives municipales de Toulouse, 1 F 45-48.
38 N. Ostroot, et W. Snyder, « La composition socioprofessionnelle de la population aixoise sous Louis XIV et sous Napoléon Ier », art. cité, p. 21.
39 B. Lepetit, Les villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988.
Table des illustrations
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Légende | Résidences des magistrats du parlement par capitoulat, 1695. |
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Légende | Résidences des avocats, procureurs et praticiens du parlement par capitoulat, 1695. |
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Légende | Nombre et pourcentage des gens de justice selon la distance du palais (en mètres) |
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Légende | Structures des ménages « actifs » en 1695 |
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Légende | Structures de ménage et ancienneté chez les parlementaires actifs. |
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Légende | Statut marital des procureurs au parlement selon la date d’entrée dans leur charge. |
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© Presses universitaires du Midi, 2009