Toulouse, une métropole méridionale
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Le vélo dans l’espace urbain toulousain 1975-2005 : trente ans pour un renouveau ?
Résumé
Notre approche socio-politique analyse chronologiquement les différentes phases menant au renouveau du vélo urbain à Toulouse. Émanation des luttes des années 1970 contre les projets routiers de traversée de la ville, le vélo comme mode de transport devient progressivement un enjeu politique. Initialement rejetée, la revendication va au début des années 1990 s’inscrire enfin dans l’agenda politique. Une coopération entre les militants du vélo et la municipalité se traduit par la création d’infrastructures spécifiques. Cette institutionnalisation de la cause du vélo urbain deviendra ensuite un enjeu économique, d’abord sous l’impulsion de l’association Movimento, puis, reprise par des acteurs privés, sous la forme actuelle de service de location à grande échelle.
Texte intégral
1À l’heure médiatisée du vélo en libre service, version parisienne, Vélib, ou toulousaine, VélôToulouse, il a paru passionnant d’analyser l’évolution du processus, menant des premières revendications en matière de vélo urbain à la marchandisation actuelle de cette cause. Le vélo, en tant qu’outil de déplacement doux, alternatif à la voiture, complémentaire des autres modes, fait aujourd’hui consensus. Ce nouvel ancrage dans l’espace public de circulation toulousain marque la reconnaissance d’une lutte de trente ans, longtemps opérée dans l’ombre.
2Cinq phases bornent cette évolution, d’une conjoncture favorable générant l’émergence de la revendication spécifique du vélo comme mode de déplacement urbain, à ce que l’on peut considérer comme la phase de marchandisation de la cause.
- 1975-1980 : Un contexte de luttes et de revendications politiques locales, notamment sur la question des projets de mobilité intra urbains, sert de terreau à la naissance de la revendication.
- 1980-1989 : Le vélo comme mode de déplacement urbain devient une revendication propre, mais, confrontée à l’indifférence ambiante, ressemble à « un prêche dans le désert ».
- 1989-1995 : C’est l’éclosion de l’enjeu vélo, impulsée notamment par l’implication du pouvoir politique local auquel coopèrent les acteurs associatifs en quête de légitimité.
- 1995-2001 : Gestion d’une reconnaissance… ou reconnaissance en gestation ? Une phase de transition mêlant demi-succès et usure associative.
- 2002-2005 : On assiste à une rupture stratégique majeure : « C’est l’offre qui doit précéder la demande » : la création de Movimento place le vélo en quasi libre service, processus qui va contribuer à son implantation généralisée et à l’arrivée sur le « marché » toulousain d’acteurs privés d’envergure internationale.
1975-1980. Un contexte de luttes politiques locales, à partir duquel naîtra la revendication
3La défense de la cause du vélo, d’actualité dans le nord de l’Europe, n’est pas encore à l’ordre du jour, mais les luttes d’une société civile toulousaine déjà préoccupée par l’enjeu des mobilités vont créer les conditions de sa future émergence.
4Au cours des années 70, des mouvements associatifs et des groupes plus informels se constituent et tentent d’occuper les espaces revendicatifs nationaux et locaux. Une écologie politique naissante prend forme à partir de thématiques nouvelles : lutte contre la construction de centrales nucléaires, préservation d’espaces naturels, contestation de projets autoroutiers, critique de la domination de la voiture dans les centres urbains…
5Si cette forme relativement nouvelle de mobilisation politique s’exerce aussi au niveau national, elle trouve sur le terrain local matière à revendication concrète.
6À Toulouse, la défense du Canal du Midi, un temps imaginé par le pouvoir politique local pouvant être comblé pour construire une voie rapide traversant la ville, suscite un foyer de résistance essentiellement formé d’écologistes. Dans le même registre, le projet de voies routières sur les berges de la Garonne, imitant les choix parisiens de voies rapides en bord de Seine, voit se constituer un groupe, le Comité de Défense des Berges de Garonne, qui défend un patrimoine architectural et historique. Ainsi a lieu, en 1975, la première fête des Berges.
7Toujours dans le champ des transports, la mise sur agenda d’un nouveau mode de transport public oppose les partisans d’une ligne de métro souterrain, vanté comme fleuron d’une modernité locale privilégiée, aux adeptes d’un tramway, moins cher et donc plus à même d’irradier l’espace urbain, mais négativement connoté, car symbole d’un passé révolu.
8C’est donc sur ce terreau de luttes écologistes et de défense d’un patrimoine que va naître le mouvement en faveur du vélo conçu comme outil de déplacement, non polluant, silencieux, plus adapté à la configuration urbanistique étroite et resserrée du centre de la cité. Un vélo qui va devoir se frayer une voie dans la « jungle » de l’espace public, alors monopolisé par la voiture.
1980-1989. Le vélo comme mode de déplacement devient une revendication propre : dix ans de « prêche dans le désert »
9Pendant près de dix ans, la cause du vélo urbain va rencontrer l’hostilité de nombreux acteurs locaux. L’image, tant de l’outil bicyclette, que de ses défenseurs, pâtit d’une représentation négative. L’association toulousaine (Association Vélo), créée à des fins de défense du vélo en tant que mode de déplacement alternatif au tout automobile, va rester une entité mineure, sans réelle influence. Sa naissance de l’Association Vélo est décidée lors de la fête des Berges de Garonne, en juin 1980. Initiative d’un petit groupe de militants, dont certains viennent du Comité de Défense des Berges de Garonne, elle revendique la création de vraies pistes cyclables en site propre.
10Mais pourquoi cette priorité donnée au site propre ? Il faut tout d’abord imaginer le référentiel de cette époque totalement défavorable : la voiture, véhicule roi, occupe sans contestation un espace, celui de la rue, dont le partage demeure encore impensable. À cet argument, s’ajoute le sentiment d’insécurité du déplacement. Le cycliste, espèce en voie de disparition, téméraire parmi les inconscients, est avant tout pensé comme une gêne à la mobilité automobile. Aucune attention ne lui est portée.
11Mais l’argument de la dangerosité est une arme à double tranchant : ce sentiment d’insécurité, vécu par le cycliste aventurier ou ressenti par le témoin de sa condition précaire, sert d’argumentaire premier, tant à ceux qui défendent sa cause qu’aux détracteurs soucieux de conserver le monopole de l’automobile. On lit aisément toute l’ambiguïté de ce type de discours, qui s’appuie sur un constat de dangerosité évidente pour remettre en cause cet état de fait. Or, la centration sur la dangerosité renforce le sentiment de méfiance chez tout cycliste potentiel. La peur de l’usage se traduit par une stagnation du nombre de pratiquants, un nombre si marginal, si réduit, que la mise sur agenda de la question du vélo et de la condition du cycliste, n’a pas initialement lieu d’être aux yeux des décideurs politiques locaux.
12D’autre part, l’image du vélo correspond à celle d’un outil de loisir, sportif ou familial. Sa pratique se fait loin du centre ville où les groupes de pression des commerçants, en lutte contre l’hyper commerce de banlieue, militent efficacement pour la création de parkings pour voitures dans le centre, ce qui renforce encore la priorité donnée à la mobilité et à l’attractivité automobiles.
13Dans un tel contexte, les nouvelles infrastructures cyclables, vouées au loisir, loin de l’adversité des axes urbains, sont implantées en zone péri urbaine, à La Ramée, puis sur la ceinture verte.
14Le vélo comme mode déplacement quotidien est dont totalement marginal, à l’image de ses défenseurs, dont le discours demeure abrupt, souvent conflictuel. Ses militants, peu nombreux, politiquement connotés, ne sont donc pas considérés comme des interlocuteurs recevables par les décideurs politiques.
15Pourtant la gestion des flux automobiles pose de plus en plus problème et la question de la qualité du cadre de vie commence à émerger.
1989-1995. L’éclosion de l’enjeu vélo
16La première moitié des années 90 représente le début de l’enjeu vélo. Une conjonction de facteurs favorables permet d’en modifier la connotation négative.
17Les attributs symboliques de la modernité, anciennement centrés sur les vertus techniques de la science, se déplacent vers une valorisation de la « qualité de vie ». Le référentiel de « l’environnement » s’impose progressivement dans les consciences citoyennes et politiques. Même si l’usage du concept d’environnement est essentiellement cantonné au registre du discours, on note un infléchissement de la volonté politique locale en faveur d’une amélioration du cadre de vie des habitants du centre de la cité. Le vélo, emblème d’un mode de déplacement doux, porté au devant de la scène par de nouveaux militants soucieux de coopérer avec le pouvoir politique local, profite de cette stratégie politique. Mais la coopération ne s’avère pas être l’unique vecteur de développement du vélo : des choix de transgression des usages normés amplifient le processus.
18La première moitié des années 1990 marque le véritable début de la prise en compte du vélo. Des facteurs favorables transforment alors l’image du vélo urbain.
19Le référentiel vert devient le nouveau vecteur de légitimité de l’action politique : le « guide vert de la ville rose » incarne cette métamorphose symbolique. Cette évolution répond aussi aux attentes d’une nouvelle classe sociale aisée sensible aux questions de pollution urbaine et d’amélioration du patrimoine et du cadre de vie. La « gentrification » du centre ville est un fait sociologique auquel le pouvoir politique ne peut rester indifférent.
20Un facteur de l’ordre des innovations techniques renforce aussi cette conjoncture favorable : l’arrivée sur le marché du cycle, médiatisée, du Vélo Tout Terrain : nouvelle génération de bicyclette, nouvelle technologie, nouvelle modernité, qui manifestement sied à l’affichage politique. N’a-t-on pas vu sur plusieurs photographies le maire de Toulouse, Dominique Baudis, trônant sur un VTT dernier cri ?
21Ce dernier choisit d’ailleurs d’ouvrir l’équipe municipale à des acteurs au passé d’écologistes, à l’instar de Philippe Dufetelle. Le tout voiture, prôné par l’ancien maire, Pierre Baudis, ne représente plus le référentiel porteur.
22Le vélo va bénéficier de cette rupture symbolique : un plan pluriannuel de pistes et itinéraires cyclables est présenté officiellement le 31 octobre 1990, et en 1991, Toulouse intègre le Club des Villes cyclables, s’affichant par le discours comme faisant partie des précurseurs en matière de développement du vélo urbain.
23La cause du vélo se médiatise et s’institutionnalise. Cette embellie intervient au moment où une nouvelle génération d’acteurs associatifs s’implique, structurée autour d’un leader efficace, en quête de légitimité. Une stratégie de coopération renforcée avec le pouvoir politique local marque cette période décisive.
24Julien Savary devient en 1993 président de l’Association Vélo, redynamise la structure qui choisit ouvertement de collaborer avec le pouvoir politique, sous forme de réunions de travail, en lui apportant notamment une analyse chiffrée et experte de la situation. L’association gagne en crédibilité et en reconnaissance, ce qui resserre les liens de coopération, et améliore la médiatisation de la cause du vélo. Deux campagnes publicitaires, initiées par la mairie, ont lieu en 1992 et en 1993.
25La création d’infrastructures spécifiques, fruit concret du plan pluriannuel, renforce la visibilité tant des militants associatifs que des acteurs politiques.
26Mais la coopération entre l’Association Vélo et la municipalité ne s’avère pas être l’unique vecteur de développement du vélo ; des stratégies de contournement des usages légaux de l’espace public par de nouveaux cyclistes (non adhérents à l’Association Vélo) obligent les décideurs politiques à repenser l’aménagement de cet espace public.
27L’exemple des couloirs de bus est intéressant à analyser. Quelques cyclistes téméraires les utilisent malgré l’opposition initiale des forces de l’ordre et des chauffeurs de bus. Très vite, et faisant référence à des expériences réussies ailleurs (Grenoble, Annecy et ailleurs en Europe), l’Association Vélo reprend à son compte cette opportunité naissante, et revendique l’usage des voies de bus, de plus en plus fréquentées. Le refus initial de la municipalité d’envisager la question est revu sous l’impulsion de Jean-Michel Lattes, responsable à la Semvat, conseiller municipal délégué aux transports, et… membre de l’Association Vélo. Face à l’usage de plus en plus généralisé des couloirs de bus, la police ferme les yeux. La Semvat accepte d’ouvrir le débat et les couloirs de bus deviennent enfin un lieu de cohabitation vélo-autobus.
28Voici un exemple de transgression initiale, de contournement de la loi, qui à terme, est rendu légitime par le pouvoir politique, et profite à la cause du vélo.
1995-2001. Gestion d’une reconnaissance… ou reconnaissance en gestation ? Une phase de transition qui mêle demi-succès et usure associative
29La cause du vélo et de ses défenseurs enfin reconnue, on assiste à une phase de stagnation, voire de dépression du processus.
30Au niveau politique national, aucune impulsion volontariste n’est donnée par les gouvernements successifs. Seules des observations et des quantifications des seuils de pollution sont publiés.
31À l’échelle politique toulousaine, les choix sont guidés par la philosophie du modus vivendi, ce qui rend les évolutions lentes. Au sujet de la journée annuelle sans voiture de 1998, Dominique Baudis affirme ainsi : « Non, les habitudes ne seront pas contrariées. La mairie prône plutôt la méthode douce, une sorte de test pédagogique à petite échelle ».
32Les choix semblent aussi déterminés à partir de la logique du moindre coût financier. Les bandes et voies cyclables sont implantées souvent où l’infrastructure existante le permet en limitant les réaménagements lourds (grands trottoirs, ponts…), mais passent là, aussi, d’autres usagers comme les piétons, ce qui se traduit par de nouveaux conflits d’usage dévalorisant l’image du vélo. Ces bandes ressemblent en fait à des tronçons, sans connexion. Le réseau demeure éclaté, et aux carrefours, lieux de danger, le vélo n’est jamais protégé, ce qui rebute certains pratiquants éventuels.
33Enfin, les travaux prévus sont parfois en retard par rapport aux prévisions initiales, constat qui ravive les tensions entre l’Association Vélo et la municipalité.
34Pour l’Association Vélo, c’est la fin d’un cycle dynamique. L’équipe est fatiguée et J. Savary se retire en 1999. La stratégie de coopération avec les pouvoirs publics s’est aussi traduite, avec le temps, par un diminution de la créativité et de la combativité. Une forme de routine s’est installée, au détriment de revendications nouvelles.
35Enfin, pour les cyclistes eux-mêmes, la recrudescence des vols de vélos et l’absence de stationnement sûr représentent des éléments qui déstabilisent certains pratiquants.
36Néanmoins, le vélo va devenir un enjeu économique. En 2000, un projet de prêt de vélos, comme publicité roulante, lancé par la société Omniprésence, n’aboutira pas, mais sera repris sous une autre forme par Movimento.
2002-2005 ? Une rupture stratégique majeure : « C’est l’offre qui doit précéder la demande »
37Jusqu’alors, le postulat avancé par les défenseurs de la cause du vélo était : « Développons les infrastructures, de déplacement et de stationnement, et les cyclistes les utiliseront ». Movimento, structure associative, propose une nouvelle stratégie : « Mettons à disposition des vélos gratuits ou très bons marchés, et l’usage multiplié amplifiera la reconnaissance du vélo ».
38En juin 2002, la création de Movimento, initialement orientée vers un public d’étudiants, se traduit par le prêt de 150 vélos mis à disposition pour dix euros par mois. Suite au succès du projet, le conseil régional, sollicité par Movimento, décide de soutenir l’opération : 500 vélos de plus occupent l’espace public urbain. L’implantation s’opère sur des sites stratégiques (Donjon du Capitole).
39D’une structure initialement militante et à vocation associative, Movimento se professionnalise ainsi et devient une entreprise à visée économique, qui va ensuite « essaimer » (magasin Cyclable, place de la Bourse, créé par un des fondateurs de Movimento).
40Cette réussite se traduit par une augmentation évidente du nombre de cyclistes dans les rues toulousaines, notamment depuis 2005. La réalisation des 110 stations de vélos, prêtés gratuitement pendant la première demi-heure, et répartis dans la ville (inauguration début 2008), illustre et renforce cette orientation.
41Cette rupture stratégique majeure, initialisée par le monde associatif, est devenue un enjeu économique et politique majeur, que la sphère privée s’est appropriée.
42Trois réflexions à l’issue de cette présentation :
- Le pouvoir politique local, initialement sourd à la revendication, s’est emparé de la cause du vélo quand le référentiel vert est devenu l’un des vecteurs d’une nouvelle modernité.
- C’est par le développement de son expertise et de ses choix de coopération avec les décideurs politiques que l’Association Vélo a acquis sa notoriété.
- D’une revendication initiale très marginale, portée par des militants négativement connotés, on aboutit, trente ans après, à une marchandisation de la cause du vélo, devenu, grâce à sa réelle implantation, un enjeu désormais économique.
© Presses universitaires du Midi, 2009