Introduction1

1Pourquoi s’intéresser aux statuts de la main-d’œuvre dans l’Oural pendant la guerre ? Il s’agit d’essayer d’expliquer un phénomène qui ne peut manquer de frapper l’historien : le contraste entre le militantisme de la classe ouvrière russe en 1917 et la faiblesse de la protestation sociale pendant la plus grande partie de la période soviétique. Pour rendre compte de ce comportement des ouvriers, qui contraste fortement avec celui des paysans, j’ai émis l’hypothèse que les débuts de la période soviétique avaient vu s’affirmer un processus de destruction de la classe ouvrière comme acteur social, résultant en partie de la politique bolchevique, en partie de la guerre civile. Cette classe ouvrière a éclaté en une multitude de groupes de status. Empruntée à Max Weber2, la notion de status « désigne une place dans une hiérarchie de prestige […] » ; une situation de status est donc définie comme un certain accès à « l’honneur social ». Dans les années trente, le monde du travail soviétique se divisait en trois grands groupes, qui se distinguaient par leur degré de liberté ou de non-liberté :

1. les salariés libres,
2. au pôle opposé, les esclaves des camps de concentration,
3. en position intermédiaire, les « colons spéciaux », paysans déportés que je considère comme des ouvriers, dans la mesure où ils étaient utilisés dans des entreprises de l’industrie ou de la construction.

2Je préfère le terme de status à celui de statut, qui a une connotation trop juridique ; dans ce texte, j’emploierai néanmoins ce dernier, car il est d’usage courant en français. Cette conceptualisation permet d’écrire une histoire sociale qui n’ignore pas l’histoire politique, mais qui au contraire intègre l’impact des décisions du pouvoir sur la stratification sociale.

3Ma communication vise à mettre à l’épreuve mon hypothèse sur l’exemple de l’Oural pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai choisi la région ouralienne parce que l’Oural a joué un rôle de premier plan pendant la guerre en tant qu’arsenal où ont été fabriquées les armes qui ont permis la victoire. J’examinerai en premier lieu la situation des salariés libres, en mettant l’accent sur le renforcement de la contrainte au travail, qui commence dès la fin des années 1930, puis je passerai en revue les diverses formes de travail dépendant (non libre). Mais il faut d’abord dire un mot de présentation de la région industrielle de l’Oural.

L’Oural en guerre

4En 1940, l’Oural représentait 6,8 % de la production industrielle soviétique, contre 6,2 % en 1937 ; le progrès est très modeste. Mais sa part atteignait 12,4 % dans l’industrie de guerre. Les usines fabriquant du matériel militaire fournissaient 36 % de la production industrielle ouralienne, soit un « degré de militarisation » presque deux fois supérieur à la moyenne nationale de 18,7 %.

5Les écrits sur la Grande Guerre patriotique ont coutume de mettre l’accent sur l’importance du rôle de l’Oural dans la production d’armes, et donc dans la victoire de l’URSS. Entre 1941 et 1945, le nombre d’ouvriers dans la région avait augmenté de 27,1 %. La spécialisation de l’Oural dans la sidérurgie, la métallurgie non ferreuse et surtout la construction mécanique s’était renforcée entre 1941 et 19453. Le dynamisme de ces trois branches était évidemment lié au fait qu’elles travaillaient pour le front.

6En URSS, on a souvent répété que pendant la guerre, les hommes avaient été remplacés à l’usine par des femmes, des jeunes, des vieillards. S’agissant de l’Oural, cette affirmation doit être un peu nuancée. La place des femmes s’est bien accrue, atteignant 48,8 % des ouvriers et des employés au 1^er avril 1945, mais parmi les travailleurs de l’industrie lourde, leur rôle était moindre. Dans les usines de guerre de l’oblast’ de Sverdlovsk, par exemple, les hommes représentaient 63 % du personnel. Il ne faut pas non plus exagérer le retour à l’emploi des retraités. En revanche, on a assisté à un rajeunissement de la main-d’œuvre : le pourcentage d’adolescents de moins de 16 ans dans l’industrie de l’oblast’ de Sverdlovsk a triplé entre novembre 1940 et décembre 1942. Quant aux moins de 18 ans, leur proportion atteignait 16,4 %. Pendant la guerre, le gouvernement avait permis l’embauche d’enfants de 14 ans, après avis médical (mai 1942)4.

La main-d’œuvre libre : des contraintes renforcées

La législation de l’immédiat avant-guerre et de la guerre

7Les mesures extraordinaires de 1938-1940 ont été présentées par l’historiographie soviétique comme des réactions à la menace extérieure : c’est pourquoi on les associait en général aux « lois du temps de guerre ».

8On se limitera ici à rappeler les principales lois :

• 20 décembre 1938 : introduction obligatoire du livret unique de travail dans toutes les entreprises et administrations.
• 26 juin 1940 : décret attachant de fait le travailleur à l’entreprise. Les ouvriers et les employés partis sans autorisation devaient être poursuivis devant les tribunaux ordinaires et étaient passibles de peines allant de deux à quatre mois de prison. Les absences sans raison valable relevaient aussi des tribunaux ordinaires et étaient sanctionnées par des travaux forcés sur le lieu de travail (jusqu’à six mois), avec retenue de salaire pouvant atteindre 25 %5.
• 26 juin 1941 : décret donnant le droit aux directeurs d’entreprise d’imposer à leur personnel de une à trois heures supplémentaires par jour, payées une fois et demie le tarif normal ; sauf en cas de maladie, ce texte abolissait les congés, remplacés par une compensation financière, supprimée d’avril 1942 à la fin de la guerre.
• 26 décembre 1941 : décret sur les départs non autorisés des usines de guerre. Ouvriers et employés étaient déclarés mobilisés : assimilés à de la « désertion », ces départs valaient aux coupables de cinq à huit ans de prison, infligés par un tribunal militaire. Cette loi s’est ajoutée à celle du 26 juin 1940, qui est restée en vigueur pour les absences et les retards supérieurs à vingt minutes, assimilés à des absences. Mais un rapport du Gosplan (21 octobre 1942), montre que dans la pratique, il régnait une certaine confusion. « La majorité des ouvriers qui quittent de leur propre chef la production est poursuivie non selon le décret du 26 décembre 1941, mais comme absentéiste, selon le décret […] du 26 juin 1940 ».
• 15 avril 1943 : décret sur l’introduction de l’état de guerre dans les chemins de fer. Les « crimes » commis dans le cadre du service seront jugés par des tribunaux militaires « selon les lois du temps de guerre ». Le départ non autorisé du lieu de travail était assimilé à la désertion d’un militaire et relevait de l’article 193 (7) du Code pénal de la RSFSR : pendant la guerre, la peine encourue était de 3 à 10 ans de privation de liberté. En pratique, les tribunaux militaires des transports condamnaient assez souvent les travailleurs qualifiés à la privation de liberté avec sursis ou se limitaient à des mesures d’ordre disciplinaire, afin de ne pas priver les chemins de fer d’une main-d’œuvre indispensable.
• 29 juin 1944 : résolution du Conseil des commissaires du peuple « sur l’élimination des insuffisances dans la pratique de l’application du décret […] du
  26 décembre 1941 ». Ce texte constatait que la majorité des « déserteurs » n’étaient pas arrêtés, de sorte que les coupables restaient impunis. Des condamnations par contumace frappaient à tort des gens appelés sous les drapeaux, des malades ou des personnes transférées à un autre poste dans la même entreprise. De nombreux directeurs d’usine et présidents de kolkhoze embauchaient des « déserteurs », ce qui favorisait leur impunité.
• 30 décembre 1944 : décret du Présidium du Soviet suprême « Sur l’amnistie pour les personnes ayant quitté sans autorisation des entreprises de l’industrie de guerre et revenues volontairement dans ces entreprises ». Ce décret a été promulgué à la demande de trois commissaires du peuple (industrie des tanks, armement et munitions), qui avaient besoin de main-d’œuvre. Or, à cette époque, selon le commissariat à la Justice, 200 000 « déserteurs du travail » condamnés par contumace étaient en fuite dans le pays. Il s’agissait principalement de jeunes, mobilisés et affectés à des mines, des usines, des chantiers et qui ne supportaient pas les difficiles conditions de travail.

Comment ces lois sur le travail ont-elles été appliquées ? La discipline du travail

9Selon le rapport du Gosplan déjà cité, qui porte sur une partie de l’industrie de guerre (aéronautique et production de tanks), le dénombrement des absentéistes et des déserteurs est organisé de façon insatisfaisante. Des ouvriers qui ont déserté figurent pendant des mois sur la liste de l’atelier et leur absence au travail est enregistrée comme absence due à des causes non élucidées.

10La constitution de dossiers judiciaires sur la « désertion » et l’absentéisme était un phénomène massif : à l’usine Kirov, elle concernait environ 15 % des effectifs en 1941, 38 % en 1942, 31 % en 1943 et 28 % en 1944, alors que l’entreprise comptait plus de 40 000 travailleurs en 1942-1944. Cette constatation est confirmée par nos informations sur quatre entreprises de Nijni-Taguil employant environ 37 000 personnes. En 1942-1944, 13 327 dossiers ont été transmis au tribunal pour départ non autorisé, donnant lieu à des condamnations dans 34,5 % des cas ; pour l’absentéisme, le nombre de dossiers atteignait 23 444, dont 65 % de condamnations. Ces chiffres sont considérables. Au total, dans l’Oural, plusieurs centaines de milliers d’individus ont été traînés devant les tribunaux en vertu des décrets de juin 1940 et de décembre 1941.

11L’examen des dossiers par contumace était une pratique fréquente. Les poursuites engagées étaient souvent dépourvues de fondement, les renseignements fournis par les contrôleurs ou les commandants de foyers ouvriers étant inexacts.

12Le régime a-t-il réussi à juguler absentéisme et turnover ? Selon V. Zemskov, le décret du 26 juin 1940 et les autres lois de ce genre ont été efficaces6 : « la productivité du travail a beaucoup augmenté, le turnover de la main-d’œuvre a fortement baissé ». Qu’en est-il dans l’Oural ? Il n’existe pas de chiffres globaux sur la discipline du travail dans cette région pendant la guerre ; il faut donc se contenter d’exemples empruntés à une usine ou à un groupe d’usines. Au combinat métallurgique de Magnitogorsk, le nombre d’absences d’une journée et de retards de plus de 20 minutes a connu une forte hausse en 1942, puis une baisse en 1943, accentuée en 1944. En revanche, les départs non autorisés sont devenus de plus en plus nombreux, sauf en 1944. Nous avons aussi des données concernant l’absentéisme par travailleur dans cinq usines ouraliennes : sauf dans deux d’entre elles, en 1942, il est inférieur pendant toute la guerre à ce qu’il était en 1940.

13Au total, le régime a assez bien réussi à enrayer les retards et l’absentéisme, mais beaucoup moins le turnover : il faut donc nuancer les affirmations de V. Zemskov ; 100 000 à 150 000 personnes « fuyaient » chaque année les entreprises industrielles de la région. Le relatif échec du régime dans le domaine du turnover s’explique par le fait que les mesures répressives n’agissaient pas sur les causes de ce phénomène, lié avant tout aux conditions de travail et de vie.

14Les violations de la discipline du travail variaient en fonction de l’âge : elles étaient d’abord le fait d’ouvriers de moins de 25 ans, ayant moins d’un an d’ancienneté. Un second groupe se distinguait de ce point de vue : les « mobilisés du travail » (cf. infra) ayant plus de 40 ans, envoyés de force dans l’industrie, sans avoir subi d’examen médical.

La durée du travail

15Le nombre de jours travaillés dans l’année a augmenté, passant par exemple à l’usine de tanks de l’Oural (Nijni-Taguil) de 270 en 1940 à 302 en 1944, avant de retomber à 288 en 1945. Les congés annuels ont été réduits à presque rien jusqu’en 1944 inclus. Les ouvriers de cette entreprise avaient deux jours de repos par mois en 1942-1944 contre 5 en 1940 et il fallait souvent aller à l’usine le dimanche.

16En 1942 et 1943, la moitié des journées non travaillées l’étaient pour cause de maladie, mais en 1944, la situation sanitaire s’est améliorée. Pour augmenter la production, l’organisation du travail a été modifiée : dans les charbonnages, on introduisit les heures supplémentaires obligatoires et on passa des 3 x 8 aux 2 x 11, avant de revenir aux 3 x 8 en 1942. Toutes les usines de construction mécanique passèrent aussi au système des deux équipes de 11 heures.

17Nous ne disposons pas de statistiques globales sur la durée moyenne de la journée de travail dans l’industrie de l’Oural pendant la guerre, mais seulement de chiffres concernant 21 très grandes entreprises. Il en ressort que la durée du travail a augmenté dès 1941, pour atteindre des maxima supérieurs à 10 heures dans la construction mécanique en 1942-1944 ; une baisse s’amorce le plus souvent en 1944 et se poursuit en 1945, mais en cette dernière année de guerre le niveau reste supérieur à ce qu’il était en 1940. Les heures supplémentaires étaient largement utilisées, mais avec de fortes différences selon les branches.

18Quand il le fallait, les salariés travaillaient sans repos pendant des semaines, dormaient et mangeaient près des machines. Les journaux faisaient grand bruit autour de ces exploits, mais cela ne concernait qu’une minorité ; la masse des travailleurs avait les horaires prévus par le décret du 26 juin 1941 (d’une à trois heures supplémentaires). Les gens travaillaient à la limite de leurs possibilités physiques et psychologiques, dans une tension aggravée par la sous-alimentation, le manque de sommeil, l’inquiétude pour les proches, les deuils.

19En toute rigueur, cette main-d’œuvre dont nous venons de décrire les conditions de travail ne doit pas être qualifiée de « libre », puisqu’elle était en principe privée de la liberté de changer d’emploi ; elle ne saurait pourtant être confondue avec les diverses catégories de travailleurs qui se trouvaient aux mains du NKVD.

Les diverses formes de travail dépendant (non libre)

20Les documents de l’époque stalinienne utilisaient assez souvent le terme de « contingent spécial » ou parfois de « contingent(s) », qui désignait dans le langage officiel un ensemble de groupes de population dépendante : les différentes catégories dont on confiait le soin au NKVD. Un historien de Kémérovo l’a défini ainsi : « Par contingent spécial, nous entendons l’ensemble des diverses catégories de population réprimée intégrée par la violence dans les processus de production et placée dans des conditions de régime spécial. »

21En 1943-1944, ce contingent représentait environ 30 % du nombre total d’ouvriers de l’Oural. Il s’agissait de gens non libres, à des degrés divers. Le statut juridique, les conditions de travail et de vie de ces diverses catégories pouvaient parfois différer beaucoup, mais une réalité fondamentale leur donnait une unité : le travail forcé, sous l’égide du NKVD. Les différences de statut juridique, et en particulier le degré de (non) liberté théorique, ne déterminaient pas mécaniquement les écarts de situation économique et sociale entre ces divers types de dépendants. En fait, leur condition variait selon le moment, le lieu, l’administration ou l’entreprise de rattachement, etc. On distingue parmi eux deux catégories déjà présentes dans les années 1930 :

• les détenus des camps de concentration, dépendant du Goulag,
• les colons spéciaux : paysans déportés, puis à partir de 1935 personnes déportées sur critère ethnique.

22D’autres catégories sont apparues pendant la guerre :

• les prisonniers de guerre des États ennemis et les civils internés, venant des pays occupés par l’URSS,
• les « soldats du travail » (trudarmeitsy), hommes ou femmes, étaient mobilisés sur critère national en vue d’effectuer des travaux forcés : ils appartenaient à des nationalités considérées comme suspectes (Allemands, mais aussi Finnois, Roumains, etc).

23Les prisonniers du Goulag représentaient une main-d’œuvre idéale pour une économie de mobilisation. Le travail des zeki était utilisé dans pratiquement toutes les branches de l’économie de guerre. Dans l’oblast’ de Molotov (Perm), la guerre a beaucoup élargi la sphère d’utilisation du travail des détenus – du bâtiment et de l’abattage des arbres, prédominants avant 1941, à la production de guerre et aux bureaux d’études. Les colonies de travail correctif de Molotov et de Koungour ont fabriqué des mines de 50, 82 et 120 mm. Dès ses débuts, le Goulag avait fourni de la main-d’œuvre bon marché à divers commissariats autres que le NKVD, pratiquant ainsi la location d’esclaves. Au 1^er janvier 1943, dans l’oblast’ de Molotov, 64,2 % des détenus des colonies étaient loués de cette façon.

24La situation des détenus s’est dégradée pendant la guerre : en moyenne, pour l’ensemble de l’URSS, la ration alimentaire est tombée au niveau de 2 125 calories, alors qu’on estimait à 3 000 calories la ration nécessaire aux personnes réalisant des travaux physiques. En 1942, dans la région de Sverdlovsk, la nourriture des camps ne comportait « ni graisses, ni poisson ni viande, et souvent pas de légumes »7. L’intensification du travail avait de graves conséquences sur la santé des zeki, au point qu’à l’hiver 1942-1943, l’exécution du plan était menacée dans de nombreuses entreprises. Les autorités durent se préoccuper d’améliorer l’état physique des bagnards. Mais malgré les mesures prises, il s’agissait toujours d’augmenter la proportion de travailleurs parmi les prisonniers et d’élever le rendement, au prix d’une mortalité élevée.

25Il faut signaler la présence dans les camps de l’Oural, à partir de septembre 1941, d’une catégorie particulière : les Allemands soviétiques mobilisés, encore appelés « soldats du travail ». Ces Allemands étaient les victimes d’une forme particulière de répression sur critère national visant les citoyens de nationalités « hostiles à l’Union soviétique ». Ils étaient considérés comme une « cinquième colonne » potentielle et faisaient l’objet d’une suspicion systématique. Il est question ici de ceux qui étaient envoyés travailler dans les camps de concentration, où ils vivaient dans des baraques entourées d’une clôture, à l’écart des détenus. Le cas de ceux qui étaient affectés à des entreprises relevant de commissariats civils sera examiné infra. Des sentinelles aidées de chiens étaient chargées de surveiller les « soldats du travail ». Une grande partie des gardiens était recrutée parmi les Allemands mobilisés et n’était pas armée. Au début de 1942, ces Allemands étaient au nombre de 72 897 ; en juin, on en comptait 77 344, soit 38,5 % des détenus. Leur état de santé était déplorable : au second semestre 1943, dans trois camps, plus de la moitié de ces mobilisés ne pouvaient être utilisés pleinement à des tâches de production pour cette raison.

26L’évasion semble avoir été la forme de protestation la plus répandue des trudarmeitsy : en 1942, des cas de « désertion » individuelle ou collective ont été enregistrés dans quatre camps. Ces évasions impliquaient une soigneuse préparation, qui supposait des complicités.

Les prisonniers de guerre

Les prisonniers de guerre dans l’Oural

27Les camps de prisonniers de guerre étaient soumis à l’Administration centrale pour les prisonniers de guerre et les internés8 ou GUPVI (UPVI jusqu’en janvier 1945), créée le 19 septembre 1939 au sein du NKVD. Le travail des prisonniers était utilisé à l’abattage des arbres, dans les mines et les usines, la construction. Ils étaient 250 000 dans l’ensemble de l’Oural en 1945. C’est dans l’oblast’ de Sverdlovsk qu’ils étaient les plus nombreux : 82 300, dont 56 800 Allemands. À la fin de la guerre, ces camps se remplirent d’internés, c’est-à-dire de civils arrêtés dans les zones de fronts ou sur les territoires conquis en Europe centrale. À partir de la fin 1944, les dirigeants soviétiques avaient lancé une vaste opération contre les civils allemands se trouvant en Roumanie, Yougoslavie, Hongrie, Bulgarie et Tchécoslovaquie afin de fournir de la main-d’œuvre à la (G)UPVI. Plus de 200 000 personnes, Allemands, mais aussi Hongrois, etc., vinrent travailler aux côtés des prisonniers de guerre.

28C’est Beria, commissaire à l’Intérieur, qui fut chargé de mobiliser les prisonniers capables de travailler. À elle seule, jusqu’à l’été 1945, l’industrie charbonnière de Kopeisk reçut 10 562 internés : parmi eux, beaucoup étaient incapables de travailler. Seuls 15 % à 20 % de l’effectif total étaient employés. Les entreprises de l’Oural demandaient sans relâche une augmentation du nombre de prisonniers et d’internés. En 1945, dans l’oblast’ de Sverdlovsk, ils représentaient 6,4 % du personnel de l’industrie, du bâtiment et de l’économie locale. Leurs camps étaient implantés principalement dans les centres industriels.

Zeki et prisonniers de guerre

29À la différence des esclaves du Goulag, les prisonniers de guerre étaient protégés dans une certaine mesure par les normes du droit international : l’URSS a certes refusé de se joindre à la convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (1929), mais dès le 1^er juillet 1941, le Conseil des commissaires du peuple a édicté le « Règlement sur les prisonniers de guerre »9, qui est resté le texte de base sur la question pendant toute la guerre. Ce document reprenait les principes généraux de la convention de Genève. Il interdisait les traitements cruels, l’usage de la contrainte pour obtenir des renseignements et la confiscation des objets personnels, sauf les armes. Les officiers et assimilés ne pouvaient être mis au travail qu’avec leur accord10. Simples soldats et sous-officiers ne bénéficiaient pas de cette clause. Il faut reconnaître toutefois que le Règlement offrait moins de garanties aux prisonniers de guerre que la convention de Genève. Il ne prévoyait pas de contrôle par la Croix Rouge internationale

30Comme le souligne C. Klein-Gousseff, la (G)UPVI hérita de plusieurs dirigeants du Goulag et « leur expérience allait fortement influencer l’organisation des camps pour les prisonniers de guerre »11. Les deux types de camps présentaient des ressemblances12, mais les prisonniers de guerre étaient traités moins durement que les zeki. Pour des raisons de politique étrangère, les ordres adressés par la (G)UPVI aux directeurs de camps prescrivaient de respecter strictement la convention de Genève : aussi le régime de camp était-il plus libéral et moins arbitraire qu’au Goulag. Le niveau des rations alimentaires était un peu plus élevé : ici, tout doit s’apprécier en termes relatifs, car la mortalité était forte, surtout en 1943 et 194513. Selon N. V. Surzhikova14, les violations des normes du droit international commises lors de la mise au travail des soldats et des officiers étrangers ne résultaient pas d’intentions délibérées, mais étaient liées à la dégradation générale en temps de guerre des conditions de travail et de vie des gens.

31Les colons du travail (colons spéciaux) dépendaient du département des Colonies de Travail et des Colonies spéciales du Goulag (1941-1944). Ils comprenaient d’anciens koulaks, des osadniki15 et des réfugiés polonais, des gens expulsés des pays baltes, des Tatars de Crimée, des Kalmouks et des nationalistes ukrainiens, arrivés à différentes dates. L’économie de guerre les utilisait largement. Ils faisaient l’objet d’une minutieuse surveillance. Certains étaient intégrés à l’armée du travail (cf. infra). Dans l’Oural, leur nombre absolu a diminué de 225 900 à 157 000 pendant la guerre. La part de l’Oural dans le total soviétique est restée stable à 24 %. Au cours des premières années de la guerre, le NKVD a continué à louer des colons spéciaux aux entreprises sur la base de contrats. En octobre 1942, 22 583 colons du travail étaient employés par plus de trente commissariats et organisations dans trois oblasti de l’Oural : Sverdlovsk, Molotov et Tchkalov. Selon un contrat-type ratifié par le chef du Goulag en juillet 1943, les organisations qui recevaient de la main-d’œuvre s’engageaient à fournir un emploi à tous les colons spéciaux, à organiser leur travail et leur vie quotidienne. Chaque famille était censée recevoir une chambre séparée. Les salaires des colons spéciaux faisaient l’objet d’un prélèvement de 5 %, reversé à la direction régionale du NKVD, qui pouvait ainsi financer son département des colons spéciaux. Ce système dura jusqu’au 1^er septembre 1944. Ensuite, le NKVD réussit à obtenir la prise en charge du département des colons spéciaux par le budget de l’État.

32Les colonies de travail étaient diverses par leur profil économique. Dans l’oblast’ de Molotov, les colons spéciaux étaient affectés en majorité aux branches suivantes : pétrole, charbonnages, papeterie, industrie forestière16. À la fin de la guerre, les oblasti de Sverdlovsk et de Molotov se mirent à recevoir une nouvelle main-d’œuvre de peuples déportés du Sud : Tatars de Crimée, Grecs, Arméniens, Bulgares, etc. Elle était utilisée dans l’agriculture, le bâtiment, l’industrie forestière et le travail du bois. Mais les métiers exercés ne correspondaient pas toujours à la qualification des intéressés.

33Les questions d’accueil et d’emploi des nouveaux colons relevaient des pouvoirs locaux ; assez souvent, cet accueil était organisé avec négligence. Une vérification effectuée à l’exploitation forestière de Novaia Lialia établit que deux à trois familles vivaient dans la même pièce. Les logements n’avaient ni poêle ni vitres aux fenêtres ; les colons étaient dépourvus de vêtements et de chaussures et n’avaient reçu ni sel ni savon pendant trois mois. Ils ne disposaient pas d’outils de travail et les normes n’étaient réalisées qu’à 40-70 %. Ces conditions de vie, qui rappelaient les camps, provoquaient de fréquentes maladies et de nombreuses fuites. Dans l’oblast’ de Sverdlovsk, des Kalmouks ont essayé de rejoindre leurs parents qui se trouvaient dans l’Altaï. En 1942, des Kazakhs dékoulakisés fuyaient par familles entières la région de Tchéliabinsk pour l’oblast’ de Molotov : là, ils étaient accueillis par des présidents de kolkhozes, qui les cachaient, car ils fournissaient une main-d’œuvre appréciée.

Les armées du travail17

34La guerre a accru le besoin de travailleurs, en raison des nombreux départs d’ouvriers pour le front. Dès le 30 juin 1941, fut créé un Comité de répartition de la main-d’œuvre, chargé de fournir du personnel à l’industrie de guerre. Le 13 février 1942, un décret annonça la mobilisation de la population urbaine dans l’industrie et la construction pour la durée de la guerre : étaient concernés les hommes de 16 à 55 ans et les femmes de 16 à 45 ans n’occupant pas d’emploi dans les institutions d’État et les entreprises. À côté de ces mobilisations, le commissariat à la Défense reçut pour tâche d’utiliser le travail des gens soumis à la conscription (mais non envoyés au front) dans l’industrie, la construction et les transports. Avec le NKVD, il créa une nombreuse « armée du travail », composée de bataillons de construction et de colonnes de travail, où pouvaient aussi être mobilisés des colons spéciaux. Il s’agissait d’une sorte de service militaire alternatif pour réservistes : les ouvriers étaient attachés aux chantiers jusqu’à la fin de la guerre. Les bataillons de construction et les colonnes de travail étaient constitués en grande partie de gens considérés comme politiquement non fiables, selon des critères sociaux ou nationaux : colons du travail, personnes condamnées, citoyens originaires des pays baltes, de Bessarabie, d’Ukraine et de Biélorussie occidentales.

35Les armées du travail étaient affectées à des entreprises et occupées, en général, à des travaux auxiliaires. Les conditions de vie étaient pénibles et ne stimulaient guère l’ardeur à la tâche : 20 à 40 % des « soldats » ne se rendaient pas au travail dans les oblasti de Tchéliabinsk et de Sverdlovsk.

36Au début de 1942, l’Oural comptait environ 290 000 « soldats du travail ». C’est à ce moment qu’eurent lieu des conférences d’oblast’ consacrées à ce sujet. Les pouvoirs locaux se préoccupaient d’améliorer leur situation, mais insistaient en même temps sur le renforcement de la discipline militaire. Il en résulta des progrès partiels, mais au total les conditions de vie changèrent peu.

37À partir de l’hiver 1941-1942, les bataillons de construction et les colonnes de travail se mirent à accueillir des gens soumis à la conscription et mobilisés dans l’arrondissement militaire centre-asiatique. Une partie d’entre eux était administrée par le NKVD et vivait dans les camps de Taguillag et de Cheliabmetallurgstroi. Environ 95 000 personnes quittèrent ainsi en 1941-1945 l’Asie centrale et le Kazakhstan pour l’Oural. En 1943, ces ouvriers représentaient 6,4 % des effectifs de l’industrie et du bâtiment dans l’oblast’ de Sverdlovsk et 5,2 % dans celle de Tchéliabinsk. Au mois de septembre, plus de 60 000 personnes originaires d’Asie Centrale travaillaient dans l’Oural, où elles étaient employées dans divers secteurs : la construction, les charbonnages, la sidérurgie et la métallurgie non ferreuse, la construction mécanique et le travail des métaux, les chemins de fer, l’industrie forestière, chimique et l’énergie.

38Quelle était la situation matérielle de ces travailleurs ? Il faut souligner que toute conclusion générale sur les conditions de vie est délicate, car les situations variaient beaucoup. Un télégramme du secrétaire du comité régional de Molotov adressé à Malenkov (avril 1943) dressait un bilan satisfaisant de la situation des Ouzbeks à l’usine 577, qui avait fait l’objet d’une vérification. Un autre document (mai 1943) portait entre autres sur cinq usines métallurgiques de l’Oural : il faisait état de la distribution aux Ouzbeks d’un vêtement de travail, de linge et de costumes, grâce à la venue d’envoyés du commissariat du peuple à la sidérurgie : ces mêmes envoyés ont « organisé » deux repas par jour, et même trois en cas de travaux pénibles. En septembre 1943, le secrétaire adjoint du comité régional de Sverdlovsk chargé de l’industrie forestière écrivait au retour d’une mission aux combinats de bois de Tavda, où il avait été chargé d’améliorer les conditions de vie des mobilisés :

Les ouvriers de la république d’Ouzbekistân travaillant aux combinats de bois de Tavda sont pourvus en linge de lit, costumes en coton, pantalons chauds, douillettes. Des chaussures à semelles de bois ont été déchargées le 5 septembre, venant de Kirov. Avec du tissu de coton, nous cousons des bas ouatinés.

39Ces deux derniers textes ont une signification ambiguë. Ils insistent certes sur les bons côtés de la condition des Ouzbeks, mais donnent à penser qu’avant l’intervention des responsables venus sur place, la situation laissait beaucoup à désirer. De fait, une commission venue du Tadjikistan, après s’être rendue sur les lieux de travail des Tadjiks mobilisés, notait qu’en certains endroits, « on n’a pas créé les conditions élémentaires de vie et de travail dans la production, on n’a pas organisé de dispositifs convenables de sécurité ». La restauration collective était très mal organisée ; l’ouvrier ne recevait pas la totalité des rations alimentaires auxquelles il avait droit. Certains travailleurs étaient si mal nourris qu’ils en arrivaient à un état d’épuisement extrême. Dans le même esprit, une brigade du Comité central du PC(b) turkmène constatait en novembre 1943 que, comme pour les Tadjiks, dans une série de chantiers et d’entreprises, les normes de ravitaillement alimentaire n’étaient pas respectées.

40Les mauvaises conditions de vie avaient des conséquences négatives pour la santé. Il est vrai que certains Ouzbeks étaient arrivés d’Asie centrale en mauvaise condition physique et avaient dû être renvoyés dans leur pays pour inaptitude au travail, mais ceux qui restaient dans l’oblast’ de Tchéliabinsk en 1943 souffraient souvent de pneumonie, de tuberculose et surtout de maladies d’estomac. Dans beaucoup d’entreprises, malgré la morbidité élevée des Turkmènes, les services médicaux étaient très mal organisés. On notait des cas de malades couchés pendant plusieurs jours dans les baraques et les abris en terre, sans secours médicaux. Le tableau était le même pour les Tadjiks

41Les autorités semblent avoir été souvent inquiétées par la faiblesse ou l’absence d’encadrement politique des travailleurs venus d’Asie centrale : ainsi, parmi les Tadjiks,

on n’organisait pas de réunions, de conférences de production et d’entretiens, de lectures de journaux, les ouvriers mobilisés étaient tout à fait privés de la possibilité de prendre connaissance des événements sur le front de la Grande Guerre patriotique.

42Cette situation tenait au manque de propagandistes et à la pénurie de littérature politique en langues nationales. C’est pourquoi les autorités insistaient sur la nécessité d’envoyer des cadres politiques connaissant à la fois le russe et les langues d’Asie centrale. Les lacunes de l’encadrement étaient en effet perçues comme dangereuses : à Tavda, « l’absence de travail politique de masse parmi les Ouzbeks engendre des phénomènes indésirables [désertion, spéculation, vol, viol, etc.] ».

43Le terme de « phénomènes indésirables » amalgame des pratiques qu’il est difficile de mettre sur le même plan. Ailleurs dans le même dossier, les « faits de désertions et autres violations de la discipline du travail » sont attribués à la fois aux mauvaises conditions de vie et à « l’absence du travail politico-éducatif nécessaire ». Il est difficile de dire ce qu’il en était en fait de discipline du travail. Notre source fait état de succès : chez les Tadjiks, on comptait dans certaines branches des « centaines » de stakhanovistes et de travailleurs de choc. Mais il faudrait faire la part de la propagande et de la « montre ». Retenons pour l’instant que dans bien des cas, la dictature stalinienne ne parvenait guère, en pleine guerre, à encadrer ces ouvriers mobilisés.

44Le commissariat militaire de l’oblast’ de Tachkent recrutait ces travailleurs mobilisés sans grand soin : dans des coins perdus, en prison ou directement dans la rue, sans examen médical. En décembre 1942, on amena dans l’Oural des Asiatiques sans chaussures ni vêtements chauds. À Oufa, plus de la moitié des nouveaux arrivants fut reconnue incapable de travailler et renvoyée en Asie centrale. Ces « soldats du travail » étaient dans leur majorité des gens âgés, malades, affaiblis, n’ayant pas l’habitude du travail industriel et ignorant le russe. Le sévère climat ouralien entraînait la mort de beaucoup d’entre eux.

45Un rapport de mai 1943 résume les résultats d’une vérification des conditions de travail et de vie des ouvriers ouzbeks dans le trust de construction n° 51 à Ijevsk. La majorité ne travaillait que sous la contrainte. Beaucoup essayaient d’obtenir des papiers leur donnant le droit de rentrer chez eux. Certains recouraient à la grève de la faim ou buvaient de l’eau salée pour provoquer des oedèmes. Sur 773 personnes arrivées en mars 1943, près de 44 % n’étaient plus présentes en mai (222 renvois en Ouzbekistân pour cause de maladie, 26 décès, 19 fuites, 72 transferts à l’usine métallurgique).

46En fait, les mobilisés d’Asie centrale étaient souvent considérés par les entreprises comme un fardeau : si on voulait les intégrer, il fallait leur fournir des chaussures et des vêtements plus chauds en raison de leur moindre résistance au froid, un régime alimentaire spécial. Leur état physique obligeait à diminuer les normes de production. Les directeurs d’entreprise ne consentaient pas toujours à ces efforts. Des documents de l’époque soulignent l’« attitude criminelle » et l’« arbitraire » des dirigeants économiques à l’égard des « soldats du travail » originaires d’Asie centrale. En janvier 1944, le directeur du combinat de bois de Verkhniaia Tavda fut chassé de son poste « pour attitude criminelle, provocatrice envers les ouvriers », exclu du parti communiste et traîné devant les tribunaux. Un certain nombre de responsables locaux furent révoqués en même temps que lui. Les ouvriers s’étaient irrités que des morts soient restés longtemps sans sépulture et que leurs familles n’aient pas été informées du décès.

47Ces « soldats du travail » ne restaient pas passifs. Ils recouraient à diverses formes de protestation : fuite, absentéisme, automutilation, refus d’apprendre un métier industriel. Pour obliger les autorités à les renvoyer chez eux, ils vendaient leurs vêtements et leurs cartes d’alimentation. Ils déposaient des plaintes et lors de l’examen de ces plaintes, ils soulignaient l’absence de nourriture, de vêtements, de chaussures et demandaient :

Pourquoi et dans quel but nous a-t-on amenés ici ? […] Ici, nous mourons de faim et de froid… Nous ne sommes pas du bétail. Pourquoi ne fait-on pas attention à la vie quotidienne des mobilisés ?

48Fin 1943, Moscou prit conscience du fait que l’emploi des « soldats du travail » originaires d’Asie centrale était inefficace. À partir de novembre 1943, les mobilisations massives cessèrent et en 1944 la démobilisation commença. Elle eut souvent lieu dans des conditions dramatiques : Kazakhs, Ouzbeks, Tadjiks étaient censés circuler dans des wagons couverts, avec de l’eau et de la nourriture, et une assistance médicale, mais souvent ils ne bénéficiaient même pas de ce minimum. Ces ouvriers attendaient longtemps les papiers nécessaires à leur démobilisation et beaucoup d’entre eux, très affaiblis, mouraient.

49Les armées du travail incluaient aussi des Allemands soviétiques, dont une partie vivait en camp et travaillait pour le NKVD (cf. supra), et une autre était affectée à des entreprises relevant de commissariats civils, qui devaient les nourrir et les loger dans des « zones » spéciales près de leur lieu de travail. Ces affectations ont commencé en octobre 1942. Dans l’Oural, la première catégorie comptait 61 318 personnes fin 1944, la seconde 50 645 début 1944. Parmi ces dernières, 20 964 travaillaient pour le commissariat des charbonnages, 10 003 pour celui du pétrole. Ces Allemands mobilisés comptaient une majorité de colons spéciaux, anciens koulaks ou déportés sur critère national, chassés de chez eux par les autorités et exilés en Sibérie et au Kazakhstan, et une minorité de personnes qui n’avaient pas d’expérience antérieure de la répression.

50Les Allemands logeaient en général dans des baraques misérables, semblables à celles des zeki, formant des « cités » entourées d’une clôture et allaient au travail en rangs. Leurs conditions de vie (nourriture, habillement) se situaient partout au niveau le plus bas et étaient très inférieures à celles du personnel libre. Fin 1942, dans le bassin houiller de Tchéliabinsk, les normes de surface habitable n’étaient pas respectées. Les baraques étaient sales, les « zones » inondées d’eaux grasses et de déchets. On ne nettoyait pas les toilettes, archipleines. La situation n’avait pas changé fondamentalement à l’été et à l’automne 1943.

51Dans un rapport secret concernant l’oblast’ de Tchéliabinsk, un gradé de la police se plaignait en novembre 1943 que dans plusieurs usines, baraques et abris en terre ne soient pas entourés d’une palissade ou de fil de fer barbelé et que les Allemands soient mutés d’une entreprise à l’autre à l’insu du NKVD. Cette négligence, ajoutée aux mauvaises conditions de vie, expliquait les nombreuses « désertions » et créait « un terrain favorable pour un actif travail antisoviétique des éléments allemands profascistes ».

52Cette population faisait l’objet d’une suspicion systématique : il était prescrit « d’exclure la possibilité de contacts des Allemands mobilisés avec la population locale ». Les directions d’entreprises étaient invitées à « mener un travail d’explication parmi les travailleurs libres sur les relations avec les Allemands mobilisés », en mettant l’accent sur « le caractère inadmissible de la familiarité et de la proximité avec eux […] ».

53Formellement, les trudarmeitsy n’étaient pas considérés comme des réprimés. Les ordres officiels soulignaient que toute la législation soviétique leur était applicable, mais ils devaient obéir aux directives spéciales les concernant, qui étaient souvent contraires aux lois. Ils vivaient sans leur famille, n’avaient pas le droit de garder un passeport et étaient donc privés de la liberté de se déplacer. S’ils quittaient leur « cité » sans autorisation, cette absence était considérée comme une désertion du champ de bataille et punie comme telle. La plus petite faute était sanctionnée par l’envoi à des travaux plus pénibles, l’arrestation, la diminution de la ration alimentaire. En cas de « violations particulièrement mal intentionnées », le « soldat du travail » était poursuivi en justice ou devait travailler douze heures par jour dans une mine disciplinaire, où les normes de rendement étaient plus élevées. Sa condition se distinguait cependant de celle du détenu : il avait droit à des permissions et la garde, composée de trudarmeitsy, n’était pas armée.

54En réalité, ces soldats du travail avaient un statut paradoxal : dans certaines situations, les autorités les traitaient comme des salariés libres, dans d’autres comme des prisonniers. Les conditions de logement et de vie des Allemands et des mobilisés d’Asie centrale installés dans les « zones » des entreprises et des chantiers étaient comparables. Ils étaient en principe soumis au même régime que dans les camps, mais dans la pratique leur sort était souvent plus doux. En fait, il dépendait beaucoup du niveau de conscience et de compétence des directeurs d’entreprises utilisant le travail forcé. Pourtant, ce que nous avons exposé supra montre que leur condition n’avait rien d’enviable ; elle entraînait une mortalité élevée et de nombreuses fuites.

55Ils étaient plus mal nourris que les ouvriers libres, alors qu’ils travaillaient plus longtemps. On ne s’étonnera donc pas qu’ils aient eu une productivité inférieure. Il est vrai aussi qu’ils coûtaient moins cher.

Conclusion

56Le travail forcé a pris toute une variété de formes dans l’Oural pendant la guerre, mais quelle que soit cette forme, il doit être distingué du travail libre, même si ce dernier n’ignorait pas la contrainte extra-économique.

57La question des statuts chez les travailleurs non libres n’est pas simple. Mon hypothèse de départ reposait sur un schéma tripartite où les diverses catégories de main-d’œuvre étaient classées sur un axe unique allant de la liberté à l’esclavage. La situation dans les entreprises et les camps de l’Oural pendant la guerre complique cette représentation trop simple, pour trois raisons au moins :

1. les salariés libres ont été soumis à des contraintes disciplinaires inédites,
2. de nouvelles catégories sont apparues : prisonniers de guerre et internés, soldats du travail,
3. du point de vue de la condition sociale réelle, il n’existait pas de démarcation nette entre les diverses sortes de « contingents spéciaux », qui se recouvraient comme les tuiles d’un toit ou les écailles d’un poisson. En fait, il est difficile de classer exactement ces catégories de parias les unes par rapport aux autres. Elles étaient séparées par des nuances, des transitions presque insensibles, et il ne faut pas chercher à les définir avec trop de précision ; elles formaient un large spectre, un éventail de positions18, qui coexistaient dans la même société, avec un point commun : le travail dépendant ou involontaire. On pourrait parler d’un « continuum de travail forcé », dans la mesure où même les salariés libres n’avaient en principe pas le droit de changer d’emploi. En théorie, chaque personne possédait (ou ne possédait pas) des droits, des obligations et des incapacités : la combinaison de ces droits, ou de leur absence, déterminait la place de chacun(e) dans cet éventail. La terminologie officielle donne aux historiens des indications insuffisantes : selon qu’il vivait dans un camp ou à proximité d’une entreprise, le « soldat du travail » allemand n’était pas logé à la même enseigne. Non seulement il existait des écarts entre les textes et la pratique, comme dans toute société, mais il faut tenir compte des particularités de la législation soviétique. Le Comité d’État à la Défense et le Conseil des commissaires du peuple édictaient une législation, qui restait parfois secrète, mais la situation sur le terrain dépendait aussi des instructions à usage interne émanant des services administratifs, du NKVD (Goulag, (G)UPVI) et des commissariats qui employaient la main-d’œuvre. Il n’était pas rare que ces directives contredisent la loi officielle et la supplantent de fait, de sorte que chaque administration avait carte blanche. Cette situation contribuait à rendre le sort des « contingents spéciaux » variable selon les moments et les lieux, et probablement à l’aggraver. À ces facteurs, il faut encore ajouter l’arbitraire des chefs locaux.