1Au XVIII^e siècle, avant la machine à vapeur, on a coutume de dire que les deux mécanismes les plus complexes inventés par l’homme sont le grand voilier à trois ponts et trois mats, et la montre.

2Les progrès de l’horlogerie et de la marine conduisent d’ailleurs à l’ouverture d’un concours par la commission des longitudes anglaise afin de mettre au point un objet capital : le chronomètre de marine destiné à calculer avec précision la longitude. En effet, avant la fin du XVIII^e siècle, le calcul de la position par rapport au méridien d’origine était impossible en mer, d’où la confusion de Christophe Colomb entre l’Inde et l’Amérique et les naufrages sur les récifs malgré de bonnes cartes. Pour connaître cette position, il faut conserver avec une très grande précision l’heure de départ. Ainsi, plus le temps écoulé depuis l’appareillage est connu avec exactitude, plus la situation en longitude peut être calculée efficacement, en la comparant avec l’heure du lieu où se trouve le navire.

3Or, les premières horloges sont très imprécises, l’échappement est connu depuis le XIII^e siècle, mais le balancier horizontal, ou folio, n’est pas assez précis. Au XVII^e siècle, le balancier vertical imaginé par Galilée puis conçu et réalisé par Huygens constitue un grand progrès, mais toujours insuffisant1. En effet, il y a de grandes variations dues aux différences de températures, aux frottements, aux variations de position de l’horloge. Il faut attendre le XVIII^e siècle pour que commence une véritable révolution horlogère, plaçant cette activité au cœur d’enjeux considérables, techniques et économiques, et engendrant une foule de métiers nouveaux.

À l’origine était l’artisan

4L’homme qui a mis au point le premier « garde-temps » ultra précis ou « chronomètre de marine » est un menuisier-horloger du Yorkshine : John Harrison (1693-1776)2. Il travaille seul ou presque, avec l’aide de ses fils. À l’origine, cet artisan ébéniste ressemble à beaucoup d’horlogers de son temps, il a le culte du secret et est autodidacte. Il réalise complètement ses mécaniques, du début à la fin. Ainsi, Harrison produit peu, principalement des horloges ou grosses montres et surtout quatre chronomètres garde-temps : les H1, H2, H3 et H4 afin d’obtenir le prix de 20 000 livres offert par le Parlement britannique3, prix qu’il n’obtient qu’en 1773 à l’âge de 80 ans. Sachant qu’il a réalisé sa première horloge en bois exotique autolubrifiant dès 1720, cela signifie qu’il a passé un demi siècle à confectionner ces quatre horloges historiques. Au final, John Harrison a contribué à la domination de l’Angleterre sur les mers et à l’avance technologique anglaise dans le domaine de l’horlogerie pendant le XVIII^e siècle. Les meilleures montres sont alors anglaises. Cette avance semble considérable et non rattrapable. Ainsi Harrison a imaginé des roulements à rouleaux pratiquement sans frottement, des balanciers bi-métal qui ont une longueur invariable aux changements de température etc. Simple autodidacte, il a réussi à vaincre la coterie des astronomes réunis autour de Nevil Maskelyne qui pensaient que seule l’étude des étoiles et de leur position permettrait de calculer la longitude avec précision.

5Pourtant, après avoir été pionnière et brillante, l’horlogerie anglaise s’éteint progressivement au fil du XIX^e siècle, surclassée par celle des paysans-horlogers des montagnes du Jura franco-suisse, qui inondent le marché mondial et triomphent. Comment expliquer cette surprenante victoire du rural le plus profond sur le génie de la plus grande ville du monde, capitale du plus vaste empire ? Ce sont les dénominations professionnelles qui nous fournissent la réponse.

6Aux XVI^e et XVII^e siècles, l’horloger ne se démarque pas du bijoutier ou de l’orfèvre, à Londres et à Paris, comme à Toulouse. Souvent il exerce ces trois métiers regroupés dans une même maîtrise, d’après les registres des jurandes, appelées ensuite corporations.

7À la même époque, Genève la calviniste se dote de lois somptuaires. Seule l’horlogerie peut donc s’y épanouir librement. Elle le fait d’autant plus facilement que de riches bourgeois français du Refuge protestant du XVI^e siècle lui apportent leur savoir-faire4. Ce sont, entre autres, des horlogers de Paris et du sud de la France. Ce premier Refuge est accueilli à bras ouverts car il stimule l’économie genevoise. Ces nouveaux arrivants deviennent « fabricants bourgeois » en payant une taxe et ils accèdent à la maîtrise. Par la suite, leurs descendants sont reconnus comme citoyens avec les pleins droits civiques et politiques. Genève prospère avec eux, passant de 10 000 habitants en 1550 à 20 000 en 15605. Mais, progressivement, cette société se sclérose. Ainsi, les 100 maîtres horlogers de la fin du XVII^e siècle ne veulent pas partager leur situation dominante, et enrichissante, avec les nouveaux arrivants du second Refuge. Ces derniers restent confinés dans le statut inférieur « d’habitant » et leurs descendants demeurent de simples « natifs », avec impossibilité d’accéder à la maîtrise, donc de se mettre à leur propre compte comme horlogers. Conséquence de cette sclérose, les horlogers autorisés deviennent rares. Mais les nouveaux arrivants contournent cette difficulté au fil du XVIII^e siècle en divisant de plus en plus la fabrication.

Mise en place de la division du travail

8Les nouveaux entrepreneurs en horlogerie ne font pas appel à des horlogers, mais à des tailleurs de roues ou de pignons, des fabricants d’aiguilles, des peintres sur cadran, des émailleurs, et à quelques ouvriers qualifiés comme le « planteur d’échappement ».

9En effet, par ses caractéristiques générales, l’horlogerie se prête tout particulièrement à la division de la fabrication. Dans les horloges, comme au sein des montres, trois éléments constitutifs se différencient précocement :

• Le « moteur » qui donne son énergie au mécanisme. Il correspond à de simples poids dans une horloge de parquet et à un ressort dans une montre.
• Le « résonateur » qui divise le temps en parties égales. C’est un balancier vertical dans la pendulerie et un ressort spiral dans la petite horlogerie.
• Enfin, la rencontre de ces deux éléments s’effectue au cœur du mécanisme grâce à « l’échappement » qui, comme son nom l’indique, laisse échapper régulièrement une dent du rouage, créant le fameux tic-tac caractéristique des garde-temps mécaniques. L’échappement peut prendre des formes très variées : il est « à verge et à palettes » dans les horloges comtoises du XVIII^e siècle, puis à « ancre en toit » au XIX^e siècle. Dans les montres, il devient horizontal et se complexifie en se dotant de pierres précieuses très dures pour limiter l’usure due aux frottements.

10Le reste du mécanisme se compose de roues dentées, de pignons, de ponts, de platines… Chaque élément donne d’abord lieu à une ébauche qui est ensuite amenée à la cote exacte dans la phase finale d’élaboration. Enfin, le mécanisme des heures se distingue souvent de celui de la sonnerie, engendrant de multiples spécialisations.

11L’étude des dénominations professionnelles s’avère essentielle. Elle permet de dater et de comprendre cette révolution discrète, voire invisible, car pratiquée dans des petits ateliers ou chez des travailleurs à domicile installés devant leurs fenêtres. Les actes notariés constituent une source essentielle en Suisse, avec les recensements. À Genève, tout bascule dans la seconde moitié du XVIII^e siècle : la ville passe de 20 000 à 30 000 habitants, dont un tiers travaille dans la « Fabrique », c’est-à-dire pour l’essentiel dans l’horlogerie6.

12Alors la production explose grâce à cette formidable division du travail, et surtout les prix baissent. Vers 1680, Genève fabrique 5 000 montres par an, vendues le plus souvent au-delà de 100 francs chacune7. Vers 1784, différentes sources parlent de 100 000 à 250 000 montres écoulées autour de 30 francs l’unité8, soit entre un sixième et un quart de la production mondiale. Mais l’essor ne fait que commencer. Ceux qui organisent cette production éclatée, ou en parties-brisées, possèdent désormais un nom : ce sont les « établisseurs ». Leur système s’appelle l’établissage, c’est-à-dire le cœur de la Fabrique genevoise. Ils distribuent le travail, fournissent les matières premières et vendent les produits finis. De plus, ils sont toujours à la recherche d’une main-d’œuvre abondante et très bon marché. Ils s’adressent alors aux ruraux des espaces voisins de Genève, en particulier les Vaudois, qui sont également calvinistes et appartiennent à la Confédération helvétique, comme Genève, depuis 1815. À partir de cette date, commence une troisième phase de diffusion de l’art horloger dans l’arc jurassien qui correspond à l’apogée de l’horlogerie helvétique pendant le XIX^e siècle.

Démocratisation des montres et des horloges grâce à l’établissage jurassien

13Ce succès se fonde en partie sur la pluriactivité agro-horlogère. En effet, les paysans-éleveurs de la montagne jurassienne constituent une main-d’œuvre idéale car ils sont disponibles, surtout en hiver, entre les deux traites quotidiennes. Dans ce monde de la spécialisation pastorale, laitière et fromagère9, l’agriculture demeure prioritaire et c’est d’abord la taille de son tas de fumier qui pose un homme dans cette société. Ainsi, ces pluriactifs n’exigent pas des salaires élevés, considérant le travail horloger effectué pendant des temps morts comme un complément de revenu. À cela, s’ajoute une paix sociale due à l’individualisme agraire encouragé par la dispersion des exploitations.

14Mais beaucoup de ces paysans ont des compétences techniques. Ils sont différents des ouvriers citadins peu qualifiés. En effet, chaque ferme du haut Jura, souvent isolée, possède sa forge domestique où l’on entretient les outils agricoles et où s’élaborent les petits clous destinés à fixer les planchettes de sapins sur les toits et sur les façades : les tavaillons ou tavillons. Ces paysans, qui se déclarent parfois cloutier ou forgeron, ne tardent pas à comprendre le principe de l’établissage et deviennent établisseurs à leur tour quand ils maîtrisent le processus de fabrication dans sa totalité. Souvent, ils débutent en embauchant quelques voisins.

15Daniel JeanRichard suit cette voie au début du XVIII^e siècle dans son atelier situé entre Le Locle et La Chaux-de-Fonds dans le canton de Neuchâtel10. La légende établie en 1830-1840 le présente comme un simple paysan bricoleur qui aurait connu une sorte de révélation technique quasi divine. En réalité, déjà fils d’agriculteur-artisan, il ne fait que réutiliser des outils, des fournitures et des savoir-faire genevois, ouvrant la voie à beaucoup d’autres. Ainsi, le centre de gravité de l’horlogerie se déplace de Genève à La Chaux-de-Fonds pendant le XIX^e siècle11.

16En effet, ce sont les paysans du Jura neuchâtelois qui portent à son apogée la division du travail et produisent, au XIX^e siècle, 90 % des montres, submergeant tous les marchés avec des millions d’exemplaires à des prix de plus en plus abordables. Ainsi, il n’y a que 80 horlogers dans la Principauté de Neuchâtel selon le recensement de 1750 à la mort de la femme de Daniel JeanRichard, qui avait perpétué son atelier. Un siècle plus tard, ils sont plus de 10 000, mais les intitulés de leurs professions ont beaucoup changé.

17En 1877, une montre passe entre soixante mains différentes avant d’être achevée. Le recensement industriel de la même année pour la ville de La Chaux-de-Fonds distinguent ainsi 51 métiers horlogers différents12. Ils sont souvent désignés par la pièce réalisée. Voici les principaux :

• boîtiers
• brunisseurs
• dégrossisseurs
• doreurs
• essayeurs contrôleurs
• finisseurs
• graveurs
• guillocheurs
• polisseurs de six types différents (acier, boîtes, carré, cuvettes, pendants, roues)
• repasseurs, remonteurs
• rhabilleurs
• spiraux…

18Dans ce foisonnement de métiers, la notion de classe ouvrière n’a pas cours. Les fonctions très hiérarchisées donnent lieu à des rémunérations très variables. Cette inégalité selon la qualification est accentuée par la pratique du paiement aux pièces. À l’arrivée, le salaire quotidien varie du simple au décuple, selon la spécialisation et la productivité. Enfin, les plus qualifiées disposent d’une totale liberté d’horaire et de mouvement.

19À cela s’ajoutent d’autres métiers périphériques, comme les fabricants d’ébauches. C’est la grande spécialité du Français Frédéric Japy, installé à Beaucour dans le Pays de Montbéliard depuis le début du XIX^e siècle13. Il fournit la plupart des horlogers à des prix imbattables grâce à ses petites machines. À l’autre extrémité de l’arc jurassien, en entrant dans les Alpes, on trouve les décolleteurs du Faucigny, à Cluses, qui alimentent les horlogers en pignons14. Il y a aussi les fabricants de « pinces entrepassées » de Montécheroux15 et ceux de limes de Vallorbe16, tous indispensables au bon fonctionnement de l’espace horloger. Autre spécialisation, à Sainte-Croix, au cœur de la montagne jurassienne, on élabore des boîtes à musique grâce à des ouvrières aux dénominations professionnelles bien spécifiques : « goupilleuses », « poseuses d’étouffoirs » ou « piqueuses »17. Le bourg de Sainte-Croix passe de 2 500 habitants en 1800 à 5 000 en 1872, mettant sur le marché 80 000 boîtes ou pièces à musique à cette dernière date18.

20Cette industrialisation douce – fondée sur la division du travail, l’utilisation de petites machines non motorisées et des exportations massives – fait de la Suisse le pays le plus industrialisé et le plus exportateur du monde, si l’on rapporte ses performances à sa modeste population. En 1830, les exportations suisses par habitant se situent à 15 dollars contre 8 en Grande-Bretagne ; en 1860 la Suisse reste en tête avec 31 dollars contre 22 pour les Britanniques19. Selon plusieurs critères, le pays de la révolution industrielle ne serait pas l’Angleterre, mais la Suisse, et la grande innovation technologique ne serait pas la machine à vapeur mais la mécanique de précision avec tous ses ouvriers qualifiés.

21Ce schéma helvétique de développement se reproduit partiellement sur le versant français, en particulier dans le Pays de Montbéliard déjà cité, mais aussi à Besançon par l’immigration politique d’horlogers suisses républicains comme Mégevand20. À Paris, l’horlogerie de luxe résiste de manière plus indépendante. Plus surprenant, dans des espaces très reculés se mettent en place des établissages horlogers dynamiques qui s’épanouissent en contournant la concurrence suisse grâce à d’autres créneaux : c’est le cas de Morez, entre Besançon et Genève, avec les horloges d’édifice et les horloges de parquet, ou comtoises21. Ici, la division du travail se met en place dans les années 1820, repérable dans les recensements quinquennaux où l’on voit apparaître des « forgeurs de piliers » pour les cages des mécanismes. Ces forgeurs sont d’anciens cloutiers du village de La Mouille. D’autres nominations professionnelles attestent de l’établissage : les « fabricants de cabinets », les « forgeurs d’ancres », les « fondeurs de verges à palettes », les « rhabilleurs » etc. La production progresse de 1 000 pièces par an au XVIII^e siècle à 100 000 mouvements en 1850. Ces derniers s’écoulent plus particulièrement dans le sud-ouest de la France et dans la péninsule Ibérique grâce à des prix ramenés de 200 à 30 francs.

22À la même époque, un phénomène identique se développe dans un pays de petites forges, la Dalécarlie suédoise, près du lac Siljan, à Mora22. Une division similaire du travail se met en place et triomphe dans la première moitié du XIX^e siècle. Encore une fois, cette évolution dans l’organisation de la fabrication a pu être repérée par la diversification des appellations professionnelles transcrites dans les archives dépouillées par Eva Jacobson, Maths Isacson et Lars Magnusson23.

23Au total, l’étude des dénominations professionnelles se révèle ici essentielle pour établir une chronologie précise, et des explications crédibles, dégagées des mythes et des légendes qui entourent l’histoire de l’art horloger. Ce dernier connaît une formidable révolution silencieuse, et invisible dans le paysage, au tournant du XIX^e siècle. Seule l’analyse micro-historique du langage du travail permet d’en mesurer l’ampleur et les conséquences.