1Ce colloque part d’un constat simple : alors que les dénominations professionnelles sont sans doute les données les plus utilisées en histoire sociale, même si cela est sans doute moins vrai aujourd’hui qu’il y a quelques années, elles ne constituent pas, en elles-mêmes, un objet d’étude pour les historiens. Autrement dit, ces données ne font pas l’objet d’une mise en perspective historique permettant de s’interroger à propos de leur apparition ou de leur occurrence, de leur évolution quantitative, de leur articulation avec d’autres éléments identitaires et de leurs significations pour ceux auxquelles elles s’appliquaient ou qui les utilisaient et les produisaient.

L’histoire sociale à l’épreuve de la pragmatique

2À cela deux raisons au moins : D’abord l’étude des modalités de désignation professionnelle et des procédures d’enregistrement des éléments lexicaux y correspondant implique à la fois la transgression de la périodisation académique, le croisement de plusieurs champs de recherche historique et le recours à des concepts forgés dans d’autres disciplines comme l’anthropologie culturelle, la psychosociologie ou la sémiologie. Encore plus déterminante est sans doute cependant la méfiance légitime de l’historien d’aujourd’hui à l’égard de données qui sont loin de dire tout de l’activité des hommes et qui semblent fort sujettes à caution dès que l’on se pose des questions aussi évidentes que celles de la pluriactivité, de l’activité féminine et plus largement de celle de tous les membres du foyer.

3Pourtant cette distance critique, fondée par la rigueur scientifique, présente un double écueil. Remarquons d’abord que la mise en évidence du caractère contingent, arbitraire, artificiel ou trop formel des données de nature professionnelle ou socioprofessionnelle finit par détourner les historiens de leur étude. Cet éloignement des chercheurs est d’autant plus sensible que ces données ont longtemps été exploitées au service d’une histoire sociale qui, a posteriori, a pu paraître enfermée dans le quantitativisme et inapte à déconstruire les catégories structurantes de l’analyse1. D’autres voies, comme celle de la micro-histoire, de l’analyse des réseaux sociaux, ont choisi de nouveaux angles de recherche qui ont notamment montré que les liens familiaux et personnels étaient incontournables pour comprendre les sociétés et qu’en conséquence le recours aux informations nominatives s’imposait2. Il ne faudrait pas pourtant que l’on en vienne à jeter en quelque sorte l’eau du bain avec le bébé, c’est-à-dire en l’occurrence l’ensemble des pratiques auxquelles donnent lieu les dénominations socioprofessionnelles et qui relèvent à la fois de la nomination et de l’enregistrement. La démarche pragmatique en sociologie et ses applications en histoire, mais aussi les courants de pensée qui se rattachent et/ou se réclament du pragmatisme en philosophie ou en linguistique nous font sentir que s’il est souvent difficile voire illusoire de vouloir remonter des chaines de causalité ou de prétendre pénétrer au cœur des motivations des acteurs, il est en revanche plus aisé et sans doute plus fructueux de décrire et de recenser leurs pratiques et singulièrement d’analyser les usages des ressources linguistiques qu’ils mobilisent à l’épreuve des situations concrètes auxquelles ils se trouvent confrontés3. Il s’agit en l’espèce de considérer les termes de la nomenclature professionnelle en les rapportant aux situations dans lesquelles ils sont produits et utilisés et de les envisager comme des moyens et des enjeux de qualification, voire parfois de déqualification, pour les individus auxquels ils sont appliqués, par ces derniers comme par ceux qui les mettent en œuvre de l’extérieur. Cette posture s’adosse en particulier aux propositions de la sociologie pragmatique telle qu’elle a été mise en œuvre notamment par Luc Boltanski et Laurent Thévenot4, suivant en cela une démarche déjà adoptée par différents historiens qui travaillent sur les processus de négociation des identités entre acteurs, sur la façons dont ceux-ci élaborent des justifications et des dispositifs de validation de leur action et de leur position sociale5.

La nomination professionnelle : un objet à identifier

4Pourquoi cependant parler de nomination à propos des termes désignant un métier ou une situation sociale ? Les ouvrages qui affichent la nomination ou le nom comme objet se concentrent sur les noms de personnes ou plus largement sur les noms propres par opposition aux noms communs6. Ce sens fort, qui implique singularisation et même personnalisation de la nomination, ne conduit pas pour autant à la confiner dans le champ de l’onomastique. D’une part en effet cette dernière, en tant que science, ne vise pas essentiellement à saisir les pratiques de nomination en elles-mêmes, dans leur historicité. D’autre part, ces pratiques, même s’agissant des personnes, ne se réduisent pas à l’usage des noms propres, lesquels ne le sont devenus, on y reviendra, que par appropriation dans un contexte particulier. En prenant plus de recul encore, ethnologues et anthropologues nous font voir que les façons de nommer sont extrêmement variables et que la notion même de nom propre n’a aucun sens dans bien des contextes historiques et culturels7.

5Mais, pour justifier l’intitulé de ce colloque et démontrer que l’expression « nomination professionnelle » ou socioprofessionnelle ne relève pas de l’abus de langage mais constitue bien un objet d’étude valide, il convient surtout de rappeler la différence entre nomination et dénomination. Selon le linguiste Paul Siblot, la première est active et d’usage répandu dans les sciences humaines (psychanalyse, sociologie, etc.) mais aussi dans une branche relativement récente de la linguistique, la praxématique, qui considère que « le langage, élaboré dans un environnement concret et à des fins pratiques, doit être pensé en relation avec les praxis qui le déterminent ». Quant à la dénomination, elle renvoie selon cet auteur au résultat de ce travail d’élaboration et finalement désigne le nom lui-même plus que le processus de son énonciation8. Si l’on parle ici de nomination, c’est qu’il s’agit d’envisager la façon dont, à différentes époques et dans différentes aires culturelles, les éléments de nature professionnelle ou qu’on appréhende a posteriori comme tels, ont pris place dans les dispositifs d’appellation et les processus de qualification des personnes.

6En outre, le sens courant du terme nomination renvoie à la désignation de quelqu’un pour exercer une charge ou une fonction, par laquelle celui qui est investi est en quelque sorte renommé. Cette investiture fonctionne comme un acte premier de nomination pouvant se traduire par l’attribution d’un titre et qui autorise et engendre toutes les itérations ultérieures. Un nouvel élément de qualification de la personne est institué qui, bien souvent, entre désormais dans les adresses ou les références à cette dernière. Cette acception de la nomination qui renvoie à l’usage des avant-noms et au-delà, à l’univers de la titulature, met en évidence l’importance du langage dans l’univers professionnel et socioprofessionnel. La profession en effet apparait comme étant autant du côté du dire que du faire. Si « dire c’est faire », selon la formule célèbre de John L. Austin9, le faire, lui, est bien à dire. Pour rendre pleinement effectives certaines activités, il faut les nommer et la reconnaissance d’une compétence professionnelle, la possibilité même d’exercer une profession passe souvent par l’appropriation d’une terminologie, par un monopole des mots qui est la première condition d’un monopole de fait10. Cette performativité du langage est d’ailleurs contenue dans le terme même de profession, qui implique publicité et engagement, puisqu’il désigne initialement la profession de foi qui accompagne l’entrée en religion des novices, c’est-à-dire un de ces actes de langage que s’est appliqué à étudier Austin11.

7Gardons présent à l’esprit enfin que l’occupation sinon la profession a historiquement un lien avec l’appellation, la singularisation et l’identification des personnes. La distinction entre anthroponymie et taxinomie sociale ou professionnelle est un processus de longue durée. Le nom de famille a d’abord été un simple surnom, évolutif, qui avant de se fixer et d’être approprié exprimait généralement une signification commune liée à une caractéristique physique ou morale, à un lieu, mais aussi souvent à une occupation. Celle-ci, aux côtés des éléments définissant un statut, un titre ou une fonction, avec lesquels elle peut d’ailleurs se confondre, entretient donc une relation très ancienne avec la désignation personnelle dont elle a été un des supports les plus courants dans la chrétienté occidentale au Moyen Âge12. Avec la perte de signification du ou des anciens surnoms, une transformation essentielle s’est produite à mesure que le rayon d’action des rapports sociaux s’élargissait, alors que, parallèlement, pour des raisons de nature religieuse, la diversité des noms de baptême tendait à régresser13.

8Mais, parallèlement à cette évolution du surnom qui s’imposait et se stabilisait en même temps qu’il se transmettait en devenant nom de famille, les mentions de type professionnel ou socioprofessionnel devenaient de plus en plus fréquentes dans la documentation et singulièrement dans les listes qu’elles soient ou non nominatives. Ces termes qui étaient en train de constituer une nomenclature ne visaient plus désormais à désigner la personne mais à la caractériser et à la déterminer pour répondre à une exigence publique et administrative de description ordonnée du social. L’identité professionnelle émergeait ainsi en tant que telle, essentiellement sous la forme du métier, dès les derniers siècles du Moyen Âge en certains lieux, plus tard ailleurs. Cette émergence se produit principalement à travers des listes, notamment des listes fiscales, où elle figure parfois à côté du nom, parfois sans lui. La qualification de l’individu semble ici entretenir un rapport particulier et étroit avec la pratique de l’inscription dans un registre, dont Jack Goody a essayé de cerner les fondements anthropologiques et la valeur14.

Un dispositif de communication

9Dans le cadre d’une réflexion sur l’objet historique et sur sa construction par l’historien, Krizstoff Pomian a distingué la catégorie des sémiophores, c’est-à-dire des objets dont la fonction spécifique et primordiale est de produire, de mémoriser et de transmettre un sens15. Cette approche instaure une distance par rapport à l’usage historien de l’archive et amène à s’interroger sur les modalités de sa constitution en tant que telle. Parmi les documents écrits qui ont, dès leur conception, une valeur essentiellement conservatoire et utilitaire16, les registres recensant des personnes ont pour finalité de fixer et de garder en mémoire sous forme scripturaire des caractères qui leur correspondent et qu’ils ont généralement eux-mêmes énoncés phonétiquement, dans le but de les repérer, de les distinguer et souvent de les compter17. Or, dans l’histoire des sémiophores promue par Pomian, il semble que l’étude de l’archive, imprimée ou manuscrite, marque un considérable décalage par rapport à celle du livre, défini, identifiable dans sa singularité et voué à la publicité18. Plus particulièrement, alors que des « registres » existent sans doute depuis l’invention de l’écriture et que leurs supports matériels, les catégories de leur contenu et les formes d’action sociale permettant de les réaliser n’ont cessé de se modifier, ils n’entrent pas dans le champ des sciences de l’information et de la communication pour lesquelles l’enregistrement est une « procédure de fixation du son et/ou des images sur des supports […] : disques, […], bande magnétique… »19 De nombreuses disciplines, à commencer par l’anthropologie, la psychologie et la philosophie, offrent une réflexion à propos de ces mutations, mais les sciences de l’information et de la communication, nées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne remontent généralement guère au-delà du XIX^e siècle dans leur mise en perspective historique des phénomènes de communication20, cette dernière étant trop souvent conçue comme l’avènement d’une utopie postmoderne21.

10Or si l’on se place dans une perspective culturaliste22, l’histoire peut se lire comme un processus de transformation, de complexification, de diversification et de perfectionnement des formes et des moyens de connaissance et de reconnaissance. La mise en œuvre d’une telle grille suppose cependant une inflexion notable du rapport de l’historien à ses sources. La démarche historienne qu’on pourrait qualifier de classique, c’est-à-dire telle qu’elle s’est pratiquée dans le sillage de l’école des Annales, s’est attachée à extraire de la masse archivistique un ensemble de renseignements sur un objet de connaissance défini a priori23. Dans la perspective économique et sociale qui a prévalu jusqu’à la fin des années soixante-dix, les archives étaient essentiellement perçues en termes de reflets, d’indices, de traces d’un niveau de réalité le plus souvent hors de l’horizon de ceux qui en avaient été les producteurs et les usagers et non comme des réponses apportées à une demande sociale. D’où, souvent une certaine indifférence à la production matérielle, à l’élaboration conceptuelle et à la destination initiale des documents exploités.

11Ce sont précisément ces phénomènes qui sont en jeu dans l’enregistrement des occupations. Pour en faire l’analyse l’historien ne part pas de rien mais peut au contraire s’adosser à deux champs historiographiques constitués qui ne sont d’ailleurs pas sans liens entre eux : d’une part, l’histoire des populations ou la démographie historique et, d’autre part, l’histoire de la statistique, de la « raison statistique » pour reprendre l’expression d’Alain Desrosières et plus largement l’histoire de l’État24. En se plaçant dans le sillage de ce dernier champ disciplinaire, il convient d’envisager non seulement l’élaboration conceptuelle et technique des opérations de recensement et d’enregistrement25, mais bien aussi leur réception par les populations qui en étaient l’objet. À côté de la démarche d’enquête elle-même et de l’intention quantitative qui la soutient, ce sont les modalités précises et diverses de l’inscription qu’il faut s’efforcer de mieux cerner.

Un cadre général : la professionnalisation de la société

12Enregistrement et nomination professionnels se sont développés dans le cadre de la construction de structures étatiques en Occident, processus sans doute non linéaire et différencié selon les espaces, que les médiévistes tendent aujourd’hui à faire remonter dans le temps. L’hypothèse qui peut être avancée est que la société du travail est, dans une certaine mesure, née de l’institution par les détenteurs du pouvoir d’une nouvelle catégorisation du social aboutissant à l’attribution à tous les administrés d’une identité professionnelle. La mise en place et le renforcement d’institutions étatiques puissantes à partir du XIII^e siècle a engendré le perfectionnement d’une fiscalité à grande échelle, comme elle l’avait été à l’époque romaine. Reconnaître et localiser les foyers, leur attribuer une cote, collecter la taxe et enfin en vérifier le versement, supposaient la tenue rigoureuse de rôles. Pratiqué à grande échelle, l’enregistrement impliquait par ailleurs de recourir à une langue administrative qui s’appropriait bientôt la pratique de l’écrit.

13Se produisent donc, de façon approximativement concomitante une professionnalisation des agents du pouvoir et une identification des contribuables. La seconde passe à la fois par une normalisation onomastique et par une définition de la position sociale des imposés. Le processus débouche en définitive sur une progressive professionnalisation des enregistrés et donc, en définitive, de la société toute entière. Et cela d’autant plus que, comme le soulignait Norbert Elias26, la fiscalité à grande l’échelle impliquait l’usage du numéraire et accélérait le processus de monétarisation des échanges et des activités économiques et, par la même occasion, l’attribution à chacun d’une occupation principale correspondant à une rétribution (amorce du processus de salarisation). Le recours à la monnaie était également favorisé par le développement de l’administration monarchique, l’ancien système de la récompense féodale cédant la place au versement d’une rente ou d’une gratification. Par une pluralité de canaux, la généralisation et la normalisation de l’enregistrement des populations sous l’égide de l’État ont donc participé à faire émerger le travail comme principe organisateur du social. Au XIX^e siècle l’enregistrement perd de son importance au plan fiscal27, répondant désormais à une exigence de contrôle des administrés de plus en plus forte de la part de l’État. L’identification devient une préoccupation majeure et donne lieu à la généralisation et à la multiplication de documents qui cherchent à fixer et à formaliser l’identité de chacun. La constitution des « identités de papier » passe par la laïcisation et la municipalisation de l’état civil, le développement du système des passeports28 et l’institution du livret ouvrier, mais aussi par la pratique de recensements, réalisés à différentes échelles, mais soumis à une même impulsion d’ensemble. Bientôt les opérations deviennent régulières et précises, mobilisant un personnel nombreux et engendrant une publication statistique volumineuse29.

14L’enregistrement des hommes ne peut cependant être envisagé exclusivement du point de vue des détenteurs de l’autorité publique, dans une perspective qui ferait des populations de simples objets d’une domination qui leur serait totalement extrinsèque30. C’est aussi un élément essentiel de la constitution et de l’approfondissement du lien entre une institution de pouvoir et des sujets qui en reconnaissent la légitimité. L’enregistrement est créateur d’habitus31 car il est l’occasion pour chacun de prendre conscience de l’appartenance à une communauté invisible, impalpable dans l’immédiateté, mais qui se construit dans l’imaginaire de chacun comme l’a montré Benedict Anderson, à propos de la formation des identités nationales32. Cette intériorisation est d’autant plus effective quand, dans un second temps, l’enregistrement devient le début d’une chaîne d’informations qui accomplit une boucle et revient vers les enregistrés à travers des médias en train de se constituer33. Comme l’a souligné Alain Desrosières à propos de la statistique napoléonienne, « un aspect important est que, à la différence de ce qui se faisait dans l’administration de l’ancien régime, elle est destinée à la publication […] »34. La collecte de l’information n’a plus alors seulement pour but de faire parvenir des informations aux institutions qui en sont les initiatrices et qui s’en réserveraient la connaissance, mais aussi de permettre à chacun d’accéder à une connaissance de soi comme élément d’un ensemble qui fait l’objet de représentations partagées35. Cet effet de miroir induit une appropriation par les enregistrés de leur propre image, telle qu’elle leur est renvoyée, qui les pousse à s’y conformer. La norme sort progressivement du cadre des rapports de proximité et s’établit à partir d’une vision d’un monde plus vaste où chacun peut et doit se reconnaître et s’identifier en prenant conscience des chaînes d’interdépendance qui circonscrivent les marges de ses actions individuelles.

15C’est dans ce cadre général que la nomenclature professionnelle se constitue, se diversifie et se précise. L’établissement de listes nominatives, d’opérations de recensement localisant les individus et les identifiant dans leur occupation débouche à terme sur la mise en place d’une taxinomie socioprofessionnelle précise36. Ces opérations, comme d’autres qui se déroulent de façon parallèle (répertoires, bottins, barèmes, annuaires, etc.)37, impliquent une circulation de l’information, c’est-à-dire la mise en place d’une administration et d’une police des habitants mais aussi le développement d’un appareil de médias (journaux, revues, brochures, affiches, etc.), d’espaces de rencontres, d’échanges et de propagation de l’information (sociétés savantes, clubs, cercles et plus généralement toutes les associations), qui permettent de décrire et de divulguer ces modes d’organisation et donc de les rendre opérationnels et vivants38.

Enregistrement et anthropologie de la communication : la négociation de l’identité

16L’hypothèse peut être faite que la mise en place d’une anthroponymie normée et l’assignation à chaque individu d’une occupation sont deux phénomènes qui vont de pair, dont la concordance repose sur le lien étroit entre le travail moderne et le concept d’identité personnelle. L’enregistrement des populations et leur identification professionnelle participent au développement d’une représentation du social inhérente à la modernité, qui renvoie au processus de modernisation tel que l’a appréhendé Jürgen Habermas à travers la notion « d’espace public »39. Si l’on suit la pensée du philosophe allemand dans Théorie de l’agir communicationnel40, la formation ce cet Öffentlichkeit s’insère dans un mouvement plus large de rationalisation de la société déjà décrit par Max Weber41 et qui implique toutes ses composantes42. Dans cette optique l’enregistrement des personnes peut être envisagé non seulement comme la mise en œuvre d’une action institutionnelle de type instrumental mais aussi comme le résultat d’une déclaration qui est une forme d’agir communicationnel. Cette déclaration n’est pas simplement la réponse à une injonction de s’identifier. Elle vaut aussi pour acceptation de la validité du questionnement et donne lieu à un phénomène d’intercompréhension entre recenseur et déclarant. Elle est le moment d’une négociation ou d’une renégociation de l’identité.

17Contrairement aux actes d’état civil qui correspondent à des moments exceptionnels de l’existence et aux actes judiciaires ou aux actes notariés qui engagent la personne, l’enregistrement fiscal ou démographique est quant à lui désespérément ordinaire et c’est précisément ce qui fait son intérêt car l’essentiel de sa signification est concentré dans la formulation de l’identité. On touche ici à quelque chose qui est de l’ordre du « ronronnement de la société » évoqué par une anthropologie de la communication. Celle-ci rejette la conception purement télégraphique43 de la communication, et fait sienne une conception, qualifiée par Yves Winkin d’orchestrale, qui renvoie à une approche interactionniste des faits de langage. Cette conception postule que le message est indissolublement lié au contexte de son émission et de sa réception puisque sa valeur signifiante n’existe vraiment qu’en fonction de ce contexte. Ainsi l’enregistrement des identités des individus ne doit pas être simplement considérée sous l’angle de la collecte d’informations effectuée par l’intermédiaire d’agents pour le compte d’une institution administrative, mais aussi comme un phénomène d’acculturation ou d’enculturation44, c’est-à-dire comme participant à un processus d’« acquisition de rôles ou de statuts »45 qu’on peut repérer à plusieurs niveaux. Les enregistrés ne sont pas qu’émetteurs, mais aussi récepteurs d’informations concernant la mise en place, le déroulement et les objectifs de la procédure d’enregistrement. Les conditions de formulation de l’identité ont des effets sur le contenu explicite de la déclaration (en fonction des attentes de l’enquêteur, de l’image que l’on veut donner de soi, etc.) et les choix qui sont opérés répondent à des pulsions, des sentiments, des stratégies de valorisation46. Les déclarants se trouvent confortés dans l’appartenance à une collectivité sur laquelle l’institution qui recense a prise et exerce son autorité et qui exige par ailleurs d’eux de définir leur identité, c’est-à-dire la place qu’ils occupent au sein de cette collectivité, et cela essentiellement en fonction d’une occupation ou d’un état. Enfin, la déclaration a une signification non seulement pour son énoncé mais aussi par elle-même, en tant qu’acte social vécu, le fait même de s’être identifié et d’avoir été enregistré étant en définitive aussi important pour le déclarant que ce qu’il déclare.

La société du travail, produit de l’enquête

18Classiquement les recensements et, d’une façon plus générale, toutes les enquêtes démographiques peuvent être envisagées de deux façons : pour ce qu’elles énoncent à propos de la société, c’est-à-dire pour leur contenu, ou pour ce qu’elles expriment des catégories de l’État, c’est-à-dire pour leur forme, vue comme la mise en application de schèmes organisateurs. Il existe toutefois une autre perspective qui s’intéresse à leurs effets, que je distinguerai de leurs objectifs. De ce point de vue il n’est pas illégitime de considérer que l’enquête démographique constitue un acte social important dans la construction des identités des individus qu’elle s’efforce de circonscrire47. La généralisation des procédures, leur formalisation, leur répétition, leur publicité apparaissent alors comme des données constitutives d’un processus historique de mise en enquête du social qui est en lui-même constructeur de la société dans son acception moderne48.

19Alain Desrosières a mis en évidence que la collecte des données dépend non seulement de l’état de la population, mais aussi de l’action des autorités à son égard49. En adoptant ce point de vue, on peut considérer que l’enregistrement des individus, répété, institué, inscrit dans le procès général de mise en enquête des populations, instaure de nouvelles formes de lien social et construit l’identité des individus50. D’une certaine façon, on peut même se demander si la notion d’identité individuelle n’est pas inséparable de l’enquête démographique ; d’abord parce que cette dernière définit les contours de l’espace dans lequel cette identité doit s’inscrire ; ensuite parce qu’elle relève d’une inscription individuelle qui qualifie la personne et qui se démarque du simple dénombrement qui n’individualise que pour comptabiliser ; enfin parce qu’elle vise à dresser un tableau exhaustif d’un ensemble d’individus vivant ensemble au même moment51.

20Pour bien appréhender l’enquête démographique comme dispositif, il ne faut pas la réduire à l’ensemble des données consignées dans les registres constitués à cette occasion. Ce serait confondre l’enquête elle-même avec son aboutissement formel, alors qu’il s’agit d’abord d’un acte social qui relève du domaine de l’action autant que de celui de la description52. Plus que les résultats des recensements, ce qui compte pour l’homme du commun c’est bien l’expérience qu’il en fait et, plus encore, la seule connaissance de l’existence de cette forme de savoir. Car le recensement est bien avant tout un projet de connaissance du social qui définit les conditions de possibilité et de « concevabilité » de la société, au premier rang desquelles vient l’attribution à chaque individu d’une occupation.

21Dans les recensements, l’anthroponyme, en l’occurrence prénom et patronyme, ne sert plus à caractériser, mais à repérer et à singulariser53. Son ancienne fonction qualifiante transite vers la nomenclature professionnelle. Celle-ci perd quant à elle son caractère communautaire et strictement déterminé, pour devenir une propriété individuelle plus ou moins librement choisie, et surtout déclarée et proclamée à l’occasion d’actes rituels, comme l’était l’ancienne professio.