1L’électrothérapie, qui connut une certaine vogue à la fin du XVIII^e siècle, n’a guère suscité l’intérêt des historiens de la médecine. Ces expériences pionnières, situées quelques années avant la révolution thérapeutique des Bichat et des Laennec et de surcroît souvent confondues avec une discipline voisine mais distincte, le magnétisme, illustré à l’époque par le très controversé Mesmer, apparaissent aujourd’hui comme des tentatives négligeables de sortir enfin de l’ornière galénique, où semblait s’être embourbé l’art de guérir depuis trop de siècles.

2Il s’agira ici d’électrothérapie et uniquement de cela. Les savants du temps, tels François Masars de Caseles sur lequel je vais m’attarder, parlaient également d’électricité médicale. De nos jours, toutefois, avec la généralisation de l’emploi d’appareils électriques et électroniques à tous les stades de la pratique médicale, cette dernière expression a pris un sens plus large qu’au XVIII^e siècle. Les quelques propriétés de l’électricité que l’on connaissait alors n’étant utilisées qu’à des fins thérapeutiques, il est plus exact de s’en tenir à la notion d’électrothérapie.

3Pour bien comprendre l’irruption de cette nouveauté médicale et les espoirs qu’elle a fait naître à la veille de la Révolution, quelques brefs rappels s’imposent.

4L’électricité est une propriété de la matière observée avec curiosité depuis l’Antiquité, notamment en raison des vertus attractives de l’ambre. Mais c’est au XVIII^e siècle qu’elle devient un authentique objet d’expérimentation scientifique. Les débuts de cette branche de la physique restent attachés à la mise au point de deux appareils révolutionnaires :

• les machines électrostatiques, autrement dit des générateurs produisant de l’électricité à l’aide d’une sphère ou d’un disque animé d’un mouvement rotatif ;

• la célèbre bouteille de Leyde, un accumulateur chimique capable de déclencher une décharge électrique.

5Enfin, de la pléiade de savants qui se consacrèrent à cette discipline, la mémoire collective a retenu la pittoresque figure de Benjamin Franklin. Son influence sur la science européenne des années 1780 est considérable : doublant sa réputation de scientifique de haute stature d’un titre d’ambassadeur de la jeune république américaine à Paris, sa personnalité et ses travaux ont soulevé l’enthousiasme de l’intelligentsia éclairée et ont popularisé l’électricité auprès du grand public.

6Les manifestations de l’action de l’électricité mises en évidences par les physiciens n’ont pas manqué d’éveiller l’intérêt des médecins. De la douleur provoquée par l’étincelle qui s’échappe d’un appareil électrique à la commotion mortelle de la foudre attirée par un cerf-volant, les effets sensoriels et physiologiques de ce mystérieux « fluide » étaient des évidences qu’il fallait expliquer et – pourquoi pas ? – domestiquer pour soulager les maux dont souffrent les hommes.

7Dans le sillage de Privati, de Jallabert et de l’abbé Nolet, qui se lancent dans cette aventure autour de 1750, Masars de Casèles appartient à la seconde génération des électrothérapeutes. Celles des années 1770 et 1780, où s’illustrèrent Mauduit de la Varenne, Sigaud de la Fond, Bertholon ou Jean-Paul Marat. Une génération qui clôt le premier cycle de développement de l’électrothérapie – celui de l’électricité statique, appelé parfois « franklinisation » – auquel succèdera, une décennie plus tard, celui de la « galvanisation » qui exploitera les propriétés des circuits de courant continu.

8Sans jouir du même renom que ces savants, Masars est alors le seul médecin toulousain à s’être initié à l’emploi de l’électricité à des fins curatives et à s’être acquis une certaine réputation qui dépassa les limites de sa ville.

9L’on sait très peu de choses sur le personnage. Si l’on excepte la récente notice de Patrick Ferté, on ne le trouvait signalé que dans quelques ouvrages plus généraux, comme la thèse de Michel Taillefer consacrée à l’Académie des Sciences Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse1. N’ayant pas entrepris de recherches biographiques dans les fonds d’archives, je ne donnerai à son sujet que quelques informations rapides, tirées des manuscrits conservés à la Bibliothèque de l’Académie toulousaine et de ses livres, notamment les trois Mémoires sur l’électricité médicale qu’il a publiés en 1780, 1782 et 1785.

10Il n’est pas natif de Toulouse, mais de Rodez. Il a fréquenté la faculté de Montpellier, où il a obtenu le grade de docteur. Après avoir été appelé – selon ses dires – « par des circonstances qui n’exigeaient qu’un séjour passager […] c’est par choix [qu’il aurait] adopté Toulouse pour [sa] Patrie ». Décision heureuse, puisque, poursuit-il : « à chaque instant je me félicité de cet usage, le plus éclairé que j’aie fait en ma vie »2. Installé dans la Grand Rue (rue de la Fonderie), près des Carmes, il s’est constitué une clientèle nombreuse et socialement très variée : domestiques, ouvriers, artisans côtoient – dans les relations qu’il a laissées – bourgeois et nobles de la cité. À son activité de praticien, Masars ajoute un intérêt soutenu pour la botanique, puisqu’il donnera une collection de soixante-dix plantes étrangères au Jardin botanique de la Sénéchaussée3. Dès le début des années 1770, il s’engage dans les débats qui agitent les milieux médicaux, en premier lieu ceux tournant autour de la question controversée de l’inoculation. Entre 1772 et 1774, il rédige et présente devant l’Académie des sciences de Toulouse, plusieurs mémoires sur le sujet. C’est pour lui l’occasion de croiser le fer avec Dubernard, un autre savant de la ville, et de mettre sous presse sa première publication. À la fin des années 1770, effectuant un séjour à Paris, il se lie avec Mauduit de la Varenne, membre de l’Académie des sciences, qui l’invite à assister à ses travaux d’électrothérapie. Pour plusieurs années, son programme scientifique semble alors tracé : son cabinet toulousain devient un véritable laboratoire d’électrothérapie.

11En quoi consistaient ces expériences ? Quels ont été leurs résultats ? Quels espoirs ont-elle fait naître, tant sur le plan de la pratique que sur celui de la théorie médicale, mais aussi quelles critiques ont-elles soulevées ? Comment se situe l’œuvre de Masars en regard de celle des autres savants qui ont emprunté la même voie que lui ? Autant de questions que les nombreuses relations laissées par Masars dans ses mémoires manuscrits ou imprimés, permettent d’éclairer, tout en apportant quelques éléments utiles pour comprendre les raisons de la longue agonie de la médecine galénique et la difficile émergence de la médecine moderne pendant l’Ancien Régime.

« Bains », « étincelles », « friction »…

12Masars a principalement utilisé trois méthodes d’électrisation. Les deux premières, le « bain » électrique et la commotion par « étincelle », étaient couramment employées dans le reste de la communauté scientifique. En revanche, le Toulousain est reconnu comme l’inventeur d’une méthode que l’on peut qualifier d’intermédiaire : l’électrisation par « friction ». L’on ne possède pas de description précise de l’appareillage employé ni, d’ailleurs, d’un exposé systématique du déroulement des séances. Cependant, en glanant ça et là, au détour d’une phrase, quelques informations et en s’aidant des travaux d’autres savants, il est possible de s’en faire une idée assez exacte.

13Dans tous les cas, Masars utilise une machine électrostatique à plateau et ne se sert que de l’électricité positive4. Un plateau de verre vertical est mis en rotation par une manivelle. Il est en contact avec des coussinets fixes. Ces derniers sont enduits d’une fine poudre de métal ou de sel métallique : le mercure, l’or ou l’étain étant les plus utilisés. L’électricité est produite par le frottement du verre contre la surface des coussinets et est d’autant plus intense que l’assistant du médecin fait tourner le disque rapidement. Le malade se tient sur un « isolateur », certainement un simple tabouret, qui empêche la déperdition d’électricité par le sol.

Document 1. Machine Électrostatique (XVIIIe siècle)

Document 2. Accessoires utilisés en électrothérapie

14Les différentes méthodes d’électrothérapie employées par Masars diffèrent par la variation de deux facteurs :

• l’intensité de la charge électrique communiquée au malade ;

• le type de contact établi entre ce dernier et le générateur électrostatique.

15La thérapie que l’on qualifierait aujourd’hui de douce est appelée « électrisation par bain ». Le malade serre dans sa main l’anneau d’une « baguette de communication » dont l’autre extrémité est mise en contact avec le disque de verre. Les cheveux du patient se dressent sur sa tête, ce qui produit l’effet le plus spectaculaire de cette expérience. Ceux qui l’ont pratiquée l’ont interprétée comme la manifestation de la présence d’un environnement formé d’un fluide électrique où serait immergé le malade : d’où la référence au bain. Les sensations physiques sont à peine perceptibles et plutôt agréables – ce qui a conduit certains praticiens, comme Marat – à considérer que ce traitement était d’une totale innocuité. Masars en fait toutefois de fréquents usages et s’opposera au futur conventionnel sur ce point. Mais très souvent, le bain est associé avec une thérapie plus traumatisante, basée sur les « étincelles ».

16Dans ce cas-là, il n’y a pas de contact direct entre le malade et l’excitateur (Masars parle d’« extracteur ordinaire ») : une tige métallique, isolée du médecin qui la tient par une gaine de verre et pourvue d’une boule à chaque extrémité : l’une est en contact avec la machine tandis que l’autre est approchée du corps. À une certaine distance, se déclenche une étincelle qui provoque une sensation d’autant plus vive qu’est grande la force du courant.

17Les points d’impacts de ces décharges électriques dépendent de l’affection à traiter. Dans le cas de paralysies, de rhumatismes et de tumeurs, c’est la zone douloureuse, atrophiée ou tuméfiée qui est visée. Certaines interventions s’avèrent particulièrement délicates. À propos de M. Nassan, atteint d’un glaucome et d’une paralysie à l’œil droit ainsi que d’une cataracte à l’œil gauche, Masars précise : « Je lui tirai tous les jours, pendant un gros quart d’heure, des étincelles du front, des tempes, des sourcils en approchant des yeux autant qu’il m’était possible, et deux ou trois seulement du globe de l’œil droit »5. Mais certaines maladies sont tellement handicapantes qu’une grande partie de l’organisme est soumis aux effets de l’électricité :

Indépendamment du bain électrique [que Madame Campairol, paralysée et âgée de 46 ans] prenait journellement, et des étincelles que je faisais tirer ensuite du bras et de la jambe malades, j’en faisais encore tirer de tout le corps de la langue, de la joue droite, des vertèbres cervicales, et de tous les autres alentours du col6.

18Bien que rien ne permette de penser, à la lecture de ses textes, que Masars ait employé de manière excessive et dangereuse l’électrisation par étincelle, ce traitement se révèle particulièrement pénible. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’un enfant, tel ce jeune Charlevigne, fils de jardinier, âgé seulement de 3 ans et atteint de deux tumeurs volumineuses et très dures, l’une au genou, l’autre à l’articulation du bras :

Les premières étincelles que je lui tirai sur le bras et sur le genou, lui firent une si vive impression, qu’il n’y eut pas d’efforts qu’il ne fit pour se tirer de dessus l’isoloir, et il ne cessa de pousser des hauts cris, que lorsqu’on l’en eut descendu7.

19Certes, il s’agit d’un enfant, que peut terroriser « l’explosion de chaque étincelle »8 mais, dans le cas d’un adulte, la pénibilité de ces électrisations, n’est pas moins ressentie : « Quant aux effets des séances subséquentes – déclare le médecin à propos de M. de Mirmont, 40 ans, ayant subi une attaque imparfaite de paralysie – ils parurent un peu trop agissants sur lui ». Notamment à cause de l’« agitation qu’il éprouvait dans toutes ses parties lorsque je l’électrisais, et par beaucoup de dispositions qu’il se sentait à l’impatience. Il craignait les étincelles ; il répondait avec humeur, contre son ordinaire, aux questions qu’on lui faisait ; il se tournait, il se retournait, il s’agitait malgré lui sur l’isoloir, etc. »9.

20À ces tourments, s’ajoutent divers désagréments secondaires, qui se manifestent pendant ou après l’électrisation : « Les crises les plus fréquentes de l’Électricité – résume Masars – sont, ainsi que la plupart de celles que déterminent les émétiques et les purgatifs, les selles, la salivation, la transpiration, etc. »10. Dans le cadre du traitement des yeux rappelé ci-dessus, « chaque séance électrique déterminait un assez grand écoulement de larmes »11. « Cardialgies », « vomissement précédé de nausées », « flux hémorroïdal inhabituel », « expectoration abondante de matières visqueuses », et « très copieuse évacuation d’urine »12 sont signalés ; mais aussi des dérèglements menstruels, comme ces « évacuations périodiques [que Dame Cambon] n’attendait pas encore », et qui « parurent, mais en plus grande quantité qu’elle n’avait fait depuis sa maladie, et avec dégoût, bouche mauvaise »13.

21Conscient des inconvénients des deux méthodes qu’il utilise à l’instar de ses maîtres comme Mauduit, Sauvages ou le Viennois Haen, Masars expérimente des procédés qu’il juge plus énergiques que l’inoffensif bain et moins « intolérables »14 que les douloureuses étincelles. Il ne semble guère avoir une grande confiance en l’électrisation par aigrettes qui « se pratique – en suivant Marat – en présentant une pointe métallique aiguë à la partie affectée »15, car il ne la mentionne que très rarement. Pour atténuer le choc électrique de l’étincelle, il peut également déclencher celle-ci, non pas sur le corps du malade, mais sur la machine elle-même, en maintenant « la baguette à deux boules enfermée dans son tube de verre » en contact avec la peau et en l’approchant du disque16… Mais ce ne sont semble-t-il que des expédients qui n’ont pas les avantages de la méthode qu’il a mise au point vers 1782 et qui lui a valu très tôt la reconnaissance de la communauté scientifique : dès 1784, Marat la signale en lui en attribuant la paternité et Paul Vigouroux, un siècle plus tard, y fait encore référence17. Voici comment Masars la décrit :

J’imaginais de faire mettre au malade un bas de laine qui couvrît la tumeur du genou, d’envelopper la tumeur du coude d’une flanelle qui s’y plaquât exactement, et après toutes ces dispositions, de promener très légèrement sur ces tumeurs la boule de mon extracteur ordinaire, où, ce qui serait peut-être plus utile (à raison de sa plus grande surface quand il porterait à plat), l’anneau d’une baguette de communication dont je fis redresser l’extrémité opposée pour la tenir par un manche de verre […].
Cette dernière manière d’électriser, que je n’ai trouvée décrite nulle part, et que j’ai cru devoir appeler par friction, me parut réunir toutes les conditions que j’avais en vue18.

22Sans doute en soulignant un peu le trait, Masars insiste sur le confort de la méthode qu’il a mise au point, en rapportant les propos d’un malades à qui il l’a appliquée :

Il en parlait comme d’un moyen qui portait jusque dans les replis les plus reculés des parties souffrantes, une chaleur douce, fine, moelleuse, balsamique, qui s’y insinuait avec un tel sentiment de calme et de volupté, que quand même il n’aurait pas eu besoin de ce remède, il en aurait usé, disait-il, par plaisir19.

23Le protocole de soins type, tel qu’il se dégage des quelques dizaines de cas relatés, comporte une séance quotidienne – très exceptionnellement deux20 – d’une durée d’une demi-heure, partagée pour moitié entre l’électrisation par bain et celle par étincelle. La durée du traitement est fonction de la rapidité des résultats enregistrés. Parfois, au bout d’une vingtaine de jours, la guérison est acquise, mais certains malades sont restés en cure pendant trois mois. Masars semble toutefois considérer que deux mois constituent la durée optimale des soins, avec, ensuite, si besoin est, une séance hebdomadaire pour consolider les effets du traitement initial. Mais, ce qui est souvent déterminant, c’est la décision du patient.

Une honnête clientèle

24Qu’est-ce qui conduisait un patient vers une cure aussi longue, aussi pénible et dont les résultats pouvaient apparaître d’autant plus incertains que la méthode ne pouvait guère se prévaloir du soutien consensuel du monde savant ?

25La première raison – de loin semble-t-il la principale – est le désarroi de malades qui affrontent un mal ayant tenu en échec les autres thérapies. Sans forfanterie, mais avec le scrupule de présenter aussi précisément que possible l’état de ses patients lorsque leur traitement électrique a débuté, Masars trace au fil des pages le tableau des souffrances de nos lointains ancêtres et, il faut bien le reconnaître, de l’impuissance de ceux qui faisaient métier de les guérir. Le cas de cet homme de condition dont le nom n’est pas cité, car il était « épuisé par tout ce que le goût honteux de l’onanisme et de la débauche avec les femmes a de moins excusable », semble un condensé des extrémités auxquelles pouvait conduire la quête désespérée d’un soulagement efficace :

Il n’y avait pas de remède inconciliable par lequel on ne l’eût point fait passer. Émétiques, bouillons rafraîchissants, poudre d’Alhaud, petit lait, privation de vin, opiats stomachiques, bains chauds, bains froids, pédiluves dans le marc de vendange, pédiluve dans la décoction de mauves, eaux thermales de Balaruc, eaux de Capvern acidulées, etc., etc. Cet infortuné n’avait qu’une apparence de vie21.

26D’autres, tel Monsieur Nassan dont les affections oculaires multiples paraissent irréversibles, avaient fait de longs déplacements pour rencontrer des spécialistes renommés. Granjean à Paris et Janin à Lyon s’étant déclarés sans secours, « il vint se faire électriser après avoir épuisé tous les remèdes qui lui avaient été conseillés par ces habiles chirurgiens oculistes, et postérieurement par les médecins de Toulouse et de Montpellier »22. Bien que très réservé à l’égard de ses chances de réussite dans des cas aussi désespérés, Masars, désireux de mesurer l’étendu des pouvoirs de l’électricité, accepte de prendre en charge les malades. Pareil cas de conscience se pose face à des handicaps de naissance, comme il l’avoue à propos du Sieur Assier :

Cette maladie que je regardais comme originelle, ne me parut pas susceptible de cure, tant à raison de son ancienneté, de la maigreur du bras, et de l’excessive sécheresse de l’avant-bras et de la main, que du vice d’articulation de l’avant-bras avec le carpe, cependant je me décidai à électriser le Malade, moins dans l’espoir de le guérir, que dans l’objet de voir jusqu’où pouvaient s’étendre les effets isolés du fluide dans une circonstance aussi défavorable23.

27Comment le médecin toulousain convainquait-t-il ses patients de se soumettre à un traitement électrothérapeutique ?

28Une partie d’entre eux apparaissent comme des membres de sa clientèle, qui ont accepté les procédés novateurs qu’il expérimente. Une autre, formant une petite minorité, est révélatrice d’une certaine notoriété locale. Ils viennent sur recommandation. Celle de leur médecin, après d’autres thérapies qui soit ont échoué – comme Cortal, un « cordonnier pour femme », atteint de vives douleurs au ventre et d’une paralysie incapacitante pour son métier – soit ont eu des succès partiels – le dénommé Drhue, un ébéniste allemand installé à Toulouse, arrivant d’une cure à Bagnères-de-Bigorre sans être complètement rétabli d’une attaque d’hémiplégie24. La recommandation peut également venir de personnes influentes, tel ce curé d’Aussone, inconnu de Masars, qui décide une paroissienne de lui confier son fils de neuf ans atteint d’une atrophie de l’épaule25.

29L’effet de mode n’est enfin pas à exclure. L’électrothérapie jouit d’une certaine faveur. On en parle dans le public. En témoigne le Sieur Toulan, conducteur de la diligence de poste :

La circonstance de ses fréquents voyages à la capitale, l’avait mis à même de parler de l’état de sa femme [atteinte de cécité] à nombre de médecins, que le hasard avait fait trouver dans sa voiture. Il en avait rencontré plus d’un qui lui avaient parlé de l’électricité comme de la seule ressource qu’il eût à tenter26.

30Certains, mêmes, par expérience personnelle sont déjà tout acquis : Monsieur Beurré, victime de crampes fréquentes vint le « prier de l’électriser. Sa confiance dans ce remède venait de ce qu’il l’avait guéri antérieurement d’une douleur sciatique qui avait résisté à tout autre moyen »27.

31Seul électrothérapeute de la région, Masars draine naturellement la clientèle désireuse de bénéficier de ces méthodes nouvelles et prometteuses. Ne pouvant soigner des douleurs articulaires, M. D… L…, chevalier de Saint-Louis, « imagine de se faire électriser » et lui demande son « avis sur ce projet »28. Cela lui attire même quelques patients depuis des localités éloignées : Monsieur P. de Bordeaux, de retour des eaux de Balaruc, fait halte à Toulouse, « déjà déterminé à se faire électriser sur les conseils qu’il avait reçus à Paris et sur l’opinion de médecins très instruits qui le dirigeaient à Montpellier »29.

32Masars avait donc des partisans. Il doit même parfois modérer leur enthousiasme. Pressé par le matelot Jacques Trégar, congédié de la marine royale de Brest et pensionnaire de l’hôtel-Dieu de Toulouse, de soigner une arthrite invalidante de la main, consécutive à deux gonorrhées virulentes, le médecin avoue : « Je me vis presque forcé […] de céder à l’impatience qu’il montrait d’être électrisé, à la bonne opinion qu’il avait de ce remède »30.

33Mais les adversaires de ses expériences ne manquent pas. Le savant toulousain répond avec un certain agacement aux manifestations les plus vives ou les plus sournoises de cette hostilité ; celle, par exemple, d’un « Esculape du faubourg »31 ou bien de ce « curé qui se mêle de faire de la médecine »32… Avec une honnêteté qui l’honore et dans la belle langue des Lumières, il se désole de ces mésaventures, qui lui ont fait perdre plusieurs patients avant la fin de leur cure33: « C’est ainsi que sous le dehors de la sagesse et du savoir, l’ignorance et la mauvaise foi se jouent de la crédulité de la multitude »34.

34Il faut dire que sans conseils malveillants, bien des soins s’interrompent brutalement, à la grande consternation du praticien, qui ne comprend pas les raisons de ces défections. À l’examen des récits qu’il nous livre, plusieurs d’entre elles se dégagent pourtant facilement.

35Une cause majeure de ces abandons prématurés est l’opinion que le malade se forge – par delà l’avis de son médecin – de son état. Et cela quels que soient les résultats des soins. Rares sont les accusations d’aggravation du mal consécutives à la thérapie, comme celles répandues par Madame Campairiol qui « se plaignait que l’électricité lui avait fait plus de mal que de bien »35. Très souvent l’électrisation n’a que des effets limités. Le découragement finit alors par l’emporter presque inéluctablement : croisée dans la rue par le domestique du médecin et interrogée par lui sur le brutal arrêt de ses visites, une ancienne patiente, la couturière Madeleine Escap, « continua son chemin en lui répondant que ces secours ne lui avaient été d’aucune utilité »36. Mais quand le succès est clairement reconnu, tant par le malade que par son guérisseur, ce dernier n’est pas à l’abri d’une mauvaise surprise. L’électrothérapie a été expérimentée avec bonheur sur un étameur-fondeur en étain, Domergue, dont les rhumatismes des mains lui semblaient liés aux produits chimiques manipulés et inhalés pendant son travail. Cela n’empêcha pas l’artisan, qui avait retrouvé « toute la souplesse qui […] manquait » à ses mains, de quitter « furtivement » le cabinet médical et de refuser obstinément de poursuivre le traitement pour éviter les rechutes37.

36La pénibilité des séances, associée à l’astreinte qu’occasionne la présence quotidienne dans le laboratoire pendant plusieurs semaines d’affilée, apparaît ainsi comme le second facteur explicatif de ces nombreuses défections.

37En revanche, le coût du traitement ne semble pas devoir être retenu. L’enthousiasme philanthropique de participer à une aventure scientifique pionnière est le seul mobile qui anime Masars. La rémunération qu’il demande est fonction du statut social de son malade. Lorsqu’il a affaire à des personnes jouissant de revenus convenables, il n’est pas gratuit, mais à ses nombreux patients de condition modeste il ne réclame que les trois sols « fixés pour les pauvres ». Ils lui servent à rémunérer les frais du « tourneur », autrement dit de l’assistant chargé d’actionner la manivelle de la machine électrostatique38.

Scepticisme et hostilité d’une partie du milieu médical

38Souvent, c’est un scepticisme poli qui accompagne les offres de service du médecin novateur. Invité avec deux chirurgiens de la ville à se prononcer sur un diagnostic difficile – une fracture du fémur, une luxation ? – Masars suggère de traiter le jeune patient victime d’une chute de cheval :

Ma proposition ne fut pas rejetée, mais il me fut aisé de m’apercevoir à la manière dont elle fut accueillie, qu’elle n’était adoptée que par honnêteté pour mon opinion, et parce qu’on savait par ailleurs très bien qu’il ne pouvait en résulter aucun fâcheux événement39.

39La perplexité et la division du monde savant à propos des potentialités thérapeutiques de l’électrisation transparaissent clairement dans les relations qu’entretient Masars avec l’institution hospitalière.

40Au cours des années 1780-1782, Masars traite par ce procédé plusieurs malades de l’hôpital général de La Grave. Cette intervention, qui se fait au sein même de l’établissement soulève dès le début des réserves parmi l’encadrement médical, composé d’un médecin et d’un chirurgien. Le détail de ce différend n’est pas connu. On ne doit pas exclure une part d’hostilité provoquée par l’intrusion d’un praticien étranger à l’hôpital et la concurrence qui en résulte avec ses confrères titulaires de l’office. La question est portée le 28 décembre 1780 devant la direction de l’hôpital qui prie cependant Masars « de continuer ses soins aux paralytiques », tout en ajoutant « que suivant le succès, il [lui] serait livré autant de malades qu’[il pourrait] guérir ». Cette précaution étant justifiée par un précédent peu concluant qui – au passage – révèle que quelques tentatives sans lendemains d’électrothérapie avaient déjà eu lieu à Toulouse : « L’électricité […] était un remède qu’on faisait autrefois et duquel on n’avait pas eu de succès »40.

41Cette précaution n’est pas de pure forme, puisque, entre décembre 1780 et mars 1782, plusieurs délibérations du Bureau de l’Hôpital sont consacrées à la question. Les résultats thérapeutiques, s’ils ne sont pas miraculeux ne sont pas non plus négatifs :

• Le 28 juillet 1781, « la direction avait délibéré de continuer ce remède, vu les bons effets qui en avait été la suite »41…

• En octobre, un rapport circonstancié est rédigé par deux commissaires du bureau. Les appréciations sont nuancées. Sur six pauvres traités, deux n’ont eu aucun bénéfice de la cure, Lyonnet, qui n’a été électrisé que huit fois et a refusé de continuer l’expérience, et Paschal Gallis, rendu aveugle par une cataracte ; un autre, le dénommé Charac, atteint de paralysie, n’en a tiré qu’un léger soulagement ; mais trois ont présenté une amélioration spectaculaire de leur état après une vingtaine de séances. Il s’agit de Vincent dit Fangeau, qui a quitté l’hôpital et qui vivote en faisant des « petits boulots » – porte-faix, croque-mort – et en mendiant aux abords de Saint-Etienne ; de Pic, qui a repris ses activités de jardinier ; enfin, de Paule Laffont, devenue hémiplégique après un accouchement, dont la guérison est telle que les commissaires concluent à son sujet : « On ne peut disconvenir d’un mieux sensible dans l’état de cette femme, et l’on ne peut se refuser au désir qu’elle a de continuer ce remède dans lequel elle paraît avoir la confiance la plus vive »42.

42Masars a-t-il gagné la partie ?

43Rien n’est moins sûr, puisque le 19 mars 1782, une nouvelle délibération, sans doute inspirée par les praticiens de l’établissement, vise explicitement à atténuer les appréciations positives du bureau notées précédemment. Celles-ci ne doivent pas « donner lieu de croire que la Direction a attribué spécifiquement à la vertu de l’électricité les soulagements qu’ont reçus les infirmes confiés aux soins charitables de M. Masars de Cazèles » ; d’autant que « le bureau a déclaré qu’il n’a jamais entendu entrer dans les questions agitées entre M. Masars et le médecin et chirurgien de l’Hôpital »43.

Philanthropie, empirisme… et archaïsme galénique

44En dépit de ces vicissitudes, la carrière de Masars, est rien moins qu’honorable.

45Sans avoir obtenu de véritable gloire nationale, il figure à Toulouse, parmi les personnalités scientifiques en vue, à la veille de la Révolution. Membre correspondant, puis associé régnicole de la Société royale de Médecine de Paris, il a adressé plusieurs contributions qui ont reçu un accueil plutôt favorable. Il occupe depuis 1782, le fauteuil n° 19 de l’Académie des Sciences Inscriptions et Belles Lettres de sa ville au titre d’associé ordinaire du Secteur de botanique. Il y a présenté plusieurs communications qui ont donné lieu à un compte rendu élogieux dans les Mémoires imprimés de la société savante en 1784. En 1792, son dernier ouvrage, le Recueil de mémoires et observations, précise qu’il est également membre de l’Académie des sciences de Béziers et de celle de Dijon, ainsi que de la Société patriotique et académique de Valence.

46Que lui a-t-il donc manqué pour atteindre une notoriété durable ?

47L’homme n’est pas sans qualités. Il appartient à cette génération de médecins qui baigne dans l’optimisme des Lumières et associe le progrès de la connaissance à une mission philanthropique. Évoquant les grandes découvertes de l’électricité de son époque, « il était naturel – conclut-il – que la médecine les tournât au profit de l’humanité souffrante »44. Aussi n’est-il pas sans signification d’insister sur sa propension à s’intéresser aux fronts pionniers de la médecine de son temps : l’électrothérapie est de ceux-là, mais l’on ne doit pas oublier l’inoculation, qui l’a occupé dans les années 1770. Le soin égal qu’il consacre au plus humble de ses malades comme au plus notable transparaît à chaque page des comptes rendus qu’il consacre à leur traitement et témoigne que sa philanthropie n’est pas un idéal abstrait, mais trouve dans sa pratique quotidienne de nombreuses occasions de se manifester.

Document 3. Avis de la Société royale de Médecine sur les travaux de Masars (1782)

48Sa culture scientifique est étendue et lui permet, dans un Mémoire sur la nature du feu électrique présenté à l’Académie de Toulouse, d’exposer l’ensemble des théories qui sont débattues en matière d’électricité, en citant de nombreux auteurs français comme étrangers. Le savant, enfin, est d’une rigueur déontologique sans faille. Il rapporte ses échecs et ses déceptions comme ses réussites, avec un égal souci de donner l’information la plus complète sur les résultats de ses travaux.

49Pourtant, il serait outré de voir en lui un génie injustement oublié par la postérité. La principale faiblesse de son œuvre de chercheur tient dans le caractère sommaire de sa démarche expérimentale. Les mémoires qu’il rédige fourmillent de détails, parfois pittoresques (nous en avons eu des illustrations) ; des détails scrupuleux, certes, mais dépourvus d’axes problématiques clairs. Pourquoi tel procédé – le bain, la friction, l’étincelle… – plutôt que tel autre ? Nulle part un semblant d’information ne met le lecteur sur la voie. Même si les appareils de mesure de l’électricité sont alors inconnus et si une approche quantitative de ces phénomènes « énigmatiques » demeure hors de portée des savants, un minimum d’informations sur la vitesse de rotation de la machine électrostatique – dont on sait alors qu’elle détermine la « force » de la charge électrique produite – ou de réflexion sur la durée du traitement – pourquoi un quart d’heure dans la plupart des bains électriques ? – auraient témoigné de son désir d’appréhender, autrement que sous un angle descriptif, les phénomènes qu’il étudiait. Enfin, on ne saurait passer sous silence une difficulté – soulignée par exemple par ses détracteurs de l’hôpital de la Grave : comment faire la part entre ce qui relève de l’électrothérapie et ce qui est à mettre au crédit d’autres soins curatifs, notamment médicamenteux. Très rares sont en effet les protocoles strictement électro-thérapeutiques. Combien de présentations aussi vagues que celle-ci : « Je le mis à l’usage des céphaliques, des légers incisifs, de délayant, etc. Il prenait tous les jours un bain électrique vers la fin duquel je lui faisais tirer des étincelles… »45 ? Que sont ces produits évoqués seulement de manière générique ? En quelle quantité sont-ils administrés ? Selon quelle voie ? Comment interpréter le « etc. » ? S’agit-il de ce « bouillon d’écrevisses », si souvent recommandé, ou de « corroborants », de « purges », de « saignées », ailleurs prescrits sans plus de souci de détails.

50Il est vrai que sur tous ces points, Masars n’est pas pire que bien des savants de son temps, mais il n’est pas à la hauteur des plus grands, qui, eux ont déjà franchi les seuils où il reste comme bloqué.

51Au-delà de ces interrogations centrées sur l’individu qui nous a occupé ici, bien des critiques de même ordre pourraient être adressées aux autres pionniers de l’électrothérapie. Car si le peu de célébrité que Masars s’est acquise s’est vite estompée, pareil constat peut être fait pour les électrothérapeutes qui ont œuvré – et pas toujours en vain – avant Galvani et les célèbres expériences qu’il entreprend à partir de 1786 sur l’excitation musculaire par un courant électrique.,

52Je signalerai rapidement trois obstacles presque infranchissables qui s’opposaient à leur réussite.

53Le premier – qui est loin d’être totalement levé aujourd’hui et qui est comme consubstantiel à la recherche médicale – tient aux conditions de l’expérimentation : le cabinet de soin est en même temps un laboratoire. En utilisant les animaux, d’autres savants – Marat est du nombre avant Galvani et ses grenouilles – ont à peine commencé à dissocier la phase purement expérimentale du stade de l’application thérapeutique. Masars, lui, ne l’a pas fait. Sa première mission étant de soigner un patient particulier, il ne pouvait se hasarder à réaliser des expériences potentiellement dangereuses. Il devait se fier soit à ce qu’il avait tiré comme leçons de soins réalisés par lui antérieurement, soit à ce qu’il avait appris auprès de médecins comme Mauduit ou dans ses lectures. Bref, arpenter avec prudence des sentiers balisés et se contenter de tâtonner alentour.

54Tâtonner sans grande chance de succès. Car, tant sur le plan de la théorie électrique que sur celui de la théorie médicale, ne se profilait alors aucune ouverture épistémologique.

55Le second obstacle était donc l’ignorance profonde de la nature physique de l’électricité. Le Mémoire lu devant l’Académie de Toulouse est à cet égard révélateur : en quelques pages, Masars fait l’inventaire de toutes les hypothèses en circulation. De cette confusion générale, il retient celle d’un « feu électrique », qui ne lui donnait guère d’outils conceptuels pour penser le rôle de l’électricité dans la physiologie des êtres vivants et en inférer des applications thérapeutiques fondées sur d’autres données que celles d’une pratique totalement empirique.

56Quant au troisième obstacle, il est de même nature que le précédent mais porte cette fois sur les longs errements du galénisme jusqu’aux premières décennies du XIX^e siècle. Lorsque Masars veut donner un semblant d’explication physiologique aux troubles qu’il traite, c’est à l’antique médecine qu’il a recours :

Sa maladie – commente-t-il à propos de l’hémiplégie de l’ébéniste allemand Drhue – ne dépendait que d’humeurs lentes et visqueuses qui tiraillaient douloureusement la jambe, l’épaule et le bras lorsqu’elles étaient parvenues à un certain degré de congestion, et les tenaient dans l’atonie lorsque la congestion était moindre, soit par une action immédiate sur les nerfs moteurs de ces parties, soit par toute autre manière d’empêcher l’action de ces mêmes nerfs46.

57Alors l’électrothérapie, un fourvoiement de la médecine vers une impasse théorique ? Comme ce fut auparavant le cas lorsque après Paracelse les iatrochimistes entreprirent de substituer leurs paradigmes alchimiques à ceux de la médecine humorale ? Ou lorsque, dans le sillage de Descartes, le mécanisme eut la faveur des médecins ? Certainement oui, si l’on considère des électrothérapeutes comme Bertholon, dont la plume de Marat résume en terme acerbe la prétention à « en faire la médecine universelle : non content de la regarder comme le seul remède à nos maux, il en fait encore le seul préservatif de la santé »47.

58Mais Masars, homme prudent et de bon sens, même si on sent chez lui quelques tentations dans cette direction, se refusera d’aller aussi loin, en traçant dans le même temps les limites de son entreprise : « Il n’est point en médecine de spécifique général ». Pour lui, l’électrothérapie est un moyen, à côté d’autres, pour lutter contre la maladie. En ce sens et parce qu’il a contribué à explorer quelques-unes de ses propriétés curatives reconnues encore de nos jours, il méritait bien d’être évoqué parmi les médecins qui, dans l’exercice de leur art, ont illustré la pensée des Lumières à Toulouse.

Sigaud de La Fond (Joseph-Aignan), De l’électricité médicale, Paris, 1803.