Médecine et médecins à Toulouse au siècle des Lumières
| ,II – Tâtonnements vers une nouvelle médecine
Jean-François Icart (1734-1803), chirurgien castrais, promoteur de la formation des sages-femmes en Languedoc
Texte intégral
- 1 Ce premier édit royal réglementant la profession de sage-femme charge les communautés de c (...)
1Sous l’ancien régime, l’accompagnement des accouchements était généralement assuré par des femmes d’âge mûr, souvent détentrices d’un certain savoir-faire acquis avec le temps, apaisantes du fait de leurs propres expériences passées, bien intégrées à la communauté féminine de leur village ou de leur quartier, mais ne disposant généralement d’aucune formation théorique, les sages-femmes ou matrones. En cas de difficultés, elles pouvaient faire appel à un chirurgien, souvent guère mieux formé qu’elles et accueilli avec réticence par les femmes en couche. La situation commence à évoluer au XVIIe siècle. Les chirurgiens les plus ouverts peuvent désormais s’initier à l’obstétrique. Ils manquent cependant d’expérience pratique et il faut attendre la fin du siècle pour voir apparaître quelques chirurgiens accoucheurs. À partir de 1670, dans le cadre de la Contre-réforme catholique, les pouvoirs politiques et religieux entreprennent d’exercer un contrôle des sages-femmes : elles doivent s’engager à éviter les avortements et les accouchements clandestins et à administrer le baptême catholique aux bébés en danger. Un édit royal institue en 1692 pour la première fois une vérification de leurs capacités par les communautés de chirurgiens1. Cette disposition est confirmée et complétée en 1730 avec la publication de règles de formation et d’examen, règles variables selon le lieu d’exercice futur. Dans les villes possédant une communauté de chirurgiens, l’apprentissage théorique et pratique des sages-femmes est de deux années ; il est sanctionné par un examen en deux épreuves devant un jury de deux maîtres chirurgiens. Pour les petites villes, un examen allégé marque la fin d’une formation essentiellement pratique. Enfin, pour les bourgs et villages ruraux, un simple contrôle est pratiqué. Ces modalités tardent d’ailleurs à être appliquées : beaucoup de communautés de chirurgiens ne sont pas à même d’assurer un cours d’obstétrique et s’abstiennent même de faire passer les examens.
2Pourtant l’importance de la formation obstétricale commence à être reconnue. Paradoxalement, celle-ci touche en premier lieu les acteurs les moins impliqués, les chirurgiens. En Languedoc, les Écoles royales de chirurgie de Montpellier et de Toulouse sont dotées d’une chaire d’obstétrique, à Montpellier en 1759, à Toulouse en 1761. Mais la plupart des acteurs de terrain restent peu et mal formés.
3Il faut attendre les années 1760 pour que la nécessité d’une réelle formation de l’ensemble des sages-femmes soit l’objet d’une prise de conscience collective à laquelle participent non seulement des médecins, des chirurgiens et quelques sages-femmes qualifiées mais aussi des administrateurs et les plus hautes autorités du Royaume, soucieuses de mettre un terme à des pratiques « qui enlèvent, dès le berceau, tant de sujets au roi ».
4En 1759, Angélique-Marie Le Boursier, dame Ducoudray, maîtresse sage-femme brevetée, entreprend une série de cours de formation des matrones dans les provinces. En 1767, le roi confirme sa mission en lui demandant d’« enseigner l’art des accouchements dans toute l’étendue du royaume ». Elle poursuit cette tâche jusqu’en 1783, visitant la plupart des provinces et formant de nombreuses sages-femmes et des chirurgiens démonstrateurs chargés de démultiplier son enseignement. Elle s’appuie notamment sur un Abrégé de l’Art des accouchements, qui connaît plusieurs éditions (Paris, 1759 ; Saintes, 1769 ; Châlons-sur-Marne, 1773 ; Paris 1776-1777). En 1769, le médecin du roi Joseph Raulin complète cet effort des pouvoirs publics en publiant des Instructions succinctes sur les accouchements, en faveur des sages-femmes des provinces, faites par ordre du Ministère. Bientôt d’autres manuels de formation paraissent, comme les Principes sur l’art d’accoucher, par demandes et par réponses, en faveur des sages-femmes de province de Jean-Louis Baudelocque (Paris, 1775), le Catéchisme sur l’art des accouchements pour les sages-femmes de la campagne d’Anne Amable Augier du Fot (Paris, Soissons, 1775), le Cours d’accouchemens en forme de catéchisme, par demandes et par réponses de Jacques Telinge (Paris, 1776), ou le Précis de l’art des accouchements en faveur des sages-femmes et des élèves en cet art de Michel Chevreul (Paris, Angers, 1782).
5Le Languedoc reste dans un premier temps à l’écart de ce mouvement. Madame Ducoudray se heurte dans la province à l’hostilité des universitaires, notamment de ceux de la Faculté de médecine de Montpellier, à la mauvaise humeur des chirurgiens, à la passivité enfin des États. Lorsque, le 12 avril 1771, elle demande à l’intendant son accord pour donner son cours à Toulouse, elle reçoit en retour une réponse dilatoire : malgré l’intérêt de son action, il convient de s’en remettre aux diocèses qui doivent dégager les moyens financiers nécessaires. Elle n’insiste pas. C’est dans ce contexte qu’intervient le chirurgien castrais Jean-François Icart (1734-1803).
Jean-François Icart, Chirurgien de renom
- 2 Registres paroissiaux de Massat. Dans Biographie et chroniques castraises, Magloire Nayral (...)
- 3 Selon la biographie établie par Magloire Nayral, il est nommé au grade de chirurgien major (...)
6Jean-François Icart est né le 12 novembre 1734 à Massat2, petite ville du diocèse de Couserans. Nous ignorons tout de sa formation. Nous savons seulement qu’il s’engagea très tôt dans la Marine (probablement entre 14 et 16 ans) et qu’il exerça pendant neuf ans le métier de chirurgien puis de chirurgien major3 sur les vaisseaux du roi. A-t-il fréquenté l’une des écoles de chirurgiens navigants de Rochefort, Brest ou Toulon ? Nous l’ignorons et il n’en fait jamais état. Il quitte en tout cas la Marine vers 1759 et s’établit dans un premier temps à Moissac, devenant membre de la communauté des chirurgiens de la ville. À 25 ans, « il avait déjà – disent les textes – fait un nombre considérable de belles cures, la plupart étant de nature à étonner les personnes les plus expérimentées de cette profession ».
- 4 Il s’agit de Joseph Samuel de Brunet Castelpers-Panat, descendant des Panat et des Castelp (...)
7Sa réputation s’étend rapidement à toute la région. Il est ainsi appelé en Haut-Languedoc par le comte de Panat4, chef d’escadre de la marine royale, affligé d’une tumeur à la gorge jugée incurable. Icart le traite avec succès. Plusieurs autres opérations spectaculaires lui font mériter la confiance publique.
8L’évêque de Castres, Jean-Sébastien de Barral, prélat éclairé et excellent administrateur, s’efforce de le fixer localement. En 1763-1764, il convainc les deux diocèses voisins d’Albi et de Lavaur de s’associer à cette démarche. Les trois diocèses proposent donc d’attribuer chacun au chirurgien une pension de 500 livres, à condition qu’il réside dans l’une des trois villes épiscopales et qu’il séjourne dans chacune d’elles au moins trois mois par an, qu’il opère gratuitement les pauvres des hôpitaux, et tous autres présentés par les commissaires diocésains. Il serait en outre très utile aux troupes du roi en quartier à Castres. Les familles aisées y trouveraient également un avantage car, ayant localement un chirurgien confirmé, elles ne seraient pas obligées d’en faire venir un de l’extérieur à des conditions prohibitives. Il est remarqué à cette occasion qu’Icart a déjà réalisé dans les trois diocèses « un très grand nombre de belles et difficiles opérations, non seulement sur les personnes de distinction, qui, sur sa réputation, l’avoient appellé, mais encore sur une multitude de pauvres qui lui doivent la vie […]. Il n’y avoit presque aucune opération difficile de la chirurgie qu’il n’eût exécutée avec une dextérité et un succès admirables. […] Telles étaient celles des cancers au sein ou aux autres parties du corps, des polipes arrachés par la bouche, des fistules à l’anus, des fistules lacrimales compliquées de carie, des anévrismes aux bras, des emputations de différentes parties, des ulcères anciens, de la cataracte, des buboncelles »…
- 5 Arch. dép. du Tarn, B 316 (1776).
9Mais les États du Languedoc, craignant un précédent, refusent d’entériner les décisions des trois assemblées diocésaines. Icart s’établit cependant définitivement à Castres, où il dispose du soutien appuyé de l’évêque. Il y devient rapidement lieutenant du premier chirurgien du roi, chirurgien des hôpitaux, inspecteur des bains et eaux minérales de Rennes (-les-Bains). Sa notoriété l’amène souvent hors de la ville : il est appelé pour réaliser des opérations dans toute la région, et même au-delà. Cette activité débordante ne va pas toujours sans critiques ; une longue polémique, menée par l’intermédiaire du Journal de Médecine, éclate avec le médecin local Alexis Pujol, autre protégé de l’évêché, sur la technique de contention interne des fractures et sur les modalités de recours à l’amputation ; cette polémique se terminera par une plainte et un jugement à l’avantage du chirurgien (août 1776)5. Icart devient chirurgien inspecteur des hôpitaux militaires du Languedoc, puis chirurgien major surveillant des hôpitaux du Languedoc (1780), charges qui lui procurent de solides revenus. Opérateur habile (Portal cite plusieurs de ses cures chirurgicales), Icart prend part au débat médical et chirurgical de l’époque en rédigeant de nombreux mémoires touchant notamment au traitement des tumeurs cancéreuses et aux techniques chirurgicales et en les adressant à l’Académie de chirurgie. Il devient en 1778 membre associé de cette Académie (il est aussi membre correspondant de la Société des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse et de la Société royale des sciences de Montpellier notamment).
Icart et les cours d’accouchement
- 6 Jean-Marc de Royère (1727-1802), d’origine périgourdine, prend en 1773 la succession de Je (...)
- 7 Il s’agit là de l’un des rares livres de formation des sages-femmes publiés à cette époque (...)
10Jean-François Icart s’intéresse très tôt aux problèmes obstétricaux. Dès 1764, selon ses dires, il commence à réfléchir sur les moyens les plus prompts et les plus efficaces de lutter contre la trop grande fréquence des accidents de naissance. Après la mort, en 1773, de son protecteur, Monseigneur de Barral, il convainc le nouvel évêque, Monseigneur Jean-Marc de Royère6, lui aussi bon administrateur, de le soutenir. Certes ses nouvelles responsabilités à la tête des chirurgiens locaux l’ont déjà conduit à parfaire la formation des sages-femmes de sa ville. Certes, il a obtenu, probablement de l’évêché, qu’une édition castraise du Catéchisme sur l’art des accouchements d’Augier du Fot voie le jour en 1775 à l’imprimerie de Robert7, mais il souhaite une démarche plus globale.
11Après avoir constaté le véritable assassinat commis par une sage-femme du village de Saint-Amans, près de Mazamet, sur une femme et son enfant naissant, il se décide à agir. Il soumet à l’évêque un plan que celui-ci accepte. Faisant figure de pionnier dans la région, le prélat décide d’établir à Castres un cours d’accouchement pratique pour l’instruction des sages-femmes.
- 8 Nayral (Magloire), op. cit.
12Icart est nommé le 29 septembre 1780 professeur royal de l’art d’accouchement8. Prenant à cœur sa mission, il fait faire à Paris, devant ses yeux, les « machines nécessaires aux démonstrations », celles-ci permettant de « faciliter les progrès de l’instruction » Du fait de son impécuniosité, l’assemblée du diocèse ne lui accorde qu’un remboursement partiel de ses frais (427 livres 19 sols 6 deniers sur les 600 livres demandées).
13Pris en charge directement par l’évêché, le cours débute à Castres en octobre 1781. La note publiée à cette occasion en donne les objectifs :
Les accidents funestes qu’éprouvent fréquemment, sur-tout dans les campagnes, les femmes en couche et les enfants naissants, par l’impéritie des sages-femmes, qui n’ont pour tous principes qu’une routine trop souvent pernicieuse, font désirer depuis long-tems qu’elles soient guidées plus sûrement dans la pratique des Accouchements.
En effet, dans presque tous les accouchements naturellement laborieux, ou qui sont rendus tels par de mauvaises manœuvres, elles se servent d’un crochet, qui communément est celui d’une romaine, d’une queue de lampe, ou de tel autre instrument semblable. Pratique homicide, plus destructive pour le genre humain, que la guerre la plus meurtrière.
Sauvons à la sensibilité des âmes honnêtes, l’effroyable récit des cruautés qui sont exercées sur tant d’innocentes victimes, et ne nous occupons que des moyens qu’on se propose de mettre en usage pour les éviter.
Ce ne peut être que par l’instruction qu’on parviendra à derraciner ces habitudes, et les préjugés opiniâtres que les sages-femmes appellent leur pratique.
La pratique dirigée par l’instruction, peut seule, dans une infinité de circonstances, conserver à l’État un citoyen, une mère à ses enfants, un enfant à ses parents.
14La note fixe aussi les modalités de la session :
- Le cours commencera le 15 octobre 1781 et durera 40 jours ; Jean Icart, professeur royal, chirurgien habile, « dont la réputation a reçu le dernier sceau par les opérations qu’il vient de faire avec ses succès ordinaires sur les personnes des plus distinguées de la capitale du royaume9, en dictera les leçons ».
- Il sera réservé aux sages-femmes du diocèse en exercice et aux jeunes filles de 20 ans ou plus se destinant à cette profession.
- Les participantes recevront une indemnité de 12 sous par jour à titre de défraiement pour le voyage et le séjour.
- Trois prix, respectivement de 80, 50 et 30 livres, seront attribués aux meilleures élèves.
- Progressivement des lettres de maîtrise seront créées ; toutes celles qui n’en seront pas pourvues seront contraintes de cesser l’exercice de leur profession.
- 10 Le dénombrement des sages-femmes effectué en 1745 (Arch. dép. de la Haute-Garonne, C 2776) (...)
15Le cours, donné à raison de deux leçons par jour, une le matin et une le soir, est suivi par une cinquantaine de femmes10. Il aborde les thèmes suivants :
- L’accouchement.
- L’arsenal obstétrical de la sage-femme.
- Les pathologies de la grossesse, de la nouvelle accouchée et du nouveau-né.
- Les devoirs des sages-femmes, des nourrices et des gardiennes.
16Entre les cours quotidiens, un ecclésiastique entretient les élèves des exigences de la religion, notamment en cas d’accouchement difficile.
- 11 Arch. dép. du Tarn, C 1045. Compte tenu des intérêts supportés du fait d’une prise en char (...)
17Le cours est à nouveau donné en octobre 1782. Comme l’année précédente et dans le cadre d’un cycle de formation normal de trois ans, une cinquantaine de sages-femmes des différentes communautés y participent. Le coût global – environ 1 800 livres – est à nouveau supporté directement par l’évêché, Icart ne demandant aucune gratification. En 1783, l’opération est poursuivie, mais son coût est désormais pris en charge par l’assiette du diocèse11. Les arguments donnés à cet effet par le sieur Azémar, syndic adjoint, se veulent convaincants :
- Il meurt chaque année dans le diocèse de 25 à 30 femmes et de 140 à 150 enfants, « victimes de la pratique vicieuse et meurtrière des matronnes. Parmi les enfants qui en réchappent, combien sont mutilés, déchirés, estropiés en arrivant à la lumière, condamnés à traîner douloureusement une misérable existence […] ? »
- Les premiers effets des cours se font sentir : d’après les renseignements de Messieurs les curés, « la mortalité des femmes en couche et des enfants naissans est bien moins considérable ».
- 12 Le nombre de participantes provenant du diocèse voisin de Saint-Pons est, par exemple, de (...)
18Un financement de 1 200 livres par an pour les cours des quatre années suivantes (1784 à 1787) est dégagé ; il sera imputé sur les frais d’assiette du diocèse. Icart se voit attribuer directement cette somme, qu’il gère. Le cours est reconduit en 1788, mais son coût est réduit à 800 livres, compte tenu de la diminution constatée du nombre de participantes12.
La généralisation des cours
19Mais Icart ne peut se satisfaire de ce succès local. Ce qu’il souhaite, c’est obtenir la généralisation de cours d’accouchement à l’ensemble des diocèses du Languedoc. La conjoncture paraît relativement favorable puisque l’archevêque de Narbonne, président en exercice de l’Assemblée des États du Languedoc, a reçu sur le sujet une lettre du pouvoir central. « Le Ministre – dit-il sans grand enthousiasme lors de la séance du 7 janvier 1782 – parait désirer que les États s’occupent d’établir des cours d’accouchements pour l’instruction des sages-femmes de la campagne ». Le prélat croit que « l’assemblée pourroit inviter les administrateurs particuliers des diocèses à prendre les arrangements qui leur paroîtraient les plus convenables pour remplir les vues bienfaisantes du Gouvernement » et à rendre compte des mesures prises… L’assemblée se range à cet avis. Mais il faut compter avec l’inertie de l’administration et avec le manque d’empressement des assiettes, dès lors qu’il s’agit d’engager des dépenses nouvelles.
20Icart trouve que les choses traînent. Le 21 novembre 1782, à l’ouverture de la session des États de l’année 1783, il décide de passer à l’action. Il fait remettre aux membres de l’assemblée une brochure en forme de factum judiciaire intitulée Requête en plainte présentée à Nosseigneurs des Etats du Languedoc, par les enfants à naître contre les prétendues sages-femmes. Sous le nom de Fœtus, « syndic du Corps des enfants à naître », il s’insurge avec un humour corrosif contre les insuffisances des sages-femmes ou matrones, qui mettent en danger la vie ou l’intégrité des bébés et de leurs mères. Il demande à l’assemblée de corriger cette situation, en instituant à l’usage de ces matrones des cours de doctrine dans chaque ville épiscopale.
21La requête provoque une prise de conscience dans la plupart des diocèses de la province.
22L’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, qui, suivant l’exemple castrais, avait déjà fait adopter le principe de tels cours lors de l’assemblée synodale de son diocèse, en novembre 1782, obtient le 2 juin 1783 l’accord de l’assiette diocésaine qui en accepte le financement : 1 200 livres pour une vingtaine d’élèves des communautés rurales. Icart est retenu comme professeur et les cours commencent le 1er septembre 1783. En avril 1784, la pérennité de la formation est assurée, avec un financement annuel et permanent de 1 200 livres. La mise en place de cet enseignement et le choix d’Icart comme professeur suscitent pourtant quelques rancœurs locales : à la fin de 1784, M. Baquier, professeur chargé des cours d’accouchement à l’École de chirurgie, propose aux capitouls de créer une formation concurrente pour les sages-femmes des sept paroisses rurales composant le « gardiage » de la ville, ce que ces derniers acceptent. Il faut un refus de l’intendant pour que ces sages-femmes puissent se joindre, aux frais de la ville, aux cours de Jean-François Icart.
- 13 À titre d’exemple, la session de 1784 à Castres assure pour la première fois la formation (...)
23Les États du Languedoc approuvent, en novembre-décembre 1783, la demande pluriannuelle du diocèse de Mende ; en décembre 1784, celles des diocèses de Saint-Pons, Mirepoix, Albi, Saint-Papoul ; en janvier-février 1786, celles des diocèses de Narbonne, Montpellier, Nîmes, Lavaur, Saint-Gaudens… Tous les modules de formation institués dans les diocèses principaux sont calqués sur le modèle castrais, le budget annuel étant généralement fixé pour chacun d’eux à 1 200 livres. Pour les petits diocèses, un accord est recherché avec les diocèses voisins. Ainsi, les sages-femmes de Lavaur et de Saint-Pons sont formées à Castres, celles du Comminges, puis de Rieux à Toulouse, celles de Saint-Papoul à Toulouse ou à Castres, celles de Carcassonne à Toulouse, Castres ou Limoux13. Carcassonne met en place, en 1788, son propre cours qui débute le premier vendredi de Carême et est confié, comme ceux de Toulouse et de Castres, à Jean-François Icart.
24Mais le plan d’Icart est plus global. Outre les cours de formation, il comprend :
- la réalisation d’un ouvrage support des cours donnés ;
- une dotation des sages-femmes en matériel élémentaire ;
- une revalorisation enfin de la profession.
Une méthode de formation
25Toute bonne formation doit s’appuyer sur un manuel à l’usage des formateurs, des sages-femmes, pour autant qu’elles sachent lire, des chirurgiens... Or Icart juge le livre d’Augier du Fot trop succinct et trop exclusivement centré sur l’accouchement proprement dit. Il ne traite en particulier ni des prescriptions de l’Église, ni des maladies du nouveau-né, ni des recommandations destinées aux gardiennes et aux nourrices. Il est donc amené à composer, par ordre de l’administration provinciale et avec l’appui des diocèses, un ouvrage élémentaire, qui, en 1784, est tiré à 2 000 exemplaires par l’imprimerie castraise de Robert. Son titre même présente les objectifs poursuivis et les principaux thèmes abordés : Leçons pratiques sur l’art des accouchemens, destiné à l’instruction des sages-femmes de la province du Languedoc. Ouvrage qui contient la description abrégée des maladies les plus familières aux femmes grosses, aux femmes en couche, aux enfants nouveaux-nés, où l’on détaille les devoirs des sages-femmes, des nourrices, des gardiennes, etc., qui pourra être utile aux jeunes chirurgiens, aux mères et aux nourrices… Témoignage de gratitude envers l’Eglise et ses éminents représentants à Toulouse et à Castres, qui l’ont fortement soutenu, le premier chapitre est en grande partie consacrée aux modalités du baptême en urgence. L’ouvrage reprend par ailleurs intégralement la partie du livre d’Augier du Fot consacrée aux accouchements ne pouvant être menés à bien sans la main de la sage-femme. Vendu 1 livre 5 sols, il sera utilisé à Montpellier, Nîmes, Uzès, Alès, Arles, Aix, et, bien sûr, à Toulouse, Carcassonne, Castres et dans les petits diocèses voisins.
Dotation des sages-femmes en matériel
26Deux ans plus tard, le chirurgien remet aux autorités du diocèse de Castres un mémoire démontrant la nécessité de doter chaque sage-femme ayant suivi les cours et suffisamment instruite des instruments simples qui sont en usage dans les accouchements. Il préconise donc de confier à chacune d’entre elles une trousse solide contenant une seringue de lavement, une canule de rechange pour les injections, une algalie ou sonde creuse pour vider la vessie, une petite seringue pour le baptême in utero, une canule pour insinuer l’air dans la poitrine, quelques prises d’ipécacuanha et de kermès minéral. La dépense n’excèderait pas 500 livres pour 50 sages-femmes, soit 10 livres par trousse au maximum. Lors de l’assemblée de l’assiette diocésaine tenue le 29 novembre 1786, la décision est prise de faire imprimer le mémoire présenté et de procurer à chaque sage-femme l’étui portatif. Le mémoire paraîtra chez l’imprimeur de Robert sous le titre : Mémoire sur le besoin indispensable de quelques instrumens simples et faciles à employer, dont les sages-femmes de la campagne devroient être pourvues, imprimé par ordre du diocèse… Un budget de 500 livres est en outre dégagé pour l’acquisition de l’étui portatif.
Document 4. Mémoire sur le besoin indispensable de quelques instrumens simples… (1786)

(Coll. Particulière – photo A. Balssa)
Revalorisation de la profession
27Outre la formation des sages-femmes de la campagne, Icart milite pour une véritable revalorisation de la profession. Pour faire passer ses idées, il s’appuie encore sur Mgr de Royère et Mgr Loménie de Brienne.
28Lors de l’assemblée des états du diocèse de Castres de 1783, Azémar, syndic adjoint, propose ainsi un véritable plan d’action :
- détruire le préjugé injuste qui a fait tomber dans une sorte de mépris l’état des sages-femmes, leur accorder quelques récompenses et privilèges (droit de banc dans les églises, exemption de la milice pour leurs enfants…), et faire ainsi que cet état ne soit rempli que par des femmes de bonne extraction ;
- honorer la profession et exciter les talents ;
- accorder une pension annuelle aux sages-femmes, car la profession, dans les campagnes notamment, est très peu lucrative et constitue même une charge, du fait de la misère des familles.
29Pour les pensions annuelles, il faudrait compter sur un budget de 3 000 livres, soit 50 livres pour chacune des 60 sages-femmes. Sensible à la surcharge des impôts, l’assemblée diocésaine se montre prudente et renvoie la décision aux États du Languedoc.
30Le 12 avril 1785, l’archevêque de Toulouse adopte une démarche voisine. Après avoir fait remarquer que, à cause de la misère qui règne à la campagne, presque toutes les femmes ou filles qui pourroient embrasser la profession d’accoucheuse en sont rebutées par la modicité et souvent par le défaut de salaire, il propose de déterminer et d’imposer à chaque communauté des gages ou honoraires annuels attribués à chaque sage-femme en fonction du travail réalisé, à charge pour elle d’accoucher gratuitement les personnes qui n’auraient pas de quoi payer, et de recevoir des autres ce qu’elles jugeraient opportun de donner. L’assiette du diocèse souligne la difficulté de fixer le montant des gages et d’obtenir une délibération de chaque communauté. Elle demande en conséquence de solliciter auprès du commissaire du roi et des États l’addition de ces gages au règlement général des dépenses ordinaires des communautés.
31Tant pour le diocèse de Castres que pour celui de Toulouse, la demande d’une rétribution des sages-femmes, évoquée chaque année, restera pendante jusqu’à la Révolution.
La fin d’une aventure
- 14 Probablement dans sa maison de la rue Montlédier.
32En 1786, Jean-François Icart peut se considérer comme un homme comblé. Les cours d’accouchement qu’il a appelés de ses vœux sont assurés dans l’ensemble du Languedoc. Ils utilisent pour la plupart sa méthode et son livre. Les diocèses de Castres et de Toulouse manifestent annuellement leur satisfaction à l’issue des cours qu’il a animés. Ceux-ci sont suivis « avec autant de satisfaction que d’empressement et de zèle » et le professeur ne laisse rien à désirer dans les soins qu’il se donne pour former les élèves. Afin de les accueillir à Castres dans de meilleures conditions, il fait même construire à ses dépens dans son jardin14, un amphithéâtre « décoré et très commode », plus pratique que les locaux de l’hôtel-Dieu utilisés tout d’abord.
33Enfin, l’assemblée du diocèse de Castres, « voulant donner au citoyen précieux des marques distinguées de la satisfaction qu’elle a de ses utilles services, délibère de faire tirer son portrait pour être plassé dans la sale du diocèze comme un monument durable de son estime et de sa reconnaissance ».
- 15 Magloire Nayral, ouvrage cité.
34Jean-François Icart a retiré de cette aventure un grand prestige, dans sa province et au-delà. Il est même anobli en juillet 1788 et fait, le 29 mars 1789, chevalier dans l’ordre royal de Saint-Michel15.
35Pourtant, quelques zones d’ombre apparaissent : en l’absence d’une revalorisation de la profession longtemps attendue, « les femmes déjà instruites ne veulent plus exercer, celles qui ne le sont pas ne veulent pas se faire instruire, aucune ne veut prendre un état qui est avili, méprisé, et qui ne produit rien dans les campagnes »…
36Avec l’arrivée de la Révolution, les cours de 1789 sont partout suspendus. Icart ne peut amener à bonne fin une seconde édition de son livre, demandée par le gouvernement au début de l’année et prête pour l’impression. En 1790, il tente encore dans un mémoire adressé aux administrateurs du département du Tarn de rappeler l’ensemble de sa démarche et de proposer un nouveau plan comportant la mise en place :
- d’une formation stable des sages-femmes, analogue à celle qui a été dispensée de 1781 à 1788 ;
- de mesures de revalorisation de la fonction : lettre de maîtrise aux élèves ayant suivi trois années de cours et fait montre de leur capacité, exemption de visites du premier chirurgien du roi après vingt ans de pratique, création d’une pension de retraite16, attribution d’une médaille civique17
- 18 État civil Castres - M. Nayral indique curieusement comme date le 1er novembre 1803.
37Ces demandes ne sont pas entendues et aucun cours d’accouchement ne sera plus donné à Castres avant 1822. Icart passe les dernières années de sa vie dans l’anonymat et meurt le 5 vendémiaire an XII (28 septembre 1803)18.
38Certes, Icart n’a pu, faute de temps et de moyens, mener totalement à bien le plan qu’il avait élaboré. Il faut pourtant porter à son crédit le rôle moteur qu’il a joué dans la mise en place en Languedoc de cours d’accouchement pour les sages-femmes des campagnes. La part directe qu’il a prise dans l’animation de l’enseignement donné à Castres, à Toulouse et plus tardivement à Carcassonne témoigne de son engagement pour cette cause. Son mérite est grand d’avoir réussi, à partir d’une petite ville de la province, à contourner les réticences des gestionnaires, à se jouer des divergences d’intérêt et de l’inertie ambiante.
Bibliographie
Sources manuscrites
Comptes-rendus des assemblées générales du diocèse de Castres et délibérations particulières des commissaires ordinaires, 1763 à 1788 (Archives départementales du Tarn, ADT, C 1039 à C 1050).
Comptabilité du diocèse de Castres, 1761 à 1788 (ADT, C 1083 à C 1095).
Comptes-rendus des assemblées des Etats du Languedoc 1781 à 1788 (ADT, C 149 à C 156).
Comptes-rendus des assemblées générales du diocèse de Toulouse 1783 à 1788 (ADT, C 191).
Comptes-rendus des assemblées générales du diocèse de Saint-Pons 1783 à 1788 (ADT, C 190).
Comptes-rendus des assemblées générales du diocèse de Saint-Papoul 1783 à 1788 (ADT, C 189).
Comptes-rendus des assemblées générales du diocèse de Lavaur 1783 à 1788 (ADT, C 1183).
Sources imprimées
Anonyme (Évêché de Castres), Cours particulier de l’accouchement pratique que doit donner dans la ville de Castres, le sieur Icard, professeur royal, en faveur des sages-femmes du diocèse du dit Castres, Castres, de Robert, 1781, 4 p.
Fot (Augier du), Amable (Anne), Catéchisme sur l’art des accouchements pour les sages-femmes de la campagne, Castres, imp. de Robert, 1775 ou Montpellier, Jean Martel aîné, 1776, 20+90+4 p.
Anonyme [Icart (Jean-François)], Requête en plainte présentée à Nosseigneurs des États du Languedoc, par les enfants à naître contre les prétendues sages-femmes, réédition de la brochure de 1782 commentée par Élie Fraisse, Montpellier, chez C. Coulet, 1873, 52 + IX p.
Icart (Jean-François), Leçons pratiques sur l’art des accouchemens…, Castres, imp. de Robert, 1784.
Icart (Jean-François), Mémoire sur le besoin indispensable de quelques instrumens simples et faciles à employer, dont les Sages-Femmes de la Campagne devroient être pourvues…, Castres, imp. de Robert, sans date (1786), 11 + 4 p.
Principales études
Balssa (Aimé), « Un chirurgien castrais au siècle des Lumières, Jean-François Icart (1734-1803) », in Bulletin de la Soc. des sciences, arts et belles-lettres du Tarn, n° LXI (2007) (à paraître).
Cormary (Abbé G.), Loménie de Brienne à Toulouse (1763-1788), Albi, Librairie Ginestet et Castres, Librairie Saint-Jean, 1935. Voir pages 103 à 111 : « Une institution de sages-femmes en 1784 ».
Gélis (Jacques), « Chirurgiens-accoucheurs de la France méridionale au XVIIIe siècle », in Naissance, enfance et éducation dans la France méridionale du XVIe au XXe siècle, actes du colloque des 15 et 16 mars 1996, Université Paul Valéry Montpellier III, 2000, p. 31-58.
Laffont (Jean-Luc), « Sages-femmes et cours d’accouchement à Toulouse sous l’Ancien Régime », in Naissance, enfance et éducation dans la France méridionale du XVIe au XXe siècle, actes du colloque des 15 et 16 mars 1996, Université Paul Valéry Montpellier III, 2000, p. 65-98.
Lebrun (François), Se soigner autrefois - Médecins, saints et sorciers aux XVIIe et XVIIIe siècles, Ed. du Seuil, 1995, 206 p.
Nayral (Magloire), Biographie et chroniques castraises, 4 vol., Castres, Vidal aîné, 1833- 1837 - Biographie de Jean-François Icart au t. II, p. 274 à 281 (nombreuses inexactitudes).
Vidal (Charles), Une école d’accouchement à Castres à XVIIIe siècle, Paris, A. Maloine, 1905, 17 p.
Notes
1 Ce premier édit royal réglementant la profession de sage-femme charge les communautés de chirurgiens de recevoir les sages-femmes et de leur délivrer leurs lettres de maîtrise
2 Registres paroissiaux de Massat. Dans Biographie et chroniques castraises, Magloire Nayral indique curieusement la naissance le 18 octobre 1734 à la Chique, paroisse de Massat.
3 Selon la biographie établie par Magloire Nayral, il est nommé au grade de chirurgien major à 22 ans, le 16 septembre 1756.
4 Il s’agit de Joseph Samuel de Brunet Castelpers-Panat, descendant des Panat et des Castelpers, qui fut comte de Panat, vicomte de Peyrebrune et Cadars, baron de Pujols, seigneur de Coupiac, Castors, Thouels. Il fut chevalier de l’ordre de Saint-Louis, capitaine de vaisseau, chef d’escadre des armées navales de France. Marié en 1750 à Françoise de la Rochefoucault-Langeac, il séjournait alors à Albi, où il mourut en 1776.
5 Arch. dép. du Tarn, B 316 (1776).
6 Jean-Marc de Royère (1727-1802), d’origine périgourdine, prend en 1773 la succession de Jean-Sébastien de Barral comme évêque de Castres.
7 Il s’agit là de l’un des rares livres de formation des sages-femmes publiés à cette époque dans le sud de la France.
8 Nayral (Magloire), op. cit.
9 Il s’agit probablement de la duchesse d’Orléans.
10 Le dénombrement des sages-femmes effectué en 1745 (Arch. dép. de la Haute-Garonne, C 2776) fait mention, pour le diocèse de Castres (70 000 habitants et 78 communautés), de 26 sages-femmes, dont 4 au chef-lieu. On peut penser que ce nombre ne prenait pas en compte certaines femmes opérant à temps très partiel. Il semble, en tout cas, que la majeure partie des sages-femmes en exercice ait répondu à l’appel.
11 Arch. dép. du Tarn, C 1045. Compte tenu des intérêts supportés du fait d’une prise en charge tardive, le montant s’élève à 2000 livres.
12 Le nombre de participantes provenant du diocèse voisin de Saint-Pons est, par exemple, de 22 en 1784, de 6 en 1787.
13 À titre d’exemple, la session de 1784 à Castres assure pour la première fois la formation de 22 femmes du diocèse de Saint-Pons et de 5 du diocèse de Saint-Papoul (celles-ci ayant déjà assisté au cours de Toulouse). Celle de 1785 reçoit pour la première fois 6 femmes du diocèse de Lavaur.
14 Probablement dans sa maison de la rue Montlédier.
15 Magloire Nayral, ouvrage cité.
16 Il fait remarquer à cette occasion que le coût des pensions de retraite sera beaucoup moins important que celui de pensions en cours d’exercice du métier, comme antérieurement proposé.
17 ADT, L 343 : Mémoire sur l’établissement des cours gratuits d’accouchement pour l’instruction des sages-femmes de la campagne (manuscrit non daté, probablement de 1790).
18 État civil Castres - M. Nayral indique curieusement comme date le 1er novembre 1803.
Table des illustrations
![]() | |
---|---|
Titre | Document 1. Appel au premier cours d’accouchement à Castres (1781) |
Légende | (ADT – photo A. Balssa) |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/32931/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 49k |
![]() | |
Titre | Document 2. Diplôme octroyé à l’issue des trois années de cours - 1783 |
Légende | (ADT – photo A. Balssa) |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/32931/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 54k |
![]() | |
Titre | Document 3. Leçons pratiques… par J.-F. Icart - 1784 |
Légende | (BM Castres – photo A. Balssa) |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/32931/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 49k |
![]() | |
Titre | Document 4. Mémoire sur le besoin indispensable de quelques instrumens simples… (1786) |
Légende | (Coll. Particulière – photo A. Balssa) |
URL | http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/32931/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 66k |
© Presses universitaires du Midi, 2010