1La syphilis, communément appelée à Toulouse le « mal vénérien » ou encore la « vérole », est restée omniprésente au sein de la ville durant toute l’époque moderne. Apparue dès le XVI^e siècle, l’exubérance de ses manifestations symptomatiques terrifiait les populations qui, du fait de son caractère sexuellement transmissible, la considéraient comme une maladie tabou.

2L’approche d’une telle affection « honteuse » est, pour l’historien, une entreprise laborieuse : elle implique une intrusion dans la vie privée et l’intimité de Toulousains malades, dont la plupart n’ont laissé que des traces ténues de leur présence et de leur mode de vie au XVIII^e siècle. Par ailleurs, la mauvaise réputation dont étaient accablés les syphilitiques constitue un obstacle à l’étude d’un ensemble vraiment représentatif de ce type de population. Non seulement le nombre des vénériens est difficilement quantifiable, mais encore les sources ne livrent des informations précises que sur un échantillon du groupe, à savoir les pensionnaires des hôpitaux.

3Les pauvres étant les seuls à pouvoir se faire soigner à l’hôpital, ce ne sont que les Toulousains appartenant aux couches les plus miséreuses de la société qui ont pu faire l’objet d’une étude concrète. La médecine libérale n’a, de son côté, produit que peu de documents locaux sur le sujet et a passé sous silence la présence de la maladie au sein des classes aisées, qui se soignaient à domicile, avec le concours de médecins particuliers et à l’abri des regards réprobateurs.

4Autre difficulté : par delà les douleurs qu’elle provoque ou les peurs et les préjugés qu’elle suscite, la syphilis révèle au grand jour des comportements sexuels peu orthodoxes, condamnés par l’Église et réprimandés par les capitouls. La maladie vénérienne, qui se transmet par le coït, est révélatrice des adultères, des relations extraconjugales, bref de toute une typologie de débauches et d’illégitimités dont les femmes sont alors considérées comme les principales instigatrices. Tout contribue ainsi à faire de celles-ci des boucs émissaires lorsqu’il s’agit de trouver des responsables à la propagation du fléau… et à passer sous silence le statut des hommes face à la maladie.

5Enfin, les sources les plus importantes et les plus complètes sont celles de l’hôtel-Dieu Saint-Jacques et de l’hôpital général Saint-Joseph-de-la-Grave. Elles concernent une majorité de femmes atteintes du mal vénérien et, singulièrement, de prostituées qui, par leur commerce, propagent la vérole et contaminent les hommes. Dès lors, la documentation semblerait confirmer l’opinion du médecin Uçay1, pour qui la syphilis serait, le fait essentiel de « Vénus »2 !

La prise en charge des vénériens

6Dans les premiers temps de l’apparition de la maladie, le sort réservé aux syphilitiques a été la marginalisation. Les mesures prises à leur égard étaient des mesures d’exclusion, pour protéger ceux que le mal n’avait pas encore affectés. Les vénériens étaient mis en quarantaine, à l’écart des autres habitants, dans des locaux qui leur étaient spécialement réservés ou dans des quartiers éloignés des centres névralgiques de la ville ; le faubourg Saint-Michel, par exemple.

7Malgré ce rejet, les vérolés, désemparés par la nouveauté des symptômes, eurent pour réflexes de chercher secours auprès des hôpitaux. Le cas parisien est exemplaire : dès l’automne 1496, ils ont afflué en très grand nombre à l’hôtel-Dieu, provoquant rapidement la peur au sein de l’établissement, dont le seul but fut alors d’enrayer cette épidémie inconnue et de lutter contre sa contagion. Débordé, l’hôtel-Dieu se montra réticent à accepter les syphilitiques, qui furent bientôt totalement refusés dans l’institution. Les mêmes faits se produisirent à Toulouse.

8Les années passant, la peur du syphilitique ne diminua pas. Encore, au début du XVIII^e siècle, les hôpitaux se montaient très réticents à accepter de recevoir entre leurs murs cette catégorie de malades, longtemps ballottés d’un établissement à l’autre.

Les conflits entre les deux hôpitaux de la ville

9À Toulouse, les syphilitiques ont ainsi été au centre d’un contentieux entre l’hôtel-Dieu Saint-Jacques et l’hôpital général Saint-Joseph-de-la-Grave. Des nombreux hôpitaux qui existaient au XV^e siècle3, seuls ces deux subsistaient au début du XVIII^e. Jusqu’en 1729, les vénériens en étaient exclus. Ni l’un, ni l’autre ne voulait avoir la lourde responsabilité de prendre en charge ces malades, supposés contagieux et dont la vérole aurait vite fait de se propager parmi les autres pauvres toulousains. Quand la Grave adressait des syphilitiques à l’hôtel-Dieu, ce dernier les refusait en utilisant de faux prétextes, comme le manque de place, ou encore en invoquant l’article premier du règlement de l’établissement :

Les pauvres malades actuellement atteints de la fièvre, ou blessés de quelques pays, et de quelques nations qu’ils soient, qui se présenteront à l’hôtel-Dieu Saint-Jacques y seront reçus, à l’exception des pestiférés et de ceux qui ont le mal vénérien4.

10Cet article, qui a pris effet à compter de l’année 1700, en mettant en évidence les limites des obligations d’accueil de l’hôtel-Dieu, a permis à ses administrateurs de tenir à l’écart, de façon officielle, les vénériens. En usant d’un tel texte, l’hôtel-Dieu évitait également d’invoquer les raisons officieuses de cette exclusion, à savoir la peur de la syphilis et les réprobations morales qu’elle soulevait.

11Les directeurs de la Grave, impuissants et dépassés par cette réglementation, se trouvaient contraints de garder au sein de l’hôpital général les syphilitiques, dont la majorité était des prostituées. Bien que leur établissement eût avant tout une fonction carcérale, ils fournissaient, par mansuétude, des soins à ces malades. Ils réagirent néanmoins en engageant des procédures pour obtenir gain de cause contre le renvoi, jugé abusif, des syphilitiques par l’hôtel-Dieu. À la fin de l’année 1729 et après maintes plaintes, l’hôpital obtint une réponse favorable du Conseil d’État qui promulgua un « arrêt officiel»5. Ce dernier devait entrer dans les règlements de l’hôtel-Dieu et être mis en vigueur dans les plus brefs délais. L’hôtel-Dieu se trouva ainsi, dès l’année 1730, dans l’obligation d’accueillir et de soigner les syphilitiques, en application de l’article premier du Règlement sur la manière d’exécuter l’arrêt du conseil du 27 décembre 17296 :

En exécution de l’arrêt, l’hôtel-Dieu recevra les femmes enceintes, vérolées et scorbutiques qui lui seront envoyées […] pour y être pansées et médicamentées et après leur parfaite convalescence être ramenées à l’hôpital de la Grave7.

12Les administrateurs de l’hôtel-Dieu, ne pouvant déroger à un arrêt royal, se résolurent donc à recevoir les syphilitiques mais, comme ils le firent entendre, « à titre provisoire et pour obéir au roi ».

13Un premier pas était alors franchi vers l’acceptation des vénériens dans les deux hôpitaux de Toulouse.

14La mise en place de ce règlement, en clarifiant les rôles impartis aux deux hôpitaux, a permis leur collaboration étroite dans les soins des vérolés. Les vénériens, dirigés par la Grave vers l’hôtel-Dieu, devaient y être soignés et n’être renvoyés que totalement guéris. Pendant leur convalescence, ils étaient placés dans des quartiers spéciaux. Toutefois, il ne s’agissait que des prémices de la tolérance envers les syphilitiques. En effet, l’article ne concernait qu’une faible proportion de cette population : les femmes publiques incarcérées à la Grave. L’article occultait les femmes de bonne vie, comme les nourrices ou celles contaminées par des maris volages, mais également les hommes et les enfants. Or, nous savons que l’hôtel-Dieu a accueilli, pendant tout le XVIII^e siècle, ces catégories. Si certains vénériens, comme les prostituées, avaient automatiquement accès aux soins, les autres devaient au contraire répondre, au même titre que tous les autres malades, à des critères stricts. Ils devaient justifier non seulement leur pathologie, mais également leur statut social.

15Au XVIII^e siècle, l’hôtel-Dieu était affecté à l’œuvre qu’il n’avait pas cessé de remplir depuis sa fondation : l’assistance aux malades pauvres n’ayant ni les moyens financiers ni la capacité physique de subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Les hommes, les femmes et les enfants atteints de la vérole devaient donc appartenir aux milieux sociaux les plus défavorisés de la société toulousaine, s’ils voulaient avoir accès aux soins gratuits fournis par l’hôtel-Dieu. Pour prouver ce statut de pauvreté, dans le cas où ils se présentaient eux-mêmes à l’hôpital8, les vénériens devaient présenter à leur arrivée divers documents :

• Un certificat de pauvreté, délivré par les capitouls, le curé, les consuls ou les maires des communes environnantes.

• Un certificat de baptistère ; l’admission ne s’étendant qu’aux catholiques, à la fin du XVIII^e siècle, les hôpitaux étaient encore impitoyablement fermés aux protestants et aux juifs (peu nombreux toutefois à Toulouse).

• Enfin, un certificat de résidence d’au moins cinq ans dans les communes du diocèse. Les étrangers étaient presque toujours rigoureusement proscrits, tant il est vrai qu’un établissement qui, au milieu de la misère générale, eût ouvert ses portes à toute infortune, se serait vite trouvé encombré par une foule d’indigents des diocèses voisins et aurait succombé sous le poids d’une charge trop lourde.

16De fait, les prostituées et les mendiants n’avaient pas nécessairement besoin de ces documents. La plupart étaient pris en flagrant délit de prostitution ou de mendicité et arrêtés. Envoyés à la Grave pour ces délits, ils intégraient automatiquement l’hôtel-Dieu s’ils étaient malades. La seule pièce qu’on leur demandait alors était un billet d’envoi de la Grave, délivré par l’intendant semainier ou le trésorier.

Fraudes et arrestations, derniers recours face à la maladie

17L’hôtel-Dieu, qui prenait également en charge les nourrissons et qui acceptait toujours les malades dont l’état véritablement grave nécessitait un secours immédiat, refusait, par voie de conséquence, les personnes dont la maladie n’entraînait pas une incapacité absolue de travailler. Or la syphilis pouvant contaminer n’importe qui, les pauvres ou les prostituées n’étaient pas les seuls infectés Si les riches se soignaient chez eux, à l’inverse, bien des vérolés, issus des classes populaires mais qui n’étaient ni dans une grande indigence, ni mendiants, ni prostituées, ne pouvaient pas avoir accès aux soins hospitaliers du fait des restrictions réglementaires.

18Ces catégories de syphilitiques ne voyaient pourtant d’autre planche de salut que l’hôpital. Dans leur désarroi, se sentant impuissants contre la maladie et dans l’impossibilité de se soigner chez eux en raison de la cherté des traitements, ils usèrent de stratagèmes pour avoir accès aux soins gratuits. Le sectarisme et la sévérité de l’hôtel-Dieu engendrèrent ainsi ce que ses directeurs de l’hôpital appelaient des « fraudes », qui bénéficièrent, jusqu’aux capitouls, de nombreuses complicités dans la cité.

19Ainsi, s’il fallait être pauvre pour pouvoir intégrer l’établissement, beaucoup de vénériens prirent aux mots ces critères et sacrifièrent leur statut social. Hommes et femmes se firent arrêter par les autorités de la ville pour mendicité, alors même qu’ils n’étaient pas mendiants. Ils tentèrent ainsi de détourner à leur avantage la politique de renfermement, qui avait débuté au XVII^e siècle et qui se proposait d’éradiquer la pauvreté en procédant à l’arrestation systématique de ceux qui l’entretenaient : les mendiants.

20L’autre moyen illicite utilisé par les vénériens était le recours à des documents dont l’authenticité était plus que douteuse. Il s’agissait soit de faux certificats de pauvreté, soit de faux billets d’envoi de la Grave, qu’on se procurait par l’intermédiaire de personnes haut placées. Entre 1756, date à laquelle débutent les registres des délibérations des commissions de l’hôtel-Dieu et 1762, treize cas de fraudes ont été recensés9. Pour notre sujet, 1762 est une date remarquable. À cette époque, la politique de renfermement s’essouffle. Depuis la fin de l’année 1760, la Grave, instrument primordial dans la régulation de la pauvreté, connaît de grandes difficultés financières. Cette « banqueroute », comme l’appelle le chroniqueur Pierre Barthès10, met un frein au renfermement qui, quelques temps plus tard, est abandonné par l’hôpital général. Dans ce contexte, l’hôtel-Dieu s’attend à une affluence massive d’indigents. Pour y faire face, une assemblée générale décide, en mai 1762, de ne plus accepter les mendiants, d’où qu’ils proviennent, au moins jusqu’au rétablissement de la situation. Les syphilitiques, pendant la période du renfermement et jusqu’en 1762, avaient donc trouvé un terrain favorable à leurs fraudes.

21Les treize fraudes recensées ont été le fait de malades des deux sexes : soit cinq femmes et huit hommes. À cause du peu de place réservée aux syphilitiques de sexe masculin dans les règlements de l’hôtel-Dieu, il est logique de les retrouver plus nombreux parmi les fraudeurs. Tous appartenaient aux classes populaires et, loin de la mendicité, ils exerçaient pour la plupart une profession. Le dénommé Antoine Fegoussac était tisserand, Joseph Gausal était soldat, Gabriel Friboure était cordonnier. Bref, des métiers bien établis, qui ne suscitaient en aucun cas la débauche mais qui ne rapportaient pas assez pour financer un traitement.

22Parmi ces fraudes de natures diverses, sept sont consécutives à des arrestations pour mendicité. Le 28 juillet 1756, une délibération porte sur « l’envoi qui fut fait au quartier neuf d’une femme d’Auch nommée Suzon Bigues, sur un faux prétexte de mendicité et atteinte de mal vénérien»11. En mars 1757, un couple de vénériens, alors même qu’il possédait un certificat de pauvreté, est incarcéré pour mendicité par les capitouls. Le nommé Lamarque et son épouse avouèrent par la suite qu’ils n’étaient pas mendiants mais qu’ils se sont fait arrêter pour avoir de plus grandes chances d’être envoyés à l’hôtel-Dieu :

Le 24 mars 1757 un nommé Lamarque et sa femme ont été envoyés de l’hôpital de la Grave pour être soignés du mal vénérien. Lesquels avaient été envoyés à l’hôpital en qualité de mendiants par Messieurs les capitouls. Ceux-ci ont convenu qu’ils n’ont jamais mendié mais sont venus en ville avec un certificat de pauvreté de curé pour se faire recevoir à l’hôpital et se présentent en conséquence à l’hôtel-Dieu où ils furent refusés12.

23Le premier février 1758, Antoine Fegoussac, originaire de la ville d’Albi et âgé d’environ 35 ans, fut conduit par les archers à la Grave comme mendiant. Il avoua plus tard, à l’hôtel-Dieu « n’avoir jamais mendié mais qu’il était tisserand, marié depuis plusieurs années, ayant 3 enfants, que tant sa femme que lui avaient le mal vénérien sans qu’il y eût de leur faute. Il leur avait été conseillé de venir à Toulouse en espérant être reçus à l’hôpital pour les traiter »13. Le 17 avril 1758, Catherine Baux fut conduite par les archers à l’hôpital de la Grave. Elle a reconnu plus tard sa fraude, n’étant venue à Toulouse que dans le but d’y soigner sa maladie14. Le 4 septembre 1759, « Gabriel Friboure, natif de Saint-Sernin arrêté pour mendicité, avoue n’avoir jamais mendié mais n’être venu de Montauban, qu’il habitait depuis dix ans, que pour se faire soigner »15.

24En parallèle des arrestations pour mendicité, six fraudes pour l’utilisation de faux documents ont été dénombrées. C’est ainsi que « le 6 janvier 1757, Gabrielle Giscard, veuve de Gilles Bosc, native de Fenouillet, âgée de 50 ans », réussit à entrer une première fois à l’hôtel-Dieu « en fraude » avec un faux certificat de pauvreté. L’hôtel-Dieu, qui s’aperçut de la tromperie, « délibéra » et exigea de sa part qu’elle lui fournisse un certificat en bonne et due forme. « Le 13 février il reçut la véritable justification et accepte finalement dans son quartier neuf la nommée Giscard »16. Le 6 février 1759, « Joseph Gausal habitant de la ville, âgé de 34 ans fut envoyé par un billet des capitouls en qualité de mendiant à la Grave, alors que le Gausal est actuellement soldat du guet et aux gages de la ville ce qui implique trop visiblement avec sa prétendue qualité de mendiant et persuade qu’un pareil billet ne peut être authentique »17. Le 21 juin 1759, « Jacques Rabastens âgé de 25 ans avoua s’être procuré lui-même le billet »18 qui lui permit de s’introduire à l’hôpital. Il était étranger à la ville et était venu dans le but de se faire soigner.

25Certains vénériens fraudeurs ont reçu l’appui de capitouls pour intégrer l’hôtel-Dieu. Ces magistrats municipaux avaient un pouvoir de police, un pouvoir administratif, un pouvoir de justice et avaient la charge de délivrer les certificats de pauvreté. Leur influence était grande et ils pouvaient convaincre les administrateurs de recevoir tel ou tel malade. Tantôt ils intervenaient directement, en priant l’hôpital de bien vouloir ouvrir ses portes à des malades qui n’étaient pas forcément pauvres. Ce fut le cas le 14 avril 1761, quand Marie Bouloze, native de la principauté d’Orange, fut envoyée à la Grave « sous la dénomination de mendiante laquelle, atteinte du mal vénérien, n’est nullement mendiante mais venue en ville avec la troupe de comédiens depuis quinze jours seulement. Elle fut quand même acceptée mais provisoirement, à l’hôtel-Dieu à la demande de M. David capitoul »19. Tantôt ils délivraient de faux certificats de pauvreté ou soutenaient devant l’hôpital ceux qui se faisaient passer pour mendiants en prenant quelques libertés avec la règle. Par exemple, dans sa démarche en vue de se faire arrêter pour mendicité, Antoine Fegoussac fut « aidé par une personne de considération »20, probablement un capitoul, dont le nom ne fut pas cité pour ne pas entacher sa réputation. Un capitoul du nom de Mala est intervenu de façon douteuse dans l’affaire de Louis Dorliac, le 18 juillet 1757 :

Le nommé Louis Dorliac, natif de la paroisse de Saint-Sernin, ayant surpris un billet d’envoi à l’hôpital de la Grave comme mendiant quoiqu’en vrai il n’a jamais mendié et les directeurs de la Grave l’ayant envoyé à l’hôtel-Dieu pour le faire traiter du mal vénérien, M. Mala capitoul dut instruire du fait qu’il avait donné le billet à Dorliac, et instruit de la vérité que ce dernier n’a jamais mendié, en conséquence il a révoqué son billet21.

26M. Mala a, certes, finalement révoqué le billet mais sans donner de réelles explications. Le 17 avril 1758, deux filles furent envoyées de la Grave « en qualité de mendiantes pour fait de mal vénérien ». L’une d’elle, Catherine Baux, portait « un billet de M. Pager capitoul, laquelle interrogée a dit qu’elle n’avait point mendié et qu’elle était à Toulouse depuis 2 ans »22. Là encore, M. Pager a donné le billet à Catherine Baux alors même que son statut ne lui permettait pas d’en avoir un.

27Les capitouls, qui représentaient la justice, étaient donc loin de montrer l’exemple. Toutefois ils ne furent pas les seuls représentants de l’ordre à agir de façon frauduleuse pour venir au secours des syphilitiques. Joseph Gausal, cité précédemment, bien que soldat du guet, usurpa le statut de mendiant pour entrer à l’hôpital. En 1755, des archers se firent payés par des femmes qui voulaient entrer à l’hôtel-Dieu :

Sur treize femmes vérolées ou à accoucher, envoyées par l’hôpital de la Grave, huit sont venues à Toulouse depuis moins de quinze jours avant leur renfermement, uniquement pour se faire condamner et pouvoir être ainsi soignées gratuitement, quelques-unes ont même donnée de l’argent aux archers afin de se faire arrêter23.

28Si des capitouls sont intervenus dans ces fraudes, il est difficile de connaître les raisons pour lesquelles ils ont agi en faveur de vénériens. Intervenaient-ils par pure compassion ? Étaient-ils soudoyés en profitant du désespoir des syphilitiques, à l’exemple des archers ?

29La syphilis poussa nombre de Toulousains à se placer dans l’illégalité. Les fraudes étaient diverses et témoignaient du désarroi des vénériens qui ne pouvaient pas se soigner chez eux ou à qui la maladie faisait peur. L’hôtel-Dieu se montra généralement ferme à l’encontre de ces fraudeurs de tous sexes et de tous âges. Toutefois certains vérolés, plus chanceux que d’autres ont fait l’objet de mesures d’exception : sur les treize fraudeurs repérés, trois ont bénéficié de la mansuétude ponctuelle de l’hôtel-Dieu, comme se fut le cas pour Gabrielle Giscard qui, après une longue délibération, fut finalement acceptée. Les autres furent catégoriquement renvoyés.

30Ces fraudes semblent moins fréquentes après 1762. Les autorités ne se souciant plus autant des mendiants, les vénériens avaient moins de chance d’être arrêtés sous ce prétexte. Certains tentèrent malgré tout encore, jusqu’à la fin du siècle, d’intégrer l’hôtel-Dieu de façon frauduleuse.

La population des syphilitiques, une sociologie lacunaire

31Du fait des dispositions restrictives quant à la réception des malades dans les hôpitaux, les renseignements recueillis concernant le nombre total des syphilitiques de la ville – qui comptait alors environ 60 000 habitants – sont inévitablement incomplets. Les données de l’hôtel-Dieu étant nos principales sources pour cette étude sociologique, ses résultats doivent être tenus pour lacunaires et non représentatifs de l’ensemble de la population vénérienne toulousaine.

32Ainsi, pour les hommes et enfants atteints de la vérole, les informations sont rares et parcellaires. Quant aux femmes, seul un échantillon particulier a pu être étudié, sur une période restreinte du XVIII^e siècle. À savoir les femmes vénériennes détenues dans le quartier de force de la Grave et envoyées à l’hôtel-Dieu entre 1779 et 1789 ; il s’agissait pour l’essentiel de prostituées. La date de 1779 correspond à l’application d’une mesure prise par le conseil d’État à la fin de l’année 177824, en renforcement de l’article de 1729 : l’envoi systématique des prostituées vénériennes du quartier de force de la Grave vers le quartier neuf de l’hôtel-Dieu. Ces transferts devaient être mentionnés dans « les registres d’entrées pour les femmes qui seront envoyées du quartier de force, au quartier neuf de l’hôtel-Dieu Saint-Jacques »25, tenus par l’intendant de l’hôpital Saint-Joseph de la Grave. Ces documents ont donc livré des renseignements précieux sur la population féminine présente à l’hôtel-Dieu à la fin du XVIII^e siècle. De façon générale, les malades reçus ont été nombreux pendant tout le siècle : entre 300 et 400 annuellement. Une délibération de février 1694, indique que pendant l’hiver environ 400 malades se sont rendus dans l’institution ; au 1^er janvier 1710, ils étaient 380 ; en 1720, tout comme en 1780, 300 et, en 1789, ils n’étaient plus que 28026.

Hommes et enfants, deux groupes de malades mal connus

33La réglementation étroite de l’hôtel-Dieu entraînait de façon à peu près absolue le refus de tout homme syphilitique. Les mendiants invalides, atteints de ce mal et enfermés à l’hôpital général, ou ceux arrêtés pour mendicité étaient les seuls qui fussent reçus. Les autres vérolés acceptés au sein de l’établissement ne l’ont jamais été qu’à titre d’exception. Ainsi, de façon ponctuelle, des hommes atteints de la syphilis sont mentionnés dans les registres des délibérations des commissions de l’hôtel-Dieu. « Le 1^er février 1758, André Guérin natif de la paroisse de Saint-Michel, est admis au quartier neuf »27 ; le 3 mars 1771, un garçon travaillant chez un passementier de la ville où il aurait contracté la mal vénérien, est également reçu28. Beaucoup, en désespoir de cause mais moins chanceux, usèrent en vain de fraudes, comme « Gabriel Friboure », en septembre 1759, ou « Antoine Fegoussac », en février 175829.

34Au XVIII^e siècle, il n’était pas aisé pour un homme syphilitique de se faire soigner à Toulouse ; d’autant que la tolérance vis-à-vis de ce type de malades trouvait vite ses limites. Ainsi, le 24 octobre 1782, la direction de l’hôtel-Dieu a durci sa position en décidant, « qu’étant donné l’insuffisance des lits, on refuserait tout syphilitique, même envoyé de la Grave, comme aussi tout soldat du guet, le fait étant contraire au règlement »30.

35Le nombre des hommes syphilitiques fut donc toujours extrêmement faible par rapport à celui des femmes, du moins à l’hôpital. Au sein de la ville, il devait en être autrement mais, là encore, le manque de documentation ne permet pas d’établir des statistiques. Les médecins refusaient parfois de diagnostiquer la syphilis dans la pathologie qui affectait un homme, considérant que seules les femmes pouvaient en être atteintes31. Les hommes n’étaient donc pas soignés en conséquence. Les soldats syphilitiques bénéficiaient cependant de plus d’égard et étaient plus facilement tolérés. Ainsi, en 1747, Toulouse reçut une garnison royale et un quartier fut dès lors spécialement affecté dans l’établissement aux soldats malades. Leurs soins entraînaient une indemnité de huit sols par jour pour l’hôpital32. Le mépris de l’hygiène la plus élémentaire dans l’armée, une nourriture insuffisante et, surtout, la fréquentation de femmes souvent atteintes de la syphilis, expliquaient l’affluence assez élevée des militaires.

36Des syphilitiques sont également attestés parmi la nombreuse population des enfants dits « assistés » de l’hôtel-Dieu. Ces derniers, nés de parents inconnus, étaient souvent les fruits de relations illégitimes. Enfants de prostituées ou de filles-mères, ils n’avaient guère d’autre destin que l’abandon ; les plus malchanceux héritant de surcroît des débauches de leurs parents une infection syphilitique congénitale. Certains étaient déposés directement par les mères ou les accoucheuses, d’autres, abandonnés en des lieux publics, étaient amenés à l’hôtel-Dieu par les capitouls. Ils devaient y être élevés jusqu’à l’âge de sept ans, ensuite ils étaient reçus à la Grave, qui finissait leur éducation. L’hôtel-Dieu s’occupait de les recueillir afin de les nourrir, de les éduquer et de leur apporter des soins en cas de maladie. Les nourrissons atteints de la syphilis, présents au sein de l’institution, ont fait l’objet de dispositions particulières avec la mise en place d’un règlement composé de sept articles, en juin 178433. Ce règlement donnait des informations précises quant à la manière de leur apporter des soins.

37Comme pour les hommes, il est impossible de savoir quelle était la proportion exacte des syphilitiques parmi les nombreux enfants assistés, ni parmi la population totale de l’hôtel-Dieu. Toutefois les sources ont pu révéler des informations pour la seule année 1784 : 43 nourrissons syphilitiques ont été accueillis34. Ils étaient les seuls enfants nourris dans l’hôtel-Dieu proprement dit, les autres étant envoyés dans les campagnes environnantes.

38Entre 1781 et 1786, le nombre des enfants reçus oscillait entre 400 et 45035, les nourrissons syphilitiques représentaient donc environ 10 % de la population totale des enfants assistés.

39L’hôtel-Dieu fit des soins portés aux nourrissons vénériens une priorité, notamment à cause des problèmes de contamination qu’ils provoquaient chez les nourrices et des plaintes que nombre d’entres elles ont déposées. Mais malgré ces dispositions, les chances de guérison de ces enfants étaient infimes et leur taux de mortalité devait être très élevé.

Les femmes

40Dans la mesure où la documentation reste très parcellaire, l’étude détaillée de l’ensemble des vénériennes à Toulouse est également impossible. Que sait-on des femmes ayant contracté la syphilis malgré elles et dans des conditions particulières ? Comme par exemple les épouses, contaminées par des maris infidèles, issues de milieux aisés ou tout simplement de couches populaires situées au dessus du seuil de pauvreté et, de ce fait, tenues à l’écart des soins hospitaliers.

41Quelques indices subsistent quant aux nourrices, dont le nombre est apparemment élevé. En 1768, elles encombrent tellement le quartier des femmes vénériennes que l’hôtel-Dieu est dans l’incapacité de recevoir celles qui lui sont envoyées par l’hôpital de la Grave.

42Heureusement, quelques sources permettent de mener une étude plus précise. Il s’agit essentiellement des registres des années 1779 à 1789, tenu par l’intendant de la Grave et répertoriant les femmes prostituées, arrêtées pour leur commerce charnel et enfermées au quartier de force de l’hôpital Saint-Joseph-de-la-Grave36. Selon un arrêt du conseil d’État, les filles publiques atteintes de la syphilis en furent systématiquement sorties, à partir du mois de mai 1778, pour être transférées au quartier neuf de l’hôtel-Dieu afin d’y recevoir des soins.

43D’une année à l’autre leur nombre pouvait varier du simple au double : 32, par exemple, en 1782, mais 13 l’année suivante. En onze ans, l’hôtel-Dieu a reçu dans ses murs une population totale de 252 femmes atteintes du mal vénérien. Ce total ne correspond cependant pas à l’ensemble des prostituées syphilitiques toulousaines mais seulement à celles arrêtées par les autorités de la ville. Ainsi, beaucoup de prostituées, malgré la maladie, n’intégraient pas l’hôpital. Certaines se soignaient chez elles, d’autres devaient même ignorer qu’elles étaient contaminées et continuaient leur activité…

44Par rapport au nombre total des malades présents, les vénériennes étaient en minorité ; en 1781 elles ne représentaient que 6 % de la population totale de l’hôpital. Elles sont également restées en minorité par rapport aux autres catégories de malades, par exemple les incurables, qui étaient 41 en 1781, ou les enfants assistés.

45Les documents renseignent sur les lieux de naissance des vénériennes. Plus de la moitié, (52,77 %) sont natives du diocèse de Toulouse ; c’est le cas de Marie-Anne, entrée à l’hôtel-Dieu le 14 juillet 178037 ou encore de Lime Barot, entrée le 6 août 177938. Un bon tiers (35,35 %) d’entres elles sont originaires de diocèses qui dépendraient aujourd’hui de Midi-Pyrénées, comme Montauban, Albi ou Rodez. Les originaires de régions plus éloignées de Toulouse. (Bretagne, Poitou, Lyonnais, Bourgogne, Provence…) sont très minoritaires (11,88 %).

46Parmi ces femmes, des migrantes, installées à Toulouse depuis peu ; certaines n’étaient même que de passage. Comptant trouver facilement des clients dans cette ville populeuse, elles étaient arrivées dans le but de travailler ou de se prostituer et non pour recevoir des soins à l’hôtel-Dieu. Les déplacements de ces femmes n’étaient pas sans conséquence sur la propagation de la syphilis.

47Leurs âges se répartissent entre 14 et 45 ans, pour une moyenne d’environ 23 ans. Les plus jeunes, au nombre de deux, sont enregistrées à l’hôtel-Dieu en 1786 et 1787. Ces adolescentes ont-elles atteint l’âge adulte ? La maladie évoluant en moyenne sur dix ans, elle a dû entrer dans sa phase terminale peu après leur vingtième année. La jeunesse étant un atout important pour les prostituées, la syphilis faisait plus de victimes dans la tranche d’âge des 20-25 ans (36 %), plus enclines à multiplier les rapports sexuels à risque. Les femmes de 25 à 30 ans représentent 22 % du corpus ; conservant une grande activité professionnelle, elles restent en nombre élevé. Après 30 ans, leur proportion décroît rapidement. Avec ses 45 ans, Antoinette Rigaud, entrée à l’hôtel-Dieu en 1787, est la doyenne du corpus39. La moyenne d’âge des pensionnaires étant de 23 ans, la maladie contaminait précocement ces femmes. Rares sont celles qui pouvaient espérer avoir une telle longévité !

48En raison de l’état des sources, l’étude du statut matrimonial ne s’est pas effectuée sur les 252 vénériennes mais sur un corpus restreint de 95 femmes, entrées à l’hôtel-Dieu entre 1779 et 1782.

Document 6. Statut matrimonial des vénériennes reçues à l’hôtel-Dieu entre 1779 et 1782

49Les célibataires forment une écrasante majorité (83,15 %). Cela peut, en grande partie, s’expliquer par l’âge moyen de 23 ans des prostituées toulousaines, inférieur à celui du mariage des jeunes filles (il se situe alors autour de 25 ans). Plus jeunes et plus libres dans leur commerce charnel, elles s’exposent plus facilement au risque d’une contamination. Loin derrière, les femmes mariées sont au nombre de neuf, soit moins de 10 % de notre corpus. Elles sont obligées de se prostituer pour subvenir aux besoins du ménage. Parfois avec l’accord du conjoint, elles apportent ainsi un revenu supplémentaire. Cette réalité dévoile un fait important : la propagation pernicieuse de la syphilis au sein du couple. Le mari consent à prendre le risque d’être infecté par son épouse. Situation alarmante pour toute la famille, car les enfants à naître se trouvent, à leur tour, impliqués dans le processus de contagion. Les veuves vénériennes sont les moins nombreuses. Sans ressources à la mort précoce de leur conjoint, elles trouvent dans la prostitution un moyen de subsistance. Enfin cinq vénériennes sont des filles-mères. Contaminées par un client avant d’être tombées enceintes, elles transmettent au fœtus une syphilis héréditaire. Quand elles mènent leur grossesse à terme, elles accouchent généralement à l’hôpital. La plupart décident d’abandonner le bébé. L’espérance de vie de l’enfant est alors très faible.

50Internées pour prostitution, la majorité des pensionnaires de l’hôtel-Dieu ne se réclament pourtant pas de cet état. Elles revendiquent, au contraire, un autre métier. Sur les 92 vénériennes reçues entre 1783 et 1786, 55 % étaient dans ce cas. Ces données permettent d’appréhender les milieux sociaux auxquels appartenaient ces femmes, conduites de manière plus ou moins occasionnelle à compléter leurs modestes revenus par cet expédient.

Document 7. Situation professionnelle des vénériennes de l’hôtel-Dieu reçues entre 1783 et 1786

51Avec près du tiers du total, mais 60 % du groupe étudié, la catégorie professionnelle la plus importante est la domesticité, qui englobe divers petits métiers, comme servante, femme de chambre ou fille de service. Ces femmes travaillent chez des particuliers, dans des auberges ou même à l’hôtel-Dieu. Les autres exercent dans le secteur du textile et de l’habillement : fileuse travaillant à la tâche pour un fabriquant ; couturière taillant, garnissant et cousant ; blanchisseuse lavant le linge qu’on lui apporte à domicile ; ravaudeuse raccommodant des hardes... Dans toutes les cités, ces professions féminines, mal payées et soumises aux aléas de la clientèle et de la conjoncture, ont été des pourvoyeuses de la prostitution40. Sur les 92 vénériennes de notre corpus, une seule était « revendeuse » de fruits ou de légumes sur la place publique. Enfin, 45 % des vénériennes ne déclaraient pas d’autre activité que la prostitution.

52Cette analyse socioprofessionnelle nous permet de rappeler que la maladie n’est pas nécessairement lourdement handicapante du point de vue physique. Ainsi, 54 % de ces femmes ont la capacité de mener de front plusieurs activités professionnelles. Elles sont donc, pour la majorité, dans les premiers stades de la maladie.

La syphilis, une maladie sociale

53Ce constat nous oriente vers un caractère de la syphilis qui permet de jeter un jour particulier sur la société toulousaine du temps : c’est en grande partie à cause de comportements sexuels illégitimes que la maladie sort de la sphère de la prostitution pour se propager dans diverses couches de la population.

Un révélateur des relations sexuelles illégitimes

54Au XVIII^e siècle, la sexualité n’est jugée licite par l’Église que dans le cadre du mariage et dans le but de procréer. La recherche du plaisir est proscrite et, par voie de conséquence, la pratique de la masturbation, la fornication ainsi que l’adultère41. Ceux qui outrepassent ces interdits, en s’adonnant à des relations dites illégitimes, se trouvent dans le péché. Pour l’Église, le fléau de la syphilis, preuve d’une causalité patente entre sexualité et maladie, est un moyen de dévoiler et de combattre ces comportements. Engendrée par les plaisirs charnels, la maladie est une punition divine.

55Dans les mœurs toulousaines, particulièrement conservatrices, l’illégitimité est un tabou42. Les Toulousains se montrent très sévères envers les fautes comportementales et, à transgresser les interdits sexuels, les filles, bien plus que les garçons, risquent un déshonneur fatal pour leur avenir. Pire, un commerce charnel avant le mariage peut entacher une famille toute entière et sa réputation43. L’honneur revêt alors une importance capitale ; c’est une valeur morale que la fille à marier doit préserver. La syphilis trahit indubitablement les Toulousains qui s’adonnent à la luxure ; ses symptômes constituant autant de preuves de la culpabilité des « fornicateurs ».

56En mettant au jour certaines de ces transgressions, quelques documents permettent d’esquisser une typologie des relations illégitimes.

57Le thème des amours ancillaires alimente beaucoup la littérature de l’époque. Nombreux sont les auteurs qui s’en inspirent, tels le marquis de Sade, Rétif de la Bretonne ou encore Marivaux. Souvent est mise en scène une servante qui entretient une liaison soit avec son patron, soit avec un domestique de la maison. Les relations entre servante et maître étaient minoritaires et souvent violentes. Si ce dernier était marié, il abusait de la fille en faisant en sorte que son épouse n’apprît rien des événements qui se tramaient dans son dos. Pour cela, certains recouraient au chantage et menaçaient leur complice – d’autant plus vulnérable que sa subsistance dépendait de lui – pour qu’elle ne dévoilât rien. Les relations entre servantes et domestiques se jouaient sur la séduction. Le collègue de travail cherchait les faveurs de la jeune femme en lui promettant le mariage.

58À l’hôtel-Dieu, 32 % des vénériennes occupaient des postes d’employées de maison. Nombre d’entre elles ont dû entretenir ce genre de relations. De telles liaisons restaient clandestines et ne laissaient guère de traces. Les registres de délibération des commissions de l’hôtel-Dieu, nous ont cependant permis de découvrir quelques cas de figure, au travers de discours anodins tenus par des malades.

59Ainsi, le 17 avril 1758, l’hôtel-Dieu accueille deux femmes :

Catherine Baux native de Verfeil, âgée de 20 ans arrêtée pour mendicité, et Catherine Flasset âgée de 22 ans arrêtée par les archers de la ville pour mendicité. Cette dernière envoyée à la Grave par un billet de M. Pager capitoul, travaillait comme servante chez M. Picot Lapeyrouse, où elle avait pris son mal par un domestique de la maison. Ayant quitté le service et voulant se retirer à cause de M. Picot, ce dernier lui dit qu’on la ferait guérir à l’hôpital et lui conseille d’aller à Toulouse pour se faire soigner44.

60À partir du témoignage de Catherine Baux, plusieurs scénarios de relations ancillaires sont possibles. Elle dit avoir eu des rapports sexuels avec un autre domestique. A-t-elle simplement cédé à ses avances ou bien n’y a-t-elle succombé qu’après une promesse de mariage (pratique de la gravidation) ? Elle affirme toutefois avoir quitté la maisonnée à cause de son employeur qui l’aurait envoyée à l’hôtel-Dieu. Certes, M. Picot souhaitait peut-être éloigner une personne aux mœurs coupables, qui plus est contagieuse, mais le discours de la servante ne sous-entendrait-il pas plus ? M. Picot ayant eu lui-même une relation avec Catherine Baux et, voulant éviter les rumeurs, aurait pu chercher à étouffer l’affaire en l’éloignant. En ce cas ce serait lui qui lui aurait transmis la maladie !

61Autre exemple : en mai 1738, un chirurgien de l’hôtel-Dieu examine une servante qui avoue avoir attrapé le mal vénérien à l’hôpital, « en rendant service au quartier neuf45. » Cette dernière ne donne pas, plus de précisions quant à la manière dont elle a pu être contaminée, en revanche elle assure qu’elle a été infectée par la syphilis sur son lieu de travail, l’hôtel-Dieu. Sachant que les employés prenaient des précautions très strictes quand il soignaient les syphilitiques, que la chance d’être contaminée par simple contact de la peau était minime et que le coït était le mode de contagion le plus probable, cette servante n’aurait-elle pas eu une relation intime avec l’un des rares vénériens reçus à l’hôtel-Dieu ?

62Autre type de relation illégitime entrevue à partir du témoignage de Toulousains atteints de syphilis : l’adultère. Les sources utilisées ici sont les procédures criminelles instruites par les capitouls.

63L’attitude sociale à l’égard de l’adultère est ambivalente : toléré pour l’homme, il était interdit à la femme46. Dans les sociétés patriarcales, cette discrimination repose principalement sur la valeur attachée à la chasteté de cette dernière sur le marché du mariage47. L’adultère attaque le sacrement du mariage catholique. Quiconque rompt le lien conjugal commet un pêché aux yeux de l’Église. D’un point de vue pénal, l’adultère est considéré comme un crime et peut faire l’objet d’une procédure judiciaire. Dans ce cas, la syphilis devient un révélateur du crime et intervient comme preuve de l’infidélité de l’une ou de l’autre des parties. La lecture de quelques affaires portées devant les capitouls met en évidence le rôle significatif de la syphilis dans les accusations. Par exemple, en 1780, elle entre dans l’argumentaire de François Capéran pour prouver la débauche de son épouse et justifier son abandon :

Le comparant ne fut pas longtemps à s’apercevoir des infidélités de sa dite femme ; avec laquelle cependant il a vécu deux ans et demi dans l’espoir qu’elle se corrigerait, surtout ayant deux enfants. Mais les espérances du comparant ayant été vaines il fut obligé de l’abandonner il y a 15 ou 16 mois tant à cause de sa vie libertine qu’à cause du mal vénérien qu’elle lui donna ; de sorte que depuis cette époque elle se livre à toutes espèces de débauche, recevant chez elle des hommes avec lesquels elle couche et se prostitue ; ce dont le comparant ne peut pas prétendre d’ignorance puisque dans la nuit précédente il la surprit et fit surprendre dans son lit couchée avec le nommé Lecussan fils tous les deux en chemise48.

64L’adultère, quand il était commis par la femme, revêt une gravité plus considérable que lorsqu’il est le fait du mari. Comme dans le cas de François Capéran, il pose un problème moral et religieux, parce que le rôle imparti à l’épouse est de préserver l’honneur familial avec une conduite irréprochable au sein du ménage. La syphilis appuie le discours du mari en renforçant l’accusation de débauche de l’épouse. Si dans l’exemple cité, l’adultère est commis par une femme, des hommes ont également été accusés par leur conjointe, mais cette dernière ne met en général pas en avant le désordre de la vie sexuelle de son mari ou, s’ils est syphilitiques, sa maladie. Elles rappellent simplement le rôle du mari, à savoir assurer la subsistance du couple.

65Dans le cadre de relations illégitimes, la syphilis révèle donc principalement le comportement débauché des femmes et le prix qu’elles ont à payer est plus important que celui des hommes.

66Si la maladie a servi dans un premier temps à pointer du doigt le comportement illégitime de certaines femmes, elle a fini par devenir le fait de la femme, considérée comme son principal vecteur.

Le poids de la culpabilité des femmes

67À Toulouse, l’idée que les femmes sont le vecteur privilégié de la maladie transparaît nettement dans les règlements promulgués par l’hôtel-Dieu. Elles semblent porter sur leurs épaules toute la culpabilité de l’expansion de la maladie vénérienne. Par exemple, l’article de 1729 concerne uniquement les femmes vérolées, comme si les hommes étaient épargnés par la syphilis ! À tel point qu’on peut se demander si les dispositions prises en leur faveur, ne l’ont pas été dans le seul but d’enrayer un fléau qui menaçait les hommes !

68Pendant tout le XVIII^e siècle les vénériennes toulousaines traînent une mauvaise réputation, notamment du fait qu’elles sont en majorité des prostituées. Dans les hôpitaux de la ville, elles sont accusées de tous les maux et font, à l’occasion, office de boucs émissaires.

69Parmi les innombrables plaintes des administrateurs de l’hôtel-Dieu à l’encontre des vérolées, les plus fréquentes concernent les dépenses qu’elles suscitaient. Cette question a été soulevée en 175749, en 1768, où « une assemblée extraordinaire eut lieu le 15 mai, lors de laquelle fut mis en exergue les problèmes financiers suscités par le quartier neuf »50, et encore le 24 mai 176951. Rien qu’au cours de l’année 1768, plus de trois plaintes ont été formulées pour ce motif.

70Il semblerait que l’hôtel-Dieu exagérait ses propos, car si l’on observe les dépenses effectives engendrées par le quartier neuf, on s’aperçoit que comparativement, elles étaient moindres que celles du quartier des enfants52. Or des plaintes contre ce dernier n’ont jamais été déposées… Comme si, lorsqu’un problème surgissait, les syphilitiques étaient des responsables toutes trouvées !

71Au quartier neuf, la plus grande dépense portait sur la nourriture, essentiellement à base de blé. Venait ensuite le lait prescrit pour le traitement des malades. Le bois servait à chauffer l’eau des bains, utilisés en thérapie. Les gages des domestiques, qui étaient nourris et logés à l’hôtel-Dieu, étaient bas.

72L’hôtel-Dieu a connu de graves problèmes financiers à trois reprises durant le XVIII^e siècle. La balance budgétaire de l’établissement fut négative en 1729, en 1759 et en 1768. Durant cette dernière année, les syphilitiques ont été particulièrement – et injustement – mises en cause. Le manque de place, provoqué par « l’augmentation perpétuelle » des vénériennes au sein de l’hôtel-Dieu, donnant lieu à un autre type de plainte :

Dans le mois de mai 1768, le quartier neuf de l’hôtel-Dieu se trouvait insuffisant en raison de la grande surcharge des malades atteintes du mal vénérien, qui lui étaient procurées par le quartier de force. La direction fut extraordinairement assemblée pour pourvoir aux moyens de continuer les traitements déjà commencés. Messieurs les Capitouls qui y assistèrent étant convaincus eux même de l’embarras où l’on se trouvait pour loger et faire traiter tant de malades en firent leur rapport au conseil de bourgeoisie du vendredi 27 mai 1768, qui délibéra de venir au secours de cette maison par une charité de 1200 livres et de lui prêter en outre la « caserne appelée du diable », la plus à proximité pour y placer les malades surnuméraires53.

73Les plaintes concernant l’encombrement de l’hôpital ont toujours été formulées à l’encontre des vérolées, alors qu’elles se trouvaient le plus souvent en minorité, aussi bien par rapport à l’ensemble de la population des malades que par rapport à certaines catégories d’assistés, comme les enfants.

74En 1781, les vénériennes ne représentaient que 6 % de la population totale des malades et en 1789, 8,8 % (et respectivement 2,5 % et 3,1 % en incluant les enfants assistés). Cela n’empêcha pas les directeurs de continuer dénoncer à tort ces pauvres malades. À noter que la proposition faite par la municipalité de prêter à l’hôpital un local appelé la « caserne du diable » pour remédier au problème de l’encombrement du quartier neuf n’aboutit finalement jamais.

75Ce discours à l’encontre des vénériennes n’est pas anodin, comme les plaintes faites pour les dépenses, il s’est tenu au cours de l’année 1768. Une année de difficultés pour l’hôtel-Dieu. Pour se déculpabiliser, les vérolées et leur nombre soi disant trop important ont été pris, là encore, pour cible :

L’Assemblée a été uniquement mandée pour faire part et pour prier de prendre les moyens possibles sans perdre de temps de remédier aux suites fâcheuses qui pourraient survenir par le nombre des personnes atteintes du mal vénérien, au quartier neuf destiné à ces sortes de maladies, les lits y sont resserrés qu’à peine on peut passer entre deux. La commission s’est fréquemment assemblée à raison de cet objet et malgré toutes les recherches faites elle n’a pu trouver d’endroit pour ces personnes-là54.

76Toutefois les reproches dont les vénériennes sont accablées, bien que significatifs du mépris dans lequel on les tient, sont parfois justifiés car elles commettent un certain nombre d’exactions et de scandales, consignées dans des plaintes. De tels comportements n’améliorent pas leur statut, déjà déprécié au sein de la société, et contribuent à entretenir les préjugés vis-à-vis de l’ensemble des syphilitiques.

77Les filles de la Grave, envoyées contre leur gré à l’hôtel-Dieu, refusent souvent d’obéir aux règlements et cherchent à s’échapper. Entre 1779 et 1789, on ne compte pas moins de six évasions réussies ; la plupart se sont déroulées lors du transfert de la Grave vers l’hôtel-Dieu. Ainsi « Perrette Rousseaux âgée de 23 ans, native de Lyon », le 23 septembre 177955, et « Suzanne Belbade native de Rieux, âgée de 19 ans », le 22 mars 178056. Lorsque les vénériennes tentent de s’évader de l’établissement même, cela est plus difficile, car elles sont très surveillées. Toutefois, le 19 mai 1748, huit femmes s’évadent par une brèche ; le 10 juin suivant, cinq femmes font de même après avoir enfoncé « les torchis » du mur de l’hôpital57. Des commissions sont désignées pour régler l’admission des femmes vérolées par la voie de la douceur et on décide de construire un mur face à la « rue neuve »58. Néanmoins, le 30 juin 1769, « des femmes envoyées du quartier de force se sont évadées de leur chambre au nombre de quatre. On avait fait revenir trois d’entre elles mais la quatrième qui venait de Saint-Gaudens réussit à s’échapper en laissant son enfant »59.

78Du fait de ces exactions, l’hôtel-Dieu a pu faire passer facilement les vénériennes pour des fauteuses de troubles. Il utilise parfois exagérément la mauvaise réputation de ces recluses, majoritairement prostituées. En 1780, par exemple, la direction se plaint de l’état affreux des locaux où les hommes et les femmes ne sont séparés que par une porte. Ils descendent le même escalier pour aller aux bains, ce qui occasionne des rencontres indécentes. Le logement des femmes longeant la rue, elles parlent avec des « polissons » qui ont arrachés les grillages en fil d’archal60. Parfois elles s’entretiennent avec les garçons chirurgiens qui se voient punis pour cela.