1L’organisation des études de médecine en France est restée, au XVIII^e siècle, fortement hétérogène. Les dispositifs de rationalisation et d’uniformisation de la déclaration royale du 19 juillet 1696 et, surtout, de l’édit de 17071 ne doivent pas leurrer l’historien : il reste très difficile de peindre la hiérarchie des facultés de médecine à l’échelle du royaume. Outre les lacunes documentaires, des pratiques étudiantes compliquent encore l’analyse : un phénomène massif, complètement passé de mode au XVIII^e siècle pour les autres facultés (droits, théologie), persiste et même s’intensifie chez les médicastres : la pérégrination. Il ne suffirait pas de faire la géographie des doctorats dans le royaume pour avoir une vision claire des cursus. Les étudiants faisaient des va-et-vient entre les campus au gré de circuits de complaisance, du prestige social, des coûts fort variables et donc de la répartition des tâches entre campus (facultés où l’on étudie, facultés où l’on prend quelques inscriptions « bidons » pour écourter le cursus, campus où l’on prend le baccalauréat, enfin campus où l’on reçoit le bonnet de docteur). Compliquent encore l’analyse le protectionnisme des villes universitaires, qui pénalisent lourdement à leur retour ceux qui ont pris leur doctorat ailleurs et veulent se faire « agréger », ou les vexations des collèges de médecins des villes non universitaires à l’égard des docteurs forains qui souhaitent s’installer sur leur chasse gardée2.

2Parmi ces réseaux complexes et ces stratégies alambiquées, on peut toutefois tenter de situer le campus toulousain, à condition de travailler avec des bases de données nominatives et des cursus reconstitués à l’unité, en croisant toutes les sources d’archives qui, sans cela, se révèlent des sources empoisonnées. Travailler à l’aveugle avec des courbes anonymes et des populations étudiantes inconsidérément totalisées conduit à l’impasse et à « l’illusion statistique ». Évitant cet écueil, tentons à présent de toiser le recrutement de la faculté toulousaine (conjoncture et géographie) et sa fonction au sein de la carte universitaire de l’enseignement médical.

3Durant le premier quart du XVIII^e siècle, la faculté de Toulouse fait presque jeu égal avec Montpellier qui n’a pas encore conquis une suprématie écrasante (documents 1 et 2) ; en termes d’inscriptions s’entend. Montpellier n’immatricule en effet qu’une petite trentaine d’étudiants3 par an entre 1710 et 1720 ; Toulouse dont on dispose du registre d’inscriptions pour seulement deux périodes (1708-1720 et 1758-1786), tient un rang presque équivalent avec une moyenne annuelle de 21,1 étudiants (dont 14,6 de nouveaux inscrits)4. En termes d’effectifs strictement régnicoles, Strasbourg dont le bassin de recrutement est massivement germanique5, ne la dépasse pas encore ; loin de là6 ; Besançon et Caen sont également en retrait. C’est dire qu’on peut situer la faculté toulousaine au troisième rang du royaume, mais assez loin derrière les deux métropoles médicales que sont Paris et Montpellier. Tous les autres campus sont alors négligeables dans le dispositif d’enseignement médical du royaume.

Document 1

Pour ce qui concerne les graduations, la position de Toulouse est équivalente, même si l’analyse doit être plus nuancée et si une répartition des tâches va s’imposer parmi les étudiants entre les facultés où l’on étudie et celles où l’on prend le bonnet de docteur, selon le coût et la réputation.

Document 2

4La faculté de Toulouse a décerné 754 doctorats de médecine de 1699 à 1783, soit une moyenne annuelle globale de 8,9 et 7, pour la période 1707 à 1724 dont nous parlons. Dans la même période, Toulouse attribue sensiblement moins de baccalauréats de médecine (615, soit 7,2 par an), mais davantage durant la première séquence vicennale du XVIII^e siècle (10,2 bacs par an). Remarquons d’une part qu’en ce début de siècle, Toulouse peut alors quasiment contrebalancer les effectifs de sa prestigieuse voisine (document 2) ; mais le seul moment où Toulouse surpasse vraiment Montpellier en doctorats délivrés s’explique, lui, par la peste de Marseille qui mobilise les universitaires bas-languedociens sous les ordres de Chirac. En revanche, cette opportunité se révèle finalement fatale au recrutement toulousain puisque, à l’évidence, la renommée montpelliéraine, usurpée en l’occasion7, consacre, dès la fin du fléau, une expansion écrasante des effectifs.

5Un tel constat chiffré aveugle dissimule toutefois une fonction méconnue de Toulouse. Dans ce lot en effet, nombre des diplômes sont attribués à des étudiants étrangers (documents 3 et 4), 30,2 % des baccalauréats décernées entre 1704 et 1758, et même 47 % pour la période 1714-1734, tandis que 44,4 % des bonnets de docteurs entre 1716 et 1732 sont attribués à des étrangers ! Il y a là les réfugiés irlandais qui disposaient d’un collège local depuis 1660, établi dans le cadre de l’entraide contre-réformée8, mais, phénomène aussi méconnu que massif durant quelques années, il y a surtout des Catalans qui, depuis la fin de la Guerre de Succession d’Espagne, désobéissent au nouveau roi d’Espagne Philippe V de Bourbon et « boycottent » son université de Cervera, créée par leur vainqueur pro-castillan à la place des traditionnelles universités catalanes.

Document 3

Document 4

6J’ai montré ailleurs l’arrivée massive de théologiens, juristes et médicastres ibériques qui passent les Pyrénées pour quérir un diplôme toulousain, vite empoché9. De 1717 à 1720, les médecins espagnols « doctorés » à Toulouse représentent même 56 % de tous les bonnets conférés par la faculté et, plus encore durant 1723 et 1724 (62 %) ! Ces étudiants météores semblent préférer le campus toulousain à Montpellier, où l’on est plus cher et, sans doute, plus sévère ! Par la suite, avant la moitié du siècle, la ruée catalane vers Toulouse se tarit, mais sans disparaître puisque on rencontre encore dans la « Ville rose » au moins un récalcitrant catalan par an jusqu’en 1783 et, toujours, quelques Irlandais.

7Afin de situer plus finement le rôle de la faculté de Toulouse dans le dispositif d’enseignement médical du royaume, il convient donc de constituer des courbes amputées de cette présence étrangère (Irlandais, Catalans), étant entendu que nous prenons ici en compte les Roussillonnais (diocèse d’Elne) qui étaient pourtant considérés, d’un point de vue universitaire, comme « étrangers » (tanquam extranei), pour leur plus grand profit d’ailleurs, et ne furent que tardivement astreints aux règlements de 1709.

8Durant la décennie qui précède la réforme des études médicales de 1707 (oct. 1698- sept. 1707), c’est une moyenne annuelle de 8,6 doctorats français (non compté un espagnol par an, ainsi qu’un irlandais par lustre) promus à Toulouse, de même que 9,7 bacheliers ; selon un pointage quinquennal à Montpellier (de juillet 1698 à juin 1703, la documentation manquant de juin 1704 à 1707), c’est un tiers du niveau moyen de l’« Université de médecine » du Bas-Languedoc (14,4 doctorats par an, plus 5 étrangers identifiés durant le lustre).

9Pour le premier quart du XVIII^e siècle, la moyenne annuelle des docteurs (comme celle des bacheliers d’ailleurs) promus à Toulouse doit être ramenée à 6,2 ; elle s’abaisse à 4,8 jusqu’en 1750 ; l’expansion générale du siècle des Lumières profite particulièrement à Toulouse qui récupère enfin, dans la décennie suivante, son niveau moyen annuel du début du siècle, soit 8,6 docteurs régnicoles ; malgré un fléchissement à 6,1 entre 1764 et 1771, la décennie suivante (la documentation fait hélas défaut après 1784) confirme que la faculté toulousaine participe alors à un rang honorable à la multiplication des médecins, avec une moyenne annuelle globale de 13,5 docteurs français par an. Globalement, durant le siècle des Lumières (documenté de 1744 à 1783), la moyenne annuelle a donc doublé par rapport à la première moitié du siècle et s’est hissée à plus de 9 docteurs français par an.

10Si l’on considère la conjoncture des seuls bacheliers de médecine, le siècle des Lumières en a vu quasiment tripler le nombre annuel, hissé à 11,3 ; observons également le cas particulier du lustre révolutionnaire qui diplôme 109 bacheliers, soit 21,8 par an, record absolu pour la Ville rose.

11Durant ce temps, toutefois, Montpellier a vu ses effectifs s’envoler sur une toute autre échelle et accourir des quatre coins du royaume, et même d’au-delà : voilà pourquoi le différentiel se creuse avec Toulouse (document 2), puisque, comme nous le verrons, le bassin de recrutement de cette dernière reste limité à un secteur de fidélité.

12Les effectifs inscrits à Toulouse (gradués ou non) ont également doublé dans le même temps, à l’instar des principales facultés du royaume, Paris, Montpellier et Strasbourg et au contraire des autres campus, déclinants. « Tout se passe donc comme si la fréquentation universitaire tendait à se concentrer en un nombre restreint de sites plus dynamiques. S’agit-il d’un simple transfert ou d’une véritable croissance ? »10. On ne saurait trancher. Toulouse, en tout cas, fait alors bel et bien partie des « sites dynamiques » de la médecine, puisque ses immatriculations annuelles passent de 22,8 par an durant le lustre 1714-1718 à une moyenne de 45,9 soutenue durant 25 ans (1759-1783), dont 22,2 nouveaux étudiants (contre 14,6 nouveaux inscrits en première période).

13Le tableau comparatif des nouveaux effectifs des facultés de médecine du royaume établi par D. Julia et J. Revel11 situe à cet égard Toulouse au 5^e rang, derrière Montpellier, Paris (chiffres de 1753-1774), Strasbourg (à recrutement essentiellement germanique) et Besançon (28,3) : cette hiérarchie me semble inexacte. D’abord parce que les matricules toulousaines ne sont disponibles que pour 1753-1783 et font défaut pour la dernière décennie d’existence des universités. Or, une telle lacune documentaire abolit la pertinence de la statistique comparée, puisque la faculté de Toulouse est alors dans la phase la plus faste de son recrutement, comme l’essor des chiffres des années 1770 et 1780 le révèle, tout comme le dénombrement des baccalauréats de la fin de l’Ancien Régime. Or, en regard, les chiffres fournis pour Besançon ne concernent que les trois années 1787-178912 qui font défaut pour Toulouse ; par ailleurs, le niveau annuel comparé des baccalauréats et doctorats toulousains et bisontins entre 1780 et 1789 est respectivement de 15 contre 9 et 15 contre 6 à chaque fois en faveur de la Ville rose : Besançon n’a donc en aucun cas droit de devancer celle-là en termes d’effectifs médicaux, surtout en cette dernière phase qui se singularise par un apogée toulousain.

14Plutôt que le cinquième rang, Toulouse, en fin de compte, doit alors tenir la troisième place dans la formation des médecins du royaume

Crue et recrue

15Le recrutement de Jean-Baptiste Gardeil (1773-1793) à la Faculté de Toulouse a, sans nul doute, contribué à accentuer la croissance générale des effectifs médicaux au siècle des Lumières. Gardeil, oratorien défroqué qui hanta les salons du fameux baron d’Holbach13, membre de l’Académie des Sciences de Paris et bientôt de celle de Toulouse, collaborateur de la Gazette de France, disciple favori à Paris de Bernard de Jussieu, ami intime de d’Alembert « descendit » de la capitale où il aurait pu s’établir avec grand profit, pour postuler à une chaire de médecine toulousaine. Il avait pris ses graduations à Toulouse, sa maîtrise ès arts le 14 juillet 1755, son baccalauréat de médecine deux jours plus tard, sa licence le 27 octobre suivant et le doctorat le lendemain14 ; mais, à son retour de Paris, sa réputation d’encyclopédiste bien trempé le dessert, vu le traditionalisme15 encore marqué de la faculté de Toulouse : Gardeil n’y triomphe qu’en 1773, l’année même où il est vice-président de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse (26 août 1773)16. Un siècle plus tôt, François Baylé avait connu le même purgatoire obscurantiste, mais ne put jamais monter en chaire.

16Gardeil, enfin nommé, s’emploie aussitôt à moderniser l’enseignement médical toulousain, en publiant notamment des manuels de médecine à l’usage de ses étudiants17, cependant qu’il resserre la discipline, tant celle des enseignants que celle des étudiants. Le renom de la faculté comme les effectifs étudiants en sont revitalisés. Est-ce par hasard que c’est précisément en 1773 qu’un certain Philippe Pinel, autre théologien réorienté vers les soins « médicaux » de l’âme, est gradué à Toulouse les 18 et 21 décembre 1773 ? Certes, le « père de la psychiatrie moderne » a étudié la médecine (d’avril 1770 à 1773), donc avant la nomination de Gardeil, mais celui-ci y faisait déjà ses leçons et préleçons, au moins dans le cadre du concours de recrutement et était, par ailleurs, ordinaire de la classe de botanique de l’Académie des sciences depuis 1756. Le succès de Gardeil dans le concours pour une chaire médicale prouve aussi que le corps professoral local était en train de changer de mentalité, Dubernard et Loménie de Brienne aidant.

17S’il faut en croire le réquisitoire virulent d’un ancien étudiant pyrénéen, Jean-Pierre Picqué, de Lourdes (futur membre de la Convention), il est vrai trop vindicatif pour être pris au mot sans analyse, il y avait fort à faire, car la faculté (encore sans local adéquat !) végétait loin des progrès médicaux qui se faisaient jour, selon lui, avec « Bichat, Gall, Mangin et Vicq d’Azir ». Il étrille les enseignants toulousains, comme ce « Latour, partisan outré de la diette ; ses malades mouraient d’inanition sans le faire changer son traitement, aussi déplorable, aussi cruel », ou « le beau Daubons, Diafoirus promenant sa gravité dans les rues en chaise à porteur ». L’implacable procureur fait toutefois une exception pour « le seul Dubernard, plein de zèle pour l’avancement de ses élèves, [qui] était leur seule ressource »18. C’est en effet Louis-Guillaume Dubernard (1756- 1793), encore un Pyrénéen19, du Couserans lui, qui fera accepter le disciple de Jussieu descendu de Paris, son collègue à l’Académie des sciences (botanique), par ailleurs fort estimé par l’archevêque Loménie de Brienne qui l’avait, en attendant une chaire universitaire, fait nommer au Collège royal dès l’expulsion des Jésuites.

18Installé, Gardeil s’ingénia, de concert avec son parrain dont il estime les ouvrages médicaux20, à redresser les niveaux qualitatifs et quantitatifs. Ne serait-ce d’ailleurs pas lui qui publia un Mémoire sur l’état actuel de la faculté de Médecine de Toulouse, présentant des vues d’amélioration dans la partie de l’Enseignement et dans celle de la Pratique (s.l., 1782, in-8, 31 p.) ? Je l’ignore encore, n’ayant pu localiser et analyser le contenu de cette plaquette anonyme21. Quoi qu’il en soit, les chiffres attestent du redressement (document 1) : 2 docteurs toulousains en 1771, 17 en 1774 et 22 en 1780 ; les bacheliers, eux, voient durablement doubler leur moyenne annuelle, avant d’exploser et de dépasser la centaine durant le dernier lustre d’existence de l’université. C’est pourquoi, à la fin du siècle des Lumières, j’estime qu’on doit placer Toulouse au troisième rang des facultés de médecine du royaume par le nombre de ses nouveaux étudiants régnicoles, après Montpellier, Paris et devant Strasbourg (à recrutement massivement non régnicole) et Besançon22 : les baccalauréats toulousains atteignent en effet le culmen de 109 durant l’ultime séquence universitaire 1789-1793 alors que nous ne possédons pas, en amont, les matricules pour cette dernière période de l’Ancien Régime, où les inscriptions ont dû parallèlement s’envoler.

Formation et graduations

19Ce score honorable prouve que, seule dans le Midi, Toulouse peut tenir son rang face à l’hégémonie médicale montpelliéraine : elle dépasse alors le tiers des « bacs » montpelliérains, comme au début du siècle pourrait-on dire, mais, au terme d’une croissance spectaculaire des effectifs de Montpellier, doit-on rétorquer. Malgré cela, la comparaison entre ses effectifs inscrits et le nombre de ses doctorats prouve qu’on étudie davantage à Toulouse qu’on ne s’y fait graduer.

20On ne dispose des matricules, comme on a dit, que pour deux périodes. Comparer le nombre total d’inscrits à la rentrée universitaire au nombre de docteurs (français) peut donner le sentiment d’une sélection extrême : 6,3 docteurs par an pour 20,2 inscrits par an en première période (1707-1720, moins l’année 1711), soit 68,8 % d’abandons des études sans diplôme professionnel, in situ du moins23 (document 5). Une telle interprétation serait erronée : l’explication est toute autre et réside dans la moindre réputation du doctorat toulousain dans l’estime sociale.

21Beaucoup commencent leurs études à Toulouse et vont les couronner à Montpellier, malgré le surcoût colossal (10 à 15 fois plus cher) ; d’autres, moins fortunés, s’inscrivent à Montpellier avant de venir prendre un grade moins onéreux dans la Ville rose ; bien des chassés-croisés sont possibles, à tel point que lieux d’études, lieu de doctorat et lieux de baccalauréat peuvent être différents ; sans compter que la maîtrise ès arts, grade indispensable pour valider ses diplômes de médecine, peut encore être prise sur un autre campus, d’où une peregrinatio reliquataire (inouïe pour les étudiants des autres filières) à la fois originale et diversifiée24.

Document 5

22Durant le quart de siècle des Lumières pour lequel nous retrouvons un registre d’inscriptions (1759-1783), le rapport moyen annuel inscrits/docteurs (Français) est de 44,9 inscrits pour 10,6 doctorats, soit une évaporation de plus de 77,2 % (document 5). À Strasbourg, elle est de 78 % (1751-1780) selon R. Steegmann25 ; à Paris, elle serait alors de près de 89 %, ce qui « manifeste bien la distorsion fondamentale entre lieu d’études et faculté de délivrance des grades »26. Les raisons de la fuite avant doctorat diffèrent évidemment : ici, elles résultent plus d’une répulsion devant les tarifs parisiens dissuasifs ; à Toulouse, ceux qui étudient sans y prendre le bonnet de docteur, au contraire, ne restent pas sourds aux sirènes montpelliéraines qui subjuguent alors la société française (nous y reviendrons).

23La faculté de médecine de Toulouse a donc doublé le nombre de ses bacheliers et docteurs, mais a réussi à attirer davantage encore de médicastres en multipliant par deux et demi le nombre de ses étudiants : ceci revient à dire que, malgré l’essor des uns et des autres, l’institution pâtit plus encore du renom du diplôme de Montpellier qui attire toujours plus de ses propres étudiants qui la quittent formés mais sans doctorat. Les documents 1 et 2 montrent l’expansion médicale montpelliéraine après les années 1720 et, semble-t-il, la peste de Marseille : c’est évidemment son rayonnement national qui explique que, même dans les « années Gardeil », Montpellier gradue en moyenne cinq fois plus de bacheliers et six à sept fois plus de docteurs.

Bassin de recrutement

24Le bassin de recrutement de la Faculté de médecine de Toulouse (document 6) reste limité au quart sud-ouest du royaume (hormis quelques exotiques : « Isles », Irlande, Espagne dans le premier tiers du XVIII^e siècle) : il vient buter contre le croissant bas-languedocien, chasse gardée de Montpellier ; à l’ouest, Bordeaux lui échappe logiquement, même si, faute d’archives, on ne saurait le vérifier positivement. Entre ces deux concurrences fort inégales, son territoire le plus fidèle s’étend donc de Limoges aux Pyrénées, sur l’épaisseur de trois diocèses, englobant Limousin, Auvergne, Haute-Guyenne. Gascogne, Béarn et Pyrénées centrales (voir carte annexe).

25Du début à la fin du 18^e siècle, on remarque des permanences mais aussi des évolutions.

26Pour la première décennie du siècle, faute de disposer de registres matricules, on scrutera la géographie de ses gradués : ayant répertorié son bassin de recrutement ci-dessus défini, je me suis efforcé de recenser le nombre de docteurs natifs des diocèses clients de la Faculté de Médecine de Toulouse qui déclinent l’attraction de celle-ci pour prendre leurs diplômes à Montpellier : je n’en ai compté en tout que 7.

27Durant la séquence 1710-1720, à faible recrutement (14,6 nouveaux étudiants par an)27, le diocèse d’Auch et celui de Comminges sont ses premiers clients, inscrivant chacun 15 nouveaux carabins. Juste derrière vient celui de Tarbes (10 nouveaux en 11 ans). Ces trois diocèses représentent alors un quart des nouveaux effectifs de la faculté de médecine de Toulouse. Les cures thermales avaient commencé d’attirer de plus en plus de grands personnages qui se firent une mode de braver « les échelles de Barèges » et d’aller « prendre les eaux d’arquebusade » et une pépinière de médecins florissait dans les Pyrénées (Bigorre et Comminges). François Baylé, de réputation internationale à la fin du 17^e siècle, natif de Comminges (Boulogne-sur-Gesse)28, avait montré la voie et venait de s’éteindre à Toulouse après avoir vu monter en chaire un disciple moins rétrograde, notamment Courtial (1705-1711)29. Certains professeurs de la faculté de médecine de Toulouse sont même réprimandés pour préférer leur clientèle privée aux étudiants de la faculté : le grand fautif en la matière est, comme par hasard, un Pyrénéen, le D^r Sarabeyrouze qui pratique un absentéisme éhonté (durant 6 mois) au profit de ses riches patients de Bagnère-de-Bigorre (1783-1786)30. L’encyclopédiste Gardeil, qui prend à cœur le sort de la Faculté de médecine, réussit heureusement à contraindre l’indélicat collègue à la démission…

Document 6

28Si l’on fait à présent la géographie des bacheliers de médecine reçus à Toulouse entre la rentrée 1699 et l’année 1724-1725, hormis les 57 Espagnols et 17 Irlandais, on remarque avec étonnement que le premier diocèse client est celui d’Elne : les Perpignanais déclinent l’appel de la puissante université voisine montpelliéraine pour se précipiter à Toulouse où ils représentent près de 14 % des bacheliers français, talonnant les autochtones toulousains. Ce choix renforce d’autant la présence catalane à Toulouse (trans- et cispyrénéenne) qui forme alors un tiers des bacheliers de médecine gradués à Toulouse ! Sur tout le siècle, il est remarquable de constater que, malgré la proximité de Montpellier et la présence d’une faculté naturelle à Perpignan, Toulouse met en balance Montpellier en attribuant le bonnet de docteur à 28 Roussillonnais contre 29 à Montpellier ! 24 autres, il est vrai, étudient à Montpellier sans avoir les moyens de s’y faire graduer et se replient, en toute logique, sur Perpignan.

29Après les Catalans et les autochtones, les principaux diocèses clients sont ceux d’Auch, de Comminges et de Tarbes (un bachelier sur 5 parmi les Français). Les Gascons et surtout les Pyrénéens, thermalisme oblige, semblent particulièrement friands de médecine et s’y feront toujours plus assidus. Les diocèses de Rieux, de Condom, de Montauban, d’Albi viennent après, au rythme d’un bachelier chacun tous les 5 ou 6 ans : ces 9 diocèses représentent 60 % des baccalauréats délivrés. Le reste se disperse entre les diocèses méridionaux du quart sud-ouest, hormis 3 étudiants venus de Caen, sans doute sur le chemin de Montpellier toujours fort couru par les Normands.

30La deuxième séquence analysable pour les inscriptions (suivies ou nom de graduations) à la Faculté de médecine de Toulouse (1758-1786) se place au siècle des Lumières et a vu gonfler sa clientèle qui désormais dépasse la vingtaine de nouveaux.

31Le diocèse d’Auch est toujours le meilleur client (9,5 % des effectifs), dépassant même le diocèse de Toulouse (8,4 % de l’ensemble tricennal) : essor ou repli de Montpellier vers la ville natale, pour cause d’économie ou de qualité de l’enseignement médical local, il est encore difficile de le dire.

32Le Quercy, amputé de son université en 175131, afflue alors à Toulouse, trois fois plus nombreux (8 % de l’ensemble désormais), de même que Limoges (7,5 %). Comminges et Bigorre restent de fidèles clients.

33D’une manière générale, le recrutement s’est diversifié et aussi intensifié. À cette période, des étudiants exotiques continuent d’emprunter le chemin de Toulouse : une douzaine d’Irlandais, une dizaine d’« Américains » des « Isles », tandis que les Espagnols se sont raréfiés, sous le vent des réformes éclairées de Charles III. Les Irlandais, attirés là par le « séminaire » local qui leur est réservé depuis 1660 fréquentent assez régulièrement la faculté de médecine, parfois presque autant que la théologie32 : au siècle dernier déjà, des médecins « hibernois » s’étaient distingués dans la faculté toulousaine, Neil O’Glacan, auteur d’un traité sur la peste ou O’Riordan, doyen de la faculté toulousaine. Il faut dire que, malgré les persécutions multiples qui les frappent dans leur île natale, la pratique de la médecine ne leur a pas été interdite et reste une voie d’insertion sociale prisée, dans leur patrie comme en exil33.

L’ombre de Montpellier

34Une telle photographie du recrutement et de la conjoncture de la Faculté de médecine de Toulouse ne saurait prendre son plein sens si l’on ignore les flux qui lui échappent, de même que les liens de complémentarité entre Toulouse et Montpellier, illustrés par la mobilité des cursus de l’une à l’autre.

35Une telle analyse longtemps hypothéquée est désormais possible. Une prosopographie synoptique des médecins méridionaux que je mène à bien depuis des années en vue d’un dictionnaire, au prix du croisement de toutes les archives universitaires médicales du Midi de la France mais aussi de Caen, Paris, Reims, Poitiers, etc. permettra la reconstitution des cursus souvent itinérants des jeunes carabins.

Document n° 7. Rivalité médicale Toulouse/Montpellier

36On peut déjà en donner un aperçu pour une quinzaine de diocèses clients de la Faculté de Toulouse et totalisant plus de 700 étudiants (document 7) : le regard se déporte ainsi de la faculté d’accueil en aval sur la foule des candidats d’un territoire donné, en amont, avant leur dispersion vers les différents temples d’Esculape. Une telle analyse comparative des tropismes peut seule permettre de mesurer l’attraction différentielle des diverses facultés, de même que l’éventuel partage des tâches en scrutant les transfuges.

37Le tableau statistique (document 7) démontre l’implacable concurrence de Montpellier qui sort presque toujours largement vainqueur de la confrontation avec la faculté toulousaine ; à quelques exceptions près.

38Les autochtones toulousains choisissent évidemment leur université mère en priorité, tout comme le Comminges et le Couserans (7 à 8 fois sur 10). Bigourdans et Quercynois ont des choix équilibrés, de même que Lavaur (mais celui-ci pour une quantité négligeable).

39Les autres diocèses de l’échantillon ont, en revanche, un tropisme fortement déséquilibré en direction de Montpellier, à l’image de Bayonne, ou encore du Rouergue qui, venu très tardivement à la médecine, envoie ses bataillons étudiants en Bas-Languedoc, sur le chemin de Vieussens, de Jean Mailhes34 et de Pierre Chirac (natif de Conques). La réussite éblouissante de ces compatriotes y a enfin montré que la médecine, jusque là méprisée au profit du droit et de la théologie, devenait un « créneau » d’ascension socioprofessionnelle de grand avenir. Les Rouergats, qui fourmillent par ailleurs à Toulouse en faculté de droit ou de théologie35, préfèrent Montpellier pour la médecine à 88 % ; véritable camouflet pour Toulouse, ils choisissent autant Orange (faculté borgne) que Toulouse !

Document 8

L’analyse de la mobilité prouve toutefois que Toulouse, victime d’un préjugé social, ne tombe pas dans le même discrédit que les facultés de complaisance, Orange, Avignon ou Reims : en effet, 5 % des étudiants (de l’échantillon de diocèses) ont étudié plusieurs trimestres à la faculté de Toulouse avant d’aller prendre leurs degrés en Bas-Languedoc36 ; signe que son enseignement conserve une assez bonne réputation parmi les apprentis médicastres.

40Pour ce qui est du doctorat, la fascination du public pour Montpellier semblait irrépressible. Déjà au XVII^e siècle, Gui Patin pestait contre cette manie en voyant ses étudiants normands filer à la queue leu leu vers le Bas-Languedoc. Pierre Chirac avait couronné le succès médical montpelliérain sur le monopole parisien : pour cela, on le surnomma « le dictateur méridional ». À la fin du XVIII^e siècle, Laënnec lui-même, pragmatique, avait bien vu qu’il valait mieux passer sous les fourches caudines des préjugés de sa future clientèle : après des études à Paris, il annonce à son père qu’il est contraint de prendre en compte, dans sa stratégie socioprofessionnelle, le paramètre du prestige, quoi qu’il en coûtât et quel qu’en fût le bien-fondé. Sacrifiant donc au snobisme ambiant, il se plia à la haute estime, pour lui illégitime, qui auréolait le doctorat montpelliérain dans les représentations collectives. Ainsi écrit-il à son père :

Un motif plus puissant encore qui détermine ma préférence pour Montpellier est le préjugé. En médecine, nous ne tenons notre crédit que de lui ; c’est une sottise, je le sais, mais enfin, c’est celle du public et il est de la politique du jeune médecin de la respecter. Or, de ce côté, Montpellier mérite incontestablement d’être préféré. Vous ne sauriez croire quelle impression son ancienne célébrité a laissée dans l’esprit du public [...] Dans une concurrence pour une place, être docteur de Montpellier est un titre suffisant pour obtenir la préférence37.

41Bordeu, pourtant professeur de médecine à Paris, ne conseillait pas autre chose à son frère : « le doctorat de Montpellier est préférable à tout autre38 » ! Celui-ci ne transita même pas par Toulouse et fit sa médecine en Bas-Languedoc en 1757-175839.

42Comme on voit, la faculté de Toulouse avait fort à faire pour endiguer la fuite de ses doctorants vers Montpellier et elle semble y avoir réussi relativement mieux que les autres. La carte de l’origine universitaire (lieu du doctorat) de tous les médecins (2458 pour le territoire de l’ancien royaume) exerçant en France vers 1803-1806 l’illustre amplement (document 8) : Toulouse vient au second rang derrière sa redoutable voisine qui a alors gradué près de la moitié des médecins français40.