Médecine et médecins à Toulouse au siècle des Lumières
| ,Entre tradition et modernité : la médecine au temps des lumières
Texte intégral
1Il est toujours difficile de définir la médecine d’un siècle. Peut-être, pourrait-on placer celle du XVIIIe sous le signe de la dualité : non pas celle, banale, de la théorie et de la pratique, qui est de tous les temps en médecine et qui persiste aujourd’hui ; mais celle de la modernité et de la tradition.
2Deux faits médicaux, apparus à l’avènement de Louis XVI le 10 mai 1774, pourraient en être le symbole : le 18 juin, le Roi et sa famille sont « inoculés » ; l’année suivante, à l’occasion de son couronnement à Reims, il touche les « écrouelles » de plus de 2000 malades.
3L’inoculation, ou variolisation consistait en une scarification avec du pus varioleux (d’une forme bénigne non confluente de variole, sur un malade préparé). C’était alors le moyen le plus sûr de se prémunir contre le terrible fléau de la variole, « la » maladie de l’Europe au XVIIIe siècle. Mais en France, c’était un geste hautement « moderniste » que celui de Louis XVI, puisqu’en 1763, dix ans plus tôt, le Parlement de Paris s’était prononcé contre, sous la pression des religieux (on s’opposait aux décrets divins !) et de la Faculté (on avait peur de déclencher une vraie variole, voire une épidémie !) – cela malgré le traité de Tissot, le célèbre médecin suisse, l’ami de Voltaire, et la campagne favorable de Tronchin et de La Condamine – et alors que la méthode était adoptée par la bonne société anglaise.
4À l’opposé, le « toucher des écrouelles », un très vieux privilège datant du XIe siècle, réservé aux rois d’Angleterre et de France qui pouvaient guérir, par l’intermédiaire de saint Marcoul, ces adénites tuberculeuses qu’on appelait les écrouelles, alors très fréquentes. Ce toucher renvoie aux cultes des saints guérisseurs, surtout dans les épidémies, culte qui persiste au XVIIIe siècle, même s’il s’atténue considérablement dans le dernier tiers du siècle (il reprendra très fort à partir de 1850) – mais aussi à l’immense continent de la médecine populaire, souvent la seule exercée dans les campagnes (80 % du pays), avec la pratique des empiriques, des guérisseurs, des religieux, des conjureurs, etc. : la médecine magique (souvenons-nous de l’affaire des convulsionnaires de Saint Médard sur la tombe du diacre Paris).
5Dualité enfin au cœur même des Lumières, inséparables de ce siècle. Trois exemples ici : l’enfant, l’hôpital et la découverte de Jenner.
6En 1762, la publication de l’Émile ou de l’éducation a inspiré bien des parents éclairés. Dans la noblesse et la bourgeoisie aisée, certaines grandes dames laissent « faire la nature » pour cet enfant né « beau et bon » : allaitement maternel, bains quotidiens, abandon de l’emmaillotement serré…
- 1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par M. Diderot (...)
7En 1755, dans le tome V de l’Encyclopédie1, il existe deux entrées concernant l’enfant :
- « Enfance (médecine) »
- « Enfants (maladies des) ».
8Paradoxalement, à la même époque, culminent dans les milieux populaires, par suite de la misère, les abandons. Le destin de ces enfants est tragique, puisque, par faute de nourrices, un tiers meurent les premiers jours dans ce que l’on appelait ou hôpital ou hospice et 80 % la première année, lorsqu’ils sont envoyés à la campagne. Les rares survivants seront mis au travail à l’âge de 7 ans !
9Même contraste avec l’hôpital. Nombreux sont ceux qui tentent de réformer et de moderniser cette ancienne institution :
- On essaie de retirer des hôpitaux les mendiants et les vagabonds. Avec l’ouverture, en 1767, des « dépôts de mendicité », l’hôpital est d’abord destiné au malade.
- Les interventions du pouvoir royal dans la gestion des hôpitaux, sont nombreuses sous Louis XVI, pour résoudre les grandes difficultés qu’ils rencontrent.
- Dans la construction et l’entretien des hôpitaux (surtout militaires) une importance toute particulière est donnée à l’hygiène. De 1783 à 1788 par exemple, la construction de l’hôpital de marine de Rochefort tient compte de l’eau, des latrines, de l’aération, de la séparation des salles en fonction des maladies. Ils sont aussi les premiers à adopter le plan pavillonnaire anglais contre la contagion.
- Les hôpitaux se voient attacher, à temps plein, des médecins, des chirurgiens, des apothicaires, des infirmiers et des infirmières laïques, en plus des religieuses ; ce qui conduit donc à une médicalisation certaine des hôpitaux…
10Pourtant, le rapport de Tenon, à la demande de Louis XVI en 1786, devant l’Académie des Sciences, sur le projet d’une réforme des hôpitaux de la capitale, fait frémir lorsqu’il parle de l’hôtel-Dieu de Paris à cette époque :
- quatre à six malades pour des lits à deux ;
- convalescents mêlés aux morts et aux mourants sur de la paille ;
- accumulation dans un caveau de la salle de tout le linge chargé de pus, de sang et d’autres matières fétides qui constituent autant de foyers d’infection…
- 2 Mercier (Louis Sébastien), Tableau de Paris, Mercure de France, 1990.
11Même refrain pour Louis Sébastien Mercier, dans son célèbre Tableau de Paris, en 17882 :
L’Hôtel-Dieu de Paris a tout ce qu’il faut pour être pestilentiel, à cause de son atmosphère humide et peu aérée ; les plaies s’y gangrènent plus facilement et le scorbut et la gale n’y font pas moins de ravages pour peu que les malades y séjournent. Les maladies les plus simples dans leur principe acquièrent des complications graves par une suite inévitable de la contagion de l’air.
12Même s’il vante plus loin l’ordre qui règne à l’hôpital de la Charité à Lyon et à l’hôpital de Versailles ! Des exceptions, semble-t-il.
13Nous avons parlé des obstacles opposés à l’inoculation ; nous les retrouverons vis-à-vis de la célèbre découverte de Jenner : la « vaccination ». Le procédé n’est adopté en France qu’en 1802 et rendu obligatoire dans les armées que cent ans plus tard.
14Peut-être les trois exemples de ce paradoxe que l’on retrouve bien sûr à Toulouse, peuvent-ils s’expliquer par la constatation faite par certains historiens que les Lumières en France – contrairement à l’Angleterre – ne furent jamais reconnues d’utilité publique ?
15Quoi qu’il en soit, le terme de « médecine des Lumières » me paraît impropre : il laisse supposer que la médecine du siècle a toujours été « éclairée » ! Je lui préfère celui de « médecine au temps des Lumières ».
- 3 Grmek (Mirko D.), La première révolution biologique, Paris, Payot, 1990.
16D’autre part, dans Le siècle de Louis XIV, Voltaire écrit que « c’est le XVIIe siècle qui fut par excellence le siècle des Lumières ». Et pour la médecine, rien n’est plus exact, du moins pour les découvertes capitales en anatomie et en physiologie de Harvey, puis des acteurs de la « première révolution biologique »3 de la fin du siècle en Europe.
- 4 Encyclopédie, op. cit.
- 5 Encyclopédie Méthodique, chez Panckoucke éditeur, à partir de 1783. Les matières y sont cl (...)
17Par contre, les médecins des Lumières, c’est-à-dire les médecins inspirés, habités par des idées novatrices et soumis au « règne de l’universelle intelligibilité » défini par Newton, ont bien existé. Nous allons les retrouver à Toulouse comme à Paris ou dans le reste des provinces françaises. On peut suivre d’une façon minutieuse leur évolution doctrinale en lisant les articles concernant la médecine de l’Encyclopédie4, écrits par Bordeu, Barthez, Boissier de Sauvages, le chevalier de Jaucourt, Menuret de Chambaud, publiés entre 1751 et 1765 – donc du temps de Louis XV – et en les comparant avec ceux de l’Encyclopédie Méthodique5, écrits entre 1787 et 1793 par une nouvelle équipe de médecins dirigés par Vicq d’Azyr, notamment Fourcroy et Cabanis. Ce dernier précise dans la préface :
Ceux qui comparent notre travail […] avec celui de nos prédécesseurs verront que ce dernier nous a très peu servi et que cet ouvrage peut être regardé comme nouveau. La nosologie, l’hygiène, la médecine vétérinaire, la médecine légale, la jurisprudence de la médecine et la biographie médicale ou n’existent point ou sont absolument tronquées dans l’ancienne Encyclopédie.
18C’est assurément là, dans les dernières années du siècle, que dans l’échange, la discussion, la polémique, bref le mouvement entre ces hommes, se construit la nouveauté, voire la définition de la médecine du XVIIIe siècle – tout le contraire de la traditionnelle et immobile médecine humorale.
19À première vue, l’objet de ce colloque paraît simple : essayer de brosser un tableau de la médecine exercée à Toulouse au XVIIIe siècle, avant 1789 ; de ses acteurs et de ses pratiques. Puis, tout au long des communications et des discussions, comparer dans ce domaine Toulouse aux autres grandes villes de France : faisait-elle mieux, aussi bien ou moins bien comme certains l’ont prétendu en raison d’une mainmise excessive de l’Église ?
20La géographie, le cursus et la mobilité des étudiants de la faculté de médecine seront tout d’abord analysés, à la lueur des données quantitatives et statistiques nouvelles et alors qu’elle dispute à Montpellier le bassin du Haut-Languedoc et de l’Aquitaine.
21Dans le vaste sujet que représente l’encadrement médical de Toulouse à cette époque, seront privilégiés par l’intervenant deux aspects : l’identification et le dénombrement des différentes catégories de professionnels de la santé représentées dans la capitale languedocienne (les établissements hospitaliers et les établissements d’enseignement : faculté de médecine et école royale de chirurgie), les structures et personnels médicaux au sein du capitoulat qui constituent une composante essentielle de cet encadrement (les capitouls et le conseil de santé, le « capitaine au fait de la santé »). Ces éclairages permettant de mettre en évidence d’importantes évolutions au sein du milieu médical toulousain à cette époque.
22Les travaux médicaux publiés par l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse (1746-1793) montrent bien son importance et son rôle, comme les autres grandes académies des sciences, dans le dynamisme et l’évolution de la médecine du temps.
23À travers la prise en charge des vénériens dans les hôpitaux toulousains au XVIIIe siècle, hommes, enfants, mais surtout femmes (en majorité prostituées), se dessinent les conflits entre les deux hôpitaux de la ville, la réprobation générale subie par les malades et la réticence paradoxale des médecins toulousains, imprégnés par une religiosité omniprésente où le « mal vénérien » sexuellement transmissible revêtait un caractère tabou (aucun traité rédigé à son sujet à Toulouse pour tout le siècle).
24On le sait, c’est au XVIIIe siècle que l’art des accouchements va faire de réels progrès. Deux chirurgiens languedociens remarquables : Jean Fronton (1685-1774) et Jean-François Icart (1734-1803) vont illustrer ce propos ; l’un à Toulouse, en tant que chirurgien-accoucheur de la ville, tant dans la pratique qu’au cœur des débats scientifiques ; l’autre à Castres où, véritable pionnier, il va être le promoteur de la formation des sages-femmes en Languedoc avec des « cours d’accouchement » qui vont revaloriser une profession si justement décriée.
25Quant aux expérimentations en matière d’électrothérapie ou aux progès de la chirurgie, ils témoignent qu’à Toulouse, comme dans le reste du royaume, si les Lumières ont ouvert des voies novatrices, elles n’ont pas permis aux savants de rompre totalement avec la tradition hippocrato-galénique et jeter les fondements de la médecine moderne.
26Ce sera la tâche des générations suivantes !
Notes
1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par M. Diderot et M. d’Alembert, Paris, 1751-1765. Voir : Teysseire (Daniel), « Une étape dans la constitution de la pédiatrie : l’Encyclopédie Méthodique », Dix-Huitième siècle, n° 23, 1991.
2 Mercier (Louis Sébastien), Tableau de Paris, Mercure de France, 1990.
3 Grmek (Mirko D.), La première révolution biologique, Paris, Payot, 1990.
4 Encyclopédie, op. cit.
5 Encyclopédie Méthodique, chez Panckoucke éditeur, à partir de 1783. Les matières y sont classées par thème et la seule médecine occupe 13 volumes, in quarto.
© Presses universitaires du Midi, 2010