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Une longue histoire

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Jean-Loup Abbé

Partie II. Le paysage rural en construction sur la longue durée

Les métamorphoses du paysage viticole audois au XXe siècle

Rémy Pech

Texte intégral

1L’expansion de la vigne, sensible dès la fin du XVIIIe, et accélérée à partir du deuxième tiers du XIXe siècle, est évidemment liée au déclin des autres activités agricoles et rurales (blé, olivier, élevage ovin, industrie textile). Ce déclin s’inscrit durablement dans les paysages, oliviers et moutons étant marginalisés au sens propre du terme. Mais l’Aude a connu aussi, et c’est plus original, de grands défrichements, avec les vignobles pionniers des basses plaines et des étangs. Cette polarisation sur la vigne a certes créé de nouveaux terroirs, et la grande viticulture a engendré de nouveaux paysages, mais, majoritairement, la mutation viticole a respecté un parcellaire marqué par la polyculture, toujours lisible sous sa nouvelle couverture.

Une diversité menacée

  • 1 R. Pech, « Le livre de comptes d’un bourgeois-paysan des Corbières au milieu du XIXe siècle » dans (...)

2J’ai pu mettre en évidence, soit à grands traits dans ma thèse doctorale déjà fort ancienne, soit au contraire de manière monographique dans quelques articles se rapportant aux Basses-Plaines de l’Aude, et à deux terroirs des Corbières et du Minervois, Fitou et Trausse1, les bouleversements considérables apportés à la répartition des cultures et donc au paysage, par ce qu’on a pu nommer non sans quelque emphase la « révolution viticole » du XIXe siècle dans l’Aude.

3Partie d’un Languedoc où règne encore la polyculture méditerranéenne, le Narbonnais est, au début du XIXe siècle, marqué par une forte présence de la vigne qui couvre plus de 10 % des superficies agricoles utilisables, au moins dans trois types de terroirs, identifiables à partir des documents cadastraux et, plus approximativement, par la carte de Cassini :

    • 2 R. Pech, « L’organisation du marché du vin en Languedoc et en Roussillon aux XIXe et XXe siècles », (...)

    le terroir suburbain de Narbonne, doublement stimulé par la présence d’un marché urbain ancien et organisé2 et l’engouement viticole de paysans parcellaires pratiquant la pluri-activité et donc à la recherche de revenus annexes.

  • les terroirs des communes traversées par le Canal du Midi ou peu éloignées de cette voie commerciale qui apporte la possibilité d’importer du blé, et donc de se polariser sur d’autres productions, et celle d’écouler ces productions avec régularité.

  • les terroirs côtiers pouvant exporter par voie maritime. Cette possibilité, que j’ai pu mettre en valeur pour Fitou, existe également pour les communes proches de La Nouvelle (Sigean, La Palme et Leucate).

  • 3 La presse locale et les délibérations municipales font état d’attaques d’insectes (pyrale et gribou (...)

4À partir de ces trois foyers d’implantation, le progrès de la viticulture en Narbonnais va représenter une sorte de fuite en avant vers la seule activité qui conserve une rentabilité à une période où les coûts de production sont limités pour l’essentiel au prix de la force de travail, malgré la nécessité de protéger les ceps contre quelques parasites3. La plantation de la vigne, avant d’être l’élément d’une stratégie spéculative de la part des propriétaires aisés, est l’élément majeur d’une stratégie de survie de la part des petits paysans frappés par la mauvaise conjoncture mondiale qui succède à l’interruption plus ou moins effective des trafics durant la période 1792- 1815 (et surtout 1807-1815, avec le Blocus continental édicté par Napoléon).

5Au premier cadastre, établi en grande partie pour l’Aude entre 1820 et 1840, les céréales (essentiellement le blé) couvrent encore 50 000 ha dans l’arrondissement contre 34 000 ha de vigne. Mais le courant d’exportation vers Barcelone et les ports italiens qui avait stimulé cette production est tari. L’irrégularité des récoltes et les concurrences étrangères précipitent la crise.

6De son côté, l’olivier, traditionnellement associé au blé, a du mal à survivre aux grandes gelées de 1789 et 1830, à la sécheresse de 1832, et plus tard à la concurrence des huiles d’arachide tropicales. L’huile d’olive, soit par les bénéfices monétaires qu’elle pouvait procurer, soit en entrant dans des rétributions ou des échanges en nature, a contribué au financement de l’essor viticole.

  • 4 C. J. Trouvé, Description générale et statistique du département de l’Aude, Paris, Firmin-Didot, 18 (...)

7Enfin, l’élevage ovin, ici très florissant (le baron Trouvé, s’appuyant sur une enquête administrative précise, avance pour 1812 le chiffre de 585 000 têtes, soit plus de trois moutons par habitant4) ne cesse de décliner, les parcours étant menacés par les défrichements et les débouchés se restreignant à partir de 1860 avec le déclin de la draperie languedocienne.

  • 5 C. J. Trouvé, op. cit., p. 565 ; J. Guyot, Étude des vignobles de France, t. 1, Paris, 1868, p. 157 (...)
  • 6 Archives départementales de l’Aude, 14 M 96. Cf. R. Pech, « L’organisation… », op. cit., 1980.

8Le développement de la vigne était donc la seule issue. Il est attesté par les chiffres globaux disponibles : le baron Trouvé évalue à 32 000 ha la superficie du vignoble audois, tandis que les estimations du milieu du siècle portent ce chiffre à 80 000 ha5. Si le dynamisme du marché n’est pas attesté par les données fragmentaires concernant les prix de vente du vin (il semble même qu’une crise sévère sévisse au cours des années 1840), on peut relever comme un signe tangible de progrès de la commercialisation l’organisation des marchés hebdomadaires, comme celui de Narbonne qui fait l’objet d’arrêtés municipaux en 1829 et 18346.

Une spécialisation à marche forcée

9Dans sa très célèbre Étude des vignobles de France, le docteur Guyot citait en exemple un propriétaire agronome de Moux, Portal :

  • 7 J. Guyot, op. cit., p. 169.

« M. Portal de Moux, avant d’être un viticulteur émérite, a été et est encore le premier agriculteur du département de l’Aude. Il a cultivé dans la perfection les céréales, les betteraves, les racines et même les plantes industrielles telles que le chardon à foulon ; il s’est livré avec une supériorité remarquée à l’élève du bétail ; tout le département et l’administration supérieure le savent si bien, que M. Portal de Moux en a reçu toutes les distinctions possibles. Eh bien ! M. Portal de Moux professe qu’aucune culture ne vaut celle de la vigne, et il prouve sa conviction en substituant la vigne à la plus grande partie de ses cultures »7.

10Les documents privés dont nous avons pu disposer, concernant la même période et émanant de propriétaires plus modestes, corroborent absolument cet exemple. Malgré leur teneur différente (registre de comptes régulièrement tenu de 1840 à 1852 pour Jean Ayrolles, souvenirs rédigés au déclin de sa vie dans les années 1890, mais touchant aux années 1846 à 1880, pour Ernest Morin), ils ont permis de mettre en évidence l’ascension d’une bourgeoisie rurale capable de mobiliser toutes les ressources de la polyculture, d’abord pour faire fonctionner l’exploitation, puis pour financer les investissements nécessaires à la spécialisation viticole (plantations, construction et équipement du cellier). Elles rendent compte de la transformation spectaculaire d’un paysage bigarré, alternant champs de blé, olivettes et vignes, devenant en quelques années un vignoble quasi exclusif.

11La propriété de Jean Ayrolles, constituée après donation-partage du patrimoine de son père en 1845, celui-ci décédant peu après, est constituée de 19 ha 41 ares, soit 100 sétérées, et d’un troupeau de 215 « bêtes à laine », 80 agneaux, 4 chèvres et un bouc, et restée en indivision entre lui et ses deux frères.

12Plus importante apparaît celle d’Ernest Morin, revenue à son propriétaire, alors âgé de 15 ans, au décès de son père en 1843, mais prise en charge seulement en 1846, une fois acquis un baccalauréat qui lui permet d’exercer pendant plusieurs décennies les fonctions de juge de paix de son canton. Elle comporte un « bien de village » de 38 ha à Trausse, réparti en 51 parcelles, et un domaine de 41 ha et 33 parcelles d’un seul tenant dans la commune voisine de Caunes. Les terrasses argilo-calcaires du Minervois portant ces parcelles sont à l’évidence plus fertiles que les dolines du grand massif karstique entourant Fitou. Une climatologie plus favorable, où l’influence atlantique se fait sentir, est susceptible de garantir des récoltes plus abondantes et plus régulières. Enfin, d’un point de vue commercial, l’exploitation minervoise, située à moins de 20 km de Carcassonne et à quelque 40 km de Narbonne et de Béziers, offre de meilleures possibilités. Le chemin de fer n‘est facilement accessible à Fitou qu’en 1862, tandis que le Minervois peut bénéficier de la voie du Midi dès 1857, et disposait depuis longtemps du Canal du Midi, distant d’à peine 12 km de Trausse. En revanche, et cette possibilité sera judicieusement mise à profit par Jean Ayrolles, un débouché maritime existe pour Fitou avec le petit port de La Nouvelle, issue du canal de la Robine depuis 1780 et dont l’aménagement n’a cessé d’être amélioré à partir de 1840.

Le grain résiduel

  • 8 Terme occitan désignant, soit un chef d’équipe chargé des labours (grandes exploitations), soit un (...)

13Dans la partie assez aride des Corbières maritimes environnant Fitou, la culture céréalière assure à la fois la nourriture de la famille, le paiement d’une partie des salaires, le paiement des différents artisans (forgeron, menuisier et même le perruquier !), sans intervenir dans la commercialisation. À titre d’exemple, en 1851, est embauché un ramonet8, ici chargé essentiellement des labours d’automne. Son contrat stipule une importante rémunération en nature : aux 220 francs en argent s’ajoutent 10 setiers de blé, 4 charges de vin, une mesure de sel, 13 livres d’huile et dix journées de labour (prêt de l’attelage). Le registre témoigne d’une importante pénurie de blé à partir de 1846. Les récoltes varient dans les cinq années qui suivent (excepté 1849) de 27 à 41 setiers, soit 19 à 29 hl de froment pour une superficie au moins égale à 10 ha, déterminant des rendements très bas. En 1849, J. Ayrolles récolte seulement 7 setiers et doit se procurer une balle de farine pour pouvoir alimenter sa famille.

14Cette longue pénurie est attestée également dans le Minervois. Ernest Morin, qui avait patiemment développé la fumure des terres et supprimé le systhème de jachère, en soignant les fumiers d’étable qui, jusqu’alors étaient abandonnés à toutes les intempéries de l’air, à la pluie et au soleil déplore son échec en ces termes :

  • 9 Souligné par moi R. P.

« J’attribue la diminution des récoltes en céréales (…) au changement qu’on remarqua alors dans la température climatérique. Auparavant, les pluies se produisaient d’une manière à peu près régulière, vers la fin de l’automne après les semailles, et au printemps, au moment propice pour la pousse des céréales et la formation de l’épi. Alors, survint un changement presque subit. Absence de pluies à l’automne, au point que les grains, en terre, ne pouvaient naître, ainsi qu’au printemps, où les plantes végétaient et ne pouvaient grainer. C’est ce qui fit que je me hâtai de convertir ma manière d’exploitation, c’est-à-dire de mettre tout mon bien en vignes »9.

15Les relevés effectués par le grand propriétaire Don de Cépian pour Carcassonne permettent de corroborer cette observation empirique : on relève pour les quatre années 1849-1852 référées aux trois années 1853-1855 un déficit pluviométrique de plus de 55 % pour le printemps et de près de 20 % pour l’automne :

  1. ,5 mm contre 159,3 pour le mois de mai.

    • 10 Le Courrier de l’Aude, 26 janvier 1856. Cf. E. Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du clim (...)

    ,9 mm contre 67,6 pour le mois d’octobre10.

La fin des oliviers

  • 11 La livre d’huile équivaut en Languedoc à 0, 45 litres.

16La période des grands gels (1788-89 et 1829-30) s’éloignant, on peut supposer que le potentiel oléicole des exploitations observées au milieu du siècle avait eu le temps de se reconstituer. On constate pourtant à Fitou que la place tenue par cette culture est passée au second plan. L’huile n’apparaît comme produit marchand qu’à une occasion : la vente en 1851 de 160 litres à diverses personnes dont le curé. Elle subsiste pourtant dans les contrats salariaux, ceux-ci stipulant la livraison de 8, 12 ou 13 livres d’huile11. La mention de la vendange de plusieurs parcelles portant des vignes, mais dont le nom fait référence aux oliviers (4 sur 24 en 1851 : Oliviers, Petite olivette, Olivette de Guerre, Olivette de Lauriol) peut encore traduire la persistance de parcelles en polyculture, mais représente plus vraisemblablement l’abandon récent de l’oléiculture pour la viticulture exclusive sur ces parcelles.

17Le pressage de l’huile doit s’effectuer dans le cadre domestique, aucune mention de moulin n’apparaissant dans le registre.

18Ernest Morin ne fait mention des ses oliviers qu’à propos de leur arrachage, dont le caractère tardif marque tout de même l’attachement envers cette culture :

« En 1880 j’avais planté en vigne ma dernière parcelle, le Fiau, qui était une très belle olivette, composée d’oliviers plus que centenaires qui donnaient avant l’époque (…) ayant amené un changement très marqué de température, de très belles récoltes d’olives et un bon revenu en huile. Par suite de la sécheresse persistante, le produit en huile était devenu insignifiant et, payant à peine les frais de culture, je me décidais à arracher les oliviers. »

L’adieu au troupeau

19Fitou, doté d’un territoire communal de plus de 3 000 ha, offre la particularité de disposer de nombreux terrains de pacages, impropres à toute culture, terrains humides et salés en bordure de l’étang dit de Leucate ou de Salses, mais aussi terrains rocailleux et arides dans les Corbières, où de vastes étendues de « garrigues » séparent les terroirs cultivés de Fitou, Treilles et Leucate dans l’Aude, Salses, Opoul, Périllos et Vingrau dans le département voisin des Pyrénées-Orientales. Ces terrains, communaux pour la plupart, ont assuré la maintenance de troupeaux jusqu’en plein XXe siècle. Grâce au registre Ayrolles, nous avons pu évaluer la rentabilité d’une telle activité au cours des années 1840. Soutenu par l’activité textile des centres drapiers de Carcassonne et Limoux, l’élevage ovin est ici tourné vers la production de laine : 215 « bêtes à laine » pour seulement 80 agneaux, voués sans doute au renouvellement du troupeau, tandis qu’à Trausse, la proximité des villes et des gros villages de la plaine de l’Aude autorise une orientation vers la production de viande.

  • 12 Archives municipales de Leucate et de Fitou. Délibérations des conseils municipaux 1815-1860.

20Le berger salarié revenant à 438 francs annuels, éléments en nature compris, mais déduction faite du 1/20ème de la laine et du croît qui lui reviennent suivant les usages des Corbières, le bénéfice net représente pour l’année 1843, par exemple, une somme de 300 francs. La tonte étant effectuée en mai, cette rentrée d’argent comptant permettait d’affronter les dépenses salariales engendrées en juin-juillet par la moisson, et en août-septembre par les vendanges. Le rapport entre l’élevage ovin et la viticulture est complexe : un troupeau tel que celui d’Ayrolles pouvait produire plusieurs tonnes d’un fumier très apprécié, emmagasinées dans des bergeries au cours des mois d’hiver, ou dispersées directement dans les vignes au cours des pacages d’automne ou de printemps dans les périodes non végétatives. Mais les dégâts infligés aux bourgeons, et même aux jeunes plants, lors des parcours, motivent des plaintes régulières et des conflits politiques entre éleveurs et vignerons au sein des municipalités des Corbières pendant le premier XIXe siècle12. Le conflit était intérieur à l’exploitation dans le cas d’Ayrolles et il accéléra la conversion viticole, qui s’exprime ici par le licenciement du berger, après plusieurs tentatives de renégociation à la baisse de son contrat de location, et la vente des trois quarts du troupeau en 1847, puis par l’embauche déjà évoquée d’un ramonet en 1851.

21Pour une propriété bien plus étendue, mais disposant vraisemblablement de moindres possibilités d’accès à des pacages communaux, Ernest Morin dispose d’un nombre d’ovins équivalent (240), répartis équitablement en deux troupeaux dédiés l’un et l’autre à la boucherie : le troupeau de Trausse est constitué de moutons de 2 à 3 ans et celui de Caunes de 120 brebis portières donnant bon an mal an 90 agneaux (…) vendus quelques uns à la boucherie à l’état d’agneaux de lait, les autres étant destinés à maintenir les deux troupeaux en état. Morin ne néglige en rien la commercialisation des laines, dont il évalue le produit à 4 à 5 francs annuels. Mais il insiste sur la quantité d’excellent fumier, qui permettait d’amender abondamment nos terres. Morin ne s’attarde guère sur son activité d’éleveur, non plus que sur sa brève expérience de sériciculteur, entreprise vers 1870 au moment où les Cévennes étaient ravagées par la pébrine du ver à soie. Après quelques années de culture rémunératrice, il constate une chute drastique des prix de la soie causée par la concurrence des cocons japonais et se résout à contre-cœur à abattre ses beaux mûriers, magnifiques de végétation, qui bordaient la plupart de mes parcelles mais qui portaient, par leurs nombreuses racines, un notable préjudice aux vignes. La sauvegarde comme arbres d’agrément de l’allée de mûriers de son domaine de Sicard lui permit de produire à bon compte des tuteurs pour les jeunes ceps de la reconstitution post-phylloxérique.

La vigne triomphante

  • 13 Occ. malhól.

22Le registre Ayrolles témoigne d’une orientation précoce vers la spécialisation viticole. Dès 1842, 25 parcelles sont plantées en vigne pour seulement huit emblavées. Et il s’agit d’un vignoble en plein développement : cinq parcelles portent des « vignes jeunes », dont un « mailheul »13 (planté récemment). Ces cinq parcelles nouvelles assurent la production de 281 comportes sur les 771 récoltées en 1842, soit 36,4 %. La micro-toponymie révèle l’intensification de la culture à la faveur de cette conversion : les parcelles dénommées « champ » ou « olivette » sont plus prolixes que les parcelles anciennes au nom évocateur d’une aridité certaine : Al précatori (Au purgatoire). Après le partage de la propriété de son père en 1845, Jean Ayrolles conserve 18 parcelles en vigne sur les 25 qui lui échoient. Mais le registre porte 23 « vignes » en 1850, attestant d’une conversion quasi-totale. La fureur de plantation de Jean Ayrolles franchit même en 1848 les limites du terroir communal de Fitou : il décide, en association avec son beau-frère épicier et cafetier dans ce petit port côtier, d’acheter trois parcelles à La Nouvelle et de les transformer en vignoble. La capacité d’un débouché immédiat par la voie maritime, qui se manifeste par des ventes régulières à des capitaines gênois à partir de 1848, a sans doute motivé cet investissement. Mais la possibilité d’écouler les vins plus médiocres par vente directe au magasin de son beau-frère, enfin la possibilité de couper des vins de plaine à faible degré par les vins plus corsés des coteaux de Fitou, ont accompagné cette décision qui inscrit définitivement J. Ayrolles comme un viticulteur commercialisant.

23La marche de la propriété Morin vers la viticulture exclusive a été plus progressive, puisque elle s’échelonne de 1846, date de prise en mains de l’exploitation, à 1880, plantation en vigne de la dernière olivette. Mais si l’on récapitule sa vie d’exploitant, E. Morin, au départ, ne possédait que 9 ha de vigne, récoltant année moyenne 200 hectos, soit un rendement très faible de 11 hl à l’ha, illustrant bien le choix de terrains peu fertiles. Morin, tôt convaincu de l’avenir de la conversion viticole, affirme d’emblée : « chaque année je plantai une nouvelle parcelle en vigne, tantôt à Trausse, tantôt à Sicard »… « jusqu’en 1854, je plantai une parcelle chaque année… »… « je me hâtai de mettre tout mon bien en vigne. Ce ne fut pas sans dépense onéreuse, et ce ne fut qu’après 4 ou 5 ans, que je commençai à récolter. Il fallut en outre faire des foudres, et aménager des locaux pour les loger ». Les pages suivantes sont consacrées à la description des fléaux successifs de l’oïdium et du phylloxera, qui n’ont en rien contrarié l’essor viticole dans l’Aude. Bien au contraire, les hautes conjonctures de prix et le décalage observé avec les autres régions productrices ont permis à Morin de financer de nouveaux investissements (caves, pressoirs) et donc de renforcer une exploitation viticole capable de récolter 2 000 à 3 000 hl annuels, à rapprocher des 500 à 600 hl produits par J. Ayrolles à Fitou, dans une dynamique comparable. Dans un cas comme dans l’autre, la spécialisation viticole a été entièrement autofinancée, le bourgeois-vigneron de Fitou s’autorisant même à soutenir l’activité d’autres vignerons par des prêts personnels.

Vignes de sable et vignes submersibles : de nouvelles conquêtes en perspective

  • 14 Ministère de l’Agriculture, Exposition universelle de 1900, Canaux de submersion construits dans le (...)
  • 15 R. Pech, « Les vignobles pionniers du Languedoc aux XIXe et XXe siècles », dans A. Huetz de Lemps ( (...)

24L’Aude disposait d’un potentiel de basses plaines supérieur à 10 000 ha, terrains marécageux et parfois imprégnés de sel, qui réclamaient pour être mis en culture des travaux considérables de défrichement, nivellement, adduction d’eau et drainage. En signalant la submersion hivernale comme le seul moyen de conserver la « vigne française », agronomes et ingénieurs hydrauliciens, suivis par les autorités politiques, préparèrent avec les grands propriétaires frappés par le phylloxera à la fin des années 1870 la réalisation des canaux de submersion alimentés par les canaux du Midi et de la Robine. Ces travaux ont été remarqués et mis en exergue, par exemple, à l’exposition universelle de 190014. La forte capitalisation induite par les hauts prix de la période phylloxérique (commencée en 1878 seulement ici, 15 années après la première localisation du fléau dans le Gard rhodanien) et le concours de l’État (loi de 1880, subventions) ont pu aboutir en moins de dix ans à une avancée viticole spectaculaire. Je renvoie à mon article sur les vignobles pionniers qui en retrace les modalités15. L’impact paysager et écologique de cette épopée collective reste à faire : les restructurations induites par le creusement des canaux d’amenée de l’eau des canaux du Midi et de la Robine, la substitution aux marécages de grandes parcelles complantées de cépages hautement productifs (aramon et carignan) vont dans le sens d’un renforcement de la grande viticulture. Mais la création de nombreux emplois ouvriers et, plus ponctuellement, l’accès de petits propriétaires à des terres bonifiées, mais difficiles d’accès ou trop saumâtres, ont pu induire un délaissement progressif des vignes de coteaux (Clape, Bas Minervois et Corbières maritimes), dommageable à la fois à la qualité des vins et à l’équilibre de paysages qui ont pu connaître un retour à la friche.

25Cette ultime étape de la conquête viticole, fortement marquée par la mobilisation d’importants capitaux privés et par une vigoureuse intervention de l’État, signifiait l’achèvement des conversions réalisées avec persévérance par les petits et moyens vignerons des coteaux audois plusieurs décennies auparavant. Repoussant les limites de la monoculture au-delà des terroirs traditionnels, elle déclenchait simultanément le déclin des premières « vignes neuves ». Prospérités précaires et crises récurrentes devaient ensuite au cours du siècle dernier accentuer ce mouvement, avant que l’exigence de qualité n’amorce à partir des années 1970 un reflux sensible, qui s’inscrit aujourd’hui dans nos paysages audois où la diversité fleurit à nouveau, mais dans un contexte de déprise humaine qui ne laisse pas de nous inquiéter.

Notes

1 R. Pech, « Le livre de comptes d’un bourgeois-paysan des Corbières au milieu du XIXe siècle » dans Hommage à Robert Laurent, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1980, p. 193-216 ; R. Pech, « Créer et reconstituer un vignoble. Un témoignage du Minervois : le mémoire d’Ernest Morin (1846-1899) », Histoire & Sociétés rurales, 15, 2001, p. 193-230.

2 R. Pech, « L’organisation du marché du vin en Languedoc et en Roussillon aux XIXe et XXe siècles », Études rurales, 78-79-80 (avr.-déc. 1980), p. 99-111.

3 La presse locale et les délibérations municipales font état d’attaques d’insectes (pyrale et gribouri) à partir des années 1820. Ces parasites sont combattus par l’échaudage hivernal des ceps.

4 C. J. Trouvé, Description générale et statistique du département de l’Aude, Paris, Firmin-Didot, 1818. Réédition Nîmes, Lacour, 2000, p. 541-550.

5 C. J. Trouvé, op. cit., p. 565 ; J. Guyot, Étude des vignobles de France, t. 1, Paris, 1868, p. 157-169.

6 Archives départementales de l’Aude, 14 M 96. Cf. R. Pech, « L’organisation… », op. cit., 1980.

7 J. Guyot, op. cit., p. 169.

8 Terme occitan désignant, soit un chef d’équipe chargé des labours (grandes exploitations), soit un ouvrier payé mensuellement ou annuellement et attaché à une petite propriété pour tous travaux.

9 Souligné par moi R. P.

10 Le Courrier de l’Aude, 26 janvier 1856. Cf. E. Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat, t. 2, Disettes et révolutions, 1740-1860, Paris, Fayard, 2006, 611 p. Lire notamment p. 442.

11 La livre d’huile équivaut en Languedoc à 0, 45 litres.

12 Archives municipales de Leucate et de Fitou. Délibérations des conseils municipaux 1815-1860.

13 Occ. malhól.

14 Ministère de l’Agriculture, Exposition universelle de 1900, Canaux de submersion construits dans le département de l’Aude, rapport de M. Bouffet, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Paris, 1900, 65 p.

15 R. Pech, « Les vignobles pionniers du Languedoc aux XIXe et XXe siècles », dans A. Huetz de Lemps (dir.), Géographie historique des vignobles, t. 1, Bordeaux, CERVIN, 1979, p. 157-171. Voir aussi : P.-H. Viala et G. Hérail, « Le centenaire du Syndicat de Raonel », Bull. de la Commission archéologique de Narbonne, t. 45, 1994, p. 85-109 ; Syndicat mixte de Luc-sur-Orbieu, Le Canal de submersion de Luc-sur-Orbieu, 1992, 50 p. (reproduction de documents des années 1880).

© Presses universitaires du Midi, 2012

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