À la mémoire de l’abbé Jean Saussaye (1911-2001)

1Les prêtres et les curés, responsables de la prière et dispensateurs des sacrements dans les paroisses, ont été parfois trop oubliés des historiens de l’art, dont le parti pris a été de s’intéresser plus aux « élites » ecclésiastiques des sociétés passées (évêques, abbés, abbesses ou chanoines), ou aux œuvres les plus admirables. Pourtant, dans les paroisses rurales, il y avait, le plus souvent, un curé et un ou deux vicaires pour assurer le service divin des messes des dimanches et fêtes. Outre les nombreux clercs tonsurés qui n’avaient pas d’ambitions sacerdotales, des prêtres participaient au culte et lui assuraient une certaine solennité1, comme en témoignent encore les nombreuses scènes de processions de confréries, étudiées plus loin. Certes, il est bien difficile de se faire une idée exacte de ce petit clergé, souvent trop pauvre pour se faire représenter individuellement : ce qui ne signifie pas qu’il était absent des représentations collectives.

2Depuis la formation du département de l’Eure2, en 1790, le diocèse3 actuel d’Évreux, objet de cette enquête, est formé de plusieurs paroisses qui appartenaient aussi autrefois aux diocèses limitrophes : à celui de Rouen (Roumois : région de Pont-Audemer et Bourgtheroulde au nord-ouest, et Vexin : région des Andelys, au nord-est) ; et à celui de Lisieux (Lieuvin : région de Beuzeville, Bernay et Broglie, à l’ouest). En revanche, il a perdu la région de L’Aigle et de La Ferté, au sud-ouest, annexée au diocèse voisin de Sées, et les trois paroisses d’Elbeuf, au nord, réunies au diocèse de Rouen.

3Cet essai de pré-inventaire thématique, typologique et chronologique, établi sur le temps long (XV^e-XIX^e siècle) et à l’échelle géographique de ce diocèse normand, doit beaucoup aux publications de l’abbé Jean Saussaye (1911-2001), qui avait réuni, à partir de ses visites de près de 700 églises, une foule d’illustrations publiées dans les 97 numéros de sa revue Nouvelles de l’Eure, parus à Évreux entre 1959 et 19854. Ce premier corpus, en rien exhaustif, permettra à d’autres d’aller plus loin et surtout de montrer les particularismes iconographiques propres à cette région normande.

4La thématique du prêtre dispensateur du sacrement de l’Eucharistie est illustrée par quelques exemples : les plus anciens remontent au milieu du XIII^e siècle5 et montrent des scènes de consécration du pain et du vin6 (Ill. 1) ou de guérison miraculeuse par la communion7 (Ill. 2). Dès la fin du XV^e siècle, les représentations observées, plus surchargées, témoignent d’une volonté de bien montrer tout ce qui doit désormais figurer sur ou autour d’un autel « décent » et ordonné, objet des préoccupations de l’Église. Des exemples plus tardifs sont relatifs à la représentation de la « Bonne mort »8, thème qui connaîtra, à l’époque moderne, un réel succès dans les églises et qui doit être également rattaché au thème eucharistique ; même s’il a désormais une connotation morale et « éducative » : inciter les fidèles à recevoir in fine ce sacrement qui accorde au mourant la rémission de ses pêchés. Mais nous mettrons surtout l’accent, dans cet exposé, sur l’iconographie du prêtre au cœur du cortège processionnel de la Fête-Dieu, où, à partir de fin du XV^e siècle, le Saint Sacrement est désormais solennellement et triomphalement transporté par le prêtre dans une monstrance, sous un dais et parfois sur un brancard.

5La douzaine d’exemples rassemblés témoigne de la place considérable des confréries religieuses9 dans ces paroisses rurales ou urbaines, si caractéristiques, dès la seconde moitié du XV^e siècle, de cette région Haut-Normande et du rôle joué par leurs prêtres pendant les processions publiques du Saint-Sacrement, organisées par les confréries des corps de métiers et de Charité, lors de la Fête-Dieu ou de celle de leur saint patron10. Ici, le prêtre est représenté sous la forme de portrait « public »11, exerçant sa fonction religieuse, et non pas comme portrait privé, bien individualisé.

Processions de la Fête-Dieu et du Saint-Sacrement

6La fête du Saint-Sacrement12, d’abord initiée dès 1246 dans le diocèse de Liège, a été promulguée pour la première fois le 11 août 1264 par Urbain IV (pape de 1261 à 1264). Elle avait lieu le jeudi qui suit le dimanche de la Trinité. Dans les années 1640- 1670, pour éviter les désordres pendant la procession publique, une réglementation régla l’ordre du cortège : les laïcs ne devant pas se mêler aux ecclésiastiques, il fallait « que les femmes n’aillent pas devant, ni parmi les hommes ; on empêchera aussi les jeunes garçons de s’écarter ou de devancer la procession pour arriver à l’église tout seuls13 ».

7Dans son Missel enluminé, Raoul du Fou, évêque d’Évreux de 1479 à 1511, a fait représenter un thème qui va désormais devenir à la mode : la Procession de la Fête-Dieu14. En aube et chasuble, deux prêtres transportent sur leurs épaules le Saint-Sacrement, placé sous un dais et posé sur un brancard richement orné. Au-dessous, un enfant de chœur en surplis agite deux clochettes ; de part et d’autre du dais, ont pris place quatre porteurs de torches15. Dans la ville voisine de Rouen, les historiens ont relevé la présence de 37 confréries de métiers dès le milieu du XV^e siècle et, comme ailleurs en Haute-Normandie, ces rassemblements confraternels, qui unissaient des gens d’un même lieu et d’un même métier, disposaient le plus souvent d’une chapelle dans l’église paroissiale. À Saint-Ouen de Pont-Audemer, la première chapelle sud de la nef est décorée du vitrail dédié à saint Ouen (vers 1515) avec, situé au bas des trois lancettes, le début de la longue Procession de la Charité. En tête du cortège, suivi par un confrère porteur de la bannière (nouveauté ici) et entouré d’enfants de chœur, le tintenellier (ou « cloqueteur ») agite ses deux clochettes (tintenelles). Au bas de la lancette centrale, douze charitons (frères servants16), tenant de grandes torches, précèdent sept chantres, vêtus de chapes. « Sous un dais porté par quatre prêtres, l’officiant présente la monstrance. Un groupe d’hommes et de femmes ferme la marche17. » La procession se poursuit au bas du vitrail voisin de l’Eucharistie ou du Saint-Sacrement offert, vers 1510-1515, par la confrérie du Saint-Sacrement de Pont-Audemer18. Au bas de la lancette de gauche, revêtu d’une somptueuse chape damassée, bordée d’un orfroi historié et retenue par un fermaillet orfévré, le prêtre présente le Saint-Sacrement (monstrance19 architecturée et dorée) sous un dais rouge, orné de ciboires et porté par quatre clercs, eux aussi en aube blanche et riche chape rouge décorée (Ill. 3). Derrière eux et dans la lancette centrale, suit un groupe de laïcs, richement vêtus. Sur le plan typologique, on observera que la scène principale (transport du Saint-Sacrement par le prêtre) se trouve juste au-dessous de la première scène du Miracle de la communion d’un possédé (Ill. 2). Dans ces admirables verrières de Pont-Audemer, on honore donc à la fois le Saint-Sacrement, le saint patron de l’église (Ouen20) et, bien sûr, la confrérie et ses confrères !

8Un siècle plus tard, dans l’église Saint-Sauveur du Petit-Andely, la Procession de la confrérie du Saint-Sacrement a été concentrée sur la surface plus réduite d’un panneau peint du début du XVII^e siècle (vers 1611)21. En tête du cortège (désormais « cléricalisé »22) trois enfants de chœur, torchères à la main, sont suivis de cinq clercs et d’un diacre. Au centre du panneau, trois frères précèdent le grand dais transporté par quatre des leurs et sous lequel se trouve le prêtre présentant le Saint-Sacrement. À la fin, une dizaine de frères, tenant de grandes torchères, accompagnent la procession23. D’autres cortèges, théoriquement plus restreints, car réservés à un corps de métier ou à une confrérie de Charité, associent aussi le prêtre à ces manifestations religieuses et contribuent à donner une image vivante de leur œuvre pastorale : c’est la grande originalité de cette région.

Processions et obituaires de confréries de corps de métiers et de Charité

9Les Charités normandes24 étaient des confréries uniquement catholiques, et principalement masculines : les femmes n’y ayant pas de rôle actif et suscitant la méfiance du clergé, elles en seront de plus en plus exclues. Ces confréries de Charité étaient les seules à s’occuper de l’ensevelissement des morts25. Attachées à une paroisse, elles avaient des statuts approuvés par l’évêque du diocèse et étaient placées sous le contrôle direct du curé ou d’un desservant, qui en était le plus souvent son chapelain attitré26. Celle d’Évreux (composée de 13 bourgeois) avait été fondée dans l’église Saint-Jacques de l’hôpital de la ville, dès le 9 novembre 1424 et ses statuts approuvés par Paul de Capranica, évêque d’Évreux de 1420 à 142727. Ces confréries de Charité ont été interdites par le décret du 18 août 1792, mais tolérées et « réactivées » après le Concordat de 180128.

10Avant de décrire sept de ces représentations, il faut d’abord attirer l’attention sur deux rares verrières de la fin du Moyen Âge et du premier tiers du XVI^e siècle offertes par des corps de métiers29. Vers 1490-1500, dans l’église Notre-Dame de Louviers, le vitrail des drapiers de la ville30 représente une belle procession de la confrérie des drapiers (Ill. 4), le jour de la Fête-Dieu ; ses statuts remontent au 7 juin 1450. Escortant le Saint-Sacrement présenté sous un dais par le prêtre de la paroisse, et couronnés d’un chapel de fleurs, les drapiers normands portent des torches auxquelles sont attachés des écussons corporatifs qui désignent clairement, par leurs symboles, les laneurs (outil à gratter), les tondeurs (forces) associés sur le même écu aux pinceteurs (petites pinces), et enfin les foulons (avec un petit personnage dans une cuve). Une autre procession (disparue) devait être consacrée à l’Eucharistie. Dans l’église Saint-Ouen Pont-Audemer, déjà si riche en scènes de confréries, la verrière de Saint Honoré, offerte en 1536 par la confrérie des boulangers31 de Pont-Audemer, représente tout normalement la Procession des boulangers. La partie supérieure du vitrail montre « comment par le miracle du fourgon fut faicte une pourcessyon [procession] ». On a là un début de cortège religieux particulièrement bien hiérarchisé et certainement fidèle à la réalité. En tête, un boulanger porte la bannière du saint patron, Honoré (ce qui est alors relativement nouveau), « puis vient le clergé : un porte-croix escorté par deux enfants de chœur tenant des flambeaux, deux chantres et deux prêtres en chape. La foule des confrères ferme la marche en sortant, semble-t-il, d’une église32 ».

11Non loin de là, dans l’église Notre-Dame-de-Bonport à Quillebeuf-sur-Seine, la Procession de la confrérie de Charité, peinte vers 1600 au bas des deux lancettes du vitrail de l’Éducation de la Vierge, suit à peu près la même organisation, avec en tête, le tintenellier, suivi de trois prêtres ; comme à Pont-Audemer, le premier porte la bannière de la confrérie, ici ornée de l’image de Notre-Dame-de-Bonport. Ils sont suivis par les douze frères revêtus de l’étole à l’image de la Vierge33. Nouveauté propre à ce début du XVII^e siècle, une inscription très incomplète faisait autrefois connaître les noms des personnages représentés34. On assiste donc à une « personnalisation » du sujet, afin de conserver la mémoire de la confrérie à un moment donné. En 1680 et non loin d’Elbeuf, il en est de même sur le Tableau obituaire de la Charité de l’église Saint-Ouen de Thuit-Signol (canton d’Amfreville-la-Campagne). Cette grande peinture sur bois est intitulée « Obits et recommandasse fondée en l’honneur de Dieu de la Sainte Vierge et de Saint Ouen en la charité du Thuisegnol. » Sur ce tableau des services de la confrérie, douze colonnes (une pour chaque mois de l’année) indiquent les noms des obits, dont celui de « M^e Antoine Duchemin, curé dudit lieu », au 15 septembre. Pour « M^e Nicolas Le Sage, en son vivant Pre [prêtre] », il était célébré des messes hautes aux samedis des quatre-temps de l’année et une messe basse « le samedi de devant l’allée de la feste S^t George ». Les douze frères de la Charité, peints sur toute la largeur du panneau sont « précédés du cliqueteur, du porte-croix, du clerc et de deux prêtres en surplis, dont l’un revêtu de l’étole. » Enfin, les trois chefs de la confrérie (l’antique, le prévôt et l’échevin) ferment la marche35.

12Toute cette tradition du souvenir se retrouve dans le registre ou matrologe36 de la confrérie de Charité de l’église Sainte-Croix de Bernay (XVI^e-XIX^e siècle), où sont inscrits, depuis 1518, les noms des frères servants : Serment des frères de la Charité. Outre des lettrines, ornées et quelques scènes religieuses (Crucifixion, saints patrons des échevins, etc.), figure aussi la cérémonie annuelle du serment, le plus souvent stéréotypée au XVIII^e siècle. Sur la gauche de l’image, le prévôt et l’échevin, debout devant une table, présentent les statuts de la Confrérie, avant le serment des frères charitons, debout devant eux portant perruques, guêtres, hauts-de-chausses et chaperons. Au bas de cette scène originale, bien en évidence, le tintenellier se tient devant le prêtre (soutane, aube blanche, rabat et missel), porteur du chaperon vert de la Charité, posé sur l’avant-bras gauche37.

13Deux ans avant les débuts de la Révolution française, les confrères de l’église Saint-Germain d’Ormes (canton de Conches-en-Ouche) ont offert une peinture sur bois reproduisant la Procession des charitons d’Ormes en 1787 (Ill. 5) et primitivement destinée à leur local (« chambre » de la Charité)38. Deux inscriptions de trois lignes chacune encadrent la procession. Sur la partie supérieure on lit, en lettres majuscules : « Représentation de la charité Dormes érigée en 1633 par maitre Jean Maillard curé dudit lieu et messire Nicolas de Clinchamp ecuyer seigneur. » En bas : « Du fay donne a la chambre de laditte charité en 1787 par les frères servants a celle dont les noms sinsuive suivant leur rang et ordre. » Ces deux textes, aussi précis qu’une analyse notariale, ont valeur de témoignage historique : fondation par le curé de la paroisse à l’époque de la Contre-Réforme et « réactualisation » deux ans avant la Révolution. Au centre, la représentation de la procession, qui se déroule à l’extérieur et non loin de l’église, est des plus naïve et maladroite. Mais elle n’en demeure pas moins un beau témoignage de cet art paroissial et de cette piété caritative. L’organisation de la procession est rigoureuse, suivant le rang et l’ordre des confrères, bien évoqués à la fin de l’inscription : d’ailleurs chaque nom est inscrit au-dessus de leur tête. Le tintenellier et le porte-bannière (ornée de la représentation de saint Germain, patron de l’église et de la confrérie) précèdent deux prêtres (aube noire, surplis blanc et coiffe pointue) : le premier, sans doute le vicaire, porte la croix de procession ; le second, le curé d’Ormes, tient ouvert son missel. Suivent les treize autres membres de la Charité, grands cierges à la main, revêtus d’un habit noir, à rabat blanc, et munis du chaperon noir sur le bras gauche. La couleur noire souligne bien la fonction première de cette confrérie de Charité : enterrer les confrères au moment de leur mort. Dix sept ans plus tard, on reprend la même organisation de la procession, désormais stéréotypée et bien fixée par le protocole et la coutume, sur la toile de La Procession de la confrérie de Charité de l’église Notre-Dame de Corneuil39 datée de 1804, année où les confréries ont été officiellement rétablies. Le cortège se dirige de droite à gauche, avec en tête et comme toujours le tintenellier, en grand habit, le porteur de la bannière et deux enfants de chœur suivis des douze confrères (dont quatre porteurs de cierges et deux d’eau bénite). En fin du cortège et paraissant sortir de l’église paroissiale, deux clercs : le curé desservant (barrette tenue à la main), accompagné par son jeune vicaire non revêtu de l’étole. Comme sur le tableau d’Ormes (1787), celui de la Confrérie de Charité de l’église Saint-Germain de Villettes (canton du Neubourg)40 (Ill. 6) fournit de précieux renseignements dans la légende peinte au bas de la scène : « Tableau de la confrérie de S^t Germain de la commune de Villette fait en 1797. » En dépit de sa grande naïveté, cette œuvre post-révolutionnaire41 présente l’intérêt de fournir la vue d’une cérémonie religieuse pour quatorze frères servants42. Ils ont pris place, sur le demi-cercle d’une abside arrondie et carrelée, de part et d’autre de l’autel et du grand retable. Un numéro, placé sur leur tête, indique leur nom ; il est repris sur les deux petits tableaux latéraux accrochés aux murs. Le protocole et la hiérarchie y sont étroitement respectés : le premier, à gauche, tient la bannière de la confrérie de Charité ; vers le fond et près de l’autel, l’avant-dernier chariton porte le long bâton de procession, comme celui qui lui fait face. Au centre de la scène et en avant du chœur, plusieurs personnages, plus importants, se distinguent parfaitement des autres, tant par leurs positions que leurs vêtements. Sur la gauche du tableau, on remarque d’abord le tintenellier (seul membre permanent et, on l’a vu, toujours placé en tête des processions) et face à lui, le « clerc » de la confrérie porteur de la croix de procession (à droite). Plus au fond, en avant de l’autel et côté évangile, le prêtre de la paroisse, bien reconnaissable à sa soutane, son aube et son étole croisée sur la poitrine, préside43 et officie en tant que chapelain de la confrérie, un livre ouvert à la main. Face au curé de la paroisse et sur la droite, côté épître, le prévôt ou l’échevin de la confrérie, qui assure sa gestion, est identifiable à la fois par sa position privilégiée dans la scène et par son chaperon plus décoré que celui des autres frères servants.

14Réservée aux nouveaux charitons admis dans la confrérie de Charité de l’église Saint-Chritophe de Marbeuf (canton du Neubourg), l’Image de la Confrérie, sans doute gravée et imprimée dans le second quart du XIX^e siècle, offre (parmi d’autres) un bel exemple historique et iconographique de continuité dans le temps, comme le rappelle son titre : « Charité de Marbeuf (Eure) érigée en 1715 sous l’invocation de S. Christophe. » Comme toujours, elle représente la procession avec, en tête, le tintenellier ; puis vient le porteur de la bannière, décorée de l’ostensoir du Saint-Sacrement, de style néogothique. Les deux hommes sont suivis d’une douzaine de charitons et, en queue de cortège, de deux clercs et du curé de la paroisse qui, comme sur la toile de Corneuil (1804), semble sortir de l’église. Saint Christophe, patron de l’église et protecteur contre la mort violente n’est pas figuré44. Ces diplômes ou brevets de service (gravés sur cuivre ou sur bois), qui portent aussi le nom d’agrès, étaient signés par le curé de la paroisse et par l’échevin ou le prévôt de la confrérie. On aura vite remarqué que cette bannière, certainement brodée45, n’était pas décorée de l’image de saint Christophe, patron de la confrérie et de l’église, mais de l’ostensoir du Saint-Sacrement, sans doute à la demande du clergé de Marbeuf, désireux de la contrôler46, car ces confréries ont souvent fait preuve d’insoumissions au clergé et au prêtre de la paroisse47. Dans les représentations évoquées, l’usage de la bannière, que l’on retrouve encore à Corneuil en 1804 après le rétablissement des confréries48, apparaît dans cette iconographie vers 1515 et 1536 dans les deux verrières de Pont-Audemer : dans la plus récente, le saint patron de la confrérie des boulangers (Honoré) la décore. Le titulaire de l’église est aussi choisi pour y figurer : vers 1600, à Quillebeuf (Notre-Dame de Bonport), c’est tout naturellement la Vierge et à Ormes (1787), saint Germain.

15L’église Saint-Germain d’Ormes conserve une rare armoire peinte et datée de 1617 (Anno Domini 1617). En forme de triptyque, elle était destinée à renfermer la bannière de la Confrérie de la Vierge49 (différente de la confrérie de Charité) et à contenir ses statuts. Comme sur les polyptyques du XV^e siècle, l’Annonciation est peinte en grisaille sur l’extérieur des deux volets mobiles ; intérieurement, l’Assomption de la Vierge décore le haut du panneau central. Sur la moitié supérieure des volets latéraux, et réparties sur trois registres, cinquante personnes, vêtues de noir (neuf dans le bas, huit au centre et huit dans le haut) portent de longs cierges ou torchères, à la place des simples torches50, à l’exception des deux prêtres en surplis qui ouvrent la procession, en haut et à gauche du triptyque.

16À la différence des vitraux qui constituent, dans l’église même, les exemples les plus anciens (fin XV^e-début XVI^e s.), ces naïfs tableaux peints et images de confréries (XVII^e-début XIX^e siècle), plus « populaires »51, étaient primitivement destinés à la chapelle des confrères dans l’église paroissiale ou à la « Chambre » voisine qui leur servait de local : ce qui peut parfois expliquer l’adjonction de noms52 près des personnages représentés et ainsi bien les individualiser (Quillebeuf-sur-Seine, Le Thuit-Signol, Ormes ou Villettes, par exemple). Dans tous les cas, la hiérarchisation et le protocole de la procession (toujours accompagnée d’un prêtre) sont bien respectés.

17Pour la période moderne, une enquête plus poussée permettrait non seulement d’augmenter les exemples, mais aussi de mieux repérer certaines concentrations géographiques : comme au nord-ouest d’Évreux, dans la région du Neubourg (Le Thuit-Signol, Le Gros-Theil, Marbeuf, Ormes et Villettes). Elle permettrait enfin d’établir d’utiles comparaisons avec ces témoins de la sociabilité, qui intéressent les historiens du « christianisme populaire » et les ethnologues, mais où la place et le rôle du prêtre desservant sont parfois un peu oubliés, au profit du monde laïc et de l’analyse sociologique. Le 31 octobre 1842, après avoir invoqué les abus et manquements au règlement, la lettre pastorale de Nicolas-Théodore Olivier53, évêque d’Évreux de 1841 à 1854, précise bien, dès le début, le rôle et la place du curé de la paroisse dans les confréries : « Aucune Confrérie de Charité ne pourra désormais exister dans une Paroisse, sans avoir été érigée canoniquement par nous, sur la demande du Curé de la Paroisse et du Doyen du canton ou de l’Archiprêtre de l’arrondissement. ». « Elles seront établies sous l’invocation de la très-sainte Vierge et du Patron principal de la Paroisse. » De plus, « Le curé de la Paroisse est de droit membre et président de toutes les Confréries de Charité. Par le fait seul de sa nomination, il est membre de cette Charité et fait les fonctions de Chapelain de la Charité. » Enfin, « Les Charités sont dans l’entière dépendance des curés. » On ne peut être plus clair, comme pour l’ordonnancement des processions désormais bien réglées : « Les Charités pourront assister aux Processions de la Fête-Dieu et autres d’usage ou qui seraient ordonnées Elles marcheront devant ou derrière le Clergé54, à la suite de leur Croix », ce qui, désormais, clarifie bien les choses entre le curé et ses paroissiens.

18Alors qu’elles comptaient près de 550 Charités au service de la paroisse et des cérémonies, ces Charités de l’Eure, de plus en plus mises sous la tutelle de leur curé, déclinèrent après la guerre 1914. Organisées en Union diocésaine depuis 1948, elles connurent toutefois un renouveau ; mais, trop ancrées dans le passé, il n’y eut pas un véritable renouvellement artistique comme dans cet art religieux de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne qui fait l’originalité de cette région de Haute-Normandie et nous vaut encore de véritables et rares « arrêts sur images » de ces prêtres.

Clichés Jean Saussaye, Nouvelles de l’Eure
(© Jean-Pierre Gérard, que je remercie d’avoir autorisé à les reproduire)

Ill. 1 - Évreux, cathédrale Notre-Dame. Verrière haute de la nef (milieu du XIII^e siècle) : Prêtre consacrant le pain et le vin.

Ill.2 - Pont-Audemer, église Saint-Ouen. Vitrail offert par la confrérie du Saint-Sacrement (vers 1510-1515) : Miracle de l’hostie.

Ill. 3 - Pont-Audemer, église Saint-Ouen. Vitrail de l’Eucharistie (vers 1510-1515), offert par la confrérie du Saint-Sacrement (détail de la procession) : Prêtre présentant le Saint-Sacrement.

Ill. 4 - Louviers, église Notre-Dame. Vitrail des drapiers (vers 1490-1500) : Procession de la confrérie des drapiers le jour de la Fête-Dieu.

Ill.5 - Ormes, église Saint-Germain. Peinture sur bois (1787) : Procession des charitons d’Ormes.

Ill.6 - Villettes, église Saint-Germain. Tableau de la Confrérie de Charité (1797) : Cérémonie de la Charité à l’intérieur de l’église paroissiale.